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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:21

CHAPITRE XVII

Des Saufconduits & Passeports, & Questions sur la Rançon des prisonniers de guerre.

 

§.265     Ce que c’est qu’un Saufconduit & un Passeport

            Le Saufconduit & le Passeport sont une espèce de privilège, qui donne aux personnes le droit d'aller & de venir en sûreté, ou pour certaines choses, celui de les transporter aussi en sûreté.   Il paroît que suivant l’usage & le génie de la Langue, on se sert du terme de Passeport dans les occasions ordinaires, pour les gens en qui il n’y a aucun empêchement particulier d'aller & de venir en sûreté, & à qui il sert pour plus grande assurance, & pour éviter toute discussion, ou pour les dispenser de quelque défense générale : Le Saufconduit se donne à gens, qui, sans cela, ne pourroient aller en sûreté dans les lieux, où celui qui l’accorde est le maître ; à un Accusé, par exemple, ou à un Ennemi.   C’est de ce dernier que nous avons à traiter ici.

 

§.266     De quelle Autorité il émane

            Tout Saufconduit émane de l’Autorité souveraine, comme tout autre acte de suprême Commandement.   Mais le Prince peut commettre à ses Officiers le pouvoir de donner des Saufconduits ; & ils en sont revêtus, ou par une attribution expresse, ou par une conséquence de la nature de leurs fonctions.   Un Général d'Armée, par la nature même de sa Charge, peut donner des Saufconduits.   Et puisqu’ils émanent, quoique médiatement, de l’Autorité souveraine, les autres Généraux ou Officiers du même Prince doivent les respecter.

 

§.267     Il ne peut se transporter d’une personne à l’autre

            La personne nommée dans le Saufconduit, ne peut transporter son privilège à une autre.   Car elle ne sçait point s’il est indifférent à celui qui l’a donné, que tout autre en use à sa place Elle ne peut le présumer ; elle doit même présumer le contraire, à cause des abus qui pourroient en naître ; & elle ne peut s'attribuer plus de droit, qu’on ne lui en a voulu donner.   Si le Saufconduit est accordé, non pour des personnes, mais pour certains effets, ces effets peuvent être conduits par d'autres que le propriétaire ; le choix de ceux qui les transportent est indifférent, pourvû qu'il n'y ait rien dans leur personne qui puisse les rendre justement suspects à celui qui donne le Saufconduit, où leur interdire l’entrée de ses Terres.

 

§.268     Etenduë de la sûreté promise

            Celui qui promet sûreté par un Saufconduit, la promet par-tout où il est le maître ; non pas seulement dans ses Terres, mais encore dans tous les lieux, où il pourroit avoir des Troupes.   Et non-seulement il doit s'abstenir de violer lui-même, ou par ses gens, cette sûreté ; il doit de plus protéger & défendre celui à qui il l’a promise, punir ceux de ses sujets qui lui auroient fait violence, & les obliger à réparer le dommage.

 

§.269       Comment il faut juger du droit que donne un Saufconduit

            Le droit que donne un Saufconduit, venant entièrement de la volonté de celui qui l’accorde, cette volonté est la règle, sur laquelle on doit en mesurer l’étenduë : Et la volonté se découvre par la fin, pour laquelle le Saufconduit a été donné.   Par conséquent, celui à qui on a permis de s'en aller, n'a pas le droit de revenir ; & le Saufconduit accordé simplement pour passer, ne peut servir pour repasser.   Celui qui est donné pour certaines affaires, doit valoir jusqu’à-ce que ces affaires soient terminées & qu’on ait pû s'en aller.   S’il est dit, qu’on l’accorde pour un voyage, il servira aussi pour le retour ; car le voyage comprend l’allée & le retour.   Ce Privilège consistant dans la liberté d'aller & de venir en sûreté ; il différe de la permission d'habiter quelque part ; & par conséquent, il ne peut donner le droit de s'arrêter en quelque lieu, & d'y faire un long séjour, si ce n’est pour affaires, en vuë desquelles le Saufconduit auroit été demandé & accordé.

 

§.270     S’il comprend le bagage & les Domestiques

            Un Saufconduit donné à un Voyageur comprend naturellement son bagage, ou les hardes & autres choses néœssaires en voyage, & même un ou deux Domestiques ou plus, selon la condition du Voyageur.   Mais à tous ces égards comme aux autres que nous venons de toucher, le plus sûr, sur-tout entre ennemis & autres personnes suspectes, est de spécifier toutes choses, de les articuler exactement, pour éviter les difficultés.   C’est aussi ce qu’on observe aujourd’hui : on fait mention dans les Saufconduits, & du bagage, & des Domestiques.

 

§.271     Le Saufconduit accordé au Père, ne comprend pas sa famille

            Quoique la permission de s'établir quelque-part, accordée à un Père de famille, comprenne naturellement sa femme & ses enfans ; il n'en est pas ainsi du Saufconduit ; parce qu’on ne s'établit guères dans un lieu sans sa famille, & qu’on voyage le plus souvent sans elle.

 

§.272     D’un Saufconduit donné en général pour quelqu’un & sa suite

            Le Saufconduit accordé à quelqu'un, pour lui & les gens de sa suite, ne peut lui donner le droit de mener avec lui des personnes justement suspectes à l’Etat, ou qui en seroient bannies ou fugitives pour quelque crime, ni mettre ces personnes-là en sûreté.   Car le Souverain qui accorde un Saufconduit en ces termes généraux, ne présume pas qu’on osera s'en servir pour mener chez-lui des malfaiteurs, ou des gens qui l’ont particulièrement offensé.

 

§.273     Du terme du Saufconduit

            Le Saufconduit donné pour un tems marqué expire au bout du terme ; & si le porteur ne s'est point retiré avant ce tems-là, il peut être arrêté, & même puni, selon les circonstances, sur-tout s'il paroît suspect par un retardement affecté.

 

§.274     D’une personne retenuë au-delà du terme, par une force majeure

            Mais si, retenu par une force majeure, par une maladie, il n'a pû s'en aller à-tems, il faut lui donner un délai convenable.   On lui a promis sûreté ; & bien quelle ne lui fût promise que pour un certain tems, ce n'est pas sa faute, s'il n'a pû partir dans ce tems-là.   Le cas est différent de celui d'un ennemi, qui vient chez-nous pendant la Trève : Nous n'avons fait à celui-ci aucune promesse particulière ; il profitte, à ses périls, d'une liberté générale, donnée par la suspension des hostilités.   Nous avons uniquement promis à l’Ennemi, de nous abstenir de toute hostilité, jusqu’à un certain tems : Et le terme passé, il nous importe qu'elles puissent reprendre librement leur cours, sans qu’on ait à nous opposer une multitude d'excuses & de prétextes.

 

§.275     Le Saufconduit n’expire pas à la mort de celui qui l’a donné

            Le Saufconduit n'expire point à la mort de celui qui l’a donné, ou au moment de sa déposition ; car il est donné en vertu de l’Autorité Souveraine, laquelle ne meurt point, & dont l’efficace n’est point attachée à la personne qui l’exerce.   Il en est de cet acte, comme des autres dispositions du Commandement public ; leur validité, leur durée ne dépend point de la vie de celui qui les a faites, à moins que par leur nature même, ou par une déclaration expresse, elles ne lui soient personnelles.

