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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:09
CHAPITRE VIII
Règles à l’égard des Etrangers.



§.99         Idée générale de la conduite que l’Etat doit tenir envers les étrangers.

Nous avons parlé ailleurs (L. I. §.213) des habitans, ou des gens qui ont leur domicile dans un pays, dont ils ne sont pas Citoyens.   Il n’est question ici que des Etrangers qui passent, ou séjournent dans le pays, soit pour leurs affaires, soit en qualité de simples voyageurs.   Les rélations qu'ils soutiennent avec la Société, dans le sein de laquelle ils se trouvent, le but de leur voyage & de leur séjour, les devoirs de l'humanité, les droits, l’intérêt & le salut de l’Etat qui les reçoit, les droits de celui auquel ils appartiennent ; tous ces principes, combinés & appliqués suivant les cas & les circonstances servent à déterminer la conduite que l’on doit tenir avec eux, ce qui est de droit & de devoir à leur égard.   Mais le but de ce Chapitre n’est pas tant de faire voir ce que l'humanité & la Justice prescrivent envers les étrangers, que d’établir les règles du Droit des Gens sur cette matière, règles tendantes à assûrer les droits d'un chacun, & à empêcher que le repos des Nations ne soit troublé par les différends des particuliers.

§.100       De l'entrée dans le territoire.

Puisque le Seigneur du Territoire peut en défende l'entrée quand il le juge à propos (§.94), il est sans-doute le maître des Conditions auxquelles il veut la permettre.   C'est, comme nous l'avons déjà dit, une Conséquence du droit de Domaine.   Est-il nécessaire d'avertir, que le Maître du territoire doit respecter ici les devoirs de l'humanité ?   Il en est de même de tous les droits ; le propriétaire peut en user librement, & il ne fait injure à personne en usant de son droit ; mais s'il veut être exempt de faute & garder sa conscience pure, il n'en fera jamais que l’usage le plus conforme à ses devoirs.   Nous parlons ici en général du droit qui appartient au Seigneur du pays ; réservant au Chapitre suivant l'examen des cas dans lesquels il ne peut refuser l'entrée de ses terres ; & nous verrons dans le Chapitre X comment ses devoirs envers tous les hommes l'obligent, en d'autres occasions, à permettre le passage & le séjour dans ses Etats.

            Si le Souverain attache quelque condition particulière à la permission d'entrer dans ses terres, il doit faire ensorte que les étrangers en soient avertis, lorsqu'ils se présentent à la frontière.   Il est des Etats, comme la Chine & le Japon, dans lesquels il est défendu à tout étranger de pénétrer, sans une permission expresse.   En Europe, l'accès est libre par tout, à quiconque n’est point ennemi de l'Etat, si ce n'est, en quelques pays, aux vagabonds & gens sans aveu.

§.101       Les étrangers sont soumis aux Loix.

Mais dans les pays même où tout Etranger entre librement, le Souverain est supposé ne lui donner accès que sous cette condition tacite, qu'il sera soumis aux Loix ; j'entens aux Loix générales, faites pour maintenir le bon ordre, & qui ne se rapportent pas à la qualité de Citoyen, ou de sujet de l'Etat, La sûreté publique, les droits de la Nation & du Prince exigent nécessairement cette condition ; & l’Etranger s'y soumet tacitement dès qu'il entre dans le pays, ne pouvant présumer d'y avoir accès sur un autre pied.   L'empire est le droit de commander dans tout le pays, & les Loix ne se bornent pas à régler la conduite des Citoyens entr'eux, elles déterminent ce qui doit être observé dans toute l'étenduë du Territoire, par-tout ordre de personnes.

§.102       Et punissables suivant les Loix.

En vertu de cette soumission, les étrangers qui tombent en faute doivent être punis suivant les Loix du pays.   Le but des peines est de faire respecter les Loix & de maintenir l'ordre & la sûreté.

§.103       Quel est le Juge de leurs différends.

Par la même raison, les différends qui peuvent s'élever entre les étrangers, ou entre un étranger & un Citoyen, doivent être terminés par le Juge du lieu, suivant les Loix du lieu.   Et comme le différend naît proprement par le refus du Défendeur, qui prétend ne point devoir ce qu'on lui demande ; il suit du même principe, que tout Défendeur doit être poursuivi par devant son Juge, qui seul a le droit de le condamner & de le contraindre.   Les Suisses ont sagement fait de cette règle, un des Articles de leur Alliance, pour prévenir les querelles, qui pouvoient naître des abus, très-fréquens autrefois sur cette matière.   Le Juge du Défendeur est le Juge du lieu où ce Défendeur a son Domicile, ou celui du lieu où le Défendeur se trouve à la naissance d'une difficulté soudaine, pourvû qu'il ne s'agisse point d'un fonds de terre, ou d'un droit attaché à un fonds.

            En ce dernier cas comme ces sortes de biens doivent être possédés suivant les Loix du pays où ils sont situés, & comme c'est au Supérieur du pays qu'il appartient d'en accorder la possession ; les différends qui les concernent ne peuvent être jugés ailleurs que dans l’Etat dont ils dépendent.

            Nous avons déjà fait voir (§.84) comment la Jurisdiction d'une Nation doit être respectée par les autres Souverains, & en quels cas seulement ils peuvent intervenir dans les Causes de leur sujets en pays étrangers.

§.104       Protection due aux Etrangers.

Le Souverain ne peut accorder l'entrée de ses Etats pour faire tomber les étrangers dans un piège : Dès qu'il les reçoit, il s'engage à les protéger comme ses propres sujets, à les faire joüir, autant qu'il dépend de lui, d'une entière sûreté.   Aussi voyons-nous que tout Souverain, qui a donné asyle à un étranger, ne se tient pas moins offensé du mal qu'on peut lui faire, qu'il le seroit d'une violence faite à ses sujets.   L'hospitalité étoit en grand honneur chez les anciens, même chez des peuples barbares, tels que les Germains.   Ces Nations féroces, qui maltraitoient les étrangers ; ce peuple Scythe, qui les immoloit à Diane (a) les Tauriens ; voyez la note 7 sur le §.XL. Chap. XX. Liv. II, Droit de la Guerre & de la Paix, de GROTIUS), étoient en horreur à toutes les Nations, & GROTIUS dit avec raison, que leur extrême férocité les retranchoit de la Société humaine.   Tous les autres peuples étoient en droit de s'unir pour les châtier.

§.105       Leurs Devoirs.

En reconnoissance de la protection qui lui est accordée, & des autres avantages dont il jouit, l'étranger ne doit point se borner à respecter les Loix du pays, il doit l'assister dans l’occasion, & contribuër à sa défense, autant que sa qualité de Citoyen d'un autre Etat peut se lui permettre.   Nous verrons ailleurs ce qu'il peut & doit faire, quand le pays se trouve engagé dans une Guerre.   Mais rien ne l'empêche de le défendre contre des Pirates ou des Brigands, contre les ravages d'une inondation, ou d'un incendie : Et prétendroit-il vivre sous la protection d'un Etat, y participer à une multitude d'avantages, sans rien faire pour sa défense, tranquille spectateur du péril des Citoyens ?

§.106       A quelles charges ils sont sujets.

A la vérité, il ne peut être assujetti aux charges, qui ont uniquement rapport à la qualité de Citoyen ; mais il doit supporter sa part de toutes les autres.   Exempt de la Milice & des tributs destinés à soutenir les droits de la Nation, il payera les droits imposés sur les vivres, sur les marchandises &c.   En un mot, tout ce qui a rapport seulement au séjour dans le pays, ou aux affaires qui l'y amènent.

§.107       Les étrangers demeurent membres de leur Nation.

Le Citoyen, ou le sujet d'un Etat, qui s'absente pour un tems, sans intention d'abandonner la Société dont il est membre, ne perd point sa qualité par son absence ; il conserve ses droits, & demeure lié des mêmes obligations.   Reçu dans un pays étranger, en vertu de la société naturelle, de la communication & du commerce, que les Nations sont obligées de cultiver entr'elles (Prélim. §§.11 & 12, Liv. II. §.21), il doit y être considéré comme un membre de sa Nation, & traité comme tel.

§.108       L’Etat n'a aucun droit sur la personne d'un étranger.

L'Etat, qui doit respecter les droits des autres Nations & généralement ceux de tout homme, quel qu'il soit, ne peut donc s'arroger aucun droit sur la personne d'un étranger, qui, pour être entré dans son territoire, ne s’est point rendu son sujet.   L'Étranger ne peut prétendre la liberté de vivre dans le pays sans en respecter les Loix ; s'il les viole, il dit punissable, comme perturbateur du repos public & coupable envers la Société : Mais il n’est point soumis comme les sujets, à tous les Commandemens du Souverain ; & si l’on éxige de lui des choses, qu'il ne veut point faire, il peut quitter le pays.   Libre en tout tems de s'en aller, on n’est point en droit de le retenir, si ce n’est pour un tems, & pour des raisons très-particulières, comme seroit, en tems de guerre, la crainte, qu'instruit de l’Etat du pays & des places fortes, un étranger ne portât les lumières à l'ennemi.   Les Voyages des Hollandois aux Indes Orientales nous apprennent, que les Rois de la Corée retiennent par force les étrangers, qui font naufrage sur leurs côtes ; & BODIN (a) De la République, Liv. I. Chap. IV.) assûre, qu'un usage si contraire au Droit des Gens se pratiquoit de son tems en Ethiopie & même en Moscovie.   C'est blesser tout ensemble les droits du particulier & ceux de l’Etat auquel il appartient.   Les choses ont bien changé en Russie ; un seul règne, le règne de PIERRE LE GRAND, a mis ce vaste Empire au rang des Etats civilisés.

§.109       Ni sur ses biens.

Les biens d'un particulier ne cessent pas d'être à lui parce qu'il se trouve en pays étranger, & ils font encore partie de la totalité des biens de sa Nation (§.8I).   Les prétentions que le Seigneur du territoire voudroit former sur les biens d'un étranger, seroient donc également contraires aux droits du Propriétaire & à ceux de la Nation dont il est membre.

§.110       Quels sont les héritiers d'un étranger.

Puisque l'étranger demeure Citoyen de son pays, & membre de sa Nation (§.107) ; les biens qu'il délaisse, en mourrant dans un pays étranger ; doivent naturellement passer à ceux qui sont ses héritiers suivant les Loix de l’Etat dont il est membre.   Mais cette règle générale n'empêche point que les biens immeubles ne doivent suivre les dispositions des Loix du pays où ils sont situés (Voyez §.103).

§.111       Du Testament d'un étranger.

Comme le droit de tester, ou de disposer de ses biens à cause de mort, est un droit résultant de la propriété ; il ne peut sans injustice être ôté à un étranger.   L'étranger a donc de Droit naturel, la liberté de faire un Testament.   Mais on demande, à quelles Loix il est obligé de se conformer, soit dans la forme de son Testament, soit dans ses dispositions mêmes ?

 

1°, Quant à la forme, ou aux solennités destinées à constater la vérité d'un Testament, il paroît que le Testateur doit observer celles qui sont établies dans le pays où il teste, à moins que la Loi de l’Etat dont il est membre n'en ordonne autrement ; auquel cas, il sera obligé de suivre les formalités qu'elle lui prescrit, s'il veut disposer validement des biens qu'il possède dans sa Patrie.   Je parle d'un Testament qui doit être ouvert dans le lieu du décès ; car si un Voyageur fait son Testament & l'envoie cacheté dans son pays, c’est la même chose que si ce Testament eût été écrit dans le pays même ; il en doit suivre les Loix.  

 

2°, Pour ce qui est des dispositions en elles-mêmes, nous avons déjà observé que celles qui concernent les Immeubles doivent se conformer aux Loix des pays, où ces Immeubles sont situés.   Le Testateur étranger ne peut point non plus disposer des biens, mobiliaires ou immeubles, qu'il posséde dans sa Patrie, autrement que d'une manière conforme aux Loix de cette même Patrie.   Mais quant aux biens mobiliaires, argent & autres effets, qu'il possède ailleurs, qu'il a auprès de lui, ou qui suivent sa personne ; il faut distinguer entre les Loix locales, dont l'effet ne peut s'étendre au déhors du Territoire, & les Loix qui affectent proprement la qualité de Citoyen.   L'Etranger demeurant Citoyen de sa Patrie, il est toûjours lié par ces dernières Loix, en quelque lieu qu'il se trouve, & il doit s'y conformer dans la disposition de ses biens libres, de ses biens mobiliaires quelconques.   Les Loix de cette espèce, du pays où il se trouve, & dont il n’est pas Citoyen, ne l'obligent point.   Ainsi un homme qui teste & meurt en pays étranger, ne peut ôter à sa Veuve la portion de ses biens mobiliaires assignée à cette Veuve par les Loix de la Patrie.   Ainsi un Genevois, obligé par la Loi de Genève à laisser une Légitime à ses fréres, ou à ses Cousins, s'ils sont ses plus proches héritiers, ne peut les en priver en testant dans un pays étranger, tant qu'il demeure Citoyen de Genève : Et un étranger mourrant à Genève, n’est point tenu de se conformer à cet égard aux Loix de la République.   C’est tout le contraire pour les Loix locales : Elles règlent ce qui peut se faire dans le Territoire, & ne s'étendent point au déhors.   Le Testateur n'y est plus soumis, dès qu'il est hors du Territoire, & elles n'affectent point ceux de ses biens qui en sont pareillement dehors.   L'Etranger se trouve obligé d'observer ces Loix dans le pays où il teste, pour les biens qu'il y possède.   Ainsi un Neufchâtelois, à qui les substitutions sont interdites dans sa Patrie, pour les biens qu'il y possède, substituë librement aux biens qu'il a auprès de lui, qui ne sont pas sous la Jurisdiction de sa Patrie, s'il meurt dans un pays où les substitutions sont permises ; & un étranger testant à Neufchâtel, n'y pourra substituer aux biens, même mobiliaires, qu'il y possèdes si toutefois on ne peut pas dire, que ses biens nobiliaires sont exceptés par l'esprit de la Loi.

§.112       Du Droit d'Aubaine.

Ce que nous avons établi dans les trois paragraphes précédens, suffit pour faire voir avec combien peu de Justice le Fisc s'attribuë, dans quelques Etats, les biens qu'un étranger y délaisse en mourrant.   Cette pratique est fondée sur ce qu'on appelle le Droit d'Aubaine, par lequel les étrangers sont exclus de toute succession dans l'Etat, soit aux biens d'un Citoyen, soit à ceux d'un étranger, & par conséquent ne peuvent être institués héritiers par Testament, ni recevoir aucun Legs.   GROTIUS dit avec raison, que cette Loi vient des Siécles ou les Etrangers étoient presque regardés comme Ennemis (a) Droit de la G. & de la P. Liv. II. Chap. VI. §. 14.).   Lors même que les Romains furent devenus un peuple très-poli & très-éclairé, ils ne pouvoient s'accoûtumer à regarder les étrangers comme des hommes avec lesquels ils eussent un Droit commun.   « Les peuples, dit le Jurisconsulte POMPONIUS, avec lesquels nous n'avons ni amitié, ni hospitalité, ni alliance, ne sont point nos ennemis ; cependant si une chose qui nous appartient tombe entre leurs mains, ils en sont propriétaires ; les hommes libres deviennent leurs esclaves ; & ils sont dans les mêmes termes à notre égard (a) Digest. Lib XLIX. Tit. XV. De Captivis & Poslimin. Je me sers de la Traduction de M. le Président de MONTESQUIEU, dans l’Esprit des Loix). »   Il faut croire qu'un Peuple si sage ne retenoit des Loix si inhumaines, que par une rétorsion nécessaire, ne pouvant avoir autrement raison des Nations Barbares avec lesquelles il n'avoit aucune liaison, ni aucun Traité.   BODIN (b) De la République, Liv. I, Chap. VI) fait voir que le Droit d’Aubaine est dérivé de ces dignes sources.   Il a été successivement adouci, ou même aboli, dans la plûpart des Etats civilisés.   L'Empereur FRIDERIC II y dérogea le prémier par un Edit, qui permet à tous Etrangers mourrans aux enclaves de l'Empire, de disposer de leurs biens par testament, ou s'ils meurent sans tester, de laisser leurs proches parens héritiers (c) BODIN. Ibid).   Mais BODIN se plaint que cet Edit est bien mal éxécuté.   Comment reste-t-il quelque chose d'un Droit si barbare, dans notre Europe, si éclairée, si pleine d'humanité ?   La Loi Naturelle ne peut en souffrir l'exercice, que par manière de rétorsion.   Ainsi qu'en use le Roi de Pologne, dans ses Etats héréditaires : Le Droit d'Aubaine est établi en Saxe ; mais le Souverain juste & équitable, n'en fait usage que contre les Nations qui y assujettissent les Saxons.

§.113       Du Droit de Traite-foraine.

Le Droit de Traite-Foraine est plus conforme à la Justice Du Droit de & aux devoirs mutuels des Nations.   On appelle ainsi le droit en vertu duquel le Souverain retient une portion des biens, soit de Citoyens, soit d'Étrangers, qui sortent de son Territoire, pour passer en des mains étrangères.   Comme la sortie de ces biens est une perte pour L'Etat, il peut bien en recevoir un équitable dédommagement.

§.114       Des Immeubles possédés par un étranger.

Tout Etat est le maître d'accorder ou de refuser aux étrangers la faculté de posséder des terres, ou d'autres biens immeubles dans son territoire.   S'il la leur accorde, ces biens des étrangers demeurent soumis à la Jurisdiction & aux Loix du pays, sujets aux taxes comme les autres.   L'Empire du Souverain s'étend dans tout le Territoire ; & il seroit absurde d'en excepter quelques parties, par la raison qu'elles sont possédées par des étrangers.   Si le Souverain ne permet point aux étrangers de posséder des Immeubles ; personne n’est en droit de s'en plaindre ; car il peut avoir de très-bonnes raisons d'en agir ainsi, les étrangers ne pouvant s’attribuer aucun droit dans son Territoire (§.79), ils ne doivent pas même trouver mauvais, qu'il use de son pouvoir & de ses droits, de la manière qu'il croit la plus salutaire à l'Etat.   Et puisque le Souverain peut refuser aux étrangers la faculté de posséder des Immeubles, il est le maître sans doute de ne l'accorder qu'à certaines conditions.

§.115       Mariages des étrangers.

Rien n'empêche naturellement que des étrangers ne puissent contracter mariage dans l'Etat.   Mais s'il se trouve que ces mariages sont nuisibles ou dangereux à une Nation, elle est en droit, & même dans l'obligation de les défendre, ou d'en attacher la permission à certaines conditions.   Et comme c’est à elle, ou à son Souverain de déterminer ce qu'il croit être du bien de l’Etat ; les autres Nations doivent acquiescer à ce qui est statué à cet égard dans un Etat souverain.   Il est défendu presque partout aux Citoyens d'épouser des étrangères de Religion différente.   En plusieurs lieux de la Suisse, un Citoyen ne peut épouser une étrangère, s’il ne fournit la preuve, qu'elle lui apporte en mariage une somme déterminée par la Loi.



Table des matières

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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:08
CHAPITRE VII
Des effets du Domaine entre les Nations.



§.79         Effet général du Domaine.

Nous avons expliqué dans le Chapitre XVIII du Livre I, comment une Nation s'empare d'un pays & y occupe le Domaine & l'Empire.   Ce pays, avec tout ce qu'il renferme, devient le bien propre de la Nation en général.   Voyons quels sont les effets de cette Propriété envers les autres Nations.   Le Domaine plein est nécessairement un droit propre & exclusif.   Car de cela même que j'ai un plein droit de disposer d'une chose à ma volonté, il s'en suit que les autres n'y ont absolument aucun droit ; s'ils y en avoient quelqu'un, je ne pourrois plus disposer librement de cette chose-là.   Le Domaine particulier des Citoyens peut être limité & restreint en diverses manières par les Loix de l'Etat, & il l’est toûjours par le Domaine éminent du Souverain ; mais le Domaine général de la Nation est plein & absolu, puisqu'il n'existe aucune Autorité sur la terre, de laquelle il puisse recevoir des limitations : Il exclut donc tout droit de la part des Etrangers.   Et comme les Droits d'une Nation doivent être respectés de toutes les autres (§.64), aucune ne peut rien prétendre sur le pays qui appartient à cette Nation, ni ne doit en disposer sans son aveu, non plus que de tout ce que le pays contient.

§.80         De ce qui est compris dans le Domaine d'une Nation.

Le Domaine de la Nation s'étend à tout ce qu'elle possède à juste titre : Il comprend ses possessions anciennes & originaires, & toutes ses acquisitions, faites par des moyens justes en eux-mêmes, ou reçus comme tels entre les Nations ; concessions, achapts, conquêtes dans une Guerre en forme &c.   Et par ses possessions, il ne faut pas seulement entendre ses terres, mais tous les droits dont elle jouit.

§.81         Les biens des Citoyens sont biens de la Nation, à l'égard des Nations étrangères.

Les biens mêmes des particuliers, dans leur totalité, doivent être regardés comme les biens de la Nation, à l'égard des autres Etats.   Ils lui appartiennent réellement en quelque sorte, par les droits qu'elle a sur les biens de ses Citoyens, parce qu'ils font partie de ses richesses totales & augmentent sa puissance.   Ils l'intéressent par la protection qu'elle doit à ses membres.   Enfin la chose ne peut pas être autrement, puisque les Nations agissent & traitent ensemble en Corps, dans leur qualité de Sociétés Politiques, & sont regardées comme autant de personnes morales.   Tous ceux qui forment une Société, une Nation, étant considérés par les Nations étrangères comme ne faisant qu'un tout, comme une seule personne ; tous leurs biens ensemble ne peuvent être envisagés que comme les biens de cette même personne.   Et cela est si vrai, qu'il dépend de chaque Société Politique d'établir chez elle la communauté des biens, ainsi que l'a fait CAMPANELLA dans sa République du Soleil.   Les autres ne s'enquiérent point de ce qu'elle fait à cet égard ; ses règlemens domestiques ne changent rien au droit envers les Etrangers, ni à la manière dont ils doivent envisager la totalité de ses biens, de quelque façon qu'ils soient possédés.

§.82         Conséquence de ce principe.

Par une conséquence immédiate de ce principe, si une Nation a droit à quelque partie des biens d'une autre, elle a droit indifféremment aux biens des Citoyens de celle-ci, jusqu'à concurrence de la dette.   Cette maxime est d'un grand usage, comme on le verra dans la suite.

§.83         Connexion du Domaine de la Nation avec l'Empire.

Le Domaine général de la Nation sur les terres qu'elle habite est naturellement lié avec l'Empire ; car en s’établissant dans un pays vacant, la Nation ne prétend pas sans-doute y dépendre d'aucune autre Puissance ; & comment une Nation indépendante ne commanderoit-elle pas chez elle ?   Aussi avons-nous déjà observé (L. I. §.205) qu'en occupant un pays, la Nation est présumée y occuper en même-tems l'Empire.   Nous allons plus loin ici, & nous faisons voir la connéxion naturelle de ces deux droits, pour une Nation indépendante.   Comment se gouverneroit-elle à son gré, dans le pays qu'elle habite, si elle ne pouvoit en disposer pleinement & absolument ?   Et comment auroit-elle le Domaine plein & absolu d'un lieu, dans lequel elle ne commanderoit pas ?   L'Empire d'autrui & les droits qu'il comprend, lui en ôteroient la libre disposition.   Joignez à cela le Domaine éminent, qui fait partie de la Souveraineté (L. I. §.244) & vous sentirez d'autant mieux l'intime liaison du Domaine de la Nation avec l'Empire.   Aussi ce qu'on appelle le haut Domaine, qui n’est autre chose que le Domaine du Corps de la Nation, ou du Souverain qui la réprésente, est-il considéré par-tout comme inséparable de la Souveraineté.   Le Domaine utile, ou le Domaine réduit aux droits qui peuvent appartenir à un particulier dans l'Etat, peut être séparé de l'Empire ; & rien n'empêche qu'il n'appartienne à une Nation, dans des lieux qui ne sont pas de son obéïssance.   Ainsi plusieurs Souverains ont des Fiefs & d'autres biens, dans les Terres d'un autre Prince : Ils les possèdent alors à la manière des particuliers.

