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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:22

CHAPITRE XVIII

De la Guerre Civile.

 

 §.287    Fondement des droits du Souverain contre les rebelles

            C'est une question fort agitée, de sçavoir si le Souverain doit observer les Loix ordinaires de la Guerre, envers des sujets rebelles, qui ont pris ouvertement les armes contre lui.   Un auteur, ou un Dominateur cruel a bientôt dit, que les Loix de la Guerre ne sont pas faites pour des rebelles, dignes des derniers supplices.   Allons plus doucement, & raisonnons d'après les principes incontestables, que nous avons posés ci-dessus.   Pour voir clairement quelle est la conduite que le Souverain doit tenir envers des Sujets soulevés, il faut prémièrement se souvenir que tous les Droits du Souverain viennent des Droits mêmes de l’Etat ou de la Société Civile, des soins qui lui sont commis, de l’obligation où il est de veiller au salut de la Nation, de procurer son plus grand bonheur, d'y maintenir l’ordre, la justice & la paix (voyez Liv.I Chap.IV).   Il faut après cela, distinguer la nature & le dégré des divers désordres, qui peuvent troubler l’Etat, obliger le Souverain à s'armer, ou substituer les voies de la force à celles de l’Autorité.

 

§.288     Qui sont les rebelles

            On appele Rebelles tous sujets qui prennent injustement les armes contre le Conducteur de la Société, soit qu’ils prétendent le dépouiller de l’Autorité suprême, fait qu’ils se proposent seulement de résister à ses ordres, dans quelque affaire particulière, & de lui imposer des Conditions.

 

§.289     Émotion populaire, soulèvement, Sédition

            L'émotion populaire est un concours de peuple, qui s'assemble tumultuairement & n'écoute plus la voix des Supérieurs, soit qu'il en veuille à ces Supérieurs eux-mêmes, ou seulement à quelques particuliers.   On voit de ces mouvemens violens, quand le peuple se croit véxé, & nul ordre n'y donne si souvent occasion, que les exacteurs des Impôts.   Si les Mécontens en veulent particuliérement aux Magistrats, ou autres dépositaires de l’Autorité Publique, & en viennent jusqu’a une désobéissance formelle, ou aux voies de fait ; cela s'appelle une Sédition.   Et lorsque le mal s'étend, gagne le grand nombre, dans la Ville, ou dans la Province, & se soutient, ensorte que le Souverain même n’est plus obéi ; l’usage donne plus particuliérement à ce désordre le nom de Soulèvement.

 

§.290     Comment le Souverain doit les réprimer

            Toutes ces violences troublent l’Ordre public, & sont des Crimes d'Etat, lors même qu'elles sont causées par de justes sujets de plainte.   Car les voies de fait sont interdites dans la Société Civile : Ceux à qui l’on fait tort doivent s'adresser aux Magistrats, & s'ils n'en obtiennent pas justice, ils peuvent porter leurs plaintes au pied du Trône.   Tout Citoyen doit même souffrir patiemment des maux supportables, plûtôt que de troubler la paix publique.   Il n’y a qu'un déni de Justice, de la part du Souverain, ou des délais affectés, qui puissent excuser l’emportement d'un peuple poussé à bout, le justifier même, si les maux sont intolérables, l’oppression grande & manifeste.   Mais quelle conduite le Souverain tiendra-t-il envers les révoltés ? Je répons en général, celle qui sera en même-tems la plus conforme à la Justice & la plus salutaire à l'Etat.   S’il doit réprimer ceux qui troublent sans nécessité la paix publique, il doit user de clémence envers des malheureux, à qui on a donné de justes sujets de plainte, & qui ne sont coupables, que pour avoir entrepris de se faire justice eux-mêmes ; ils ont manqué de patience, plûtôt que de fidélité.   Les sujets qui se soulèvent sans raison contre leur Prince, méritent des peines sévères.   Mais ici encore, le nombre des coupables oblige le Souverain à la clémence.   Dépeuplera-t-il une Ville, ou une Province, pour châtier sa rébellion ? La punition la plus juste en elle-même devient cruauté, dès qu'elle s'étend à un trop grand nombre de gens.   Quand les peuples des Pays-Bas se seroient soulevés sans sujet contre l’Espagne, on détesteroit encore la mémoire du Duc d'ALBE, qui se vantoit d'avoir fait tomber vingt mille têtes, par la main des bourreaux.   Que ses sanguinaires imitateurs n'espèrent pas de justifier leurs excès par la nécessité.   Qui fut jamais plus indignement outragé de ses sujets, que le grand HENRI ? Il vainquit & pardonna toûjours ; & cet excellent Prince obtint enfin un succès digne de lui ; il gagna des sujets fidèles : Le Duc d'Albe fit perdre à son Maître les Provinces-unies.   Les fautes communes à plusieurs, se punissent par des peines qui sont communes aux coupables : Le Souverain peut ôter à une Ville ses Privilèges, au moins jusques-à-ce qu'elle ait pleinement reconnu sa faute, & il réservera les supplices pour les Auteurs des troubles, pour ces boute-feux, qui incitent le peuple à la révolte.   Mais les Tyrans seuls traiteront de séditieux ces Citoyens courageux & fermes, qui exhortent le peuple à se garantir de l’oppression, à maintenir ses Droits & les Privilèges ; Un bon Prince louera ces vertueux Patriotes, pourvu que leur zèle soit tempéré par la modération & la prudence.   S’il aime la Justice & son devoir, s'il aspire à la Gloire immortelle & si pure d'être le Père de son Peuple ; qu'il se défie des suggestions intéressées d'un Ministre, qui lui peint comme des rebelles, tous les Citoyens qui ne tendent pas les mains à l’esclavage, qui refusent de plier sans murmure, sous les coups d'un Pouvoir arbitraire.