 

§.276     Comment il peut être révoqué

            Cela n’empêche point que le Successeur ne puisse révoquer un Saufconduit, s’il en a de bonnes raisons.   Celui-là même qui l’a donné, peut bien le révoquer, en pareil cas ; & il n’est pas tenu de dire toûjours ses raisons.   Tout Privilège peut être révoqué, quand il devient nuisible à l’Etat ; le Privilège gratuit, purement & simplement ; & le Privilège acquis à titre onéreux, en indemnisant les intéressés.   Supposez qu'un Prince, ou son Général se prépare à une expédition sécrette ; souffrira-t-il, qu'au moyen d'un Saufconduit, obtenu précédemment, on vienne épier ses préparatifs, pour en rendre compte à l’ennemi ? Mais le Saufconduit ne peut devenir un piège ; en le révoquant, il faut donner au porteur le tems & la liberté de se retirer en sûreté.   Si on le retient quelque tems, comme on feroit tout autre Voyageur, pour empêcher qu'il ne porte des lumières à l’ennemi ; ce doit être sans aucun mauvais traitement, & seulement jusqu'à-ce que cette raison n’ait plus lieu.

 

§.277     D’un Saufconduit avec la clause, pour autant de tems qu’il nous plaira

            Si le Saufconduit porte cette Clause, pour autant de tems qu'il nous plaira, il ne donne qu'un droit précaire, & peut être révoqué à tout moment.   Tant qu'il ne l’est pas expressément, il demeure valable.   Il tombe par la mort de celui qui l’a donné, lequel cesse dés-lors de vouloir la continuation du Privilège.   Mais il faut toûjours entendre, que du moment que le saufconduit expire de cette manière, on doit donner au porteur le tems de se retirer en sûreté.

 

§.278     Des conventions qui concernent le rachat des prisonniers

            Après avoir traité du droit de faire des prisonniers de Guerre, de l’obligation de les relâcher à la paix, par échange ou pour une rançon, & de celle où se trouve leur Souverain de les délivrer ; il nous reste à considérer la nature des Conventions, qui ont pour objet la délivrance de ces infortunés.   Si les Souverains qui se font la guerre, sont convenus d'un Cartel, pour l’échange ou la rançon des prisonniers, ils doivent l’observer fidèlement, ainsi que toute autre Convention.   Mais si, comme cela s’est pratiqué souvent autrefois, l’Etat laisse à chaque prisonnier, au moins pendant le cours de la Guerre, le soin de se racheter lui-même ; il se présente, au sujet de ces Conventions particulières, bien des questions, dont nous toucherons seulement les principales.

 

§.279     Le droit d’exiger une rançon peut se transférer

            Quiconque a légitimement acquis le droit d'exiger une rançon de son prisonnier, peut transférer son droit à un tiers.   Cela s’est pratiqué dans les derniers siècles : on a vû souvent rançon des Guerriers céder leurs prisonniers à d'autres, & leur transférer tous les droits qu’ils avoient sur eux.   Mais comme celui qui fait un prisonnier est obligé de le traiter équitablement & avec humanité (§.150) ; s'il veut se mettre à couvert de tout reproche il ne doit point transférer son droit d'une manière illimitée, à quelqu'un, qui pourroit en abuser : Lorsqu'il est convenu avec son prisonnier du prix de la rançon, il peut céder à qui il lui plaira le droit de l’exiger.

 

§.280     De ce qui peut annuler la Convention, faite pour le prix de la rançon

            Dès que l’accord, fait avec un prisonnier pour le prix de sa rançon, est conclu ; c’est un Contrat parfait, & on ne peut le rescinder, sous prétexte que le prisonnier se trouve plus riche qu’on ne le croyait.   Car il n’est point nécessaire que le prix de la rançon soit proportionné aux richesses du prisonnier ; ce n’est point là-dessus que se mesure le droit de retenir un prisonnier de Guerre (voyez les §§.148 & 153).   Mais il est naturel de proportionner le prix de la rançon au rang que tient le prisonnier dans l’Armée ennemie, parce-que la liberté d'un Officier de marque est d'une plus grande conséquence que celle d'un simple soldat, ou d'un Officier inférieur.   Si le prisonnier a, non pas seulement celé, mais déguisé son rang ; c’est une fraude, qui donne le droit d'annuller la Convention.

 

§.281     D’un prisonnier, mort avant que d’avoir payé sa rançon

            Si un prisonnier, qui est convenu du prix de sa rançon, meurt avant que de l’avoir payé, on demande, si ce prix est dû, & si les héritiers sont obligés de l’acquitter ? Ils y sont obligés sans-doute, si le prisonnier est mort libre.   Car du moment qu’il a reçû la liberté, pour prix de laquelle il avoit promis une somme, cette somme est dûe, & n'appartient point à ses héritiers.   Mais s'il n'avoit point encore reçû la liberté ; ni lui, ni ses héritiers n'en doivent le prix, à moins qu'il n'en fût autrement convenu ; & il n’est censé l’avoir reçuë, que du moment qu'il lui est absolument permis de s'en aller libre ; lorsque ni celui qui le tenoit prisonnier, ni le Souverain de celui-ci, ne s'opposent point à son élargissement & à son départ.

 

            Si on lui a seulement permis de faire un voyage, pour disposer ses Amis, ou son Souverain à lui fournir les moyens de se racheter, & qu'il meure, avant que d'avoir reçû la Liberté, avant qu’on l’ait dégagé de sa parole ; il n'est rien dû pour sa rançon.

 

            Si étant convenu du prix, on le retient en prison jusqu'au moment du payement, & qu'il meure auparavant ; ses héritiers ne doivent point la rançon ; un pareil Accord n’étant, de la part de celui qui tenoit le prisonnier, qu'une promesse de lui donner la Liberté pour une certaine somme livrée comptant.   Une promesse de vendre & d'acheter, n'oblige point le prétendu Acheteur à payer le prix de la chose, si elle vient à périr, avant que la vente soit consommée.   Mais si le Contrat de vente est parfait, l’Acheteur payera le prix de la chose venduë, quand même elle viendroit à périr, avant que d'être livrée ; pourvû qu'il n'y ait ni faute ni retardement de la part du Vendeur.   Par cette raison, si le prisonnier a conclu absolument l’Accord de sa rançon, se reconnoissant dés ce moment débiteur du prix, & demeure cependant, non plus comme prisonnier, mais pour sûreté du Payement ; sa mort intervenant n’empêche point que le prix de la rançon ne soit dû.

 

            Si la Convention porte, que la rançon sera payée un certain jour, & que le prisonnier vienne à mourir avant ce jour-là ; les héritiers seront tenus de payer.   Car la rançon étoit dûe, & ce jour marqué, ne l’étoit que comme terme du payement.

 

§.282     D’un prisonnier relâché à condition d’en faire délivrer un autre

            Il suit, à rigueur, des mêmes principes, qu'un prisonnier, relâché à condition d'en faire délivrer un autre, doit retourner en prison, au cas que celui-ci vienne à mourir avant qu'il ait pû lui procurer la Liberté.   Mais assurément ce cas malheureux mérite des égards, l’équité semble demander qu’on laisse à ce prisonnier une Liberté, laquelle on a bien voulu lui accorder ; pourvû qu'il en paye un juste équivalent, ne pouvant plus en donner précisément le prix convenu.