§.84         Jurisdiction.

L'Empire uni au Domaine établit la Jurisdiction de la Nation dans le pays qui lui appartient, dans son Territoire.   C'est à elle, ou à son Souverain, de rendre la justice dans tous les lieux de son obéissance, de prendre connoissance des crimes qui se commettent & des différends qui s'élèvent dans le pays.

            Les autres Nations doivent respecter ce droit.   Et comme l'administration de la Justice exige nécessairement que toute sentence définitive, prononcée réguliérement, soit tenuë pour juste & exécutée comme telle ; dès qu'une Cause dans laquelle des Etrangers se trouvent intéressés a été jugée dans les formes, le Souverain de ces plaideurs ne peut écouter leurs plaintes.   Entreprendre d'examiner la justice d'une Sentence définitive, c’est attaquer la Juridiction de celui qui l'a rendue.   Le Prince ne doit donc intervenir dans les Causes de ses sujets en pays étranger, & leur accorder sa protection, que dans les cas d'un déni de justice, ou d'une injustice évidente & palpable, ou d'une violation manifeste des règles & des formes, ou enfin d'une distinction odieuse, faite au préjudice de ses sujets, ou des Etrangers en général.   La Cour d'Angleterre a établi cette maxime avec beaucoup d'évidence, à l'occasion des Vaisseaux Prussiens, saisis & déclarés de bonne prise, pendant la derniére Guerre (
a) Voyez le Rapport fait au Roi de la Grande-Bretagne, par le Chev. LEE, le Dr. PAUL, le Chev. RYDER & M. MURRAY. C’est un excellent morceau de Droit des Gens).   Ce qui soit dit sans toucher au mérite de la Cause particulière, entant qu'il dépend des faits.

§.85         Effets de la Jurisdiction pour les pays étrangers.

En conséquence de ces droits de la Jurisdiction, les dispositions faites par le Juge du Domicile, dans l'étenduë de son pouvoir, doivent être respectées & obtenir leur effet même chez l'étranger.   C’est, par exemple, au Juge du Domicile de nommer les Tuteurs & les Curateurs des mineurs & des imbécilles.   Le Droit des Gens qui veille au commun avantage & à la bonne-harmonie des Nations, veut donc que cette nomination d'un Tuteur, ou d'un Curateur, soit valable & reconnuë dans tous les pays, où le Pupille peut avoir des affaires.   On fit usage de cette maxime, en l'année 1672, même à l'égard d'un Souverain.   L'Abbé d'Orléans, Prince souverain de Neufchâtel en Suisse, étant incapable de gérer ses propres affaires, le Roi de France lui donna pour Curatrice la Duchesse Douairiére de Longueville, sa Mére.   La Duchesse de Nemours, sœur de ce Prince, prétendit à la Curatelle pour la Principauté de Neufchâtel ; mais la qualité de la Duchesse de Longueville fut reconnuë par les Trois Etats du pays.   Son Avocat se fondoit sur ce que la Princesse étoit établie Curatrice par le Juge du Domicile (b) Mémoires pour Mad. la Duchesse de Longueville, 1672).   C'étoit appliquer fort mal un principe très-solide ; le Domicile du Prince ne pouvant être que dans son Etat.   L'Autorité de la Duchesse de Longueville ne devint légitime & ferme à Neufchâtel, que par l'Arrêt des Trois Etats, à qui seuls il appartenoit de donner un Curateur à leur Souverain.

            De même, la validité d'un Testament, quant à la forme, ne peut être jugée que par le Juge du Domicile, dont la Sentence, renduë dans les formes, doit être reconnuë par-tout.   Mais sans toucher à la validité du Testament en lui-même, les dispositions qu'il renferme peuvent être contestées devant le juge du lieu, où les biens sont situés, parce qu'on ne peut disposer de ces biens que conformément aux Loix du pays.   C'est ainsi que le même Abbé d'Orléans, dont nous venons de parler, ayant institué le Prince de Conti pour son Légataire universel, les Trois Etats de Neufchâtel donnèrent l'Investiture de la Principauté à la Duchesse de Nemours, sans attendre que le Parlement de Paris eût prononcé sur la question des deux Testamens opposés de l'Abbé d'Orléans ; déclarant que la Souveraineté étoit inaliénable.   D'ailleurs, on pouvoit dire encore en cette occasion, que le Domicile du Prince ne peut être ailleurs que dans l'Etat.

§.86         Des lieux déserts & incultes.

Tout ce que le pays renferme appartenant à la Nation, & personne autre qu'elle-même, ou celui à qui elle a remis son droit, ne pouvant en disposer (§.79) ; si elle a laissé dans le pays des lieux incultes & déserts, qui que ce soit n’est en droit de s'en emparer, sans son aveu.   Quoiqu'elle n'en fasse pas actuellement usage, ces lieux lui appartiennent, elle a intérêt à les conserver, pour des usages à venir ; & elle ne doit compte à personne de la manière dont elle use de son bien.   Toutefois il faut rappeller ici ce que nous avons observé ci-dessus (L. I. §.81) : Aucune Nation ne peut légitimement s'approprier une étenduë de pays trop disproportionnée, & réduire ainsi les autres peuples à manquer de demeure & de subsistance.   Un Chef Germain, du tems de NERON, disoit aux Romains : Comme le Ciel appartient aux Dieux, ainsi la Terre est donnée au Genre-humain ; les pays déserts sont communs à tous (a) Sicut Coelum Diis, ita terras generi mortalium datas : quaeque vacua, eas publica esse. TACIT) ; voulant donner à entendre à ces fiers Conquérans, qu'ils n'avoient aucun droit de retenir & de s'approprier un pays, qu'ils laissoient désert.   Les Romains avoient dévasté une lisière le long du Rhin, pour couvrir leurs Provinces contre les incursions des Barbares.   La remontrance du Germain eût été fondée, si les Romains avoient prétendu retenir sans raison un vaste pays, inutile pour eux.   Mais ces terres, qu'ils ne vouloient pas laisser habiter, servant de rempart contre des peuples féroces, étoient très-utiles à l'Empire.

§.87         Devoir de la Nation à cet égard.

Hors cette circonstance singulière, il convient également aux devoirs de l'humanité & à l'avantage particulier de l'Etat, de donner ces lieux déserts à des étrangers, qui veulent les défricher & les mettre en valeur.   La bénéficence de l’Etat tourne ainsi à son profit ; il acquiert de nouveaux sujets, il augmente ses richesses & sa Puissance.   C’est ainsi que l’on en use en Amérique ; par une méthode si sage, les Anglois ont porté leurs Etablissemens dans le Nouveau Monde à un dégré de puissance, qui augmente considérablement celle de la Nation.   Ainsi encore le Roi de Prusse travaille à repeupler ses Etats, dévastés par les calamités des anciennes Guerres.

§.88         Du droit d'occuper les choses qui n'appartiennent à personne.

Il est libre à la Nation qui possède un pays, d'y laisser dans la communion primitive, certaines choses, qui n'ont point encore de maître, ou de s'approprier le droit de s'emparer de ces choses-là aussi bien que tout autre usage, auquel ce pays est propre.   Et comme un pareil droit est utile ; on présume, dans le doute, que la Nation se l'est réservé.   Il lui appartient donc à l'exclusion des étrangers, à moins que ses Loix n'y dérogent expressément, comme celles des Romains, qui laissoient dans la communion primitive les bêtes sauvages, les poissons &c.   Nul étranger n'a donc naturellement le droit de chasser, ou de pêcher dans le territoire d'un Etat, de s'approprier un trésor qu'il y trouve &c.

§.89         Droits accordés à une autre Nation.

Rien n'empêche que la Nation, ou le Souverain, si les Loix le lui permettent, ne puisse accorder divers droits dans son territoire à une autre Nation, ou en général à des étrangers ; chacun pouvant disposer de son bien comme il le juge à propos.   C'est ainsi que divers Souverains des Indes ont accordé aux Nations commerçantes de l'Europe, le droit d'avoir des Comptoirs, des Ports, des Forteresses même & des Garnisons, dans certains lieux de leurs Etats.   On peut donner de même le droit de pêche dans une rivière, ou sur les côtes, celui de Chasse dans les forêts &c.   Et quand une fois ces droits ont été validement cédés, ils sont partie des biens de l'acquéreur, & doivent être respectés, de même que ses anciennes possessions.

§.90         Il n’est pas permis de chasser une Nation du pays qu'elle habite.

A quiconque conviendra que le vol est un crime, qu'il n’est pas permis de ravir le bien d'autrui, nous dirons sans autre preuve, qu'aucune Nation n'en en droit d'en Chasser une autre du pays qu'elle habite, pour s'y établir elle-même.   Malgré l'extrême inégalité du Climat & du terroir, chacune doit se contenter de ce qui lui est échû en partage.   Les Conducteurs des Nations mépriseront-ils une règle, qui fait toute leur sûreté dans la Société Civile ?   Faites-la tomber dans l'oubli cette règle sacrée ; le paysan quittera sa Chaumière, pour envahir le Palais du Grand, ou les possessions délicieuses du Riche.   Les anciens Helvétiens, mécontens de leur sol natal, brulèrent toutes leurs habitations, & se mirent en marche, pour aller s'établir l'épée à la main, dans les fertiles Contrées de la Gaule méridionale.   Mais ils reçurent une terrible leçon, d'un Conquérant plus habile qu'eux, & moins juste encore ; CESAR les battit, & les renvoya dans leur pays.   Leur postérité, plus sage, se borne à conserver les terres & l'indépendance, qu'elle tient de la Nature, & vit contente ; le travail de mains libres supplée à l'ingratitude du terroir.

§.91         Ni d'étendre par la violence les bornes de son Empire.

Il est des Conquérants, qui n'aspirant qu'à reculer les bornes de leur Empire ; sans chasser les habitans d'un pays, se contentent de les soumettre.   Violence moins barbare, mais non plus juste : En épargnant les biens des particuliers, elle ravit tous les droits de la Nation & du Souverain.

§.92         Il faut délimiter soigneusement les Territoires.

Puisque la moindre usurpation sur le territoire d'autrui est une injustice ; pour éviter d'y tomber, & pour éloigner tout sujet de discorde, toute occasion de querelle, on doit marquer avec clarté & précision les limites des Territoires.   Si ceux qui dressérent le Traité d'Utrecht avoient donné à une matière si importante toute l'attention qu'elle mérite, nous ne verrions pas la France & l'Angleterre en armes, pour décider par une Guerre sanglante, quelles seront les bornes de leurs Possessions en Amérique.   Mais souvent on laisse à dessein quelque obscurité, quelque incertitude dans les Conventions, pour se ménager un sujet de rupture.   Indigne artifice, dans une opération, où la bonne foi doit régner !   On a vû aussi des Commissaires travailler à surprendre, ou à corrompre ceux d'un Etat voisin, pour faire injustement gagner à leur Maître quelques lieuës de terrein.   Comment des Princes, ou leurs Ministres, se permettent-ils des manoeuvres, qui déshonoreroient un particulier ?

§.93         De la violation du territoire.

Non-seulement on ne doit point usurper le territoire d'autrui, il faut encore le respecter & s'abstenir de tout acte contraire aux droits du Souverain ; car une Nation étrangère ne peut s'y attribuer aucun droit (§.79).   On ne peut donc, sans faire injure à l'Etat, entrer à main armée dans son territoire, pour y poursuivre un coupable & l'enlever.   C’est en même-tems donner atteinte à la sûreté de l'Etat, & blesser le droit d'Empire, ou de Commandement suprême, qui appartient au Souverain.   C'est ce qu'on appelle violer le territoire ; & rien n’est plus généralement reconnu entre les Nations, pour une injure qui doit être repoussée avec vigueur, par-tout Etat, qui ne voudra pas se laisser opprimer.   Nous ferons usage de ce principe en parlant de la Guerre, qui donne lieu à plusieurs questions sur les droits du territoire.

§.94         De la défense d'entrer dans le territoire.

Le Souverain peut défendre l'entrée de son territoire, soit en général à tout étranger, soit en certain cas, ou à certaines personnes, ou pour quelques affaires en particulier, selon qu'il le trouve convenable au bien de l'Etat.   Il n'y a rien là qui ne découle des droits de Domaine & d'Empire ; tout le monde est obligé de respecter la défense, & celui qui ose la violer, encourt la peine décernée pour la rendre efficace.   Mais la défense doit être connuë, de même que la peine attachée à la désobéissance ; ceux qui l'ignorent doivent être avertis, lorsqu'ils se présentent pour entrer dans le pays.   Autrefois les Chinois, craignant que le commerce des étrangers ne corrompit les mœurs de la Nation & n'altérât les maximes d'un Gouvernement sage mais singulier, interdisoient à tous les peuples l'entrée de l'Empire.   Et cette défense n'avoit rien que de juste, pourvû que l’on ne refusât point les sécours de l'humanité à ceux que la tempête, ou quelque Nécessité contraignoit de se présenter à la frontière.   Elle étoit salutaire à la Nation, sans blesser les droits de personne, ni même les devoirs de l'humanité, qui permettent, en cas de collision, de se préférer soi-même aux autres.

§.95         D'une terre occupée en même-tems par plusieurs Nations.

Si deux ou plusieurs Nations découvrent & occupent en même tems une Isle, ou toute autre terre déserte & sans maître, elles doivent convenir entr'elles & faire un partage équitable.   Mais si elles ne peuvent convenir, chacun aura de droit l'Empire & le Domaine des portions, dans lesquelles elle se sera établie la prémiére.

§.96         D'une terre occupée par un particulier.

Un particulier indépendant, soit qu'il ait été chassé de sa Patrie, soit qu'il l'ait quittée de lui-même légitimement, peut s'établir dans un Pays, qu'il trouve sans maître, & y occuper un domaine indépendant.   Quiconque voudra ensuite s'emparer de ce pays entier, ne pourra le faire avec Justice, sans respecter les droits & l'indépendance de ce particulier.   Que si lui-même trouve un nombre d'hommes suffisant, qui veuillent vivre sous ses Loix ; il pourra fonder un nouvel Etat dans sa découverte, y occuper le Domaine & l'Empire.   Mais si ce particulier prétendait seul s'arroger un droit exclusif sur un pays, pour y être Monarque sans sujets ; on se moquerait avec justice de ses vaines prétentions : une occupation téméraire & ridicule ne produit aucun effet en droit.

            Il est encore d'autres moyens, par lesquels un particulier peut fonder un nouvel Etat.   Ainsi, dans l'onzième siécle, des Gentilshommes Normands fondèrent un nouvel Empire dans la Sicile, après en avoir fait la conquête sur les Ennemis communs des Chrêtiens.   L'usage de la Nation permettoit aux Citoyens de quitter la Patrie, pour chercher fortune ailleurs.

§.97         Familles indépendantes dans un pays.

Lorsque plusieurs Familles indépendantes sont établies dans une Contrée, elles en occupent le Domaine libre, mais sans Empire, puis qu'elles ne forment point une Société Politique.   Personne ne peut s'emparer de l'Empire dans ce pays-là ; ce seroit assujettir ces familles malgré elles, & nul homme n’est en droit de commander à des gens nés libres, s'ils ne se soumettent volontairement à lui.

            Si ces Familles ont des établissemens fixes ; le lieu que chacune occupe lui appartient en propre ; le reste du pays, dont elles ne font point usage, laissé dans la communion primitive, est au prémier occupant.   Quiconque voudra s'y établir, peut s'en emparer légitimement.

            Des Familles errantes dans un pays, comme les peuples pasteurs, & qui le parcourrent suivant leurs besoins, le possèdent en commun.   Il leur appartient exclusivément aux autres peuples ; & on ne peut sans injustice les priver des Contrées qui sont à leur usage.   Mais rappellons encore ici ce que nous avons dit plus d'une fois (L. I. §§.81, 209 & L. II §.86) : les Sauvages de l'Amérique septentrionale n'avoient point droit de s'approprier tout ce vaste Continent ; & pourvû qu'on ne les réduisit pas à manquer de terres, on pouvoit sans injustice, s'établir dans quelques parties d'une région, qu'ils n'étoient pas en état d'habiter toute entiére.   Si les Arabes pasteurs vouloient cultiver soigneusement la terre, un moindre espace pourrait leur suffire.   Cependant aucune autre Nation n’est en droit de les resserrer, à moins qu'elle ne manquât absolument de terres.   Car enfin, ils possèdent leur pays, ils s'en servent à leur maniére, ils en tirent un usage convenable à leur genre de vie, sur lequel ils ne reçoivent la Loi de personne.   Dans un cas de nécessité pressante, je pense que l’on pourroit sans injustice, s'établir dans une partie de ce pays, en enseignant aux Arabes les moyens de le rendre, par la culture des terres, suffisant à leurs besoins & à ceux des nouveaux venus.

§.98         Occupation de certains lieux seulement, ou de certains droits, dans un pays vacant.

Il peut arriver qu'une Nation se contente d'occuper seulement certains lieux, ou de s'approprier certains droits dans un pays qui n'a point de Maître, peu curieuse de s'emparer du pays tout entier.   Une autre pourra se saisir de ce qu'elle a négligé ; mais elle ne pourra le faire, qu'en laissant subsister dans leur entier & dans leur absoluë indépendance, tous les droits, qui sont déjà acquis à la prémiére.   Dans ces cas-là, il convient de se mettre en règle, par une Convention ; & on n'y manque guères entre Nations policées.


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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:07
CHAPITRE VI
De la part que la Nation peut avoir aux actions de ses Citoyens.


§.71         Le Souverain doit venger les injures de l'Etat, & protéger les Citoyens.

Nous avons vû dans les Chapitres précédens, quels sont les Devoirs communs des Nations les unes envers les autres, comment elles doivent se respecter mutuellement & s'abstenir de toute injure, de toute offense ; comment la justice & l'équité doivent régner entr'elles, dans toute leur conduite.   Mais nous n'avons considéré jusques ici que les actions du Corps même de la Nation, de l'Etat, du Souverain.   Les particuliers, membres d'une Nation, peuvent offenser & maltraiter les Citoyens d'une autre, ils peuvent faire injure à un Souverain étranger : Il nous reste à examiner quelle part l’Etat peut avoir aux actions des Citoyens, quels sont les droits & les obligations des Souverains à cet égard.

            Quiconque offense l'Etat, blesse ses droits, trouble sa tranquillité, ou lui fait injure en quelque maniére que ce soit, se déclare son Ennemi, & se met dans le cas d'en être justement puni.   Quiconque maltraite un Citoyen offense indirectement l'Etat, qui doit protéger ce Citoyen.   Le Souverain de celui-ci doit venger son injure, obliger, s'il le peut, l'aggresseur à une entière réparation, ou le punir ; puisqu'autrement le Citoyen n'obtiendrait point la grande fin de l'association Civile, qui est la sûreté.

§.72         Il ne doit point souffrir que ses sujets offensent les autres Nations ou leurs Citoyens.

Mais d'un autre côté, la Nation, ou le Souverain, ne doit point souffrir que les Citoyens fassent injure aux sujets d’un autre Etat, moins encore qu'ils offensent cet Etat lui-même.   Et cela, Non-seulement parce qu'aucun Souverain ne doit permettre que ceux qui sont sous ses ordres violent les préceptes de la Loi Naturelle, qui interdit toute injure ; mais encore parce que les Nations doivent se respecter mutuellement, s'abstenir de toute offense, de toute lézion, de toute injure, en un mot, de tout ce qui peut faire tort aux autres.   Si un Souverain, qui pourroit retenir ses Sujets dans les règles de la Justice & de la paix, souffre qu'ils maltraitent une Nation étrangère, dans son Corps ou dans ses membres, il ne fait pas moins de tort à cette Nation que s'il la maltraitoit lui-même.   Enfin le salut même de l'Etat, celui de la société humaine, exige cette attention de tout Souverain.   Si vous lâchez la bride à vos Sujets contre les Nations étrangères, celles-ci en useront de même envers vous ; & au lieu de cette société fraternelle, que la Nature a établie entre tous les hommes, on ne verra plus qu'un affreux brigandage de Nation à Nation.

§.73         On ne peut imputer à la Nation les actions des particuliers.

Cependant, comme il est impossible à l’Etat le mieux réglé, au Souverain le plus vigilant & le plus absolu, de modérer à sa volonté toutes les actions de ses Sujets, de les contenir en toute occasion dans la plus exacte obéissance ; il seroit injuste d'imputer à la Nation ou au Souverain, toutes les fautes des Citoyens.   On ne peut donc dire en général, que l’on a reçû une injure d'une Nation, parce qu'on l'aura reçuë de quelqu'un de ses membres.

§.74         A moins qu'elle ne les approuve, ou qu'elle ne les ratifie.

Mais si la Nation, ou son Conducteur, approuve & ratifie le fait du Citoyen, elle en fait sa propre affaire : L'offensé doit alors regarder la Nation comme le véritable auteur de l'injure, dont peut-être le Citoyen n'a été que l'instrument.

§.75         Conduite que doit tenir l’offensé.

Si l’Etat offensé tient en sa main le coupable ; il peut, sans difficulté, en faire justice & le punir.   Si le coupable est échappé & retourné dans sa patrie, on doit demander justice à son Souverain.

§.76         Devoir du Souverain de l’aggresseur.

Et puisque celui-ci ne doit point souffrir que ses Sujets molestent les Sujets d'autrui, ou leur fassent injure, beaucoup moins qu'ils offensent audacieusement les Puissances étrangères ; il doit obliger le coupable à réparer le dommage, si cela se peut, ou le punir exemplairement, ou enfin, selon le cas & les circonstances, le livrer à l’Etat offensé, pour en faire justice.   C'est ce qui s'observe assez généralement à l'égard des grands crimes, qui sont également contraires aux Loix & à la sûreté de toutes les Nations.   Les Assassins, les Incendiaires, les Voleurs sont saisis par tout, à la réquisition du Souverain, dans les terres de qui le crime a été commis, & livrés à sa justice.   On va plus loin dans les Etats qui ont des rélations plus étroites d'amitié & de bon voisinage : Dans les cas même de délits communs, qui sont poursuivis civilement, soit en réparation du dommage, soit pour une peine légère & civile ; les sujets de deux Etats voisins sont réciproquement obligés de paroître devant le Magistrat du lieu, où ils sont accusés d'avoir failli.   Sur une réquisition de ce Magistrat, que l’on appelle Lettre Rogatoire, ils sont cités juridiquement, & contraints à comparoître par leur propre Magistrat.   Admirable institution, par laquelle plusieurs Etats voisins vivent ensemble en paix, & semblent ne former qu'une même République !   Elle est en vigueur dans toute la Suisse.   Dès que les Lettres Rogatoires sont adressées en forme, le Supérieur de l'accusé doit y donner effet.   Ce n’est point à lui de connoître si l'accusation est vraie ou fausse ; il doit bien présumer de la justice de son Voisin, & ne point rompre par sa défiance, une institution si propre à conserver la bonne harmonie.   Cependant, si une expérience soutenuë lui faisoit voir que ses Sujets sont véxés par les Magistrats voisins qui les appellent devant leur Tribunal ; il lui seroit permis, sans-doute, de penser à la protection qu'il doit à son peuple, & de refuser les Rogatoires, jusques à ce qu'on lui eût fait raison de l'abus, & qu'on y eût mis ordre.   Mais ce seroit à lui d'alléguer ses raisons & de les mettre dans tout leur jour.