 

§.291     Il doit tenir ce qu’il a promis aux rebelles

            Le plus sûr moyen d'appaiser bien des séditions, est en même-tems le plus juste ; c’est de donner satisfaction aux peuples.   Et s'ils se sont soulevés sans sujet ; ce qui n'arrive peut-être jamais ; il faut bien encore, comme nous venons de le dire, accorder une Amnistie au grand nombre.   Dès que l’Amnistie est publiée & acceptée, tout le passé doit être mis en oubli ; personne ne peut être recherché, pour ce qui s’est fait à l’occasion des troubles.   Et en général, le Prince, religieux observateur de sa parole, doit garder fidèlement tout ce qu’il a promis aux rebelles mêmes, j'entens à ceux de ses sujets, qui se sont révoltés sans raison, ou sans nécessité.   Si ses promesses ne sont pas inviolables, il n'y aura plus de sûreté pour les rebelles à traiter avec lui ; dès qu'ils auront tiré l’épée, il faudra qu’ils en jettent le fourreau, comme l’a dit un Ancien : Le Prince manquera le plus doux & le plus salutaire moyen d'appaiser la révolte ; il ne lui restera, pour l’étouffer, que d'exterminer les révoltés.   Le désespoir les rendra formidables ; la compassion leur attirera des sécours, grossira leur parti ; & l’Etat se trouvera en danger.   Que seroit devenuë la France, si les Ligueurs n'avoient pû se fier aux promesses de HENRI le Grand ? Les mêmes raisons qui doivent rendre la foi des promesses inviolable & sacrée (Liv.II §.163, 218 & suiv, & Liv.III §.174), de particulier à particulier, de Souverain à Souverain, d'Ennemi à Ennemi, subsistent donc dans toute leur force, entre le Souverain & ses sujets soulevés, ou rebelles.   Cependant, s'ils lui ont extorqué des Conditions odieuses, contraires au bonheur de la Nation, au salut de l’Etat ; comme il n’est pas en droit de rien faire, de rien accorder, contre cette grande règle de sa conduite & de son pouvoir, il révoquera justement des Concessions pernicieuses, en s’autorisant de l’aveu de la Nation, dont il prendra l’avis, de la manière & dans les formes, qui lui seront marquées par la Constitution de l’Etat.   Mais il faut user sobrement de ce remède, & seulement pour des choses de grande importance, afin de ne pas donner atteinte à la foi des promesses.

 

§.292     De la Guerre Civile

            Lorsqu'il se forme dans l’Etat un parti, qui n'obéit plus au Souverain, & se trouve assez fort pour lui faire tête ; ou, dans une République, quand la Nation se divise en deux factions opposées, & que de part & d'autre, on en vient aux armes ; c’est une Guerre Civile.   Quelques-uns réservent Ce terme aux justes armes, que les sujets opposent au Souverain, pour distinguer cette légitime résistance de la Rébellion, qui est une résistance ouverte & injuste.   Mais comment nommeront-ils la Guerre, qui s'élève dans une République déchirée par deux factions, ou dans une Monarchie, entre deux Prétendans à la Couronne ? L’usage affecte le terme de Guerre Civile, à toute Guerre qui se fait entre les membres d'une même Société Politique : Si c’est entre une partie des Citoyens d'un côté, & le Souverain avec ceux qui lui obéissent, de l’autre ; il suffit que les Mécontens ayent quelque raison de prendre les armes, pour que ce désordre soit appellé Guerre Civile, & non pas Rébellion.   Cette dernière qualification n’est donnée qu'à un Soulèvement contre l’Autorité légitime, destitué de toute apparence de justice.   Le Prince ne manque pas d'appeler Rebelles tous sujets qui lui résistent ouvertement : Mais quand ceux-ci deviennent assez forts pour lui faire tête, pour l’obliger à leur faire la Guerre régulièrement ; il faut bien qu'il se résolve à souffrir le mot de Guerre Civile.