 

§.283     De celui qui est pris une seconde fois, avant qu’il ait payé sa prémière rançon

            Le prisonnier, pleinement remis en Liberté après avoir promis & non payé sa rançon, venant à être pris une séconde fois ; il est aisé de voir que, sans être dispensé de payer sa prémière rançon, il aura à en donner une seconde, s'il veut être libre.

 

§.284     De celui qui est délivré, avant qu’il ait reçû la liberté

            Au contraire, quoique le prisonnier soit convenu du prix de sa rançon, si, avant que l’Accord soit éxécuté, avant qu’on lui ait en effet rendu la Liberté, il est repris & délivré par les siens ; il ne doit rien.   Je suppose, comme on voit, que le Contrat de la rançon n'étoit pas passé, que le prisonnier ne s'étoit pas reconnu débiteur du prix de sa rançon.   Celui qui le tenoit lui avoit seulement fait, pour ainsi dire, une promesse de vendre, & il avoit promis d'acheter ; mais ils n'avoient pas vendu & acheté en effet ; la propriété n'étoit pas transportée.

 

§.285     Si les choses que le prisonnier a pû conserver lui appartiennent

            La propriété de ce qui appartient à quelqu'un ne passe point à celui qui le fait prisonnier, sinon en tant qu'il se saisit en même-tems de ces choses-là.   Il n’y a nul doute à cela ; aujourd’hui que les prisonniers de guerre ne sont point réduits en esclavage.   Et même, par le Droit de Nature, la propriété des biens d'un Esclave ne passe point, sans autre raison, au Maître de l’Esclave ; il n’y a rien dans l’esclavage qui puisse de soi-même opérer cet effet.   De ce qu'un homme aura des droits sur la Liberté d'un autre, s’ensuit-il qu'il en ait aussi sur ses biens ? Lors donc que l’ennemi n'a point dépouillé son prisonnier, ou que celui-ci a trouvé moyen de soustraire quelque chose à ses recherches ; tout ce qu’il a conservé lui appartient, & il peut s'en servir pour le payement de sa rançon.   Aujourd’hui on ne dépouille pas même toûjours les prisonniers : Le soldat avide se le permet ; mais un Officier se croiroit déshonoré, s'il leur ôtoit la moindre chose.   De simples Cavaliers François, qui, à la Bataille de Rocoux, avoient pris un Général Anglais, ne s'attribuèrent de droit que sur les armes de leur prisonnier.

 

§.286     De celui qui est donné en ôtage, pour l’élargissement d'un prisonnier

            La mort du prisonnier fait périr le droit de celui qui l’avoit pris.   C’est pourquoi, si quelqu'un est donné en ôtage, pour faire élargir un prisonnier, il doit être relâché, du moment que ce prisonnier vient à mourir ; de même que, si l’Otage meurt, le prisonnier n’est pas délivré par cette mort.   Il faudroit dire tout le contraire, si l’un avoit été substitué à l’autre, au lieu d'être seulement en ôtage pour lui.


  

 

Table des matières

 

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:20

Vattel-tome-II.jpgCHAPITRE XVI

De diverses Conventions, qui se font dans le cours de la Guerre.

 

§.233     De la Trève & de la Suspension d'armes

            La Guerre deviendroit trop cruelle & trop funeste, si tout commerce étoit absolument rompu entre Ennemis.   Il reste encore, suivant la remarque de GROTIUS (a(a) Liv.III Chap.XXI §.I), des Commerce de Guerre, comme VIRGILE (b(b) …..Belli Commercia Turnus sustulit ista prior …..   AEneïd.X) & TACITE (c(c) AnnaL. Lib.XIV cap.XXXIII) les appellent.   Les occurrences, les événemens de la Guerre obligent les Ennemis à faire entre-eux diverses Conventions.   Comme nous avons traité en général de la Foi qui doit être gardée entre ennemis, nous sommes dispensés de prouver ici l’obligation de remplir avec fidélité ces Conventions, faites pendant la Guerre : il nous reste à en expliquer la nature : on convient quelquefois de suspendre les hostilités pour un certain tems : Si cette Convention est faite seulement pour un terme fort court, & pour quelque lieu en particulier, on l’appelle Cessation ou Suspension d'armes.   Telles sont celles qui se font pour enterrer les morts, après un assaut, ou après un combat, & pour un pourparler, pour une Conférence entre les Chefs ennemis.   Si l’Accord est pour un tems plus considérable, & sur-tout s'il est général, on l’appelle plus particulièrement du nom de Trève.   Plusieurs se servent indifféremment de l’une ou de l’autre de ces expressions.

 

§.234     Elle ne finit point la Guerre

            La Trève, ou la Suspension d'armes ne termine point la Guerre ; elle en suspend seulement les actes.

 

§.235     La Trève en particulière, ou universelle

            La Trève est particulière, ou universelle.   Dans la prémière, les hostilités cessent seulement en certains lieux, comme entre une Place & l’Armée qui en fait le siége.   La séconde les fait cesser généralement & en tous lieux, entre les deux Puissances qui sont en Guerre.   On pourroit encore distinguer des Trèves particulières, par rapport aux actes d'hostilité, ou aux personnes ; c’est-à-dire que l’on peut convenir de s'abstenir, pour un tems, de certaine espèce d'hostilités, ou que deux Corps d'Armée peuvent arrêter entre-eux une Trève ou Suspension d'armes, sans rapport à aucun lieu.

 

§.236     Trève générale & à longues années

            Quand une Trève générale est à longues années, elle ne diffère guéres de la paix, sinon en ce qu'elle laisse indécise la question qui fait le sujet de la Guerre.   Lorsque deux Nations sont lasses de la Guerre, sans pouvoir convenir sur ce qui forme leurs différends, elles ont recours à cette espèce d'Accord.   C’est ainsi qu'il ne s’est fait communément, au lieu de Paix, que des Trèves à longues années, entre les Chrétiens & les Turcs.   Tantôt par un faux esprit de Religion, tantôt parceque ni les uns ni les autres n'ont voulu se reconnoître réciproquement pour maîtres légitimes de leurs Possessions respectives.