§.77         S'il refuse justice, il prend part à la faute & à l'offense.

Le Souverain qui refuse de faire réparer le dommage causé par son Sujet, ou de punir le coupable, ou enfin de le livrer, se rend en quelque façon complice de l'injure, & il en devient responsable.   Mais s'il livre, ou les biens du coupable, en dédommagement, dans les cas susceptibles de cette réparation, ou la personne pour lui faire subir la peine de son crime ; l'offensé n'a plus rien à lui demander.   Le Roi DEMETRIUS ayant livré aux Romains ceux qui avoient tué leur Ambassadeur ; le Sénat les renvoya, voulant se réserver la liberté de punir dans l’occasion un pareil attentat, en le vengeant sur le Roi lui-même, ou sur ses Etats.   Si la chose étoit ainsi, si le Roi n'avoit aucune part à l’assassinat de l'Ambassadeur Romain, la conduite du Sénat étoit très-injuste, & digne de gens, qui ne cherchent qu'un prétexte à leurs entreprises ambitieuses.

§.78         Autre cas où la Nation est tenue des faits des Citoyens.

                Enfin il est un autre cas, où la Nation est coupable en général des attentats de ses membres.   C'est lorsque par ses mœurs, par les maximes de son Gouvernement, elle accoûtume & autorise les Citoyens à piller & maltraiter indifféremment les étrangers, à faire des courses dans les pays voisins &c.   Ainsi la Nation des Usbecks est coupable de tous les brigandages des individus qui la composent.   Les Princes dont les sujets sont volés & massacrés, dont les terres sont infectées par ces brigands, peuvent s'en prendre justement à la Nation entière.   Que dis-je ?   Toutes les Nations ont droit de se liguer contre elle, de la réprimer, de la traiter en ennemie commune du Genre-humain.   Les Nations Chrétiennes ne seroient pas moins fondées à se réunir contre les Républiques Barbaresques, pour détruire ces repaires d'écumeurs de mer, chez qui l'amour du pillage, ou la crainte d'un juste châtiment sont les seules règles de la paix ou de la guerre.   Mais les Corsaires ont la prudence de respecter ceux qui seroient le plus en état de les châtier ; & les Nations qui savent se conserver libres les routes d'un riche Commerce, ne sont point fâchées que ces routes demeurent fermées pour les autres.



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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:06
CHAPITRE V
De l'observation de la justice entre les Nations.



§.63         Nécessité de l'observation de la Justice dans la Société humaine.

La justice est la bâse de toute Société, le lien assûré de tout commerce.   La Société humaine, bien loin d'être une communication de sécours & de bons offices, ne sera plus qu'un vaste brigandage, si l’on n'y respecte pas cette vertu qui rend à chacun le sien.   Elle est plus nécessaire encore entre les Nations, qu'entre les particuliers ; parceque l'injustice a des suites plus terribles, dans les démêlés de ces puissans Corps Politiques, & qu'il est plus difficile d'en avoir raison.   L'obligation imposée à tous les hommes d'être justes, se démontre aisément en Droit Naturel : Nous la supposons ici comme assez connuë, & nous nous contentons d'observer, que non-seulement les Nations n'en peuvent être exemptes (Prélim. §.5), mais qu'elle est plus sacrée encore pour elles, par l'importance de ses suites.

§.64         Obligation de toutes les Nations de cultiver & d'observer la Justice.

Toutes les Nations sont donc étroitement obligées à cultiver la justice entr'elles, à l'observer scrupuleusement, à s'abstenir avec soin de tout ce qui peut y donner atteinte.   Chacune doit rendre aux autres ce qui leur appartient, respecter leurs droits & leur en laisser la paisible joûïssance.

§.65         Droit de ne pas souffrir l'injustice.

De cette obligation indispensable, que la Nature impose aux Nations, aussi bien que de celles dont chacune est liée envers elle-même, il résulte pour tout Etat le droit de ne pas souffrir qu'on lui enlève aucun de ses Droits, rien de ce qui lui appartient légitimement ; car en s'y opposant, il ne fait rien que de conforme à tous ses devoirs ; & C’est en quoi consiste le Droit (§.49).

§.66         Ce droit est parfait.

Ce droit est parfait, c'est-à-dire accompagné de celui d'user de force pour le faire valoir.   En vain la Nature nous donnerait-elle le droit de ne pas souffrir l'injustice, en vain obligeroit-elle les autres à être justes à notre égard, si nous ne pouvions légitimement user de contrainte, quand ils refusent de s'acquitter de ce devoir.   Le juste se verroit à la merci de la cupidité & de l'injustice ; tous ses droits lui deviendroient bien-tôt inutiles.

§.67         Il produit 1°, le droit de défense.

De là naissent, comme autant de branches,

 

1°, Le droit d'une juste défense, qui appartient à toute Nation, ou le droit d'opposer la force à quiconque l'attaque elle & ses droits.   C'est le fondement de la Guerre défensive.

§.68         2°, Celui de se faire rendre Justice.

2°, Le droit de se faire rendre justice par la force, si on ne peut l'obtenir autrement, ou de poursuivre son droit à main armée.   C’est le fondement de la Guerre offensive.

§.69         Droit de punir un injuste.

L'injustice faite sciemment est sans doute une espèce de lézion.   On est donc en droit de la punir, comme nous l'avons fait voir ci-dessus en parlant de la lézion en général (§.52).   Le droit de ne pas souffrir l'injustice est une branche du Droit de sûreté.

§.70         Droit de toutes les Nations contre celle qui méprise ouvertement la Justice.

Appliquons encore aux injustes, ce que nous avons dit ci-dessus (§.53) d'une Nation malfaisante.   S'il en étoit une, qui fît ouvertement Profession de fouler aux pieds la Justice, méprisant & violant les droits d'autrui, toutes les fois qu'elle en trouveroit l'occasion, l'intérêt de la société humaine autoriseroit toutes les autres à s'unir, pour la réprimer & la châtier.   Nous n'oublions point ici la maxime établie dans nos Préliminaires, qu'il n'appartient pas aux Nations de s'ériger en Juges les unes des autres.   Dans les cas particuliers & susceptibles du moindre doute, on doit supposer que chacune des parties peut avoir quelque droit ; l'injustice de celle qui a tort peut venir de son erreur, & non d'un mépris général pour la Justice.   Mais si par des maximes constantes, par une conduite soutenuë, une Nation se montre évidemment dans cette disposition pernicieuse, si aucun droit n’est sacré pour elle ; le salut du Genre-humain exige qu'elle soit réprimée.   Former & soutenir une prétention injuste, c’est faire tort seulement à celui que cette prétention intéresse, se moquer en général de la Justice, c'est blesser toutes les Nations.

 

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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:05
CHAPITRE IV
Du Droit de sûreté, & des effets de la Souveraineté & de l'indépendance des Nations.



§.49         Du Droit de sûreté.

C’est en vain que la Nature prescrit aux Nations comme aux particuliers le soin de se conserver, celui d'avancer leur propre perfection & celle de leur état, si elle ne leur donne pas le droit de se garentir de tout ce qui peut rendre ce même soin inutile.   Le Droit n’est autre chose qu'une faculté morale d'agir, c'est-à-dire de faire ce qui est moralement possible, ce qui est bien & conforme à nos devoirs.   Nous avons donc en général le droit de faire tout ce qui est nécessaire à l'accomplissement de nos devoirs.   Toute Nation, comme tout homme, a donc le droit de ne point souffrir qu'une autre donne atteinte à sa conservation, à sa perfection & à celle de son état, c'est-à-dire, de se garentir de toute lézion (§.18) : Et ce droit est parfait, puisqu'il est donné pour satisfaire à une obligation naturelle & indispensable.   Lorsqu'on ne peut user de contrainte pour faire respecter son droit, l'effet en est très-incertain.   C'est ce droit de se garentir de toute lézion, que l’on appelle Droit de sûreté.

§.50         Il produit le droit de résister.

Le plus sûr est de prévenir le mal, quand on le peut.   Une Nation est en droit de résister au mal qu'on veut lui faire, d'opposer la force, & tout moyen honnête, à celle qui agit actuellement contre elle, & même d'aller au devant des machinations, en observant toutefois de ne point attaquer sur des soupçons vagues & incertains, pour ne pas s’exposer à devenir elle-même un injuste aggresseur.

§.51         Et celui de poursuivre la réparation.

Quand le mal est fait, le même Droit de sûreté autorise l'offensé à poursuivre une réparation complette, & à y employer la force, s’il est nécessaire.

§.52         Et le droit de punir.

Enfin l'offensé est en droit de pourvoir à sa sûreté pour l'avenir, de punir l'offenseur, en lui infligeant une peine capable de le détourner dans la suite de pareils attentats & d'intimider ceux qui seroient tentés de l'imiter.   Il peut même, suivant le besoin, mettre l’aggresseur hors d'état de nuire.   Il use de son droit dans toutes ces mesures, qu'il prend avec raison ; & s'il en résulte du mal pour celui qui l’a mis dans la Nécessité d'en agir ainsi, celui-ci ne peut en accuser que sa propre injustice.

§.53         Droit de tous les peuples contre une Nation malfaisante.

Si donc il étoit quelque part une Nation inquiéte & malfaisante, toûjours prête à nuire aux autres, à les traverser, à leur susciter des troubles domestiques ; il n’est pas douteux que toutes ne fussent en droit de se joindre pour la réprimer, pour la châtier, & même pour la mettre à jamais hors d'état de nuire.   Tels seroient les justes fruits de la Politique que MACHIAVEL louë dans CESAR BORGIA.   Celle que suivoit PHILIPPE II Roi d'Espagne, étoit toute propre à réunir l'Europe entière contre lui ; & c'étoit avec raison que HENRI LE GRAND avoit formé le dessein d'abbattre une Puissance formidable par ses forces & pernicieuse par ses maximes.

            Les trois Propositions précédentes sont tout autant de Principes, qui fournissent les divers fondemens d'une Guerre juste, comme nous le verrons en son lieu.

§.54         Aucune Nation n’est en droit de se mêler du Gouvernement d'une autre.

C'est une conséquence manifeste de la Liberté & de l'indépendance des Nations, que toutes sont en droit de se gouverner comme elles le jugent à propos, & qu'aucune n'a le moindre droit de se mêler du Gouvernement d'une autre.   De tous les Droits qui peuvent appartenir à une Nation, la Souveraineté est sans-doute le plus précieux, & celui que les autres doivent respecter le plus scrupuleusement, si elles ne veulent pas lui faire injure.

§.55         Un Souverain ne peut s'ériger en juge de la conduite d'un autre.

Le Souverain est celui à qui la Nation a confié l'Empire & le soin du Gouvernement : Elle l'a revêtu de ses droits : Elle seule est intéressée directement dans la manière dont le Conducteur qu'elle s'est donné use de son pouvoir.   Il n'appartient donc à aucune Puissance étrangère de prendre connoissance de l’administration de ce Souverain, de s'ériger en Juge de sa conduite & de l'obliger à y rien changer.   S'il accable ses sujets d'impôts, s'il les traite durement, c'est l’affaire de la Nation ; nul autre n’est appellé à le redresser, à l'obliger de suivre des maximes plus équitables & plus sages.   C'est à la prudence de marquer les occasions où l’on peut lui faire des réprésentations officieuses & amicales.   Les Espagnols violèrent toutes les règles, quand ils s'érigèrent en Juges de l'Ynca ATHUALPA.   Si ce Prince eût violé le Droit des Gens à leur égard, ils auroient été en droit de le punir.   Mais ils l'accusèrent d'avoir fait mourir quelques-uns de ses sujets, d'avoir eû plusieurs femmes &c., choses dont il n'avoit aucun compte à leur rendre ; & ce qui met le comble à leur extravagante injustice, ils le condamnèrent par les Loix d'Espagne.

§.56         Comment il est permis d'entrer dans la querelle d'un Souverain avec son peuple.

Mais si le Prince, attaquant les Loix fondamentales, donne à son peuple un légitime sujet de lui résister ; si la Tyrannie, devenuë insupportable, soulève la Nation ; toute Puissance étrangère est en droit de sécourir un peuple opprimé, qui lui demande son assistance.   La Nation Angloise se plaignoit avec justice de JAQUES II.   Les Grands, les meilleurs patriotes, résolus de mettre un frein à des entreprises, qui tendoient manifestement à renverser la Constitution, à opprimer la Liberté publique & la Religion, se ménagèrent le sécours des Provinces-Unies.   L'Autorité du Prince d'Orange influa sans-doute dans les délibérations des Etats-Généraux ; mais elle ne leur fit point commettre une injustice.   Quand un peuple prend avec raison les armes contre un oppresseur, il n'y a que justice & générosité à sécourir de braves gens, qui défendent leur Liberté.   Toutes les fois donc que les choses en viennent à une Guerre Civile, les Puissances étrangères peuvent assister celui des deux partis, qui leur paroît fondé en Justice.   Celle qui assiste un Tyran odieux, celle qui se déclare pour un peuple injuste & rebelle, pèche sans doute contre son devoir.   Mais les liens de la Société Politique sont rompus, ou au moins suspendus, entre le Souverain & son peuple, on peut les considérer comme deux Puissances distinctes & puisque l'une & l'autre sont indépendantes de toute Autorité étrangère, personne n’est en droit de les juger.   Chacune d'elles peut avoir raison, & chacun de ceux qui les assistent peut croire qu'il soutient la bonne Cause.   Il faut donc, en vertu du Droit des Gens Volontaire (voyez Prélim. §.21), que les deux Partis puissent agir comme ayant un droit égal, & qu'ils se traitent en conséquence, jusqu'à la décision.

            Mais on ne doit point abuser de cette maxime, pour autoriser d'odieuses manœuvres contre la tranquillité des Etats.   C'est violer le Droit des Gens que d'inviter à la révolte des sujets, qui obéissent actuellement à leur Souverain, quoiqu'ils se plaignent de son gouvernement.

            La pratique des Nations est conforme à nos maximes.   Lorsque les Protestans d'Allemagne venoient au sécours des Réformés de France, la Cour n'entreprit jamais de les traiter autrement que comme des ennemis en règle, & suivant les Loix de la Guerre.   La France, dans le même tems, assistoit les Pays-bas, soulevés contre l'Espagne, & ne prétendoit pas que ses Troupes fussent considérées sur un autre pied, que comme Auxiliaires, dans une Guerre en forme.   Mais aucune Puissance ne manque de se plaindre, comme d'une injure atroce, si quelqu'un tente, par des émissaires, d'exciter ses sujets à la révolte.

            Pour ce qui est de ces Monstres, qui sous le titre de Souverain, se rendent les fléaux & l'horreur de l'humanité ; ce sont des bêtes féroces, dont tout homme de cœur peut avec justice purger la terre.   Toute l'Antiquité a loué HERCULE de ce qu'il délivra le Monde d'un ANTÉE d'un BUSIRIS, d'Un DIOMEDE.

§.57         Droit de ne pas souffrir que des Puissances étrangères se mêlent des affaires du Gouvernement.

Après avoir établi que les Nations étrangères n'ont aucun droit de s'ingérer dans le Gouvernement d'un Etat indépendant, il n’est pas difficile de prouver, que celui-ci est fondé à ne le point souffrir.   Se gouverner soi-même à son gré, c'est l'appanage de l'indépendance.   Un Etat souverain ne peut être gêné à cet égard, si ce n’est par des droits particuliers, qu'il aura lui-même donnés à d'autres dans ses Traités, & qui, par la nature même d'une matière aussi jalouse que le Gouvernement, ne peuvent s'étendre au-delà des termes clairs & formels des Traités.   Hors ce cas, un Souverain est en droit de traiter en ennemis ceux qui entreprennent de se mêler autrement que par leurs bons offices, de ses affaires domestiques.

§.58         De ces mêmes Droits, à l'égard de la Religion.

La Religion est, dans tous les sens, un objet très-intéressant pour une Nation ; c'est l'une des matières les plus importantes qui puissent occuper le Gouvernement.   Un Peuple indépendant n'a de compte à rendre qu'à Dieu, au sujet de sa Religion ; il est en droit de se conduire, à cet égard comme en toute autre chose, suivant les lumières de sa Conscience, & de ne point souffrir qu'aucun étranger s'ingère dans une affaire si délicate.   L'usage long-tems maintenu dans la Chrétienté, de faire juger & régler dans un Concile Général toutes les affaires de Religion, n'avoit pu s'introduire que par la circonstance singulière de la soumission de L’Eglise entière au même Gouvernement Civil, à l'Empire Romain.   Lorsque l'Empire renversé eût fait place à plusieurs Royaumes indépendans, ce même usage se trouva contraire aux prémiers élémens du Gouvernement, à l'idée même d'Etat, de Société Politique.   Long-tems soutenu cependant par le préjugé, l'ignorance & la superstition, par l'autorité des Papes & la puissance du Clergé, il étoit respecté encore dans les tems de la Réformation.   Les Etats qui l'avoient embrassée, offroient de se soumettre aux décisions d'un Concile impartial & légitimement assemblé.   Aujourd'hui, ils ôseroient dire nettement, qu'ils ne dépendent d'aucun pouvoir sur la terre, non plus en fait de Religion, qu'en matière de Gouvernement Civil.   L'autorité générale & absoluë du Pape & du Concile est absurde dans tout autre systême que celui de ces Papes, qui vouloient faire de toute la Chrétienté un seul Corps, dont ils se disoient les Monarques suprêmes (a) Voyez ci-dessus §.146, & BODIN, De la République Liv. I. Ch. IX. avec les Citations, p. m. 139).   Aussi les Souverains même Catholiques ont-ils cherché à resserrer cette Autorité dans des limites compatibles avec leur Pouvoir suprême : Ils ne reçoivent les Décrets des Conciles & les Bulles des Papes, qu'après les avoir fait examiner ; & ces Loix Ecclésiastiques n'ont force dans leurs Etats, que par l'attache du Prince.   Nous avons suffisamment établi, dans le Livre I de cet Ouvrage, Chap. XII, Les Droits de l’Etat en matière de Religion, & nous ne les rappellons ici que pour en tirer de justes conséquences, dans la conduite que les Nations doivent tenir entr'elles.

§.59         Aucune Nation ne peut être contrainte à l'égard de la Religion.

Il est donc certain que l’on ne peut se mêler malgré une Nation, de ses affaires de Religion, sans blesser ses droits & lui faire injure.   Beaucoup moins est-il permis d'employer la force des Armes, pour l'obliger à recevoir une Doctrine & un Culte, que l’on regarde comme Divins.   De quel droit des hommes s'érigent-ils en défenseurs, en protecteurs de la Cause de Dieu ?   Il sçaura toûjours, quand il lui plaira, amener les peuples à sa connoissance, par des moyens plus sûrs que la violence.   Les Persécuteurs ne font point de vraies conversions.   La monstrueuse maxime, d'étendre la Religion par l'épée, est un renversement du Droit des Gens, & le fléau le plus terrible des Nations.   Chaque furieux croira combattre pour la Cause de Dieu, chaque Ambitieux se couvrira de ce prétexte.   Tandis que CHARLEMAGNE mettoit la Saxe à feu & à sang, pour y planter le Christianisme, les Successeurs de MAHOMET ravageoient l'Asie & l'Affrique, pour y établir l'Alcoran.

§.60         Des offices d'humanité en cette matière, des Missionnaires.

Mais c'est un Office d'humanité, de travailler, par des moyens doux & légitimes à persuader une Nation de recevoir la Religion, que l’on croit seule véritable & salutaire.   On peut lui envoyer des gens pour l'instruire, des Missionnaires ; & ce soin est tout-à-fait conforme à l'attention que tout Peuple doit à la perfection & au bonheur des autres.   Mais il faut observer, que pour ne point donner atteinte aux droits du Souverain, les Missionnaires doivent s'abstenir de prêcher, clandestinement & sans sa permission, une Doctrine nouvelle à ses peuples.   Il peut refuser leurs offices ; & s'il les renvoye, ils doivent obéir.   On a besoin d'un ordre bien exprès du Roi des Rois, pour désobéïr légitimement à un Souverain, qui commande suivant l'étenduë de son pouvoir : Et le Souverain, qui ne sera point convaincu de cet ordre extraordinaire de la Divinité, ne fera qu'user de ses droits, en punissant le Missionnaire désobéïssant.   Mais si la Nation, ou une partie considérable du peuple veut retenir le Missionnaire & suivre sa Doctrine ?   Nous avons établi ailleurs les droits de la Nation & ceux des Citoyens (Liv. I. §§.128-136) : On trouvera là de quoi répondre à cette question.

§.61         Circonspection dont on doit user.

La matière est très-délicate, & l’on ne peut autoriser un zèle inconsidéré de faire des prosélytes, sans mettre en danger la tranquillité de toutes les Nations, sans exposer même les Convertisseurs à pécher contre leur devoir, dans le tems qu'ils croiront faire l'œuvre la plus méritoire.   Car enfin, c'est assurément rendre un mauvais office à une Nation, & lui nuire essentiellement, que de répandre dans son sein une Religion fausse & dangereuse, Or il n’est personne qui ne croye la sienne seule véritable & salutaire.   Recommandez, allumez dans tous les cœurs le zèle ardent des Missionnaires, & vous verrez l'Europe inondée de Lamas, de Bonzes & de Derviches, tandis que des Moines de toute espèce parcoureront l’Asie & l'Asfrique ; les Ministres iront braver l'Inquisition en Espagne & en Italie, pendant que les Jésuites se répandront chez les Protestans, pour les ramener dans le giron de l'Eglise.   Que les Catholiques reprochent tant qu'ils voudront aux Protestans leur tiédeur ; la conduite de ceux-ci est assurément plus conforme au Droit des Gens & à la Raison.   Le véritable zèle s'applique à faire fleurir une Religion sainte, dans les pays où elle est reçuë, à la rendre utile aux mœurs & à l’Etat ; & en attendant les dispositions de la Providence, une invitation des peuples étrangers, ou une Mission divine bien certaine, pour la prêcher au déhors, il trouve assez d'occupation dans la Patrie.   Ajoûtons enfin, que pour entreprendre légitimement d'annoncer une Religion aux divers peuples du Monde, il faut prémièrement s'être assuré de sa vérité, par le plus sérieux examen.   Mais quoi !   Des Chrêtiens douteront-ils de leur Religion ?   Hé bien !   Un Mahométan ne doute pas d'avantage de la sienne.   Soyez toûjours prêt à faire part de vos lumières, exposez nuëment, avec sincérité, les principes de votre Créance, à ceux qui désirent de vous entendre ; instruisez, persuadez par l'évidence ; mais ne cherchez point à entraîner par le feu de l'Enthousiasme : C'est assez pour chacun de nous d'avoir à répondre de sa propre Conscience : La lumière ne sera refusée à personne, & un zèle turbulent ne troublera point la paix des Nations.

§.62         Ce que peut faire un Souverain en faveur de ceux qui professent sa Religion dans un autre Etat.

Lorsqu'une Religion est persécutée dans un pays, les Nations étrangères qui la professent peuvent intercéder pour leurs frères : Mais c'est là tout ce qu'elles peuvent faire légitimement, à moins que la persécution ne soit portée jusqu'à des excès intolérables ; alors elle tombe dans le cas de la Tyrannie manifeste, contre laquelle il est permis à toutes les Nations de sécourir un peuple malheureux (§.56).   L'intérêt de leur propre sûreté peut encore les autoriser à prendre la défense des persécutés.   Un Roi de France répondit aux Ambassadeurs qui le sollicitoient de laisser en paix ses sujets Réformés, qu'il étoit le Maître dans son Royaume.   Mais les Souverains Protestans, qui voyoient une Conjuration de tous les Catholiques acharnés à leur perte, étoient les maîtres aussi de sécourir des gens, qui pouvoient fortifier leur parti & leur aider à se garentir de la ruine dont ils étoient menacés.   Il n’est plus question de distinction d'Etat & de Nation, quand il s'agit de se réunir contre des furieux, qui veulent exterminer tout ce qui ne reçoit pas aveuglément leur Doctrine.