 

§.293     La Guerre Civile fait naître deux partis indépendans

            Il n’est pas ici question de peser les raisons, qui peuvent fonder & justifier la Guerre Civile : Nous avons traité ailleurs des cas, dans lesquels les sujets peuvent résister au Souverain (Liv.I Chap.IV).   Mettant donc à part la justice de la Cause, il nous reste à considérer les Maximes, que l’on doit garder, dans la Guerre Civile, à voir si le Souverain en particulier est obligé d'y observer les Loix communes de la Guerre.

 

            La Guerre Civile rompt les siens de la Société & du Gouvernement, ou elle en suspend au moins la force & l’effet ; elle donne naissance, dans la Nation, à deux Partis indépendans, qui se regardent comme ennemis, & ne reconnoissent aucun Juge commun.   Il faut donc de nécessité que ces deux partis soient considérés comme formant désormais, au moins pour un tems, deux Corps séparés, deux Peuples différens.   Que l’un des deux ait eû tort de rompre l’unité de l’Etat, de résister à l’Autorité légitime, ils n'en sont pas moins divisés de fait.   D'ailleurs, qui les jugera, qui prononcera de quel côté se trouve le tort, ou la justice ? Ils n'ont point de commun Supérieur sur la terre.   Ils sont donc dans le cas de deux Nations, qui entrent en contestation, & qui, ne pouvant s'accorder, ont recours aux armes.

 

§.294     Ils doivent observer les Loix communes de la Guerre

            Cela étant ainsi, il est bien évident que les Loix communes de la Guerre, ces maximes d'humanité, de modération, de droiture & d'honnêteté, que nous avons exposées ci-dessus, doivent être observées de part & d'autre dans les Guerres Civiles.   Les mêmes raisons, qui en fondent l’obligation d'État à Etat, les rendent autant & plus nécessaires, dans le cas malheureux, où deux Partis obstinés déchirent leur commune Patrie.   Si le Souverain se croit en droit de faire pendre les prisonniers, comme rebelles, le Parti opposé usera de réprésailles : S'il n'observe pas religieusement les Capitulations & toutes les Conventions, faites avec ses ennemis ; ils ne se fieront plus à sa parole : S'il brûle & dévaste ; ils en feront autant : La Guerre deviendra cruelle, terrible, & toûjours plus funeste à la Nation.   On connoît les excès honteux & barbares du Duc de MONTPENSIER, contre les Réformés de France : il livroit les hommes au bourreau, & les femmes à la brutalité d'un de ses Officiers.   Qu’arriva-t-il ? Les Réformés s'aigrirent, ils tirèrent vengeance de ces traitemens barbares, & la Guerre, déja cruelle, à titre de Guerre Civile & de Guerre de Religion, en devint encore plus funeste.   Qui liroit sans horreur les cruautés féroces du Baron DES-ADRETS ? Tour-à-tour Catholique & Protestant, il signala ses fureurs dans l’un & l’autre parti.   Enfin il fallut perdre ces prétentions de Juge, contre des gens qui sçavoient se soutenir les armes à la main, & les traiter ; non en criminels, mais en ennemis.   Les Troupes même ont souvent refusé de servir dans une Guerre, où le Prince les exposoit à de cruelles Réprésailles.   Prêts à verser leur sang pour son service les armes à la main, des Officiers pleins d'honneur ne se sont pas crus obligés de s'exposer à une mort ignominieuse.   Toutes les fois donc qu'un parti nombreux se croit en droit de résister au Souverain, & se voit en état d'en venir aux armes ; la Guerre doit se faire entre-eux, de la même manière qu'entre deux Nations différentes, & ils doivent se ménager les mêmes moyens d'en prévenir les excès & de rétablir la paix.