 

§.237     Par qui ces Accords peuvent être conclus

            Pour qu'un Accord soit valide, il faut qu'il soit fait avec un pouvoir suffisant.   Tout ce qui se fait à la Guerre est fait en l’autorité de la Puissance Souveraine, qui seule a le droit & d'entreprendre la Guerre & d'en diriger les opérations (§.4).   Mais il est impossible qu’elle exécute tout par elle-même ; il faut nécessairement qu'elle communique une partie de son Pouvoir à ses Ministres & Officiers.   Il s'agit de sçavoir quelles sont les choses, dont le Souverain se réserve la disposition, & quelles on présume naturellement qu'il confie aux Ministres de ses volontés, aux Généraux & autres Officiers à la Guerre.   Nous avons établi & expliqué ci-dessus (Liv.II, §.207) le Principe, qui doit servir ici de règle générale.   S’il n’y a point de Mandement spécial du Souverain, celui qui commande en son nom est censé revêtu de tous les Pouvoirs nécessaires pour l’exercice raisonnable & salutaire de ses fonctions, pour tout ce qui est une suite naturelle de sa Commission ; le reste est réservé au Souverain, qu’on ne présume point avoir communiqué de son pouvoir, au-delà de ce qui est nécessaire pour le bien des affaires.   Suivant cette règle, la Trève générale ne peut être concluë & arrêtée que par le Souverain lui-même ou par celui à qui il en a expressément donné le pouvoir.   Car il n’est point nécessaire, pour le succés des opérations, qu'un Général soit revêtu d'une Autorité si étenduë.   Elle passeroit les termes de ses fonctions, qui sont, de diriger les opérations de la Guerre, là où il commande, & non de régler les intérêts généraux de l’Etat.   La conclusion d'une Trève générale est une chose si importante, que le Souverain est toûjours censé se l’être réservée.   Un pouvoir si étendu ne convient qu'au Gouverneur, ou Viceroi d'un pays éloigné, pour les Etats qu'il gouverne ; encore, si la Trève est à longues années, est-il naturel de présumer qu’elle a besoin de la ratification du Souverain.   Les Consuls & autres Généraux Romains pouvoient accorder des Trèves générales, pour le tems de leur Commandement ; mais si ce tems étoit considérable, ou s'ils étendoient la Trève plus loin, la ratification du Sénat & du Peuple y étoit nécessaire.   Une Trève même particuliére, mais pour un long-tems, semble encore passer le pouvoir ordinaire d'un Général, & il ne peut la conclure que sous réserve de la ratification.

 

            Mais pour ce qui est des Trèves particulières, pour un terme court ; il est souvent nécessaire, & presque toûjours convenable, que le Général ait le pouvoir de les conclure : Nécessaire, toutes les fois qu’on ne peut attendre le consentement du Prince ; convenable, dans les occasions où la Trève ne tend qu'à épargner le sang, & ne peut tourner qu'au commun avantage des Contractans.   On présume donc naturellement que le Général, ou le Commandant en chef, est revêtu de ce pouvoir.   Ainsi le Gouverneur d'une Place & le Général assiégeant peuvent arrêter des Cessations d'armes, pour enterrer les morts, pour entrer en pourparler ; ils peuvent même convenir d'une Trève de quelques mois, à condition que la Place se rendra, si elle n’est pas sécouruë dans ce terme &c.   De pareilles Conventions ne tendent qu'à adoucir les maux de la Guerre, & ne peuvent probablement Causer de préjudice à personne.

 

§.238     Ils engagent la foi du Souverain

            Toutes ces Trèves & Suspensions d'armes se concluent par l’Autorité du Souverain qui consent aux unes immédiatement, & aux autres par le ministére de ses Généraux & officiers ; elles engagent sa foi, & il doit veiller à leur observation.

 

§.239     Quand la Trève commence à obliger

            La Trève oblige les parties contractantes, dès le moment qu'elle est concluë.   Mais elle ne peut avoir force de Loi, à l’égard des sujets de part & d'autre, que quand elle a été solemnellement publiée : Et comme une Loi inconnuë ne sçauroit imposer d'obligation, la Trève ne lie les sujets, qu'à mesure qu'elle leur est dûement notifiée.   De sorte que, si, avant qu’ils ayent pû en avoir une connoissance certaine, ils commettent quelque chose de contraire, quelque hostilité ; on ne peut les en punir.   Mais comme le Souverain doit remplir ses promesses, il est obligé de faire restituer les prises, faites depuis le moment où la Trève a dû commencer.   Les Sujets qui ne l’ont pas observée, faute de la connaître, ne sont tenus à aucun dédommagement, non plus que leur Souverain, qui n'a pû la leur notifier plus tôt : C’est un accident, où il n’y a ni de sa faute, ni de la leur.   Un Vaisseau se trouvant en pleine mer, lors de la publication d'une Trève, rencontre un Vaisseau ennemi, & le coule à fond : Comme il n’est coupable de rien, il ne peut être tenu du dommage.   S’il a pris ce Vaisseau, il est seulement obligé à le rendre ; ne pouvant le retenir contre la Trève.   Mais ceux qui, par leur faute, ignoreroient la publication de la Trève, seroient tenus à réparer le dommage, qu’ils auroient causé contre sa teneur.   La faute simple, & sur-tout la faute légère, peut bien éviter jusqu'à un certain point la punition, & certainement elle ne mérite pas la même peine que le dol ; mais elle ne dispense point de la réparation du dommage.   Afin d'éviter autant qu'il se peut toute difficulté, les Souverains ont coûtume, dans les Trèves, comme dans les Traités de Paix, de fixer des termes différens, suivant la situation & la distance des lieux, pour la cessation des hostilités.

 

§.240     Publication de la Trève

            Puisque la Trève ne peut obliger les sujets, si elle ne leur est connuë ; elle doit être solemnellement publiée, dans tous les lieux, où l’on veut qu'elle soit observée.

 

§.241     Des actions des sujets contre la Trève

            Si des sujets, gens de Guerre, ou simples particuliers, donnent atteinte à la Trève, la foi publique n’est point violée, ni la Trève rompuë pour cela.   Mais les coupables doivent être contraints à la réparation complette du dommage, & punis sévérement.   Le Souverain, refusant de faire justice sur les plaintes de l’offensé, prendroit part lui-même à la faute, & violeroit la Trève.

 

§.242     Violation de la Trève

            Or si l’un des Contractans, ou quelqu'un par son ordre, ou seulement avec son consentement, vient à commettre quelque acte contraire à la Trève ; il fait injure à l’autre partie contractante ; la Trève est rompue, & la partie lésée peut courrir incessamment aux armes ; non-seulement pour reprendre les opérations de la Guerre, mais encore pour venger la nouvelle injure qu'elle vient de recevoir.

 

§.243     Du cas où l’on est convenu d'une peine pour l’infracteur

            Cependant on convient quelquefois d'une peine, que subira l’infracteur de la Trève ; & alors la Trève n’est pas rompuë tout de suite, à la prémière infraction.   Si la partie coupable se soumet à la peine & répare le dommage ; la Trève subsiste : l’offensé n'a rien à prétendre de plus.   Que si l’on est convenu d'une alternative, sçavoir, qu'en cas d'infraction, le coupable subira une certaine peine, ou que la Trève sera rompuë ; c’est à la partie lésée de choisir, si elle veut exiger la peine, ou profitter du droit de reprendre les armes.   Car si l’infracteur avoit le choix, la stipulation de l’alternative seroit vaine ; puisqu'en refusant de subir la peine, stipulée simplement, il romproit l’Accord & donneroit par-là à l’offensé le droit de reprendre les armes.   D'ailleurs, dans des Clauses de sûreté, comme celle-là, on ne présume point que l’alternative soit mise en faveur de celui qui manque à ses engagemens ; & il seroit même ridicule de supposer, qu'il se réserve l’avantage de rompre, par son infraction, plutôt que de subir la peine ; il n'a qu'à rompre tout simplement.   La Clause pénale n'est destinée qu'à éviter que la Trève ne soit rompuë si facilement ; & elle ne peut être mise avec l’alternative, que pour ménager à la partie lésée le droit de rompre, si elle le juge à propos, un Accord, où la conduite de son Ennemi lui montre peu de sûreté.