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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:04
CHAPITRE III
De la Dignité et de l'égalité des Nations, des Titres autres marques d'honneur.



§.35         De la Dignité des Nations ou Etats Souverains.

Toute Nation, tout Etat souverain & indépendant mérite de la considération & du respect, parce qu'il figure immédiatement dans la grande Société du Genre-humain, qu'il est indépendant de tout pouvoir sur la Terre, & qu'il est un assemblage d'un grand nombre d'hommes, plus considérable sans-doute qu'aucun individu.   Le Souverain réprésente sa Nation entiére, il en réunit dans sa personne toute la Majesté.   Nul particulier, fût-il même libre & indépendant, ne peut faire comparaison avec un Souverain ; ce seroit vouloir s'égaler seul à une multitude de ses égaux.   Les Nations & les Souverains sont donc en même-tems & dans l'obligation & en droit de maintenir leur Dignité, de la faire respecter, comme une chose importante à leur sûreté & à leur tranquillité.

§.36         De leur égalité.

Nous avons déjà observé (Prélim. §.18) que la Nature a établi une parfaite égalité de Droits entre les Nations indépendantes.   Aucune par conséquent ne peut naturellement prétendre de Prérogative.   Tout ce que la qualité de Nation libre & souveraine donne à l'une, elle le donne aussi à l'autre.

§.37         De la Préséance.

Et puisque la Préséance, ou la primauté de rang est une Prérogative, aucune Nation, aucun Souverain ne peut se l'attribuer naturellement & de droit.   Pourquoi des Nations qui ne dépendent point de lui, lui céderoient-elles quelque chose malgré elles ?   Cependant, comme un Etat puissant & vaste est beaucoup plus considérable dans la Société universelle, qu'un petit Etat, il est raisonnable que celui-ci lui céde, dans les occasions où il faut que l'un céde à l'autre, comme dans une Assemblée, & lui témoigne ces déférences de pur Cérémonial, qui n'ôtent point au fonds l'égalité, & ne marquent qu'une priorité d'ordre, une prémiére place entre égaux.   Les autres attribueront naturellement cette prémière place au plus puissant & il seroit aussi inutile que ridicule au plus foible, de vouloir s'opiniâtrer.   L'ancienneté de l’Etat entre encore en considération dans ces rencontres ; un nouveau venu ne peut déposséder personne des honneurs dont il joüit ; & il lui faut des raisons bien fortes, pour se faire préférer.

§.38         La forme du Gouvernement n'y fait rien.

La forme du Gouvernement est naturellement étrangère à cette question.   La Dignité, la Majesté réside originairement dans le Corps de l'Etat ; celle du Souverain lui vient de ce qu'il réprésente sa Nation.   L’Etat auroit-il plus ou moins de Dignité, selon qu'il sera gouverné par un Seul, ou par plusieurs ?   Aujourd'hui les Rois s’attribuent une supériorité de rang sur les Républiques : Mais cette prétention n'a d'autre appui que la supériorité de leurs forces.   Autrefois la République Romaine regardoit tous les Rois comme bien loin au-dessous d'elle : les Monarques de l'Europe, ne trouvant en leur chemin que de foibles Républiques ont dédaigné de les admettre à l'égalité.   La République de Venise & celle des Provinces-Unies ont obtenu les honneurs des Têtes-Couronnées ; mais leurs Ambassadeurs cèdent le pas à ceux des Rois.

§.39         Un Etat doit garder son rang, malgré le changement dans la forme du Gouvernement.

En conséquence de ce que nous venons d'établir, si la forme du Gouvernement vient à changer chez une Nation, elle n'en conservera pas moins le rang & les honneurs, dont elle est en possession.   Lorsque l'Angleterre eut chassé ses Rois, CROMWEL ne souffrit pas que l’on rabattit rien des honneurs que l’on rendoit à la Couronne, ou à la Nation ; & il sçut maintenir par-tout les Ambassadeurs Anglois dans le rang qu'ils avoient toûjours occupé.

§.40         Il faut observer à cet égard les Traités & l'usage établi.

Si les Traités, ou un usage constant, fondé sur un consentement tacite, ont marqué les rangs ; il faut s'y conformer.   Disputer à un Prince le rang qui lui est acquis de cette manière, c'est lui faire injure puisque c'est lui donner une marque de mépris, ou violer des engagemens qui lui assûrent un droit.   Ainsi les partages faits mal-à-propos dans la Maison de CHARLEMAGNE, ayant donné l'Empire à l'aîné ; le cadet, qui est le Royaume de France, lui céda le pas, d'autant plus aisément qu'il restoit encore dans ces tems-là une idée récente de la Majesté du véritable Empire Romain.   Ses Successeurs suivirent ce qu'ils trouvèrent établi ; ils furent imités par les autres Rois de l'Europe, & c'est ainsi que la Couronne Impériale se trouve, sans contradiction, en possession du prémier rang dans la Chrétienté.   La plûpart des autres Couronnes ne sont point d'accord entr'elles sur le rang.

            Quelques-uns voudroient faire envisager la Préséance de l'Empereur comme quelque chose de plus qu'une prémière place entre égaux, lui attribuer une supériorité sur tous les Rois, en un mot, le faire Chef temporel de la Chrétienté (
a) BARTOLE est allé jusqu'à dire, que tous ceux-là sont hérétiques, qui ne croient pas que l'Empereur soit Seigneur de tout le Monde.   Voyez BODIN, de la République, Liv. I. Chap. IX. p. in. 139).   Et il paroît en effet que plusieurs Empereurs ont eû dans l'esprit des prétentions semblables ; comme si en ressuscitant le nom de l'Empire Romain, on eût pu en faire revivre les Droits.   Les autres Etats ont été en garde contre ces prétentions.   On peut voir dans MEZERAY (b) Histoire de France, explication des Médailles de CHARLES V) les précautions que prit le Roi CHARLES V quand l'Empereur CHARLES IV vint en France, crainte, dit l'Historien, que ce Prince & son fils le Roi des Romains ne pussent fonder quelque droit de supériorité sur sa courtoisie.   BODIN (c) De la République p.138) rapporte, que l’on trouva fort mauvais en France que l'Empereur SIGISMOND eût pris séance en lieu royal en plein Parlement, & qu'il eût fait Chevalier le Sénéchal de Beaucaire, ajoûtant que pour couvrir la faute notable que l’on avoit faite de l'endurer, on ne voulut point souffrir que le même Empereur étant à Lyon, il y fit Duc le Comte de Savoie.   Aujourd'hui un Roi de France croiroit sans-doute se commettre, s'il marquoit seulement la moindre pensée, qu'un autre pourroit s’attribuer quelque autorité sur son Royaume.

§.41         Du nom & des honneurs attribues par la Nation à son Conducteur.

La Nation pouvant accorder à son Conducteur le dégré d'Autorité & les Droits qu'elle trouve à propos, elle n’est pas moins libre à l'égard du nom, des titres & de tous les honneurs, dont elle voudra le décorer.   Mais il convient à sa sagesse, aux intérêts de sa réputation, de ne point trop s'écarter à cet égard des usages reçus généralement chez les peuples civilisés.   Observons encore que la prudence doit ici la diriger, & l’engager à proportionner les Titres & les honneurs à la puissance de son Supérieur, & à l'autorité dont elle veut qu'il soit revêtu.   Les Titres, les honneurs ne décident de rien, il est vrai ; vains noms, vaines cérémonies, quand ils sont mal placés : Mais qui ne sçait combien ils influent dans les pensées des hommes ?   C’est donc ici une affaire plus sérieuse qu'elle ne le paroît au prémier coup d'œil.   La Nation doit prendre garde de ne point s'abaisser elle-même devant les autres peuples, de ne point avilir son Conducteur, par un Titre trop bas : Elle doit se garder plus encore de lui enfler le cœur par un vain nom, par des honneurs démésurés ; de lui faire naître la pensée de s'arroger sur elle un pouvoir qui y réponde, ou d’acquérir, par d’injustes Conquêtes, une Puissance proportionnée.   D'un autre côté, un Titre relevé peut engager le Conducteur à soutenir avec plus de fermeté la Dignité de la Nation.   Les conjonctures déterminent la prudence, & elle garde en toutes choses une juste mesure.   La Royauté, dit un Auteur respectable, & qui peut en être cru sur la matière, la Royauté tira la Maison de Brandebourg de ce joug de servitude, où la Maison d'Autriche tenoit alors tous les Princes d'Allemagne.   C'était une amorce que Fréderic III jettoit à toute sa postérité, & par laquelle il sembloit lui dire : Je vous ai acquis un titre, rendez-vous en digne ; j'ai jetté les fondemens de votre grandeur, c’est à vous d'achever l'ouvrage (a) Mémoires pour servir à l’Histoire de Brandebourg).

§.42         Si le Souverain peut s’attribuer le titre & les honneurs qu'il veut.

Si le Conducteur de l’Etat est Souverain, il a dans ses mains les Droits & l'Autorité de la Société Politique, & par conséquent Il peut ordonner lui-même de son Titre & des honneurs qui doivent lui être rendus, à moins que la Loi fondamentale ne les ait déterminés, ou que les limitations apportées à son Pouvoir ne s'opposent manifestement à ceux qu'il voudroit s’attribuer.   Ses Sujets sont obligés de lui obéir en cela, comme dans tout ce qu'il commande en vertu d'une Autorité légitime.   C'est ainsi que le Czar PIERRE I, fondé sur la vaste étenduë de ses Etats, se décerna lui-même le titre d'Empereur.

§.43         Du droit des autres Nations à cet égard.

Mais les Nations étrangères ne sont point obligées de déférer aux volontés du Souverain qui prend un Titre nouveau, ou du peuple qui appelle son Conducteur de tel nom qu'il lui plaît.

§.44         De leur devoir.

Cependant, si ce Titre n'a rien que de raisonnable ; conformément aux usages reçus ; il est tout-à-Fait convenable aux devoirs mutuels qui lient les Nations, de donner à un Souverain, ou au Conducteur quelconque d'un Etat, le même titre que lui donne son peuple.   Que si ce Titre est contre l'usage, s'il désigne des choses qui ne se trouvent point dans celui qui l’affecte, les étrangers peuvent le lui refuser, sans qu'il ait raison de se plaindre.   Le titre de Majesté est consacré par l'usage, aux Monarques qui commandent à de grandes Nations.   Les Empereurs d'Allemagne ont long-tems prétendu se le réserver, comme appartenant uniquement à leur Couronne Impériale.   Mais les Rois prétendirent avec raison, qu'il n'y avoit rien sur la terre de plus éminent, de plus auguste que leur Dignité : Ils refusèrent la Majesté, à qui la leur refusoit (a) Dans le tems du fameux Traité de Westphalie, les Plénipotentiaires de France convinrent avec ceux de l'Empereur, que le Roi & la Reine écrivant de leur main propre à l'Empereur, & lui donnant de la Majesté, il feroit réponse aussi de sa main avec le même titre.   Lettre des Plénipot. à M. de Brienne, 15 Oct. 1646) ; & aujourd'hui, à quelques exceptions près, fondées sur des raisons particulières, le titre de Majesté est un attribut propre à la qualité de Roi.

            Comme il seroit ridicule à un petit Prince de prendre le nom de Roi & de se faire donner de la Majesté ; les Nations étrangères, en se refusant à cette fantaisie, ne feront rien que de conforme à la raison & à leurs devoirs.   Cependant, s’il se trouve quelque part un Souverain, qui, malgré le peu d'étenduë de sa Puissance, soit en possession de recevoir de ses voisins le titre de Roi ; les Nations éloignées, qui veulent commercer avec lui, ne peuvent lui refuser ce titre.   Ce n’est point à elles de réformer les loges de ces régions lointaines.

§.45         Comment on peut s'assurer les titres & les honneurs.

Le Souverain qui veut recevoir constamment certains titres & honneurs, de la part des autres Puissances, doit se les assûrer par des Traités.   Ceux qui ont pris des engagemens par cette voie, sont désormais obligés envers lui, & ils ne pourroient s'écarter du Traité, sans lui faire injure ; Ainsi, dans les exemples que nous avons rapportés tout-à-l’heure, le Czar & le Roi de Prusse eurent soin de négocier d'avance avec les Cours amies, pour s'assûrer d'en être reconnus, dans la nouvelle qualité qu'ils vouloient prendre.

            Les Papes ont prétendu autrefois, qu'il appartenoit à la Thiare seule de créer de nouvelles Couronnes ; ils osérent espérer de la superstition des Princes & des peuples, une Prérogative si sublime.   Elle s'est éclypsée à la renaissance des Lettres, comme les spectres s'évanouissent au lever du soleil (*
(*) Les Princes Catholiques reçoivent encore aujourd'hui du Pape les Titres qui ont rapport à la Religion.   Benoit XIV a donné celui de Très-Fidèle au Roi de Portugal, & on a bien voulu ne point s'arrêter au stile impératif, dans lequel la Bulle est conçuë.   Elle est datée du 23 Décembre 1748).   Les Empereurs d'Allemagne, qui ont formé la même prétention, avoient au moins pour eux l'exemple des anciens Empereurs Romains.   Il ne leur manque que la même puissance pour avoir le même droit.

§.46         On doit se conformer à l’usage général.

Au défaut de Traités, on doit se conformer pour les titres, & en général pour toutes les marques d'honneur, à ce qui est établi par un usage généralement reçu.   Vouloir s'en écarter à l'égard d'une Nation, ou d'un Souverain, quand on n'en a aucune raison particulière, c'est lui témoigner ou du mépris, ou une mauvaise volonté : Conduite également contraire à la Saine Politique, & à ce que les Nations se doivent les unes aux autres.

§.47         Des égards mutuels que les Souverains se doivent.

Le plus grand Monarque doit respecter dans tout Souverain le Caractère éminent dont il est revêtu.   L'indépendance, l'égalité des Nations, les devoirs réciproques de l'humanité, tout l'invite à marquer au Conducteur même d'un petit Peuple, les égards qui sont dûs à sa qualité.   Le plus foible Etat est composé d'hommes, aussi bien que le plus puissant, & nos devoirs sont les mêmes envers tous ceux qui ne dépendent point de nous.

            Mais ce précepte de la Loi Naturelle ne s'étend point au-delà de ce qui est essentiel aux égards que les Nations indépendantes se doivent les unes aux autres ; en un mot de ce qui marque que l’on reconnoît un Etat, ou son Souverain, pour être véritablement indépendant & souverain, digne par conséquent de tout ce qui est dû à cette qualité.   Du reste, un grand Monarque étant, comme nous l'avons déjà observé, un personnage très-important dans la société humaine, il est naturel qu'on lui rende, en tout ce qui n’est que pur Cérémonial, sans blesser en aucune manière L’égalité des droits des Nations, qu'on lui rende, dis-je, des honneurs, auxquels un petit Prince ne sçauroit prétendre : Et celui-ci ne peut refuser au Monarque toutes les déférences qui n’intéressent point son indépendance & sa souveraineté.

§.48         Comment un Souverain doit maintenir sa Dignité.

Toute Nation, tout Souverain doit maintenir sa Dignité (§.35) en se faisant rendre ce qui lui est dû, & sur-tout ne pas souffrir qu'on y donne atteinte.   S'il est donc des titres, des honneurs, qui lui appartiennent suivant un usage constant, il peut les exiger ; & il le doit, dans les occasions où sa gloire se trouve intéressée.

            Mais il faut bien distinguer entre la négligence ; ou l'omission de ce qui auroit dû se faire suivant l’usage communément reçu, & les actes positifs, contraires au respect & à la considération, les insultes.   On peut se plaindre de la négligence ; & si elle n’est pas réparée, la considérer comme une marque de mauvaises dispositions : On est en droit de poursuivre, même par la force des armes, la réparation d'une insulte.   Le Czar PIERRE I se plaignit, dans son Manifeste contre la Suède, de ce qu'on n'avoit pas tiré le canon, lors de son passage à Riga.   Il pouvoit trouver étrange qu'on ne lui eût point rendu cet honneur, il pouvoit s'en plaindre : Mais en faire le sujet d'une Guerre, ce seroit prodiguer étrangement le sang humain.


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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:03
CHAPITRE II
Du Commerce mutuel des Nations.


§.21         Obligation générale des Nations de commercer ensemble.

Tous les hommes doivent trouver sur la terre les choses dont-ils ont besoin.   Ils les prenoient, tant qu'a duré la Communion primitive, par-tout où ils les rencontroient, pourvû qu'un autre ne s'en fût pas déjà emparé pour son usage.   L’introduction du Domaine & de la Propriété n'a pu priver les hommes d'un droit essentiel, & par conséquent elle ne peut avoir lieu, qu'en leur laissant en général quelque moyen de se procurer ce qui leur est utile ou nécessaire.   Ce moyen est le Commerce : Par là tout homme peut encore pourvoir à ses besoins.   Les choses étant passées sous la propriété, on ne peut plus s'en rendre maître, sans le consentement du propriétaire, ni ordinairement les avoir pour rien ; mais on peut les acheter, ou les échanger contre d'autres choses équivalentes.   Les hommes sont donc obligés d'exercer entr'eux ce Commerce, pour ne pas s'écarter des vues de la Nature ; & cette obligation regarde Aussi les Nations entières, ou les Etats (Prélim. §.5).   La Nature ne produit guères en un même lieu, tout ce qui est à l'usage des hommes : Un pays abonde en bleds, un autre en pâturages & en bestiaux, un troisième en bois & en métaux &c.   Si tous ces pays commercent ensemble, comme il convient à l'humanité, aucun ne manquera des choses utiles & nécessaires, & les vues de la Nature, Mère commune des hommes, seront remplies.   Ajoûtons qu'un pays est plus propre à un genre de productions qu'à un autre, plus, par exemple, aux vignes qu'au labourage : Si le Commerce & les échanges sont établis ; chaque peuple, assûré de se procurer ce qui lui manque, emploie son terrein & son industrie, de la manière la plus avantageuse, & le Genre-humain y gagne.   Tels sont les fondemens de l'obligation générale où se trouvent les Nations, de cultiver entr'elles un Commerce réciproque.

§.22         Elles doivent favoriser le Commerce.

Chacune doit donc Non-seulement se prêter à ce Commerce, autant qu'elle le peut raisonnablement, mais même le protéger & le favoriser.   Le soin des Chemins publics, la sûreté des Voyageurs, l’établissement des Ports, des lieux de Marché, des Foires bien réglées & bien policées ; tout cela fait à ce but : Et s'il y a des fraix à faire, on peut, comme nous rayons déjà observé (L. I. §.103), s'en dédommager par des péages & autres droits équitablement proportionnés.

§.23         De la liberté du Commerce.

La liberté étant très-favorable au Commerce, il est convenable aux devoirs des Nations de la maintenir autant qu'il est possible, & de ne point la gêner, ou la restreindre sans nécessité.   Ces Privilèges, ces Droits particuliers, si onéreux au Commerce, établis en bien des lieux, sont donc condamnables, à moins qu'ils ne soient fondés sur des raisons très-importantes, prises du bien public.

§.24         Du droit de commercer qui appartient aux Nations.

Toute Nation, en vertu de sa Liberté naturelle, est en droit de faire le Commerce avec celles qui voudront bien s'y prêter ; & quiconque entreprend de la troubler dans l'exercice de son droit, lui fait injure.   Les Portugais ont voulu, dans le tems de leur puissance en Orient, interdire aux autres Nations de l'Europe tout Commerce avec les Peuples Indiens.   Mais on se mocqua d'une prétention aussi injuste que chimérique, & on s'accorda à regarder les actes de violence destinés à la soutenir, comme de justes sujets de leur faire la guerre.   Ce droit commun à toutes les Nations est généralement reconnu aujourd'hui, sous le nom de la Liberté du Commerce.

§.25         C'est à chacune de juger si elle est dans le cas d'exercer le Commerce.

Mais s'il est en général du devoir d'une Nation de cultiver le Commerce avec les autres, & si chacune a le droit de commercer avec toutes celles qui voudront l'y admettre ; d'un autre côté une Nation doit éviter tout Commerce désavantageux, ou dangereux à l’Etat par quelqu'endroit (L. I. §.98) ; & puisque les devoirs envers soi-même prévalent, en cas de collision, sur les devoirs envers autrui, elle est en plein droit de se régler à cet égard sur ce qui lui est utile ou salutaire.   Nous avons déjà vu (L. I. §.92) qu'il appartient à chaque Nation de juger s'il lui convient, ou non, de faire tel ou tel Commerce.   Elle acceptera donc, ou refusera celui qui lui est proposé par des étrangers, sans qu'ils puissent l'accuser d'injustice, ou lui en demander raison, moins encore user de contrainte.   Elle est libre dans l'administration de ses Affaires, & n'en doit compte à personne.   L'obligation de commercer avec les autres est imparfaite en soi (Prélim. §.17) & ne leur donne qu'un droit imparfait ; elle cesse entièrement dans les cas où le Commerce nous seroit préjudiciable.   Quand l'Espagnol attaquoit les Américains, sous prétexte que ces peuples refusoient de commercer avec lui, il couvroit d'une vaine couleur son insatiable cupidité.

§.26         Nécessité des Traités de Commerce.

Ce peu de mots, joint à ce que nous avons déjà dit sur la matiére, dans le Chapitre VIII du Livre I, peut suffire pour établir les Principes du Droit des Gens Naturel sur le Commerce mutuel des Nations.   Il n'en pas difficile de marquer en général ce qui est du devoir des Peuples à cet égard, ce que la Loi Naturelle leur prescrit, pour le bien de la grande Société du Genre-humain.   Mais comme chacun d'eux est seulement obligé de commercer avec les autres, autant qu'il peut le faire sans se manquer à soi-même, & que tout dépend enfin du jugement que chaque Etat portera de ce qu'il peut & doit faire dans les cas particuliers ; les Nations ne peuvent compter que sur des généralités, comme la liberté qui appartient à chacune d'exercer le Commerce, & du reste sur des droits imparfaits, dépendans du jugement d'autrui, & par conséquent toûjours incertains.   Si elles veulent donc s'assûrer quelque chose de précis & de constant, il faut qu'elles se le procurent par des Traités.

§.27         Règle générale sur ces Traités.

Puisqu'une Nation est en plein droit de se régler à l'égard du Commerce, sur ce qui lui est utile ou salutaire ; elle peut faire sur cette matière tels Traités qu'elle jugera à propos, sans qu'aucune autre ait droit de s'en offenser, pourvû que ces Traités ne donnent point atteinte aux droits parfaits d'autrui.

            Si par les engagemens qu'elle prend, la Nation se met sans nécessité, ou sans de puissantes raisons, hors d'état de se prêter au Commerce général que la Nature recommande entre ses Peuples ; elle péche contre son devoir.   Mais comme c’est à elle seule d'en juger (Prélim. §.16), les autres doivent le souffrir, en respectant sa Liberté naturelle, & même supposer qu'elle agit par de bonnes raisons.   Tout Traité de Commerce qui ne donne point atteinte au droit parfait d'autrui, est donc permis entre les Nations, & aucune ne peut s'opposer à son exécution : Mais celui-là seul est légitime & loüable en soi, qui respecte l'intérêt général, autant qu'il est possible & raisonnable d'y avoir égard dans le cas particulier.

§.28         Devoir des Nations qui sont ces Traités.

Comme les promesses & les engagemens exprès doivent être inviolables, toute Nation sage & vertueuse aura soin d'examiner, de peser mûrement un Traité de Commerce, avant que de le conclure, & de prendre garde qu'il ne l'engage à rien de contraire à ses devoirs envers elle-même & envers les autres.

§.29         Traités perpétuels, ou à tems, ou révocables à volonté.