 

            Quand le Souverain a vaincu le parti opposé, quand il l’a réduit à se soumettre, à demander la paix ; il peut excepter de l’Amnistie les Auteurs des troubles, les Chefs de parti, les faire juger suivant les Loix, & les punir, s'ils sont trouvés coupables.   Il peut sur-tout en user ainsi à l’occasion de ces troubles, où il s'agit moins des intérêts des peuples que des vûës particulières de quelques Grands, & qui méritent plûtôt le nom de Révolte que celui de Guerre Civile.   Ce fut le cas de l’infortuné Duc de MONTMORENCY.   Il prit les armes contre le Roi, pour la querelle du Duc d'ORLEANS.   Vaincu & fait prisonnier à la Bataille de Castelnadarri, il perdit la vie sur un échaffaut, par Arrêt du Parlement de Toulouse.   S’il fut plaint généralement des honnêtes-gens, c'est qu’on le considéra moins comme rebelle au Roi, que comme opposé au trop grand pouvoir d'un Ministre impérieux, & que ses vertus héroïques sembloient répondre de la pureté de ses vuës (a(a) Voyez les Historiens du règne de Louis XIII).

 

§.295     Distinction des effets de la Guerre Civile, suivant les cas

            Lorsque des sujets prennent les armes, sans cesser de reconnoître le Souverain, & seulement pour se procurer le redressement de leurs griefs ; il y a deux raisons d'observer à leur égard les Loix communes de la Guerre :

 

            1°, La crainte de rendre la Guerre Civile plus cruelle & plus funeste, par les Réprésailles, que le parti soulevé opposera, comme nous l’avons observé, aux sévérités du Prince.

 

            2°, Le danger de commettre de grandes injustices, en se hâtant de punir ceux que l’on traite de rebelles.   Le feu de la discorde & de la Guerre Civile, n'est pas favorable aux actes d'une justice pure & sainte : il faut attendre des tems plus tranquilles.   Le Prince fera sagement de garder ses prisonniers, jusqu’à-ce qu'ayant rétabli le calme, il soit en état de les faire juger suivant les Loix.

 

            Pour ce qui est des autres effets, que le Droit des Gens attribuë aux Guerres Publiques (voyez le Chap.XII de ce Livre), & particuliérement de l’acquisition des choses prises à la Guerre ; des sujets, qui prennent les armes contre leur Souverain, sans cesser de le reconnaître, ne peuvent prétendre à ces effets.   Le butin seul, les biens mobiliaires enlevés par l’ennemi, sont estimés perdus pour les propriétaires, par la difficulté de les reconnoître & à cause des inconvéniens sans nombre, qui naîtroient de leur revendication.   Tout cela est réglé d'ordinaire, dans l’Edit de pacification, ou d'Amnistie.

 

            Mais quand la Nation se divise en deux Partis absolument indépendans, qui ne reconnoissent plus de commun Supérieur ; l’Etat est dissous, & la Guerre entre les deux Partis retombe, à tous égards, dans le cas d'une Guerre Publique entre deux Nations différentes.   Qu'une République soit déchirée en deux partis, dont chacun prétendra former le Corps de l’Etat, ou qu'un Royaume se partage entre deux Prétendans à la Couronne ; la Nation est divisée en deux parties, qui se traiteront réciproquement de rebelles : Voilà deux Corps, qui se prétendent absolument indépendans, & qui n'ont point de Juge (§.293).   Ils décident la querelle par les armes, comme feroient deux Nations différentes.   L’obligation d'observer entre-eux les Loix communes de la Guerre, est donc absoluë, indispensable pour les deux partis, &  la même que la Loi Naturelle impose à toutes les Nations, d'Etat à Etat.

 

§.296     Conduite que doivent tenir les Nations étrangères

            Les Nations étrangères ne doivent pas s'ingérer dans le Gouvernement intérieur d'un Etat indépendant (Liv.II §.54 & suiv).   Ce n’est point à elles de juger entre les Citoyens, que la discorde fait courrir aux armes, ni entre le Prince & les sujets.   Les deux Partis sont également étrangers pour elles, également indépendans de leur Autorité.   Il leur reste d'interposer leurs bons Offices pour le rétablissement de la paix, & la Loi Naturelle les y invite (voyez Liv.II Chap.I).   Mais si leurs soins sont infructueux ; celles qui ne sont liées par aucun Traité, peuvent sans-doute porter leur jugement, pour leur propre conduite, sur le mérite de la cause, & assister le parti qui leur paroîtra avoir le bon droit de son côté, au cas que ce parti implore leur assistance, ou l’accepte : Elles le peuvent, dis-je, tout comme il leur est libre d'épouser la querelle d'une Nation, qui entre en guerre avec une autre, si elles la trouvent juste.   Quant aux Alliés de l’Etat déchiré par une Guerre Civile, ils trouveront dans la nature de leurs engagemens, combinés avec les circonstances, la règle de la conduite qu’ils doivent tenir : Nous en avons traité ailleurs (voyez Liv.II Chap.XII & particulièrement les §§.196 & 197).

 


FIN du Livre III du Droit Des Gens.


  

 

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