 

§.244     Du tems de la Trève

            Il est nécessaire de bien déterminer le tems de la Trève, afin qu'il n'y ait ni doute, ni contestation, sur le moment où elle commence & celui où elle finit.   La langue Françoise, extrêmement claire & précise, pour qui sçait la parler, offre des expressions à l’épreuve de la chicane la plus raffinée.   Avec les mots inclusivement & exclusivement, on évite toute l’ambiguïté, qui peut se trouver dans la Convention, à l’égard des deux termes de la Trève, de son commencement & de sa fin.   Par exemple, si l'on dit, que la Trève durera depuis le 1er de Mars inclusivement, jusqu’au 15 d’Avril, aussi inclusivement, il ne reste aucun doute : au lieu que si l’on eût dit simplement, du 1er Mars au 15 d'Avril, il y auroit lieu de disputer, si ces deux jours, qui servent de termes, sont compris ou non dans la Trève : Et en effet, les Auteurs se partagent sur cette question.   A l’égard du prémier de ces deux jours, il paroit indubitable qu'il est compris dans la Trève ; car si l’on convient qu'il y aura Trève depuis le 1er de Mars cela veut dire naturellement, que les hostilités cesseront le 1er de Mars.   Il y a un peu plus de doute à l’égard du dernier jour, l’expression jusques semblant le séparer du tems de l’Armistice Cependant, comme on dit souvent, jusques & compris un tel jour, le mot jusques n’est pas nécessairement exclusif, suivant le génie de la Langue : Et comme la Trève, qui épargne le sang humain, est sans-doute une matière favorable, le plus sûr est peut-être d'y comprendre le jour même du terme.   Les circonstances peuvent aussi servir à déterminer le sens.   Mais on a grand tort de ne pas ôter toute équivoque, quand il n'en coûte pour cela, qu'un mot de plus.

 

            Le mot de jour doit s'entendre d'un jour naturel, dans les Conventions de Nation à Nation ; car c’est en ce sens que le jour leur sert de commune mesure ; la maniére de compter par jours civils, vient du Droit Civil de chaque Peuple, & varie selon les pays.   Le jour naturel commence au lever du Soleil, & sa durée est de vingt-quatre heures, ou d'une révolution diurne du SoleiL.Si donc l’on convient d'une Trève de cent jours, à commencer au premier de Mars ; la Trève commence au lever du Soleil le 1er de Mars, & elle doit durer cent jours de vingt-quatre heures chacun.   Mais comme le Soleil ne se lève pas toute l’année à la même heure ; pour ne pas donner dans la minutie, & dans une chicane, indigne de la bonne-foi, qui doit régner dans ces sortes de Conventions, il faut sans-doute entendre, que la Trève finit au lever du Soleil, comme elle a commencé.   Le terme d'un jour s'entend d'un Soleil à l’autre, sans chicaner sur quelques momens, dont son lever avance, ou retarde.   Celui qui, ayant fait une Trève de cent jours à commencer au 21 de Juin, où le Soleil se lève environ à 4 heures, prendroit les armes à cette même heure, le jour que la Trève doit finir, & surprendroit son Ennemi, avant le lever du Soleil ; cet homme sans-doute seroit regardé comme un chicaneur sans foi.

 

            Si l’on n'a point marqué de terme pour le commencement de la Trève ; comme elle oblige les Contractans aussi-tôt qu'elle est concluë (§.239), ils doivent la faire incessamment publier, pour qu'elle soit observée.   Car elle n'oblige les sujets que du moment qu'elle est dûement publiée rélativément à eux (ibid) : Et elle ne commence à courrir que du moment de la prémière publication ; à moins qu’on ne soit autrement convenu.

 

§.245     Des effets de la Trève, de ce qui est permis, ou non, pendant sa durée. 1ère Règle : Chacun peut faire chez-soi ce qu’il a droit de faire en pleine paix

            L’effet général de la Trève est de faire cesser absolument toute hostilité ; & pour éviter toute dispute sur les actes qui méritent ce nom, la Règle générale est : Que chacun, pendant la Trève, peut faire chez soi, dans les lieux dont il est maître, tout ce qu'il seroit en droit de faire en pleine paix.

 

            Ainsi la Trève n'empêche point qu'un Prince ne puisse lever des soldats, assembler une Armée dans ses Etats, y faire marcher des Troupes, y appeller même des Auxiliaires, réparer les fortifications d'une Place, qui n’est point actuellement assiégée.   Puisqu’il est en droit de faire toutes ces choses chez lui, en tems de Paix ; la Trève ne peut lui en ôter la liberté.   Auroit-il prétendu, par cet Accord, se lier les mains sur des choses, que la continuation des hostilités ne pouvoit l’empêcher de faire?

 

§.246     2ème Règle : on ne peut profiter de la Trève, pour faire ce que les hostilités ne laissoient pas le pouvoir d'éxécuter

            Mais profitter de la Cessation d'armes, pour éxécuter   

             sans péril, des choses, qui portent préjudice à l’Ennemi, & que l’on n'auroit pû entreprendre avec sûreté, au milieu des hostilités, c’est vouloir surprendre & tromper l’Ennemi avec qui l’on contracte ; c’est rompre la Trève.   Cette 2ème Règle générale nous servira à résoudre divers cas particuliers.

 

§.247     Par exemple, continuer les travaux d'un siège, ou réparer les brèches

            La Trève concluë entre le Gouverneur d'une Place & le Général qui l’assiége, ôte à l’un & à l’autre la liberté de continuer les travaux.   Cela est manifeste pour le dernier ; car ses travaux sont des actes d'hostilité.   Mais le Gouverneur, de son côté, ne peut profitter de la suspension d'armes, pour réparer les brêches, où pour élever de nouvelles fortifications.   L’Artillerie des Assiégeans ne lui permet point de travailler impunément à de pareils ouvrages, pendant le cours des hostilités ; ce seroit donc au préjudice de ceux-ci qu'il y employeroit le tems de la Trève : & ils ne sont pas obligés d'être dupes à ce point : Ils regarderont avec raison l’entreprise, comme une infraction à la Trève.   Mais la Cessation d'armes n'empêche point le Gouverneur de continuer, dans l’intérieur de sa Place, des travaux, auxquels les attaques & le feu de l’Ennemi n’étoient pas un obstacle.   Au dernier siège de Tournay, on convint d'un Armistice, après la reddition de la Ville ; & pendant sa durée, le Gouverneur souffrit que les François fissent toutes leurs dispositions contre la Citadelle, qu’ils poussassent leurs travaux, dressassent leurs batteries ; parce que, de son côté, il débarrassoit l’intérieur, des décombres dont un Magasin sauté en l’air l’avoit rempli, & établissoit des batteries sur les remparts.   Mais il pouvoit travailler presque sans danger à tout cela, quand même les opérations du siège auroient commencé ; au lieu que les François n'eussent pû pousser leurs travaux avec tant de diligence, ni faire leurs approches & établir leurs batteries, sans perdre beaucoup de monde.   Il n'y avoit donc nulle égalité, & la Trève ne tournoit, sur ce pied-là, qu'au seul avantage des Assiégeans.   La prise de la Citadelle en fut avancée, peut-être, de quinze jours.