Les Nations peuvent mettre telles clauses & conditions qu’elles trouvent à propos dans leurs Traités.   Il leur est libre de les faire perpétuels, ou à tems, ou dépendans de certains événemens.   Le plus prudent est ordinairement de ne point s'engager pour toûjours, parcequ'il peut survenir dans la suite des conjonctures qui rendroient le Traité fort onéreux à l'une des parties contractantes.   On peut aussi n'accorder par un Traité qu'un droit précaire, en se réservant la liberté de le révoquer toutes les fois qu'on le voudra.   Nous avons déjà observé (L. I §.94) qu'une ample permission, non plus qu'un long usage (ibid. §.95), ne donne aucun droit parfait à un Commerce.   Il ne faut donc pas confondre ces choses avec les Traités, pas même avec ceux qui ne donnent qu'un droit précaire.

§.30         On ne peut rien accorder à un tiers contre la teneur d'un Traité.

Dés qu'une Nation a pris des engagemens par un Traité, elle n’est plus en liberté de faire en faveur des autres, contre la teneur du Traité, ce que d'ailleurs elle leur eût accordé conformément aux devoirs de l'humanité, ou à l'obligation générale de commercer ensemble.   Car elle ne doit faire pour autrui que ce qui est en son pouvoir ; & lorsqu'elle s’est ôté la liberté de disposer d'une chose, cette chose là n’est plus en son pouvoir.   Lors donc qu'une Nation s'est engagée envers une autre à lui vendre à elle seule certaines marchandises, ou denrées, des bleds, par exemple, elle ne peut plus les vendre ailleurs.   Il en est de même si elle s'est astreinte à n'acheter certaines choses que de cette Nation seule.

§.31         Comment il est permis de s'ôter par un Traité la liberté de commercer avec d'autres peuples

Mais on demandera comment & en quelles occasions il est permis à une Nation de prendre des engagemens, qui lui ôtent la liberté de remplir ses devoirs envers les autres ?   Les devoirs envers soi-même prévalant sur les devoirs envers autrui ; si une Nation trouve son salut & un avantage solide dans un Traité de cette nature, il lui est sans-doute permis de le faire ; & d'autant plus que par là elle ne rompt point le Commerce général des Nations ; elle fait seulement passer une branche du sien par d'autres mains, ou elle assûre à un peuple en particulier des choses dont il a besoin.   Si un Etat qui manque de sel, peut s'en assûrer auprès d'un autre, en s'engageant à ne vendre qu'à lui ses bleds, ou ses bestiaux ; est-il douteux qu'il ne puisse conclure un Traité si salutaire ?   Ses bleds, ou ses bestiaux sont alors des choses dont il dispose pour satisfaire à ses propres besoins.   Mais en vertu de ce que nous avons observé au §.28, on ne doit point prendre des engagemens de cette nature, sans de très-bonnes raisons.   Au reste, que les raisons soient bonnes, ou mauvaises, le Traité est valide, & les autres Nations ne sont point en droit de s'y opposer (§.27).

§.32         Une Nation peut restreindre son Commerce en faveur d'une autre.

Il est libre à un chacun de renoncer à son droit ; une Nation peut restreindre son Commerce en faveur d'une autre, s'engager à ne point trafiquer d'une certaine espèce de marchandises ; à s'abstenir de commercer avec tel ou tel pays &c.   Si elle n'observe pas ses engagemens, elle agit contre le droit parfait de la Nation avec qui elle a contracté, & celle-ci est en droit de la réprimer.   La Liberté naturelle du Commerce n’est point blessée par des Traités de cette Nature.   Car cette Liberté consiste seulement en ce qu'aucune Nation ne soit troublée dans son droit de commercer avec celles qui consentent à trafiquer avec elle ; & chacune demeure libre de se prêter à un Commerce particulier, ou de s'y refuser, suivant ce qu'elle juge être du plus grand bien de l'Etat.

§.33         Elle peut s'approprier un Commerce.

Les Nations ne s'adonnent pas seulement au Commerce pour se procurer les choses nécessaires ou utiles ; elles en font encore une source de richesses.   Or quand il y a un gain à faire ; il est également permis à tout le monde d'y prendre part ; mais le plus diligent prévient légitimement les autres, en s'emparant d'un bien qui est au prémier occupant : rien n'empêche même qu'il ne se l’assûre tout entier, s'il a quelque moyen légitime de se l'approprier.   Lors donc qu'une Nation possède seule certaines choses, une autre peut légitimement se procurer par un traité l'avantage de les acheter seule, pour les revendre à toute la Terre.   Et comme il est indifférent aux Nations de quelle main elles reçoivent les choses dont elles ont besoin, pourvû qu'on les leur donne à un juste prix ; le Monopole de cette Nation n’est point contraire aux devoirs généraux de l'humanité, si elle ne s'en prévaut point pour mettre ses marchandises à un prix injuste & déraisonnable.   Que si elle en abuse, pour faire un gain immodéré, elle pêche contre la Loi Naturelle, en privant les autres Nations d'une commodité, ou d'un agrément, que la Nature destinoit à tous les hommes, ou en le leur faisant acheter trop cher : Mais elle ne leur fait point injure, parce qu'à rigueur, & suivant le Droit externe, le propriétaire d'une chose est le maître de la garder ; ou d'y mettre le prix qu'il veut.   Ainsi les Hollandois se sont rendus maîtres du Commerce de la Canelle, par un Traité avec le Roi de Ceylan ; & les autres Nations ne pourront s'en plaindre, tandis qu'ils contiendront leurs profits dans de justes bornes.

            Mais s'il étoit question de choses nécessaires à la vie, & que le Monopoleur voulût les porter à un prix excessif ; les autres Nations seroient autorisées par le soin de leur propre salut, & pour l'avantage de la Société humaine, a se réunir pour mettre à la raison un avide oppresseur.   Le droit aux choses nécessaires est tout autre que celui que l’on a aux commodités & aux agrémens, dont on peut se passer s'ils sont à trop haut prix.   Il seroit absurde que la subsistance & le salut des peuples dépendent de la cupidité ou du caprice d'un seul.

§.34         Des Consuls.

L'une des institutions modernes les plus utiles au Commerce est celle des Consuls.   Ce sont des gens qui dans les grandes places de Commerce, & sur tout dans les ports de mer, en pays étranger, ont la Commission de veiller à la conservation des Droits & des Privilèges de leur Nation, & de terminer les difficultés qui peuvent naître entre ses Marchands.   Quand une Nation fait un grand Commerce dans un pays, il lui convient d'y avoir un homme chargé d'une pareille Commission, & l’Etat qui lui permet ce Commerce, devant naturellement le favoriser, il doit aussi, par cette raison, admettre le Consul.   Mais comme il n'y est pas obligé absolument & d'une obligation parfaite ; celui qui veut avoir un Consul doit s'en procurer le Droit, par le Traité même de Commerce.

            Le Consul étant chargé des Affaires de son Souverain & en recevant les ordres, il lui demeure sujet & comptable de ses actions.

            Le Consul n’est pas Ministre Public, comme cela paroîtra par ce que nous dirons du Caractère des Ministres dans notre IV Livre, & il n'en peut prétendre les Prérogatives.   Cependant, comme il est chargé d'une Commission de son Souverain, & reçu en cette qualité par celui chez qui il réside, il doit joüir jusqu'à un certain point de la protection du Droit des Gens.   Le Souverain qui le reçoit s'engage tacitement, par cela même, à lui donner toute la liberté & toute la sûreté nécessaires pour remplir convenablement ses fonctions ; sans quoi l’admission du Consul seroit vaine & illusoire.

            Ses fonctions exigent prémièrement qu'il ne soit point sujet de l’Etat où il réside car il seroit obligé d'en suivre les ordres en toutes choses, & n'aurait pas la liberté de faire sa Charge.

            Elles paroissent même demander que le Consul soit indépendant de la justice Criminelle ordinaire du lieu où il réside, ensorte qu'il ne puisse être molesté, ou mis en prison, à moins qu'il ne viole lui-même le Droit des Gens, par quelque attentat énorme.

            Et bien que l'importance des fonctions Consulaires ne soit point assez relevée pour procurer à la personne du Consul l'inviolabilité & l’absoluë indépendance, dont jouissent les Ministres Publics ; comme il est sous la protection particuliére du Souverain qui l'emploie, & chargé de veiller à ses intérêts, s'il tombe en faute, les égards dûs à son Maître demandent qu'il lui soit renvoyé pour être puni.   C'est ainsi qu'en usent les Etats qui veulent vivre en bonne intelligence.   Mais le plus sûr est de pourvoir, autant qu'on le peut, à toutes ces choses, par le Traité de Commerce.

            WICQUEFORT dans son Traité de l'Ambassadeur, Liv. I. Section V. dit que les Consuls ne joüissent pas de la protection du Droit des Gens, & qu'ils sont sujets à la justice du lieu de leur résidence, tant pour le civil que pour le criminel.   Mais les exemples qu'il rapporte sont contraires à son sentiment.   Les Etats-Généraux des Provinces-Unies, dont le Consul avoit été affronté & arrêté par le Gouverneur de Cadix, en firent leurs plaintes à la Cour de Madrid, comme d'une violence, qui avoit été faite au Droit des Gens.   Et en l'an 1634, la République de Venise pensa rompre avec le Pape Urbain VIII, à cause de la violence que le Gouverneur d’Ancône avoit faite au Consul Vénitien.   Le Gouverneur avoit persécuté ce Consul, qu'il soupçonnoit d'avoir donné des avis préjudiciables au Commerce d'Ancône, & ensuite enlevé ses meubles & ses papiers, le faisant enfin ajourner, contumacer & bannir, sous prétexte d'avoir, en tems de contagion, fait décharger des marchandises, contre les défenses.   Il fit encore mettre en prison le Successeur de ce Consul.   Le Sénat de Venise demanda réparation avec beaucoup de chaleur ; & par l'entremise des Ministres de France, qui craignoient une rupture ouverte, le Pape contraignit le Gouverneur d'Ancône à donner satisfaction à la République.

            Au défaut des Traités, la Coûtume doit servir de règle dans ces occasions, car celui qui reçoit un Consul sans conditions expresses, est censé le recevoir sur le pied établi par l'usage.


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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:02

LE DROIT

DES GENS

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LIVRE II 

  De la Nation considérée dans ses relations avec les autres.

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CHAPITRE I
Des Devoirs communs d'une Nation envers les autres, ou des Offices de l'humanité entre les Nations.


§.1           Fondement des Devoirs communs & mutuels des Nations.

Nos Maximes vont paroître bien étranges à la Politique des Cabinets, & le malheur du Genre-humain est tel, que plusieurs de ces raffinés Conducteurs des Peuples tourneront en ridicule la Doctrine de ce Chapitre.   N'importe, proposons hardiment ce que la Loi Naturelle prescrit aux Nations.   Craindrions-nous le ridicule, lorsque nous parlons après CICERON ? Ce grand-homme a les rênes du plus puissant Empire qui fut jamais ; & il n'y parut pas moins grand, qu'il ne l'étoit dans la Tribune.   Il regardoit l'observation exacte de la Loi naturelle comme la Politique la plus salutaire à l'Etat.   J'ai déjà rapporté dans ma Préface ce beau passage : Nibil est quod adhuc de Republicae putem dictum, & quo possim longius progredi, nisi confirmatum, non modo falsum esse illud, sine injuria non posse, sed hoc verissimum, sine summa justitia Rempublicam regi non posse (a) Fragm. ex Lib. II. De Republica).

            Je pourrois dire avec fondement, que par ces mots, summa justitia, Cicéron veut marquer cette Justice universelle, qui est l'entier accomplissement de la Loi naturelle.   Mais il s'explique ailleurs plus formellement à cet égard, & il fait assez connaître qu'il ne borne pas les devoirs mutuels des hommes à l'observation de la Justice proprement dite.

            « Rien, dit-il, n’est si conforme à la Nature, si capable, de donner une vraie satisfaction, que d'entreprendre, à l'exemple d'Hercule, les travaux même les plus pénibles, pour la conservation & l'avantage de toutes les Nations : Magis est sécundum naturam, pro omnibus gentibus, si fieri possit, conservandis, aut juvandis maximos labores molestiasque suscipere, imitantem Herculem illum, quem hominum fama, beneficiorum memor, in consilium Coelestium collocavit ; quàm vivere in solitudine, non modo fine ullis molestiis, sed etiam in maximis voluptatibus, abundantem omnibus copiis ; ut excellas etiam pulchritudine & viribus.   Quocirca optima quisque & splendidissimo ingenio longe illam vitam huic auteponit (
b) De Officiis, Lib. III. cap. V).   Cicéron réfute expressément dans le même Chapitre, ceux qui veulent excepter les Etrangers des Devoirs, auxquels ils se reconnoissent obligés envers leurs Concitoyens : Qui autem Civium rationem dicunt habendam, externorum negant, hi dirimunt communem humani generis societatem : quâ sublata, beneficientia, liberalitas, bonitas, justitia funditus tollitur : quae qui tollunt, etiam adversus Deos immortales impii judicandi sunt ab iis enim constitutam inter homines societatem evertunt.

            Et pourquoi n'espérerions-nous pas de trouver encore parmi ceux qui gouvernent, quelques Sages, convaincus de cette grande vérité, que la Vertu, même pour les Souverains, pour les Corps Politiques, est le chemin le plus assûré de la prospérité & du bonheur ?   Il est au moins un fruit que l’on peut attendre des saines Maximes hautement publiées, c'est qu'elles contraignent ceux-là même qui les goûtent le moins à garder quelque mesure, pour ne pas se perdre entiérement de réputation.   Se flatter que des hommes, & sur-tout des hommes puissans, voudront suivre la rigueur des Loix Naturelles, ce seroit s'abuser grossiérement : Perdre tout espoir de faire impression sur quelques-uns d'entr'eux, c'est désespérer du Genre humain.

            Les Nations étant obligées par la Nature à cultiver entr’elles la Société humaine (Prélim. §.11) ; elles sont tenuës les unes envers les autres à tous les devoirs que le salut & l'avantage de cette Société exigent.

§.2           Offices d'humanité & leur fondement.

Les Offices de l'humanité sont ces sécours, ces devoirs ; auxquels les hommes sont obligés les uns envers les autres en qualité d'hommes, c’est-à-dire en qualité d'êtres faits pour vivre en société, qui ont nécessairement besoin d'une assistance mutuelle, pour se conserver, pour être heureux ; & pour vivre d'une manière convenable à leur nature.   Or les Nations n'étant pas moins soumises aux Loix naturelles que les particuliers (Prélim. §.5) ; ce qu'un homme doit aux autres hommes, une Nation le doit, à sa manière, aux autres Nations (Prélim. §.10 & suiv.).   Tel est le fondement de ces Devoirs communs, de ces offices d'humanité, auxquels les Nations sont réciproquement obligées les unes envers les autres.   Ils consistent en général à faire pour la conservation & le bonheur des autres, tout ce qui est en notre pouvoir, autant que cela peut se concilier avec nos devoirs envers nous-mêmes.

§.3           Principe général de tous les Devoirs mutuels des Nations.

La nature & l’essence de l'homme, incapable de se suffire à lui-même, de se conserver, de se perfectionner & de vivre heureux sans le sécours de ses semblables, nous fait voir qu'il est destiné à vivre dans une société de sécours mutuels ; & par conséquent que tous les hommes sont obligés par leur nature même & leur essence, de travailler conjointement & en commun à la perfection de leur être & à celle de leur état.   Le plus sûr moyen d'y réussir est que chacun travaille prémiérement pour soi-même & ensuite pour les autres.   De là il suit que tout ce que nous nous devons à nous mêmes, nous le devons aussi aux autres, autant qu'ils ont réellement besoin de sécours, & que nous pouvons leur en accorder sans nous manquer à nous-mêmes.   Puis donc qu'une Nation doit, à sa manière, à une autre Nation, Ce qu'un homme doit à un autre homme, nous pouvons hardiment poser ce Principe général : Un Etat doit tout autre Etat ce qu'il se doit à soi-même, autant que cet autre a un véritable besoin de son sécours, & qu'il peut le lui accorder sans négliger ses devoirs envers soi-même.   Telle est la Loi éternelle & immuable de la Nature.   Ceux qui pourroient trouver ici un renversement total de la saine Politique, se rassureront par les deux Considérations suivantes.

            1°, Les Corps de Société, ou les Etats souverains sont beaucoup plus capables de se suffire à eux-mêmes que les individus humains, & l’assistance mutuelle n’est point si nécessaire entr'eux, ni d'un usage si fréquent.   Or dans toutes les choses qu'une Nation peut faire elle-même, les autres ne lui doivent aucun sécours.

            2°, Les devoirs d'une Nation envers elle-même, & principalement le soin de sa propre sûreté, exigent beaucoup plus de circonspection & de réserve, qu'un particulier n'en doit observer dans l'assistance qu'il donne aux autres.   Nous développerons bientôt cette remarque.

§.4           Devoirs d'une Nation pour la conservation des autres.

Tous les devoirs d'une Nation envers elle-même ont pour objet sa conservation & sa perfection, avec celle de son état.   Le détail que nous en avons donné dans le prémier Livre de cet Ouvrage peut servir à indiquer les différens objets, à l'égard desquels un Etat peut & doit assister un autre Etat.   Toute Nation doit donc travailler, dans l'occasion, à la conservation des autres & à les garentir d'une ruine funeste, autant qu'elle peut le faire sans trop s'exposer elle-même.   Ainsi quand un Etat voisin est injustement attaqué par un Ennemi puissant, qui menace de l'opprimer ; si vous pouvez le défendre sans vous exposer à un grand danger, il n’est pas douteux que vous ne deviez le faire.   N'objectez point qu'il n’est pas permis à un Souverain d'exposer la vie de ses soldats pour le salut d'un Etranger, avec qui il n'aura contracté aucune Alliance défensive.   Il peut lui-même se trouver dans le cas d'avoir besoin de sécours ; & par conséquent, mettre en vigueur cet esprit d’assistance mutuelle, c'est travailler au salut de sa propre Nation.   Aussi la Politique vient-elle ici au sécours de l'obligation & du devoir ; les Princes sont intéressés à arrêter les progrès d'un Ambitieux, qui veut s'agrandir en subjuguant ses voisins.   Une Liguë puissante se forma en faveur des Provinces-Unies, menacées de subir le joug de Louis XIV (a) En 1672).   Quand les Turcs mirent le siége devant Vienne, le brave SOBIESKI Roi de Pologne fut le Libérateur de la Maison d'Autriche (b) Il battit les Turcs & fit lever le siège de Vienne en 1683), peut-être de l'Allemagne entière & de son propre Royaume.

§.5           Elle doit assister un peuple désolé par la famine & par d'autres calamités.

Par la même raison, si un peuple est désolé par la famine, tous ceux qui ont des vivres de reste doivent l’assister dans son besoin, sans toutefois s’exposer eux-mêmes à la disette.   Mais si ce peuple a de quoi payer les vivres qu'on lui fournit, il est très-permis de les lui vendre à juste prix ; car on ne lui doit point ce qu'il peut se procurer lui-même, & par conséquent on n’est point obligé de lui donner pour rien des choses qu'il est en état d'acheter.   L'assistance, dans cette dure extrémité, est si essentiellement conforme à l'humanité, qu'on ne voit guères de Nation un peu civilisée y manquer absolument.   Le grand HENRI IV ne put s'y refuser envers des rebelles obstinés, qui vouloient sa perte (c) Dans le tems du fameux siége de Paris).

            De quelque Calamité qu'un peuple soit affligé, la même assistance lui est dûë.   Nous avons vû de petits Etats de la Suisse ordonner des Collectes publiques en faveur de quelques villes, ou villages des pays voisins, ruïnés par un incendie, & leur donner des sécours abondans, sans que la différence de Religion les ait détournés d'une si bonne œuvre.   Les Calamités du Portugal ont fourni à l'Angleterre une occasion de remplir les devoirs de l'humanité avec cette noble générosité, qui caractérise une grande Nation.   A la prémière nouvelle du désastre de Lisbonne, le Parlement assigna un fonds de cent mille Livres Sterling, pour le soulagement d'un peuple infortuné ; le Roi y joignit des sommes considérables ; des Vaisseaux furent chargés en diligence de provisions, de sécours de toute espèce, & vinrent convaincre les Portugais que l'opposition de Créance & de Culte n'arrête point ceux qui sçavent ce qui est dû à l'humanité.   Le Roi d'Espagne a signalé, dans la même occasion, sa tendresse pour un proche Allié, son humanité & sa générosité.

§.6           Contribuer à la perfection des autres.

La Nation ne doit point se borner à la conservation des autres Etats, elle doit contribuër encore à leur perfection, selon qu'il est en son pouvoir & qu'ils ont besoin de son sécours.   Nous avons déjà fait voir (Prélim. §.13) que la Société naturelle lui impose cette obligation générale.   C’est ici le lieu de la développer dans quelque détail.   Un Etat est plus ou moins parfait selon qu'il est plus ou moins propre a obtenir la fin de la Société Civile, laquelle consiste à procurer aux Citoyens toutes les choses dont ils ont besoin pour les nécessités, la commodité & les agrémens de la vie, & en général pour leur bonheur ; à faire ensorte que chacun puisse joüir tranquillement du sien, & obtenir justice avec sûreté ; enfin à se défendre de toute violence étrangère (Liv. I. §.15).   Toute Nation doit donc contribuër, dans l'occasion & suivant son pouvoir, non-seulement à faire jouïr une autre Nation de ces avantages, mais encore à la rendre capable de se les procurer elle-même.   C’est ainsi qu'une Nation Savante ne doit point se refuser à une autre, qui, désirant de sortir de la barbarie, viendra lui demander des Maîtres pour l’instruire.   Celle qui a le bonheur de vivre sous de sages Loix, doit se faire un devoir de les communiquer dans l'occasion.   Ainsi lorsque la sage & vertueuse Rome envoya des Ambassadeurs en Grèce, pour y chercher de bonnes Loix, les Grecs ne se refusèrent point à une réquisition si raisonnable & si digne de loüange.

§.7           Mais non point par force.

Mais si une Nation est obligée de contribuër de son mieux à la perfection des autres, elle n'a aucun droit de les contraindre à recevoir ce qu'elle veut faire dans cette vûë.   L'entreprendre, ce seroit violer leur Liberté naturelle.   Pour contraindre quelqu'un à recevoir un bienfait, il faut avoir autorité sur lui ; & les Nations sont absolument libres & indépendantes (Prélim. §.4). Ces ambitieux Européens, qui attaquoient les Nations Américaines & les soumettoient à leur avide Domination, pour les civiliser, disoient-ils, & pour les faire instruire dans la véritable Religion ; ces Usurpateurs, dit-je, se fondoient sur un prétexte également injuste & ridicule.   On est surpris d'entendre le savant & judicieux Grotius nous dire qu'un Souverain peut justement prendre les armes pour châtier des Nations qui se rendent coupables de fautes énormes contre la Loi Naturelle, qui traitent inhumainement leurs Pères & leurs Mères, comme faisoient les Sogdiens, qui mangent de la chair humaine, comme faisoient les anciens Gaulois &c. (a) Droit de la G. & de la P. Liv. II. Chap. XX. §. XL.).   Il est tombé dans cette erreur parce qu'il attribuë à tout homme indépendant, & par-là même à tout Souverain, je ne sçai quel droit de punir les fautes qui renferment une violation énorme du Droit de la Nature, même celles qui n’intéressent ni ses droits, ni sa sûreté.   Mais nous avons fait voir (L. I §.169) que le droit de punir dérive uniquement, pour les hommes, du droit de sûreté ; par conséquent il ne leur appartient que contre ceux qui les ont offensés.   GROTIUS ne s'est-il point apperçu, que malgré toutes les précautions qu'il apporte dans les paragraphes suivans, son sentiment ouvre la porte à toutes les fureurs de l’Enthousiasme & du Fanatisme, & fournit aux Ambitieux des prétextes sans nombre ?   Mahomet & ses successeurs ont ravagé & assujetti l’Asie, pour venger l'unité de Dieu offensée, tous ceux qu'ils traitaient d’Associateurs, ou d'Idolatres, étoient les victimes de leur sainte fureur.