 

§.248     Ou faire entrer du sécours

            Si la Trève est concluë, ou pour régler les Conditions de la Capitulation, ou pour attendre les ordres des Souverains respectifs ; le Gouverneur assiégé ne peut en profitter, pour faire entrer du sécours, ou des munitions dans sa Place ; car ce seroit abuser de la Trève, pour surprendre l’Ennemi : ce qui est contraire à la bonne-foi.   L’esprit d'un pareil Accord est manifestement, que toutes choses doivent demeurer en état, comme elles sont au moment qu’on le conclut.

 

§.249     Distinction d'un cas particulier

            Mais il ne faut point étendre ceci à une Cessation d'armes, convenuë pour quelque sujet particulier, pour enterrer les morts, par exemple.   Celle-ci s’interpréte rélativement à son objet.   Ainsi on cesse de tirer, ou par-tout, ou seulement à une attaque, suivant que l’on en est convenu, afin que chaque parti puisse librement retirer ses morts ; & tandis que le feu cesse, il n'est pas permis de pousser des travaux, auxquels il s'opposoit ; ce seroit rompre la Trève, voulant en abuser.   Mais rien n'empêche que pendant une suspension d'armes de cette nature, le Gouverneur ne fasse entrer sans bruit quelque sécours, par un endroit éloigné de l’attaque.   Tant pis pour l’Assiégeant, si s'endormant sur un pareil Armistice, il a relâché de sa vigilance.   L’Armistice, par lui-même, ne facilite point l’entrée de ce sécours.

 

§.250     D'une Armée, qui se retire pendant une suspension d'armes

            De même, si une Armée, engagée dans un mauvais pas, propose & conclut un Armistice, pour enterrer les morts après un Combat, elle ne pourra, pendant la suspension d'armes, sortir de ses défilés à la vuë de l’Ennemi, & se retirer impunément.   Ce seroit vouloir profiter de l’Accord, pour exécuter ce qu'elle n'eût pû faire sans cela : Elle auroit tendu un piége ; & les Conventions ne peuvent être des piéges.   L’Ennemi la repoussera donc avec justice, dès qu'elle voudra sortir de son poste.   Mais si cette Armée défile sans bruit par ses derrières, & se met en lieu de sûreté ; elle n'aura rien fait contre la parole donnée.   Une Suspension d'armes, pour enterrer les morts, n'emporte autre chose sinon, que de part & d'autre, on ne s'attaquera point pendant que l’on vaquera à ce devoir d'humanité.   L’Ennemi ne pourra s'en prendre qu'à sa propre négligence : il devoit stipuler que, pendant la cessation d'armes, chacun demeureroit dans son poste : Ou bien, il devoit faire bonne garde, & s'appercevant du dessein de cette Armée, il lui étoit permis de s'y opposer.   C’est un stratagême fort innocent, que de proposer une Cessation d'armes pour un objet particulier, dans la vuë d'endormir l’Ennemi, & de couvrir un dessein de retraite.

 

            Mais si la Trève n’est pas faite seulement pour quelque objet particulier ; c’est mauvaise-foi que d'en profiter pour prendre quelque avantage, par exemple, pour occuper un poste important, pour s'avancer dans le pays ennemi.   Ou plûtôt cette dernière démarche seroit une violation de la Trève ; car avancer dans le pays ennemi, est un acte d’hostilité.

 

§.251     3ème Règle : Ne rien entreprendre dans les lieux disputés, mais y laisser toutes choses en état

            Or puisque la Trève suspend les hostilités sans mettre fin à la Guerre ; pendant sa durée, il faut laisser toutes choses en état, comme elles se trouvent, dans les lieux dont la possession est disputée, & il n’est pas permis d'y rien entreprendre, au préjudice de l’Ennemi.   C’est une 3ème Régle générale.

 

§.252     Des lieux abandonnés par l’ennemi, & de ceux qu'il néglige de garder

            Lorsque l’Ennemi retire ses Troupes d'un lieu, & l’abandonne absolument, c’est une marque qu'il ne veut plus le posséder ; & en ce cas, rien n'empêche qu’on ne puisse occuper ce lieu-là, pendant la Trève.   Mais s'il paroît par quelque indice, qu'un poste, une Ville ouverte, ou un Village n’est point abandonné par l’Ennemi, qu'il y conserve ses droits, ou ses prétentions, quoiqu'il néglige de le garder ; la Trève ne permet point de s'en emparer.   C’est une hostilité que d'enlever à l’Ennemi, ce qu'il prétend retenir.

 

§.253     On ne peut recevoir, pendant la Trève, les sujets qui veulent se révolter contre leur prince

            C’est de même une hostilité, sans-doute, que de recevoir les Villes, ou les Provinces, qui veulent se soustraire à l’empire d'un Ennemi, & se donner à nous.   On ne peut donc les recevoir pendant la Trève, qui suspend tous les actes d’hostilité.

 

§.254     Bien moins les inviter à la trahison

            Bien moins est-il permis, dans ce tems-là, d'exciter les sujets de l’Ennemi à la révolte, ou de tenter la fidélité de ses Gouverneurs & de ses Garnisons.   Ce sont-là, non-seulement des actes d'hostilité, mais des hostilités odieuses (§.180) Pour ce qui est des déserteurs & des Transfuges, on peut les recevoir pendant la Trève, puisqu’on les reçoit même en pleine Paix, quand on n'a point de Traité qui le défende.   Et si l’on avoit un pareil Traité, l’effet en est annullé, ou au moins suspendu, par la Guerre., qui est survenuë.

 

§.255     On ne peut saisir, pendant la Trève, les personnes ou les biens des ennemis

            Saisir les personnes, ou les choses, qui appartiennent à l’Ennemi, sans qu’on y ait donné lieu par quelque faute particulière, est un acte d'hostilité ; & par conséquent il ne peut se faire pendant la Trève.

 

§.256     Du Droit de Postliminie pendant la Trève

            Et Puisque le Droit de Postliminie n’est fondé que sur l’état de Guerre (voyez le Chap.XIV de ce Livre) ; il ne peut s'exercer pendant la Trève, qui suspend tous les actes Du Droit de la Guerre, & qui laisse toutes choses en état (§.251).   Les Prisonniers mêmes ne peuvent alors se soustraire au pouvoir de l’Ennemi, pour être rétablis dans leur prémier état.   Car l’Ennemi est en droit de les retenir pendant la Guerre ; & c’est seulement quand elle finit, que son droit sur leur Liberté expire (§.148).

 

§.257     On peut aller & venir pendant la Trève

            Naturellement il est permis aux Ennemis d'aller & de venir, les uns chez les autres, pendant la Trève, sur-tout si elle est faite pour un tems considérable, tout comme cela est permis en tems de paix ; puisque les hostilités sont suspenduës.   Mais il est libre à chaque Souverain, comme il le lui seroit aussi en pleine paix, de prendre des précautions, pour empêcher que ces allées & venuës ne lui soient préjudiciables.   Des gens, avec qui il va bientôt rentrer en Guerre, lui sont suspects à juste titre.   Il peut même, en faisant la Trève, déclarer qu'il n'admettra aucun des ennemis dans les lieux de son obéissance.

 

§.258     De ceux qui sont retenus par un obstacle invincible, après l’expiration de la Trève

            Ceux qui étant venus dans les terres de l’Ennemi pendant la Trève, y sont retenus par une maladie, ou par quelque autre obstacle insurmontable & s'y trouvent encore à la fin de la Trève, peuvent, à rigueur, être faits prisonniers.   C’est un accident, qu’ils pouvoient prévoir, & auquel ils ont bien voulu s'exposer.   Mais l’humanité & la générosité demandent, pour l’ordinaire, qu’on leur donne un délai suffisant pour se retirer.

 

§.259     Des conditions particulières ajoûtées aux Trèves

            Si dans le Traité d'une Trève, on retranche, ou on ajoûte à tout ce qui vient d'être dit ; c’est une Convention particulière, qui oblige les Contractans.   Ils doivent tenir ce qu’ils ont validement promis ; & les obligations qui en résultent forment un Droit pactice, dont le détail n'entre point dans le Plan de cet Ouvrage.

 

§.260     A l’expiration de la Trève, la Guerre recommence, sans nouvelle déclaration

            La Trève ne faisant que suspendre les effets de la Guerre (§.233) ; au moment qu'elle expire, les hostilités commencent, sans qu'il soit besoin d'une nouvelle Déclaration de Guerre.   Car chacun sçait d'avance, que dès ce moment, la Guerre reprendra son cours ; & les raisons qui en rendent la Déclaration nécessaire (voyez le §.51) n'ont point de lieu ici.         

             

 

            Cependant, une Trève à longues années ressemble fort à la Paix ; & elle en diffère seulement en ce qu'elle laisse subsister le sujet de la Guerre.   Or comme il peut arriver que les circonstances & les dispositions ayent fort changé de part & d'autre, dans un long espace de tems ; il est tout-à-fait convenable à l’amour de la paix, qui sied si bien aux Souverains, au soin qu’ils doivent prendre d'épargner le sang de leurs sujets, & même celui des ennemis ; il est, dis-je, tout-à-fait convenable à ces dispositions, de ne point reprendre les armes, à la fin d'une Trève, qui en avoit fait disparoître & oublier tout l’appareil, sans faire quelque Déclaration, qui puisse inviter l’Ennemi à prévenir une nouvelle effusion de sang.   Les Romains ont donné l’exemple d'une modération si loüable.   Ils n'avoient fait qu'une Trève avec la Ville de Veïes, & même leurs ennemis n'en avoient pas attendu la fin, pour recommencer les hostilités : Cependant, la Trève expirée, il fut décidé par le Collège des Féciaux, qu'on enverroit demander satisfaction avant que de reprendre les armes (a(a) TIT. LIV. Lib.IV cap.XXX).

 

§.261     Des Capitulations, & par qui elles peuvent être concluës

            Les Capitulations des Places qui se rendent, tiennent un des prémiers rangs parmi les Conventions qui se font entre ennemis, dans le cours de la Guerre.   Elles sont arrêtées d'ordinaire entre le Général assiégeant & le Gouverneur de la Place, agissans l’un & l’autre par l’autorité qui est attribuée à leur Charge ou à leur Commission.   Nous avons exposé ailleurs.   (Liv.II Chap.XIV) les principes du pouvoir qui est confié aux Puissances subalternes, avec les Régles générales pour en juger ; & tout cela vient d'être rappellé en peu de mots, & appliqué en particulier aux Généraux & autres Commandans en chef dans la Guerre (§.237).   Puisqu’un Général & un Commandant de Place doivent être naturellement revêtus de tous les Pouvoirs nécessaires pour l’exercice de leurs fonctions ; on est en droit de présumer qu’ils ont ces Pouvoirs ; & celui de conclure une Capitulation est certainement de ce nombre, sur-tout lorsqu'on ne peut attendre les ordres du Souverain.   Le Traité qu’ils auront fait à ce sujet, sera donc valide, & il obligera les Souverains, au nom & en l’autorité desquels les Commandans respectifs ont agi.

 

§.262     Des Clauses qu’elles peuvent contenir

            Mais il faut bien remarquer, que si ces Officiers ne veulent pas excéder leurs pouvoirs, ils doivent se tenir exactement dans les termes de leurs fonctions, & ne point toucher aux choses qui ne leur sont pas commises.   Dans l’attaque & la défense, dans la prise, ou dans la reddition d'une Place, il s'agit uniquement de sa possession & non de la propriété, ou du droit : il s'agit aussi du sort de la Garnison.   Ainsi les Commandans peuvent convenir de la manière dont la Ville qui capitule sera possédée ; le Général assiégeant peut promettre la sûreté des habitans, la conservation de la Religion, des Franchises, des Privilèges.   Et quant à la Garnison il peut lui accorder, de sortir avec armes & bagages, avec tous les honneurs de la Guerre ; d'être escortée & conduite en lieu de sûreté &c.   Le Commandant de la Place peut la remettre à discrétion, s'il y est contraint par l’état des choses ; il peut se rendre, lui & sa Garnison, prisonnier de Guerre, ou s'engager qu’ils ne porteront point les armes contre ce même Ennemi & ses Alliés, jusqu’à un terme convenu, même jusqu'à la fin de la Guerre : Et il promet validement pour ceux qui sont sous ses ordres, obligés de lui obéir, tant qu'il demeure dans les termes de ses fonctions (§.23).

 

            Mais si le Général assiégeant s'avisait de promettre, que son Maître ne pourra jamais s'approprier la Place conquise, ou qu'il sera obligé de la rendre, après un certain tems ; il sortiroit des bornes de ses Pouvoirs, en contractant sur des choses, dont le soin ne lui est pas commis.   Et il faut en dire autant du Commandant, qui, dans la Capitulation, entreprendroit d'aliéner sa Place pour toûjours, d'ôter à son Souverain le droit de la reprendre, ou qui promettroit que sa Garnison ne portera jamais les armes, même dans une autre Guerre : Ses fonctions ne lui donnent pas un pouvoir si étendu.   S’il arrive donc que dans les Conférences pour la Capitulation, l’un des Commandans ennemis insiste sur des Conditions, que l’autre ne se croit pas en pouvoir d'accorder ; ils ont un parti à prendre, c’est de convenir d'une suspension d'armes, pendant laquelle toutes choses demeurent dans leur état jusques-à-ce qu’on ait reçû des ordres supérieurs.

 

§.263     Observations des Capitulations & son utilité

            On peut voir dès l’entrée de ce Chapitre, pourquoi nous nous dispensons de prouver ici, que toutes ces Conventions, faites pendant le cours de la Guerre, doivent être observées avec fidélité.   Contentons nous donc de remarquer, au sujet des Capitulations en particulier, que s’il est injuste & honteux de les violer, cette perfidie devient souvent préjudiciable à celui qui s'en rend coupable.   Quelle confiance prendra-t-on désormais en lui ? Les Villes qu'il attaquera supporteront les plus cruelles extrémités, plûtôt que de se fier à sa parole.   Il fortifie ses ennemis, en les poussant à une défense désespérée ; & tous les siéges qu'il lui faudra entreprendre, deviendront terribles.   Au contraire, la fidélité gagne la confiance & les cœurs ; elle facilite les entreprises, lève les obstacles, & prépare de glorieux succès.   L’Histoire nous en fournit un bel exemple dans la conduite de GEORGE BASTE Général des Impériaux, en 1602, contre BATTORY & les Turcs.   Les révoltés du parti de Battory ayant emporté Bistrith, autrement Nissa, Baste reprit cette Place, par une Capitulation, qui fut violée, en son absence, par quelques soldats Allemands : Ce qu'il n'eut pas sitôt appris, à son retour, qu'il fit pendre tous ces soldats & paya de ses deniers aux habitans le dommage qui leur avoit été fait.   Cette action toucha si fort les révoltés, qu’ils se soumirent tous à l’Empereur, sans demander d'autre sûreté que la parole de Baste (a(a) Mémoires de SULLY rédiges par M. DE L’ECLUSE, Tom.IV p.179 & 180).