§.8           Du droit de demander les Offices d'humanité.

Puisque ces Devoirs, ou ces Offices d'humanité doivent se rendre de Nation à Nation, suivant que l'une en a besoin, & que l'autre peut raisonnablement ses accorder ; toute Nation étant libre, indépendante & modératrice de ses actions, c’est à chacune de voir si elle est dans le cas de demander, ou d'accorder quelque chose à cet égard.   Ainsi :

 

1°, toute Nation a un droit parfait de demander à une autre l'assistance & les offices, dont elle croit avoir besoin.   L'en empêcher, c’est lui faire injure.   Si elle les demande sans nécessité, elle péche contre son devoir ; mais elle ne dépend à cet égard du jugement de personne.   Elle a droit de les demander, mais non pas de les exiger.

§.9           Du droit de juger si on peut les accorder.

Car :

 

2°, ces Offices n'étant dûs que dans le besoin, & par celui qui peut les rendre sans se manquer à soi-même ; il appartient d'un autre côté à la Nation à qui l’on s'adresse de juger si le cas les demande réellement & si les circonstances lui permettent de les accorder raisonnablement, avec les égards qu'elle doit à son propre salut & à ses intérêts.   Par exemple, une Nation manque de bleds, & demande à en acheter d'une autre ; c’est à celle-ci de juger, si par cette complaisance, elle ne s'exposera point à tomber elle-même dans la disette : refuse-t-elle ?   On doit le souffrir patiemment.   Nous avons vû tout récemment la Russie s'acquitter de ces devoirs avec sagesse.   Elle a généreusement assisté la Suède, menacée de la famine ; mais elle a refusé à d'autres Puissances la liberté d'acheter des bleds en Livonie, parce qu'elle en avoit besoin pour elle-même & sans-doute aussi par de grand des raisons de Politique.

§.10   Une Nation n'en peut contraindre une autre à lui rendre ces Offices, dont le refus n'est pas une injure.

La Nation n'a donc qu'un droit imparfait aux Offices de l’humanité : Elle ne peut contraindre une autre Nation à les lui accorder.   Celle qui les lui refuse mal-à-propos péche contre l'équité, qui consiste à agir conformément au droit imparfait d'autrui ; mais elle ne lui fait point injure ; l'injure, ou l’injustice étant ce qui blesse le droit parfait d'autrui.

§.11         De l'amour mutuel des Nations.

Il est impossible que les Nations s'acquittent de tous ces Devoirs les unes envers les autres, si elles ne s'aiment point.   Les Offices de l'humanité doivent procéder de cette source pure ; ils en conserveront le caractère & la perfection.   Alors on verra les Nations s'entr'aider sincèrement & de bon cœur, travailler avec empressement à leur félicité commune, cultiver la paix sans jalousie & sans défiance.

§.12         Chacune doit cultiver l'amitié des autres.

On verra régner entr'elles une véritable Amitié.   Cet heureux état consiste dans une affection mutuelle.   Toute Nation est obligée de cultiver l'Amitié des autres, & d’éviter avec soin tout ce qui pourroit les lui rendre ennemies.   L'intérêt présent & direct y invite souvent les Nations sages & prudentes : Un intérêt plus noble, plus général & moins direct est trop rarement le motif des Politiques.   S'il est incontestable que les hommes doivent s'aimer les uns les autres, pour répondre aux vues de la Nature, & pour s’acquitter des devoirs qu'elle leur impose, aussi bien que pour leur propre avantage ; peut-on douter que les Nations ne soient entr'elles dans la même obligation ?   Est-il au pouvoir des hommes, lorsqu'ils se divisent en différens Corps Politiques, de rompre les nœuds de la société universelle que la Nature a établie entr'eux ?

§.13   Se perfectionner en vûë de l'utilité des autres, & leur donner de bons exemples.

Si un homme doit se mettre en état d'être utile aux autres hommes, un Citoyen de servir utilement sa Patrie & ses Concitoyens ; une Nation, en se perfectionnant elle-même, doit se proposer aussi de se rendre par-là plus capable d'avancer la perfection & le bonheur des autres peuples.

            Elle doit s'étudier à leur donner de bons exemples, & éviter de leur en présenter de mauvais.   L'imitation est familière au Genre-humain ; on imite quelquefois les vertus d'une Nation célèbre, & plus souvent ses vices & ses travers.

§.14         Prendre soin de leur gloire.

Puisque la Gloire est un bien précieux pour une Nation, comme nous l’avons fait voir dans un Chapitre exprès (*(*) Liv. I ; Chap. XV.), l'obligation d'un Peuple s'étend jusqu'à prendre soin de la gloire des autres Peuples.   Il doit premièrement contribuër dans l'occasion à les mettre en état de mériter une véritable gloire ; en sécond lieu, leur rendre à cet égard toute la justice qui leur est dûë, & faire ensorte, autant que cela dépend de lui, qu'elle leur soie renduë par-tout le monde : Enfin il doit adoucir charitablement, bien loin de l'envenimer, le mauvais effet que peuvent produire quelques taches légères.

§.15         La différence de Religion ne doit pas empêcher de rendre les Offices de l'humanité.

Par la manière dont nous avons établi l'obligation de rendre les Offices de l'humanité, on voit qu'elle est fondée uniquement par la qualité d'homme.   Aucune Nation ne peut donc les refuser à une autre sous prétexte qu'elle professe une Religion différente.   Il suffit d'être homme, pour les mériter.   La conformité de Créance & de Culte peut bien devenir un nouveau lien d'Amitié entre les Peuples ; mais leur différence ne doit pas faire dépouiller la qualité d'hommes, ni les sentimens qui y sont attachés.   Nous avons déjà rapporté (§.5) quelques exemples dignes d'être imités : Rendons ici Justice au sage Pontife, qui occupe aujourd'hui le Siége de Rome ; il vient de donner un exemple remarquable & bien digne de loüange.   Ce Prince apprenant qu'il se trouvoit à Civitta-Vecchia plusieurs Vaisseaux Hollandois, que la crainte des Corsaires Algériens empêchoit de mettre en mer, ordonna aux Frégates de l'Eglise d'escorter ces Vaisseaux ; & son Nonce à Bruxelles reçut ordre de déclarer au Ministre des Etats-Généraux, que S. S. se faisoit une Loi de protéger le Commerce & de rendre les devoirs de l'humanité, sans s'arrêter à la différence de Religion.   De si beaux sentimens ne peuvent manquer de rendre BENOIT XIV vénérable aux Protestans mêmes.

§.16         Règle & mesure des Offices d'humanité.

Quel seroit le bonheur du Genre-humain, si ces aimables préceptes de la Nature étoient par-tout observés !   Les Nations se communiqueroient leurs biens & leurs lumières ; une paix profonde règneroit sur la terre & l'enrichiroit de ses fruits précieux ; l’industrie, les Sciences, les Arts s’occuperoient de notre bonheur, autant que de nos besoins.   Plus de moyens violens, pour décider les différends qui pourroient naître ; ils seroient terminés par la modération, la justice & l'équité.   Le monde paroîtroit comme une grande République ; les hommes vivroient partout en frères, & chacun d'eux seroit Citoyen de l'Univers.   Pourquoi cette Idée n’est-elle qu'un beau songe ?   Elle découle cependant de la nature & de l'essence de l'homme (a) Appuyons-nous encore ici de l’autorité de Ciceron.   « Tous les hommes, dit cet excellent Philosophe, doivent constamment se proposer de faire concourrir l’utilité particulière avec l'utilité commune.   Celui qui veut tout tirer à lui, rompt et dissout la société humaine.   Et si la Nature nous prescrit de vouloir le bien de tout homme, quelqu’il soit, par la seule raison qu’il est homme ; il faut nécessairement selon cette même Nature, que l’utilité de tout les hommes soit commune.   » De Offic. Lib. III. cap. VI).   Mais les passions déréglées, l'intérêt particulier & mal entendu ne permettront jamais que l’on en voie la réalité.   Voyons donc quelles limitations l’Etat actuel des hommes, les maximes & la conduite ordinaire des Nations peuvent apporter à la pratique de ces préceptes de la Nature, si beaux en eux-mêmes.

            La Loi Naturelle ne peut condamner les bons à se rendre les dupes des méchans, les victimes de leur injustice & de leur ingratitude.   Une funeste expérience nous fait voir que la plupart des Nations ne tendent qu'à se fortifier & à s'enrichir aux dépens des autres, à dominer sur elles, & même à les opprimer, à les mettre sous le joug, si l'occasion s'en présente.   La prudence ne nous permet point de fortifier un Ennemi, ou un homme en qui nous découvrons le désir de nous dépouiller & de nous opprimer, & le soin de notre propre sûreté nous le défend.   Nous avons vû (§§.3 & suiv.) qu'une Nation ne doit aux autres son assistance & tous les Offices de l'humanité, qu'autant qu'elle peut les leur accorder sans manquer à ses devoirs envers elle-même.   De là il suit évidemment, que si l'amour universel du Genre-humain l'oblige d'accorder en tout tems & à tous, même à ses Ennemis, ces Offices qui ne peuvent tendre qu'à les rendre plus modérés & plus vertueux, parce qu’elle n'en doit craindre aucun inconvénient, elle n’est point obligée de leur donner des sécours, qui lui deviendroient probablement funestes à elle-même.   C'est Ainsi :

 

1°, que l'extrême importance du Commerce, non-seulement pour les nécessités & les commodités de la vie, mais encore pour les forces d'un Etat, pour lui fournir les moyens de se défendre contre ses Ennemis, & l'insatiable avidité des Nations, qui cherchent à se l'attirer tout entier, à s'en emparer exclusivement ; c’est ainsi, dis-je, que ces circonstances autorisent une Nation, maîtresse d'une branche de Commerce, du secret de quelque Fabrique importante, à réserver pour elle ces sources de richesses, & à prendre des mesures pour empêcher qu'elles ne passent aux étrangers, bien loin de les leur communiquer.   Mais s'il s'agit de choses nécessaires à la vie, ou importantes à ses commodités ; cette Nation doit les vendre aux autres à un juste prix, & ne point convertir son monopole en une véxation odieuse.   Le Commerce est la source principale de la grandeur, de la Puissance & de la sûreté de l'Angleterre ; qui osera la blâmer, si elle travaille à en conserver les diverses branches dans sa main, par tous les moyens justes & honnêtes ?

            2°, A l'égard des choses qui sont directement & plus particuliérement utiles pour la Guerre, rien n'oblige une Nation d'en faire part aux autres, pour peu qu'elles lui soient suspectes, & même la prudence le lui défend.   Ainsi les Loix Romaines interdisoient avec justice de communiquer aux Nations barbares l'art de construire des Galères.   Ainsi les Loix d'Angleterre ont pourvu à ce que la meilleure construction des Vaisseaux ne fût pas portée aux étrangers.

            La réserve doit être portée plus loin à l'égard des Nations plus justement suspectes.   C'est ainsi que quand les Turcs étoient, pour ainsi dire, dans leur montant, dans le feu de leurs Conquêtes, toutes les Nations Chrétiennes, indépendamment de toute bigotterie, devoient les regarder comme leurs Ennemis ; les plus éloignées, celles qui n’avoient actuellement rien à démêler avec eux, pouvoient rompre tout commerce avec une Puissance qui faisoit profession de soumettre par la force des armes tout ce qui ne reconnoissoit pas l'Autorité de son Prophête.

§.17         Limitation particulière à l'égard du Prince.

Observons encore, à l'égard du Prince en particulier ; qu'il ne peut point suivre ici sans réserve tous les mouvemens d'un Cœur magnanime & désintéressé, qui sacrifie ses intérêts à l'utilité d'autrui, ou à la générosité ; parce qu'il ne s'agit pas de son intérêt propre, mais de celui de l'Etat, de celui de la Nation qui s'est confiée à ses soins.   CICERON dit qu'une Âme grande & élevée méprise les plaisirs, les richesses, la vie même, & les compte pour rien, quand il s'agit de l'utilité commune (a) De Offic. Lib. III. Cap. V.).   Il a raison, & de pareils sentimens sont dignes d'admiration dans un particulier.   Mais la générosité ne s'exerce pas du bien d'autrui.   Le Conducteur de la Nation n'en doit faire usage, dans les Affaires publiques, qu'avec mesure, & autant qu'elle tourne à la Gloire & à l’avantage bien entendu de l'Etat.   Quant au bien commun de la Société humaine, il doit y avoir les mêmes égards, auxquels la Nation qu'il réprésente seroit obligée, si elle gouvernoit elle-même ses affaires.

§.18         Aucune Nation ne doit léser les autres.

Mais si les devoirs d'une Nation envers elle-même mettent des bornes à l'obligation de rendre les Offices de l'humanité, ils n'en peuvent mettre aucune à la défense de faire tort aux autres, de leur causer du préjudice, en un mot, de les lézer, s'il m’est permis de rendre ainsi le mot latin laedere.   Nuire, offenser, faire tort, porter dommage ou préjudice, blesser, ne dirent pas précisément la même chose.   Lézer quelqu'un c'est en général procurer son imperfection ou celle de son état, rendre sa personne, ou son état plus imparfait.   Si tout homme est obligé par nature même de travailler à la perfection des autres, à plus forte raison lui est-il interdit de contribuër à leur imperfection & à celle de leur état.   Les mêmes devoirs sont imposés aux Nations (Prélim. §§.5 & 6).   Aucune d'entr'elles ne doit donc commettre des actions tendantes à altérer la perfection des autres & celle de leur état, ou à en retarder les progrès, c'est-à-dire les lézer.   Et puisque la perfection d'une Nation consiste dans son aptitude à obtenir la fin de la Société Civile, & celle de son état, à ne point manquer des choses nécessaires à cette même fin (L. I. §.14) ; il n’est permis à aucune d'empêcher qu'une autre ne puisse obtenir la fin de la Société Civile, ou de l'en rendre incapable.   Ce principe général interdit aux Nations toutes mauvaises pratiques tendantes à porter le trouble dans un autre Etat, y entretenir la discorde, à corrompre les Citoyens, à lui débaucher ses Alliés, à lui susciter des Ennemis, à ternir sa Gloire, à le priver de ses avantages naturels.

            Au reste on comprendra aisément que la négligence à remplir les devoirs communs de l'humanité, que le refus même de ces devoirs, ou de ces offices, n’est pas une lézion.   Négliger, ou refuser de contribuër à la perfection, ce n’est point donner atteinte à cette perfection.

            IL faut encore observer, que quand nous usons de notre droit, quand nous faisons ce que nous nous devons à nous mêmes, ou aux autres ; s'il résulte de notre action quelque préjudice à la perfection d'autrui, quelque dommage à son état externe, nous ne sommes point coupables de lézion.   Nous faisons ce qui nous est permis ou même ce que nous devons faire ; le mal qui en résulte pour autrui, n’est point dans notre intention : C'est un accident, dont les Circonstances particulières doivent déterminer l'imputabilité.   Dans le cas d'une légitime défense, par exemple, le mal que nous faisons à l'aggresseur n’est point notre but ; nous agissons en vûë de notre salut, nous usons de notre droit ; & l’Aggresseur est seul coupable du mal qu'il s'attire.

§.19         Des offenses.

Rien n’est plus opposé aux devoirs de l'humanité, ni plus contraire à la Société qui doit être cultivée par les Nations, que les Offenses, ou les actions dont un autre reçoit un juste déplaisir.   Toute Nation doit donc s’abstenir avec soin d'en offenser véritablement aucune.   Je dis véritablement ; car s'il arrive que quelqu'un s'offense de notre conduite quand nous ne faisons qu'user de nos droits, ou remplir nos devoirs, c'est sa faute, & non la nôtre.   Les Offenses mettent tant d'aigreur entre les Nations, que l’on doit éviter de donner lieu même à des offenses mal-fondées, lorsqu'on peut le faire sans inconvénient & sans manquer à ses devoirs.   Quelques Médailles, & de mauvaises plaisanteries aigrirent, dit-on, Louis XIV contre les Provinces-Unies, au point de lui faire entreprendre en 1672 La ruïne de cette République.

§.20         Mauvaise coûtume des Anciens.

Les Maximes établies dans ce Chapitre, ces préceptes sacrés de la Nature ont été long-tems inconnus aux Nations.   Les Anciens ne se croyoient tenus à rien envers les Peuples qui ne leur étoient point unis par un Traité d'Amitié.   Les Juifs sur-tout mettoient une partie de leur ferveur à haïr toutes les Nations ; aussi en étoient-ils réciproquement détestés & méprisés.   Enfin la voix de la Nature se fit entendre aux Peuples civilisés ; ils reconnurent que tous les hommes sont frères (a) Voyez ci-dessus §.1. un beau passage de CICERON) : Quand viendra l'heureux tems, où ils agiront comme tels ?


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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 09:00


LE DROIT DES GENS

--- The Law Of Nations ---

 

 

 

 

LE DROIT DES GENS

OU PRINCIPES DE LA LOI NATURELLE,

Appliqués à la conduite & aux affaires des Nations & des Souverains.


PAR M. DE VATTEL

 

 

 

Nihil est enim illi principi Deo, qui omnem hunc mundum regit, quod quidem in terris fiat, acceptius, quam concilia coetusque hominum juste fociati, quae Civitates appellantur. CICER. Scipion.


 

 

En Deux Tomes


Tome I :

Livre I : Idée & Principes généraux du Droit des Gens - De la Nation considérée en elle-même.

Livre II : De la Nation considérée dans ses relations avec les autres.


Tome II :

Livre III : De la Guerre & de ses différentes espèces, & du Droit de faire la guerre.

Livre IV : Du rétablissement de la Paix, & des Ambassades.


Format word : I, II, III, IV

 

 

 

A LONDRES, MDCCLVIII

 

 

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   Aux lecteurs : J'ai le plaisir de vous présenter le premier livre de l'ouvrage de Monsieur Emer(ich) de Vattel, citoyen suisse, ouvrage dont se sont inspirés les Pères fondateurs de la République des Etats-Unis d'Amérique.

   J'ai noté que beaucoup de visiteurs de ce site font des recherches sur l'origine et le sens du concept de bonheur et de "recherche du bonheur", inscrit au coeur de la république américaine par cette phrase éternelle de la déclaration d'indépendance :

"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur."


   Cette notion, qui définit la nature et le but de l'état-nation, trouve sa source chez le grand Leibniz, dont Vattel est un disciple. En lisant cet ouvrage vous trouverez le sens exact que les Pères fondateurs des Etas-Unis d'Amérique donnent à cette formule, au chapitre XI où De Vattel parle de la "Félicité".


   Le Droit des Gens de De Vattel était connu des révolutionnaires américains, et très consulté. On trouve à la bibliothèque du Congrès un exemplaire du The Law of Nations qui a été consulté par un grand nombre de congressistes lors de la rédaction de la Constitution, en 1788-89.

   C'est pourquoi je crois que qui n'a pas lu Le Droit des Gens ne sait pas correctement ce que sont les Etats-Unis d'Amérique, ni ce qu'est véritablement un état-nation.


   L'oeuvre d'Emer de Vattel constitue aussi le fondement principal du droit international, qui a été si violemment ébranlé depuis 1971, et tout particulièrement sous l'administration états-unienne sortante de MM. Bush et Cheney.


   Cet ouvrage est le travail le plus clair et abouti de système de droit reposant exclusivement sur la Loi Naturelle, philosophie de l'homme et de la nature héritée de la Renaissance, que l'on appelle aussi "classique" (Cette philosophie "classique" est la même que celle utilisée pour définir les types artistiques des 17ème et 18ème siècles)


   Cette lecture a été un choc politique pour moi, j'espère qu'elle ne vous fera pas moins d'effet.


   Bonne lecture.

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PREFACE 

(Note du blogueur : Le Droit des gens est une traduction du latin jus gentium (gens, gentis, signifiant « nation », « peuple »))

 


      Le Droit des Gens, cette matière si noble & si importante, n'a point été traité jusques-ici avec tout le soin qu'il mérite. Aussi la plûpart des hommes n'en ont-ils qu'une notion vague, très incomplette, souvent même fausse. La foule des Ecrivains, & des Auteurs même célèbres ne comprennent guères sous le nom de Droit des Gens, que certaines maximes, certains usages reçus entre les Nations, & devenus obligatoires pour elles, par l’effet de leur consentement. C’est resserrer dans des bornes bien étroites une Loi si étendue, si intéressante pour le Genre humain, & c’est en même-temps la dégrader, en méconnoissant sa véritable origine.

      Il est certainement un Droit des Gens Naturel, puisque la Loi de la Nature n'oblige pas moins les États, les hommes unis en Société Politique, qu'elle n'oblige les particuliers. Mais pour connoître exactement ce Droit, il ne suffit pas de sçavoir ce que la Loi de la Nature prescrit aux individus humains. L’application d'une règle à des sujets divers, ne peut se faire que d'une manière convenable à la nature de chaque sujet. D'où il résulte que le Droit des Gens Naturel est une Science particulière, laquelle consiste dans une application juste & raisonnée de la Loi Naturelle aux affaires & à la conduite des Nations ou des Souverains. Tous ces Traités, dans lesquels le Droit des Gens se trouve mêlé & confondu avec le Droit Naturel ordinaire, sont donc insuffisans pour donner une idée distincte, une solide connoissance de la Loi sacrée des Nations.

      Les Romains ont souvent confondu le Droit des Gens avec le Droit de la Nature, appellant Droit des Gens (Jus Gentium) le Droit Naturel, entant qu'il est reconnu & adopté généralement par toutes les Nations policées (a) Neque vero hoc solum natura, id est, jure gentium &c., CICER. De Offic. Lib.III C. 5). On connoit les Définitions que l’Empereur JUSTINIEN donne du Droit Naturel, du Droit des Gens, & du Droit Civil. Le Droit Naturel, dit-il, est celui que la Nature enseigne à tout les Animaux (b) Jus natura est, quod natura omnia animalia docuit, INSTIT.Lib.3. Tit.II) définissant ainsi le Droit de la Nature dans le sens le plus étendu, & non le Droit Naturel particulier à l’homme, & qui découle de sa nature raisonnable, aussi bien que de sa nature animale. Le Droit Civil, dit ensuite l’Empereur, est celui que chaque peuple s'établit à soi même, & qui est propre à chaque État ou Société Civile. & ce Droit, que la raison naturelle a établi parmi tous les hommes, également observé chez tous les peuples, s'appelle Droit des Gens, comme étant un Droit que toutes les Nations suivent (c) Ibid. §.I). Dans le paragraphe suivant, l’Empereur semble approcher davantage du sens que nous donnons aujourd'hui à ce terme. Le Droit des Gens, dit-il, est commun à tout le Genre humain. Les affaires des hommes & leurs besoins ont porté toutes les Nations à se faire certaines règles de Droit. Car les Guerres se sont élevées, & ont produit les captivités & les servitudes lesquelles sont contraires au Droit Naturel ; puisque originairement & par le Droit Naturel, tous les hommes naissoient libres (d) Ibid. §.2). Mais ce qu'il ajoûte, que presque tous les Contrats, ceux de vente & d'achat, de louage, de société, de dépôt, & une infinité d'autres doivent leur origine à ce Droit des Gens ; cela, dis-je, fait voir que la pensée de JUSTINIEN est seulement, que suivant l’État & les conjonctures dans lesquelles les hommes se sont trouvés, la droite raison leur a dicté certaines maximes de Droit, tellement fondées sur la nature des choses, qu'elles ont été reconnues & admises partout. Ce n'est là encore que le Droit Naturel qui convient à tous les hommes.

      Cependant ces mêmes Romains reconnoissoient une Loi, qui oblige les Nations entr'elles, & ils rapportoient à cette Loi le Droit des Ambassades. Ils avoient aussi leur Droit Fécial, lequel n'étoit autre chose que le Droit des Gens par rapport aux Traités Publics, & particulièrement à la Guerre. Les Féciaux (Feciales) étoient les Interprètes, les Gardiens, & en quelque façon les Prêtres de la Foi publique (e) VARRO. De Ling. Lat. Lib.IV).

      Les Modernes s'accordent généralement à réserver le nom de Droit des Gens au Droit qui doit régner entre les Nations ou États souverains. Ils ne diffèrent que dans l’idée qu'ils se font de l’origine de ce Droit & de ses fondemens. Le célèbre GROTIUS entend par Droit des Gens un Droit établi par le commun consentement des Peuples, & il le distingue ainsi du Droit Naturel : « Quand plusieurs personnes, en divers tems & en divers lieux, soutiennent une même chose comme certaine ; cela doit être rapporté à une cause générale. Or dans les questions dont il s'agit, cette cause ne peut être que l’une ou l’autre de ces deux : ou une juste conséquence, tirée des principes de la Nature ; ou un consentement universel. La première nous découvre le Droit Naturel ; & l’autre, le Droit des Gens (f) Droit de la Guerre & de la Paix, traduit par BARBEYRAC ; Discours Prélim. §.XLI). »

      Il paroît par bien des endroits de son excellent Ouvrage, que ce Grand Homme a entrevu la vérité. Mais comme il défrichoit, pour ainsi dire, une matière importante, fort négligée avant lui, il n'est pas surprenant que, l’esprit chargé d'une immense quantité d'objets & de citations, qui entroient dans son plan, il n'ait pû parvenir toûjours aux idées distinctes, si nécessaires cependant dans les Sciences. Persuadé que les Nations, ou les Puissances souveraines sont soumises à l’autorité de la Loi Naturelle, dont il leur recommande si souvent l’observation ; ce Savant reconnoissoit dans le fonds un Droit des Gens Naturel (qu'il appelle quelque part Droit des Gens interne), & peut-être paraîtra-t-il ne différer de nous que dans les termes. Mais nous avons déjà observé, que pour former ce Droit des Gens Naturel, il ne suit pas d'appliquer simplement aux Nations ce que la Loi Naturelle décide à l’égard des particuliers. & d'ailleurs, GROTIUS, par sa distinction même, & en affectant le nom de Droit des Gens aux seules maximes établies par le consentement des Peuples, semble donner à entendre, que les Souverains ne peuvent presser entr'eux que l’observation de ces dernières maximes, réservant le Droit interne pour la direction de leur Conscience. Si partant de cette idée, que les Sociétés Politiques, ou les Nations, vivent entr'elles dans une indépendance réciproque, dans l’État de Nature, & qu'elles sont soumises, dans leur qualité de Corps Politiques, à la Loi Naturelle, GROTIUS eût de plus considéré, qu'on doit appliquer la Loi à ces nouveaux sujets d'une manière convenable à leur nature, ce judicieux Auteur eût reconnu sans peine, que le Droit des Gens Naturel est une Science particulière ; que ce Droit produit entre les Nations une obligation même externe, indépendamment de leur volonté ; & que le consentement des Peuples est seulement le fondement & la source d'une espèce particulière de Droit des Gens, que l’on appelle Droit des Gens Arbitraire.

      HOBBES, dans l’Ouvrage de qui on reconnoît une main habile, malgré ses paradoxes & ses maximes détestables ; Hobbes, dis-je, est, à ce que je crois, le prémier qui s’est donné une idée distincte, mais encore imparfaite du Droit des Gens. Il divise la Loi Naturelle en Loi Naturelle de l’Homme, & Loi Naturelle des États. Cette dernière, selon lui, est ce que l’on appelle d'ordinaire Droit des Gens. Les Maximes, ajoûte-t-il, de l’une & de l’autre de ces Loix sont précisément les mêmes ; mais comme les États acquièrent en quelque manière des propriétés personnelles ; la même Loi qui se nomme Naturelle, lorsqu'on parle des Devoirs des Particuliers, s'appelle Droit des Gens, lorsqu'on l’applique au Corps entier d'un État, ou d'une Nation (g) De Cive, cap.XIV §.4. Je me sers de la traduction de BARBEYRAC, PUFENDORF Droit de la Nature & des Gens, Liv.II Chap.III §.XXIII). Cet Auteur a fort bien observé que le Droit des Gens est le Droit Naturel appliqué aux États, ou aux Nations. Mais nous verrons dans le cours de cet Ouvrage, qu'il s'est trompé quand il a cru que le Droit Naturel ne souffroit aucun changement nécessaire dans cette application ; d'où il a conclu que les Maximes du Droit Naturel & celles du Droit des Gens sont précisément les mêmes.

      PUFENDORF déclare qu'il souscrit absolument à cette opinion de HOBBES (h) Ibid). Aussi n'a-t-il point traité à-part du Droit des Gens, le mêlant par-tout avec le Droit Naturel proprement dit.

      BARBEYRAC Traducteur & Commentateur de GROTIUS & de PUFENDORF, a beaucoup plus approché de la juste idée du Droit des Gens. Quoique l’Ouvrage soit entre les mains de tout le monde, je transcrirai ici, pour la commodité du Lecteur, la note de ce Savant Traducteur sur GROTIUS, Droit de la Guerre & de la Paix Liv.I Chap.I §.XIV Not.3. « J'avoue, dit-il, qu'il y a des Loix communes à tous les Peuples, ou des choses, que tous les Peuples doivent observer les uns envers les autres : & si l’on veut appeller cela Droit des Gens, on le peut très-bien. Mais, outre que le consentement des Peuples n'est pas le fondement de l’obligation où l’on est d'observer ces Loix, & ne sauroit même avoir lieu ici en aucune sorte ; les principes & les Loix d'un tel Droit sont au fond les mêmes que celles du Droit Naturel proprement ainsi nommé : Toute la différence qu'il y a, consiste dans l’application, qui peut se faire un peu autrement, à cause de la différence qu'il y a quelquefois dans la manière dont les Sociétés vuident les affaires qu'elles ont les unes avec les autres. »

      L'Auteur que nous venons d’entendre, s'est bien apperçu que les règles & les décisions du Droit Naturel ne peuvent s'appliquer purement & simplement aux États Souverains, & qu'elles doivent nécessairement souffrir quelques changemens, suivant la nature des nouveaux sujets auxquels on les applique. Mais il ne paroît pas qu'il ait vû toute l’étendue de cette idée, puisqu'il semble ne pas approuver que l’on traite le Droit des Gens séparément du Droit Naturel des particuliers. Il loüe seulement la méthode de Buddeus, disant, « que cet Auteur a eû raison de marquer (dans ses Elementa Philos. Pract.), après chaque matière du Droit Naturel, l’application qu'on en peut faire aux Peuples les uns par rapport aux autres ; autant du moins que la chose le permettoit ou l’exigeoit (i) Note 2. sur PUFENDORF Droit de la Nature & des Gens, Liv.II Chap.III §.XXIII Je n’ai pû me procurer l’Ouvrage de BUDDEUS, dans lequel je soupçonne que BARBEYRAC avoit puisé cette idée du Droit des Gens). » C'étoit mettre le pied dans le bon chemin. Mais il falloit de plus profondes méditations, & des vûes plus étendues, pour concevoir l’idée d'un Systême de Droit des Gens Naturel, qui fût ainsi comme la Loi des Souverains & des Nations ; pour sentir l’utilité d'un pareil Ouvrage ; & sur-tout, pour l’exécuter le prémier.

      La gloire en étoit réservée à M. le Baron de WOLF. Ce grand Philosophe a vû que l’application du Droit Naturel aux Nations en Corps, ou aux États, modifiée par la nature des Sujets, ne peut se faire avec précision, avec netteté & avec solidité, qu'à l’aide des Principes généraux & des notions directrices, qui doivent la régler ; que c'est par le moyen de ces Principes seuls que l’on peut montrer évidemment, comment, en vertu du Droit Naturel même, les décisions de ce Droit à l’égard des particuliers doivent être changées & modifiées, quand on les applique aux États, ou Sociétés Politiques, & former ainsi un Droit des Gens naturel & nécessaire (†(†) S’il n’étoit pas plus à-propos, pour abréger, pour éviter les répétitions & pour profitter des notions déjà toutes formées & établies dans l’esprit des hommes ; si, dis-je, pour toutes ces raisons, il n’étoit pas plus convenable de supposer ici la connoissance du Droit Naturel ordinaire, pour en faire l’application aux États souverains ; au-lieu de parler de cette application, il seroit plus exact de dire, que comme le Droit Naturel proprement dit est la Loi Naturelle des particuliers, fondée sur la nature de l’homme, le Droit des Gens Naturel est la Loi Naturelle des Sociétés Politiques, fondée sur la nature de ces Sociétés. Mais ces deux méthodes reviennent à la même chose : J’ai préféré la plus abrégée. Le Droit Naturel ayant été fort bien traité ; il est plus court d’en faire simplement une application raisonnée aux Nations) : D'où il a conclu qu'il étoit convenable de faire un systême particulier de ce Droit des Gens ; & il l’a exécuté heureusement. Mais il est juste d'entendre M. WOLF lui-même dans sa Préface.

      « Les Nations (*(*) Une Nation est ici un État Souverain, une Société Politique indépendante), dit-il, ne reconnoissant entr'elles d'autre Droit que celui-là même qui est établi par la Nature, il paroîtra peut-être superflu de donner un Traité du Droit des Gens, distingué du Droit Naturel. Mais ceux qui pensent ainsi n'ont pas assez approfondi la matière. Les Nations, il est vrai, ne peuvent être considérées que comme autant de personnes particulières, vivant ensemble dans l’État de Nature ; & par cette raison, on doit leur appliquer tous les Devoirs & tous les Droits, que la Nature prescrit & attribue à tous les hommes, entant qu'ils naissent libres naturellement & qu'ils ne sont liés les uns aux autres que par les seuls nœuds de cette même Nature. Le Droit qui naît de cette application, & les obligations qui en résultent, viennent de cette Loi immuable fondée sur la nature de l’homme ; & de cette manière, le Droit des Gens appartient certainement au Droit de la Nature : C'est pourquoi on l’appelle Droit des Gens Naturel, eû égard à son origine ; & Nécessaire, par rapport à sa force obligatoire. Ce Droit est commun à toutes les Nations, & celle qui ne le respecte pas dans ses actions, viole le Droit commun de tous les Peuples. »

      « Mais les Nations, ou les États Souverains, étant des Personnes morales & les sujets des obligations & des droits résultans, en vertu du Droit Naturel, de l’Acte d'association qui a formé le Corps Politique ; la nature & l’essence de ces personnes morales diffèrent nécessairement, & à bien des égards, de la nature & de l’essence des individus physiques, sçavoir des hommes, qui les composent. Lors donc que l’on veut appliquer aux Nations les Devoirs que la Loi Naturelle prescrit à chaque homme en particulier, & les Droits qu'elle lui attribue afin qu'il puisse remplir ses Devoirs ; ces Droits & ces Devoirs ne pouvant être autres que la nature des sujets ne le comporte, ils doivent nécessairement souffrir dans l’application un changement convenable à la nature des nouveaux sujets auxquels on les applique. On voit ainsi que le Droit des Gens ne demeure point en toutes choses le même que le Droit Naturel, entant que celui-ci régit les actions des particuliers. Pourquoi donc ne le traiteroit-on pas séparément, comme un Droit propre aux Nations ? »

      Convaincu moi-même de l’utilité d'un pareil Ouvrage, j'attendois avec impatience celui de M. WOLF ; & dès qu'il parut, je formai le dessein de faciliter à un plus grand nombre de Lecteurs la connoissance des idées lumineuses qu'il présente. Le Traité du Philosophe de Hall sur le Droit des Gens est dépendant de tous ceux du même Auteur sur la Philosophie & le Droit Naturel. Pour le faire & l’entendre, il faut avoir étudié seize ou dix-sept volumes in 4°, qui le précédent. D'ailleurs, il est écrit dans la méthode, & même dans la forme des Ouvrages de Géométrie : autant d'obstacles, qui le rendent à-peu-près inutile aux personnes, en qui la connoissance & le goût des vrais Principes du Droit des Gens sont plus importans & plus désirables. Je pensai d'abord, que je n'aurois qu'à détacher, pour ainsi dire, ce Traité du systême entier, en le rendant indépendant de tout ce qui le précéde chez M. WOLF, & qu'à le revêtir d'une forme plus agréable, plus propre à lui donner accès dans le Monde poli. J’en fis quelques essais. Mais je reconnus bientôt, que si je voulois me procurer des Lecteurs dans l’ordre des personnes pour lesquelles j'avois dessein d'écrire, & produire quelque fruit, je devois faire un Ouvrage fort différent de celui que j'avois devant les yeux & travailler à-neuf. La Méthode que M. WOLF a suivie, a répandu la sécheresse dans son Livre, & l’a rendu incomplet, à bien des égards. Les matières y sont dispersées, d'une manière très fatigante pour l’attention : & comme l’Auteur avoit traité du Droit Public Universel, dans son Droit de la Nature, il se contente souvent d'y renvoyer, lorsque, dans le Droit des Gens il parle des Devoirs d'une Nation envers elle-même.

      Je me suis donc borné à prendre dans l’Ouvrage de M. WOLF ce que j'y ai trouvé de meilleur, sur-tout les Définitions & les Principes généraux ; mais j'ai puisé avec choix dans cette source, & j'ai accommodé à mon plan les matériaux que j'en tirois. Ceux qui auront lû les Traités du Droit Naturel & du Droit des Gens de M. WOLF verront combien j'en ai profitté. Si j'eusse voulu marquer par-tout ce que j'en empruntois, mes pages se trouveroient chargées de citations également inutiles & désagréables au Lecteur. Il vaut mieux reconnoître ici une fois pour toutes, les obligations que j'ai à ce grand Maître. Quoique mon Ouvrage, comme le verront ceux qui voudront se donner la peine d'en faire la comparaison, soit très-différent du sien ; j'avoue que je n'aurois jamais eû l’assurance d'entrer dans une si vaste carrière, si le célèbre Philosophe de Hall n'eût marché devant moi & ne m'eût éclairé.

      J’ai osé cependant m'écarter quelquefois de mon Guide, & m'opposer à ses sentimens : j'en donnerai ici quelques exemples.  M. WOLF, entraîné peut-être par la foule des Ecrivains, consacre plusieurs Propositions (k(k) Dans la VIII Partie du Droit Nat. & dans le Droit des Gens) à traiter de la nature des Royaumes Patrimoniaux, sans rejetter, ou corriger cette idée injurieuse à l’humanité. Je n'admets pas même la dénomination, que je trouve également choquante, impropre, & dangereuse dans ses effets, dans les impressions qu'elle peut donner aux Souverains ; & je me flatte qu'en cela j'obtiendrai le suffrage de tout homme qui aura de la raison & du sentiment, de tout vrai Citoyen.

      M. WOLF décide (J. Gent. §.878) qu'il est permis naturellement de se servir à la guerre d'armes empoisonnées. Cette décision m'a révolté, & je suis mortifié de la trouver dans l’Ouvrage d'un si grand homme. Heureusement pour l’humanité, il n'est pas difficile de démontrer le contraire, & par les principes mêmes de M. Wolf. On verra ce que je dis sur cette question, Liv.III §.156.

      Dès le commencement de mon Ouvrage, on trouvera que je diffère entiérement de M. Wolf dans la maniére d'établir les fondemens de cette espèce de Droit des Gens, que nous appellons Volontaire.  M. Wolf le déduit de l’idée d'une espèce de grande République (Civitatis Maximae) instituée par la Nature elle-même, & de laquelle toutes les Nations du Monde sont les Membres. Suivant lui, le Droit des Gens Volontaire sera comme le Droit Civil de cette grande République. Cette idée ne me satisfait point, & je ne trouve la fiction d'une pareille République ni bien juste, ni assez solide pour en déduire les règles d'un Droit des Gens universel & nécessairement admis entre les États souverains. Je ne reconnois point d'autre Société naturelle entre les Nations, que celle-là même que la Nature a établie entre tous les hommes. Il est de l’essence de toute Société Civile (Civitatis) que chaque membre ait cédé une partie de ses droits au Corps de la Société, & qu’il y ait une Autorité capable de commander à tous les membres, de leur donner des Loix, de contraindre ceux qui refuseroient d'obéir. On ne peut rien concevoir, ni rien supposer de semblable entre les Nations. Chaque État Souverain se prétend, & est effectivement, indépendant de tous les autres. Ils doivent tous, suivant M. Wolf lui-même être considérés comme autant de particuliers libres, qui vivent ensemble dans l’État de Nature & ne reconnoissent d'autres Loix que celles de la Nature même, ou de son Auteur. Or la Nature a bien établi une Société générale entre tous les hommes lorsqu'elle les a faits tels qu'ils ont absolument besoin du sécours de leurs semblables, pour vivre comme il convient à des hommes de vivre ; mais elle ne leur a point imposé précisément l’obligation de s'unir en Société Civile proprement dite ; & si tous suivoient les Loix de cette bonne Mére, l’assujettissement à une Société Civile leur seroit inutile. Il est vrai que les hommes étant bien éloignés d'observer volontairement entr'eux les règles de la Loi Naturelle, ils ont eû recours à une Association Politique, comme au seul remède convenable contre la dépravation du grand nombre, au seul moyen d'assûrer l’État des bons & de contenir les méchans : & la Loi Naturelle elle-même approuve cet Etablissement. Mais il est aisé de sentir qu'une Société Civile entre les Nations n'est point aussi nécessaire, à beaucoup près, qu'elle l’a été entre les particuliers. On ne peut donc pas dire que la Nature la recommande également, bien moins qu'elle la prescrive. Les particuliers sont tels, & ils peuvent si peu de chose par eux-mêmes, qu'ils ne sçauroient guéres se passer du sécours & des Loix de la Société Civile. Mais dès qu'un nombre considérable se sont unis sous un même Gouvernement, ils se trouvent en état de pourvoir à la plûpart de leurs besoins, & le sécours des autres Sociétés Politiques ne leur est point aussi nécessaire que celui des particuliers l’est à un particulier. Ces Sociétés ont encore, il est vrai, de grands motifs de communiquer & de commercer entr'elles, & elles y sont même obligées ; nul homme ne pouvant, sans de bonnes raisons, refuser son sécours à un autre homme. Mais la Loi Naturelle peut suffire pour régler ce commerce, cette correspondance. Les États se conduisent autrement que des particuliers. Ce n'est point d'ordinaire le caprice ou l’aveugle impétuosité d'un seul, qui en forme les résolutions, qui détermine les démarches publiques : On y apporte plus de conseil, plus de lenteur & de circonspection : & dans les occasions épineuses, ou importantes, on s'arrange, on se met en règle par le moyen des Traités. Ajoûtez que l’indépendance est même nécessaire à chaque État, pour s'acquitter exactement de ce qu'il se doit à soi-même & de ce qu'il doit aux Citoyens, & pour se gouverner de la manière qui lut est la plus convenable. Il suffit donc, encore un coup, que les Nations se conforment à ce qu'exige d'elles la Société naturelle & générale, établie entre tous les hommes.

      Mais, dit M. Wolf, la rigueur du Droit Naturel ne peut être toûjours suivie dans ce commerce & cette société des Peuples ; il faut y faire des changemens, lesquels vous ne sçauriez déduire que de cette idée d'une espèce de grande République des Nations, dont les Loix, dictées par la saine raison & fondées sur la nécessité, régleront ces changemens à faire au Droit Naturel & Nécessaire des Gens, comme les Loix Civiles déterminent ceux qu'il faut faire, dans un État, au Droit Naturel des particuliers. Je ne sens pas la nécessité de cette conséquence, & j'ose me promettre de faire voir dans cet Ouvrage, que toutes les modifications, toutes les restrictions, tous les changemens, en un mot, qu'il faut apporter, dans les affaires des Nations, à la rigueur du Droit Naturel, & dont se forme le Droit des Gens Volontaire ; que tous ces changemens, dis-je, se déduisent de la Liberté naturelle des Nations, des intérêts de leur salut commun, de la nature de leur correspondance mutuelle, de leurs Devoirs réciproques, & des distinctions de Droit interne & externe, parfait & imparfait, en raisonnant à-peu-près comme M. Wolf a raisonné à l’égard des particuliers, dans son Traité du Droit de la Nature.

      On voit dans ce Traité, comment les règles qui, en vertu de la Liberté naturelle, doivent être admises dans le Droit externe, ne détruisent point l’obligation, imposée à un chacun dans sa Conscience, par le Droit interne. Il est aisé de faire l’application de cette Doctrine aux Nations, & de leur apprendre, en distinguant soigneusement le Droit interne du Droit externe, c'est-à-dire le Droit des Gens Nécessaire du Droit des Gens Volontaire, à ne point se permettre tout ce qu'elles peuvent faire impunément, si les Loix immuables du juste & la voix de la Conscience ne l’approuvent.

      Les Nations étant également obligées d'admettre entr'elles ces exceptions & ces modifications apportées à la rigueur du Droit Nécessaire soit qu'on les déduise de l’idée d'une grande République, dont on conçoit que tous les Peuples sont membres, soit qu'on les tire des sources où je me propose de les chercher ; rien n'empêche que l’on n'appelle le Droit qui en résulte Droit des Gens Volontaire, pour le distinguer du Droit des Gens Nécessaire, interne & de Conscience. Les noms sont assez indifférens : Ce qui est véritablement important, c'est de distinguer soigneusement ces deux sortes de Droit, afin de ne jamais confondre ce qui est juste & bon en soi, avec ce qui est seulement toléré par nécessité.

      Le Droit des Gens Nécessaire & le Droit des Gens Volontaire sont donc établis l’un & l’autre par la Nature ; mais chacun à sa maniére : Le prémier, comme une Loi sacrée que les Nations & les Souverains doivent respecter & suivre dans toutes leurs actions ; le sécond, comme une règle, que le bien & le salut commun les obligent d'admettre, dans les affaires qu'ils ont ensemble. Le Droit Nécessaire procéde immédiatement de la Nature ; cette Mère commune des hommes recommande l’observation du Droit des Gens Volontaire, en considération de l’État où les Nations se trouvent les unes avec les autres, & pour le bien de leurs affaires. Ce double Droit, fondé sur des Principes certains & constans, est susceptible de démonstration : Il sera le principal sujet de mon Ouvrage.

      Il est une autre espèce de Droit des Gens, que les Auteurs appellent Arbitraire, parce qu'il vient de la volonté, ou du consentement des Nations. Les États, de même que les particuliers, peuvent acquérir des droits & contracter des obligations par des engagemens exprès, par des Pactes & des Traités : Il en résulte un Droit des Gens Conventionnel, particulier aux Contractans. Les Nations peuvent encore se lier par un consentement tacite : C’est là-dessus qu'est fondé tout ce que les mœurs ont introduit parmi les Peuples, & qui forme la Coûtume des Nations, ou le Droit des Gens fondé sur la Coûtume. Il est évident que ce Droit ne peut imposer quelque obligation qu'aux Nations seules qui en ont adopté les maximes par un long usage. C'est un Droit particulier, de même que le Droit Conventionnel. L’un & l’autre tirent toute leur force du Droit Naturel, qui prescrit aux Nations l’observation de leurs engagemens, exprès ou tacites. Ce même Droit Naturel doit régler la conduite des États, par rapport aux Traités qu'ils concluent, aux Coûtumes qu'ils adoptent. Je dois me borner à donner les Principes généraux & les Règles, que la Loi Naturelle fournit pour la direction des Souverains à cet égard : Le détail des différens Traités & des diverses Coûtumes des Peuples appartient à l’Histoire, & non pas à un Traité systématique du Droit des Gens.

      Un pareil Traité doit consister principalement, comme nous l’avons déjà observé dans une application judicieuse & raisonnée des Principes de la Loi Naturelle aux Affaires & à la conduite des Nations & des Souverains. L’étude du Droit des Gens suppose donc une connoissance préalable du Droit Naturel ordinaire. Je suppose en effet, au-moins à un certain point, cette connoissance dans mes Lecteurs. Cependant, comme on n'aime point à aller chercher ailleurs les preuves de ce qu'un Auteur avance, j'ai pris soin d'établir en peu de mots les plus importans de ces Principes du Droit Naturel, dont j'avois à faire l’application aux Nations. Mais je n'ai point cru que, pour les démontrer, il fallût toûjours remonter jusques à leurs premiers fondemens, & je me suis quelquefois contenté de les appuyer sur des Vérités communes, reconnues de tout Lecteur de bonne-foi, sans pousser l’analyse plus loin. Il me suffit de persuader ; & pour cet effet, de ne rien avancer comme Principe, qui ne soit facilement admis par toute personne raisonnable.

      Le Droit des Gens est la Loi des Souverains. C'est pour eux principalement, & pour leurs Ministres, qu'on doit l’écrire. Il intéresse véritablement tous les hommes ; & l’étude de ses maximes convient, dans un pays libre, à tous les Citoyens : Mais il importeroit peu d'en instruire seulement des particuliers, qui ne sont point appellés aux Conseils des Nations, & qui n'en déterminent point les démarches. Si les Conducteurs des Peuples, si tous ceux qui sont employés dans les affaires publiques daignoient faire une étude sérieuse d'une Science, qui devroit être leur Loi & leur boussole, quels fruits ne pourroit-on pas attendre d'un bon Traité du Droit des Gens ? On sent tous les jours ceux d'un bon Corps de Loix, dans la Société Civile Droit des Gens est autant au-dessus du Droit Civil, dans son importance, que les démarches des Nations & des Souverains surpassent dans leurs conséquences celles des particuliers.

      Mais une funeste expérience ne prouve que trop, combien peu ceux qui sont à la tête des Affaires se mettent en peine du Droit, sa où ils espérent trouver leur avantage. Contens de s'appliquer à une Politique, souvent fausse, puisqu'elle est souvent injuste ; la plûpart croient en avoir assez fait, quand ils l’ont bien étudiée. Cependant on peut dire des États, ce qu'on a reconnu il y a long-tems, à l’égard des particuliers, qu'il n'est point de meilleure & de plus sûre Politique, que celle qui est fondée sur la Vertu. CICERON, aussi grand Maître dans la conduite d'un État que dans l’Eloquence & la Philosophie, ne se contente pas de rejetter la maxime vulgaire, que l’on ne peut gouverner heureusement la République sans commettre des injustices ; il va jusqu'à établir le contraire, comme une vérité constante, & il soutient que l’on ne peut administrer salutairement les Affaires publiques, si l’on ne s'attache à la plus exacte justice (l(l) CICER. Fragment ex Lib. De Republica).

      La Providence donne de tems-en-tems au Monde des Rois & des Ministres pénétrés de cette grande vérité. Ne perdons point l’espérance que le nombre de ces sages Conducteurs des Nations se multipliera quelque jour ; & en attendant, que chacun de nous travaille, dans sa sphére, à amener des tems si heureux.

C'est principalement dans la vûë de faire goûter cet Ouvrage à ceux de qui il importe le plus qu'il soit lû & goûté, que j'ai quelquefois joint des exemples aux maximes ; & j'ai été confirmé dans mon idée par l’approbation d'un de ces Ministres, amis éclairés du Genre-humain, & qui seuls devroient entrer dans le Conseil des Rois. Mais j'ai usé avec retenue de cet ornement. Sans jamais chercher à faire un vain étalage d'érudition, j'ai voulu seulement délasser de tems-en-tems mon Lecteur, ou rendre la Doctrine plus sensible dans un exemple ; quelquefois faire voir que la pratique des Nations est conforme aux Principes ; & lorsque j'en ai trouvé l’occasion, je me suis proposé sur toutes choses d'inspirer l’amour de la Vertu, en la montrant si belle, si digne de nos hommages, dans quelques hommes véritablement grands, & même si solidement utile, dans quelque trait frappant de l’Histoire. J'ai pris la plupart de mes exemples dans l’Histoire Moderne, comme plus intéressans, & pour ne pas répéter ceux que GROTIUS, PUFENDORF, & leurs Commentateurs ont accumulés.

      Au reste, & dans ces exemples, & dans mes raisonnemens, je me suis étudié à n'offenser personne, me proposant de garder religieusement le respect qui est dû aux Nations & aux Puissances Souveraines. Mais je me suis fait une Loi plus inviolable encore, de respecter la vérité & l’intérêt du Genre-humain. Si de lâches flatteurs du Despotisme s'élèvent contre mes principes, j'aurai pour moi les hommes vertueux, les gens de cœur, les amis des Loix, les vrais Citoyens.

      Je prendrois le parti du silence, si je ne pouvois suivre dans mes Ecrits les lumières de ma Conscience. Mais rien ne lie ma plume ; & je ne suis point capable de la prostituer à la flatterie. Je suis né dans un pays, dont la Liberté est l’âme, le trésor & la Loi fondamentale : Je puis être encore, par ma naissance, l’ami de toutes les Nations. Ces heureuses circonstances m'ont encouragé à tenter de me rendre utile aux hommes par cet Ouvrage. Je sentois la foiblesse de mes lumières & de mes talens ; j'ai vû que j'entreprenois une tâche pénible : Mais je serai satisfait, si des Lecteurs estimables reconnoissent dans mon travail l’honnête-homme & le Citoyen.

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:22

CHAPITRE XVIII

De la Guerre Civile.

 

 §.287    Fondement des droits du Souverain contre les rebelles

            C'est une question fort agitée, de sçavoir si le Souverain doit observer les Loix ordinaires de la Guerre, envers des sujets rebelles, qui ont pris ouvertement les armes contre lui.   Un auteur, ou un Dominateur cruel a bientôt dit, que les Loix de la Guerre ne sont pas faites pour des rebelles, dignes des derniers supplices.   Allons plus doucement, & raisonnons d'après les principes incontestables, que nous avons posés ci-dessus.   Pour voir clairement quelle est la conduite que le Souverain doit tenir envers des Sujets soulevés, il faut prémièrement se souvenir que tous les Droits du Souverain viennent des Droits mêmes de l’Etat ou de la Société Civile, des soins qui lui sont commis, de l’obligation où il est de veiller au salut de la Nation, de procurer son plus grand bonheur, d'y maintenir l’ordre, la justice & la paix (voyez Liv.I Chap.IV).   Il faut après cela, distinguer la nature & le dégré des divers désordres, qui peuvent troubler l’Etat, obliger le Souverain à s'armer, ou substituer les voies de la force à celles de l’Autorité.

 

§.288     Qui sont les rebelles

            On appele Rebelles tous sujets qui prennent injustement les armes contre le Conducteur de la Société, soit qu’ils prétendent le dépouiller de l’Autorité suprême, fait qu’ils se proposent seulement de résister à ses ordres, dans quelque affaire particulière, & de lui imposer des Conditions.

 

§.289     Émotion populaire, soulèvement, Sédition

            L'émotion populaire est un concours de peuple, qui s'assemble tumultuairement & n'écoute plus la voix des Supérieurs, soit qu'il en veuille à ces Supérieurs eux-mêmes, ou seulement à quelques particuliers.   On voit de ces mouvemens violens, quand le peuple se croit véxé, & nul ordre n'y donne si souvent occasion, que les exacteurs des Impôts.   Si les Mécontens en veulent particuliérement aux Magistrats, ou autres dépositaires de l’Autorité Publique, & en viennent jusqu’a une désobéissance formelle, ou aux voies de fait ; cela s'appelle une Sédition.   Et lorsque le mal s'étend, gagne le grand nombre, dans la Ville, ou dans la Province, & se soutient, ensorte que le Souverain même n’est plus obéi ; l’usage donne plus particuliérement à ce désordre le nom de Soulèvement.

 

§.290     Comment le Souverain doit les réprimer

            Toutes ces violences troublent l’Ordre public, & sont des Crimes d'Etat, lors même qu'elles sont causées par de justes sujets de plainte.   Car les voies de fait sont interdites dans la Société Civile : Ceux à qui l’on fait tort doivent s'adresser aux Magistrats, & s'ils n'en obtiennent pas justice, ils peuvent porter leurs plaintes au pied du Trône.   Tout Citoyen doit même souffrir patiemment des maux supportables, plûtôt que de troubler la paix publique.   Il n’y a qu'un déni de Justice, de la part du Souverain, ou des délais affectés, qui puissent excuser l’emportement d'un peuple poussé à bout, le justifier même, si les maux sont intolérables, l’oppression grande & manifeste.   Mais quelle conduite le Souverain tiendra-t-il envers les révoltés ? Je répons en général, celle qui sera en même-tems la plus conforme à la Justice & la plus salutaire à l'Etat.   S’il doit réprimer ceux qui troublent sans nécessité la paix publique, il doit user de clémence envers des malheureux, à qui on a donné de justes sujets de plainte, & qui ne sont coupables, que pour avoir entrepris de se faire justice eux-mêmes ; ils ont manqué de patience, plûtôt que de fidélité.   Les sujets qui se soulèvent sans raison contre leur Prince, méritent des peines sévères.   Mais ici encore, le nombre des coupables oblige le Souverain à la clémence.   Dépeuplera-t-il une Ville, ou une Province, pour châtier sa rébellion ? La punition la plus juste en elle-même devient cruauté, dès qu'elle s'étend à un trop grand nombre de gens.   Quand les peuples des Pays-Bas se seroient soulevés sans sujet contre l’Espagne, on détesteroit encore la mémoire du Duc d'ALBE, qui se vantoit d'avoir fait tomber vingt mille têtes, par la main des bourreaux.   Que ses sanguinaires imitateurs n'espèrent pas de justifier leurs excès par la nécessité.   Qui fut jamais plus indignement outragé de ses sujets, que le grand HENRI ? Il vainquit & pardonna toûjours ; & cet excellent Prince obtint enfin un succès digne de lui ; il gagna des sujets fidèles : Le Duc d'Albe fit perdre à son Maître les Provinces-unies.   Les fautes communes à plusieurs, se punissent par des peines qui sont communes aux coupables : Le Souverain peut ôter à une Ville ses Privilèges, au moins jusques-à-ce qu'elle ait pleinement reconnu sa faute, & il réservera les supplices pour les Auteurs des troubles, pour ces boute-feux, qui incitent le peuple à la révolte.   Mais les Tyrans seuls traiteront de séditieux ces Citoyens courageux & fermes, qui exhortent le peuple à se garantir de l’oppression, à maintenir ses Droits & les Privilèges ; Un bon Prince louera ces vertueux Patriotes, pourvu que leur zèle soit tempéré par la modération & la prudence.   S’il aime la Justice & son devoir, s'il aspire à la Gloire immortelle & si pure d'être le Père de son Peuple ; qu'il se défie des suggestions intéressées d'un Ministre, qui lui peint comme des rebelles, tous les Citoyens qui ne tendent pas les mains à l’esclavage, qui refusent de plier sans murmure, sous les coups d'un Pouvoir arbitraire.

 

§.291     Il doit tenir ce qu’il a promis aux rebelles

            Le plus sûr moyen d'appaiser bien des séditions, est en même-tems le plus juste ; c’est de donner satisfaction aux peuples.   Et s'ils se sont soulevés sans sujet ; ce qui n'arrive peut-être jamais ; il faut bien encore, comme nous venons de le dire, accorder une Amnistie au grand nombre.   Dès que l’Amnistie est publiée & acceptée, tout le passé doit être mis en oubli ; personne ne peut être recherché, pour ce qui s’est fait à l’occasion des troubles.   Et en général, le Prince, religieux observateur de sa parole, doit garder fidèlement tout ce qu’il a promis aux rebelles mêmes, j'entens à ceux de ses sujets, qui se sont révoltés sans raison, ou sans nécessité.   Si ses promesses ne sont pas inviolables, il n'y aura plus de sûreté pour les rebelles à traiter avec lui ; dès qu'ils auront tiré l’épée, il faudra qu’ils en jettent le fourreau, comme l’a dit un Ancien : Le Prince manquera le plus doux & le plus salutaire moyen d'appaiser la révolte ; il ne lui restera, pour l’étouffer, que d'exterminer les révoltés.   Le désespoir les rendra formidables ; la compassion leur attirera des sécours, grossira leur parti ; & l’Etat se trouvera en danger.   Que seroit devenuë la France, si les Ligueurs n'avoient pû se fier aux promesses de HENRI le Grand ? Les mêmes raisons qui doivent rendre la foi des promesses inviolable & sacrée (Liv.II §.163, 218 & suiv, & Liv.III §.174), de particulier à particulier, de Souverain à Souverain, d'Ennemi à Ennemi, subsistent donc dans toute leur force, entre le Souverain & ses sujets soulevés, ou rebelles.   Cependant, s'ils lui ont extorqué des Conditions odieuses, contraires au bonheur de la Nation, au salut de l’Etat ; comme il n’est pas en droit de rien faire, de rien accorder, contre cette grande règle de sa conduite & de son pouvoir, il révoquera justement des Concessions pernicieuses, en s’autorisant de l’aveu de la Nation, dont il prendra l’avis, de la manière & dans les formes, qui lui seront marquées par la Constitution de l’Etat.   Mais il faut user sobrement de ce remède, & seulement pour des choses de grande importance, afin de ne pas donner atteinte à la foi des promesses.

 

§.292     De la Guerre Civile

            Lorsqu'il se forme dans l’Etat un parti, qui n'obéit plus au Souverain, & se trouve assez fort pour lui faire tête ; ou, dans une République, quand la Nation se divise en deux factions opposées, & que de part & d'autre, on en vient aux armes ; c’est une Guerre Civile.   Quelques-uns réservent Ce terme aux justes armes, que les sujets opposent au Souverain, pour distinguer cette légitime résistance de la Rébellion, qui est une résistance ouverte & injuste.   Mais comment nommeront-ils la Guerre, qui s'élève dans une République déchirée par deux factions, ou dans une Monarchie, entre deux Prétendans à la Couronne ? L’usage affecte le terme de Guerre Civile, à toute Guerre qui se fait entre les membres d'une même Société Politique : Si c’est entre une partie des Citoyens d'un côté, & le Souverain avec ceux qui lui obéissent, de l’autre ; il suffit que les Mécontens ayent quelque raison de prendre les armes, pour que ce désordre soit appellé Guerre Civile, & non pas Rébellion.   Cette dernière qualification n’est donnée qu'à un Soulèvement contre l’Autorité légitime, destitué de toute apparence de justice.   Le Prince ne manque pas d'appeler Rebelles tous sujets qui lui résistent ouvertement : Mais quand ceux-ci deviennent assez forts pour lui faire tête, pour l’obliger à leur faire la Guerre régulièrement ; il faut bien qu'il se résolve à souffrir le mot de Guerre Civile.

 

§.293     La Guerre Civile fait naître deux partis indépendans

            Il n’est pas ici question de peser les raisons, qui peuvent fonder & justifier la Guerre Civile : Nous avons traité ailleurs des cas, dans lesquels les sujets peuvent résister au Souverain (Liv.I Chap.IV).   Mettant donc à part la justice de la Cause, il nous reste à considérer les Maximes, que l’on doit garder, dans la Guerre Civile, à voir si le Souverain en particulier est obligé d'y observer les Loix communes de la Guerre.

 

            La Guerre Civile rompt les siens de la Société & du Gouvernement, ou elle en suspend au moins la force & l’effet ; elle donne naissance, dans la Nation, à deux Partis indépendans, qui se regardent comme ennemis, & ne reconnoissent aucun Juge commun.   Il faut donc de nécessité que ces deux partis soient considérés comme formant désormais, au moins pour un tems, deux Corps séparés, deux Peuples différens.   Que l’un des deux ait eû tort de rompre l’unité de l’Etat, de résister à l’Autorité légitime, ils n'en sont pas moins divisés de fait.   D'ailleurs, qui les jugera, qui prononcera de quel côté se trouve le tort, ou la justice ? Ils n'ont point de commun Supérieur sur la terre.   Ils sont donc dans le cas de deux Nations, qui entrent en contestation, & qui, ne pouvant s'accorder, ont recours aux armes.

 

§.294     Ils doivent observer les Loix communes de la Guerre

            Cela étant ainsi, il est bien évident que les Loix communes de la Guerre, ces maximes d'humanité, de modération, de droiture & d'honnêteté, que nous avons exposées ci-dessus, doivent être observées de part & d'autre dans les Guerres Civiles.   Les mêmes raisons, qui en fondent l’obligation d'État à Etat, les rendent autant & plus nécessaires, dans le cas malheureux, où deux Partis obstinés déchirent leur commune Patrie.   Si le Souverain se croit en droit de faire pendre les prisonniers, comme rebelles, le Parti opposé usera de réprésailles : S'il n'observe pas religieusement les Capitulations & toutes les Conventions, faites avec ses ennemis ; ils ne se fieront plus à sa parole : S'il brûle & dévaste ; ils en feront autant : La Guerre deviendra cruelle, terrible, & toûjours plus funeste à la Nation.   On connoît les excès honteux & barbares du Duc de MONTPENSIER, contre les Réformés de France : il livroit les hommes au bourreau, & les femmes à la brutalité d'un de ses Officiers.   Qu’arriva-t-il ? Les Réformés s'aigrirent, ils tirèrent vengeance de ces traitemens barbares, & la Guerre, déja cruelle, à titre de Guerre Civile & de Guerre de Religion, en devint encore plus funeste.   Qui liroit sans horreur les cruautés féroces du Baron DES-ADRETS ? Tour-à-tour Catholique & Protestant, il signala ses fureurs dans l’un & l’autre parti.   Enfin il fallut perdre ces prétentions de Juge, contre des gens qui sçavoient se soutenir les armes à la main, & les traiter ; non en criminels, mais en ennemis.   Les Troupes même ont souvent refusé de servir dans une Guerre, où le Prince les exposoit à de cruelles Réprésailles.   Prêts à verser leur sang pour son service les armes à la main, des Officiers pleins d'honneur ne se sont pas crus obligés de s'exposer à une mort ignominieuse.   Toutes les fois donc qu'un parti nombreux se croit en droit de résister au Souverain, & se voit en état d'en venir aux armes ; la Guerre doit se faire entre-eux, de la même manière qu'entre deux Nations différentes, & ils doivent se ménager les mêmes moyens d'en prévenir les excès & de rétablir la paix.

 

            Quand le Souverain a vaincu le parti opposé, quand il l’a réduit à se soumettre, à demander la paix ; il peut excepter de l’Amnistie les Auteurs des troubles, les Chefs de parti, les faire juger suivant les Loix, & les punir, s'ils sont trouvés coupables.   Il peut sur-tout en user ainsi à l’occasion de ces troubles, où il s'agit moins des intérêts des peuples que des vûës particulières de quelques Grands, & qui méritent plûtôt le nom de Révolte que celui de Guerre Civile.   Ce fut le cas de l’infortuné Duc de MONTMORENCY.   Il prit les armes contre le Roi, pour la querelle du Duc d'ORLEANS.   Vaincu & fait prisonnier à la Bataille de Castelnadarri, il perdit la vie sur un échaffaut, par Arrêt du Parlement de Toulouse.   S’il fut plaint généralement des honnêtes-gens, c'est qu’on le considéra moins comme rebelle au Roi, que comme opposé au trop grand pouvoir d'un Ministre impérieux, & que ses vertus héroïques sembloient répondre de la pureté de ses vuës (a(a) Voyez les Historiens du règne de Louis XIII).

 

§.295     Distinction des effets de la Guerre Civile, suivant les cas

            Lorsque des sujets prennent les armes, sans cesser de reconnoître le Souverain, & seulement pour se procurer le redressement de leurs griefs ; il y a deux raisons d'observer à leur égard les Loix communes de la Guerre :

 

            1°, La crainte de rendre la Guerre Civile plus cruelle & plus funeste, par les Réprésailles, que le parti soulevé opposera, comme nous l’avons observé, aux sévérités du Prince.

 

            2°, Le danger de commettre de grandes injustices, en se hâtant de punir ceux que l’on traite de rebelles.   Le feu de la discorde & de la Guerre Civile, n'est pas favorable aux actes d'une justice pure & sainte : il faut attendre des tems plus tranquilles.   Le Prince fera sagement de garder ses prisonniers, jusqu’à-ce qu'ayant rétabli le calme, il soit en état de les faire juger suivant les Loix.

 

            Pour ce qui est des autres effets, que le Droit des Gens attribuë aux Guerres Publiques (voyez le Chap.XII de ce Livre), & particuliérement de l’acquisition des choses prises à la Guerre ; des sujets, qui prennent les armes contre leur Souverain, sans cesser de le reconnaître, ne peuvent prétendre à ces effets.   Le butin seul, les biens mobiliaires enlevés par l’ennemi, sont estimés perdus pour les propriétaires, par la difficulté de les reconnoître & à cause des inconvéniens sans nombre, qui naîtroient de leur revendication.   Tout cela est réglé d'ordinaire, dans l’Edit de pacification, ou d'Amnistie.

 

            Mais quand la Nation se divise en deux Partis absolument indépendans, qui ne reconnoissent plus de commun Supérieur ; l’Etat est dissous, & la Guerre entre les deux Partis retombe, à tous égards, dans le cas d'une Guerre Publique entre deux Nations différentes.   Qu'une République soit déchirée en deux partis, dont chacun prétendra former le Corps de l’Etat, ou qu'un Royaume se partage entre deux Prétendans à la Couronne ; la Nation est divisée en deux parties, qui se traiteront réciproquement de rebelles : Voilà deux Corps, qui se prétendent absolument indépendans, & qui n'ont point de Juge (§.293).   Ils décident la querelle par les armes, comme feroient deux Nations différentes.   L’obligation d'observer entre-eux les Loix communes de la Guerre, est donc absoluë, indispensable pour les deux partis, &  la même que la Loi Naturelle impose à toutes les Nations, d'Etat à Etat.

 

§.296     Conduite que doivent tenir les Nations étrangères

            Les Nations étrangères ne doivent pas s'ingérer dans le Gouvernement intérieur d'un Etat indépendant (Liv.II §.54 & suiv).   Ce n’est point à elles de juger entre les Citoyens, que la discorde fait courrir aux armes, ni entre le Prince & les sujets.   Les deux Partis sont également étrangers pour elles, également indépendans de leur Autorité.   Il leur reste d'interposer leurs bons Offices pour le rétablissement de la paix, & la Loi Naturelle les y invite (voyez Liv.II Chap.I).   Mais si leurs soins sont infructueux ; celles qui ne sont liées par aucun Traité, peuvent sans-doute porter leur jugement, pour leur propre conduite, sur le mérite de la cause, & assister le parti qui leur paroîtra avoir le bon droit de son côté, au cas que ce parti implore leur assistance, ou l’accepte : Elles le peuvent, dis-je, tout comme il leur est libre d'épouser la querelle d'une Nation, qui entre en guerre avec une autre, si elles la trouvent juste.   Quant aux Alliés de l’Etat déchiré par une Guerre Civile, ils trouveront dans la nature de leurs engagemens, combinés avec les circonstances, la règle de la conduite qu’ils doivent tenir : Nous en avons traité ailleurs (voyez Liv.II Chap.XII & particulièrement les §§.196 & 197).

 


FIN du Livre III du Droit Des Gens.


  

 

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