 

§.264     Des promesses faites à l’ennemi par des particuliers

            Les particuliers, Gens de guerre ou autres, qui se trouvent seuls vis-à-vis de l’Ennemi, sont, par cette nécessité, remis à leur propre conduite ; ils peuvent faire, quant à leur personne, ce que feroit un Commandant, par rapport à lui-même & à sa troupe : Ensorte que s'ils font quelque promesse, à raison de l’état où ils se trouvent, pourvu qu'elle ne touche point à des choses, qui ne peuvent jamais être de la compétence d'un particulier, cette promesse est valide, comme faite avec un pouvoir suffisant.   Car Lorsqu’un sujet ne peut ni recevoir les ordres du Souverain, ni jouïr de sa protection, il rentre dans ses droits naturels, & doit pourvoir à sa sûreté, par tous moyens justes & honnêtes.   Ainsi quand ce particulier a promis une somme pour sa rançon, loin que le Souverain puisse le dégager de sa promesse, il doit l’obliger à la tenir.   Le bien de l’Etat demande que la foi soit gardée, & que les sujets ayent ce moyen de sauver leur vie, ou de recouvrer leur Liberté.

 

            C’est ainsi qu'un prisonnier relâché sur sa parole, doit la tenir religieusement, & son Souverain n’est point en droit de s'y opposer ; car sans cette parole donnée, le prisonnier n'eût pas été relâché.

 

            Ainsi encore, les habitans de la campagne, des villages, ou des villes sans défense doivent payer les Contributions, qu’ils ont promises pour se racheter du pillage.

 

            Bien plus, il seroit même permis à un sujet de renoncer à sa Patrie, si l’Ennemi, maître de sa personne, ne vouloit lui accorder la vie qu'à cette condition.   Car dès le moment que la Société ne peut le protéger & le défendre, il rentre dans ses droits naturels.   Et d'ailleurs, s'il s’obstinoit, que gagneroit l’Etat à sa mort ? Certainement, tant qu'il reste quelque espérance, tant qu'il y a moyen de servir la Patrie, on doit s'exposer pour elle, & braver tous les dangers.   Je suppose qu'il faille, ou renoncer à sa Patrie, ou périr sans aucune utilité pour elle.   Si l’on peut la servir en mourant, il est beau d'imiter la générosité héroïque des DECIUS.   On ne pourroit s'engager même pour sauver sa vie, à servir contre la Patrie ; un homme de cœur périra mille fois, plûtôt que de faire cette honteuse promesse.

 

            Si un soldat, rencontrant un ennemi à l’écart, le fait prisonnier, en lui promettant la vie sauve, ou la Liberté, moyennant une certaine rançon ; cet accord doit être respecté par les Supérieurs.   Car il paroit que le soldat, livré pour lors à lui-même, n'a rien fait qui passe son pouvoir.   Il eût pû juger qu'il ne lui convenoit pas d'attaquer cet ennemi, & le laisser aller.   Sous ses Chefs, il doit obéir ; seul, il est remis à sa propre prudence.   PROCOPE rapporte l’aventure de deux soldats, l’un Goth & l’autre Romain, qui étant tombés dans une fosse, se promirent la vie l’un à l’autre : Accord qui fut approuvé par les Goths (a(a)PROCOP. Goth. Lib.II c.3, apud PUFENDORF. Lib.VIII cap.VII §.XIV).


  

 

Table des matières

 

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:19

CHAPITRE XV

Du Droit des Particuliers dans la Guerre.

 

§.223     Les sujets ne peuvent commettre des hostilités sans ordre du Souverain

            Le Droit de faire la guerre, comme nous l’avons montré dans le Chapitre I de ce Livre, appartient uniquement à la Puissance souveraine.   Non-seulement c’est à elle de décider, s'il convient d'entreprendre la guerre, & de la déclarer ; il lui appartient encore d'en diriger toutes les opérations, comme des choses de la dernière importance pour le salut de l’Etat.   Les sujets ne peuvent donc agir ici d'eux-mêmes, & il ne leur est pas permis de commettre aucune hostilité, sans ordre du Souverain.   Bien entendu, que la défense de soi-même n'est pas comprise ici, sous le terme d'hostilités.   Un sujet peut bien repousser la violence même d'un concitoyen, quand le sécours du Magistrat lui manque, à plus forte raison pourra-t-il se défendre contre l’attaque inopinée des étrangers.

 

§.224     Cet ordre peut être général ou particulier

            L’ordre du Souverain, qui commande les actes d'hostilité, & qui donne le droit de les commettre, est ou général, ou particulier.   La Déclaration de guerre, qui commande à tous les sujets de courir sus aux sujets de l’Ennemi, porte un Ordre général.   Les Généraux, les Officiers, les Soldats, les Armateurs & les Partisans, qui ont des Commissions du Souverain, font la guerre, en vertu d'un ordre particulier.

 

§.225     Source de la nécessité d'un pareil ordre

            Mais si les sujets ont besoin d'un ordre du Souverain, pour faire la guerre, c'est uniquement en vertu des Loix essentielles à toute Société Politique, & non par l’effet de quelque obligation rélative à l’Ennemi.   Car dès le moment qu'une Nation prend les armes contre une autre, elle se déclare ennemie de tous les individus qui composent celle-ci, & les autorise à la traiter comme telle.   Quel droit auroit-elle de se plaindre des hostilités, que des particuliers commettroient contre elle, sans ordre de leur Supérieur ? La règle dont nous parlons se rapporte donc au Droit Public général, plûtôt qu'au Droit des Gens proprement dit, ou aux Principes des obligations réciproques des Nations.

 

§.226     Pourquoi le Droit des Gens a dû adopter cette règle

            A ne considérer que le Droit des Gens en lui-même, dès que deux Nations sont en guerre, tous les sujets de l’une peuvent agir hostilement contre l’autre, & lui faire tous les maux autorisés par l’état de Guerre.   Mais si deux Nations se choquoient ainsi de toute la masse de leurs forces, la Guerre deviendroit beaucoup plus cruelle & plus destructive, il seroit difficile qu'elle finit autrement que par la ruïne entière de l’un des partis, & l’exemple des Guerres anciennes le prouve de reste : On peut se rappeller les prémières Guerres de Rome, contre les Républiques Populaires qui l’environnoient.   C’est donc avec raison que l’usage contraire à passé en coûtume chez les Nations de l’Europe, au moins chez celles qui entretiennent des Troupes réglées, ou des Milices sur pied.   Les Troupes seules font la guerre, le reste du peuple demeure en repos.   Et la nécessité d'un ordre particulier est si bien établie, que lors même que la Guerre est déclarée entre deux Nations, si des paysans commettent d'eux-mêmes quelques hostilités, l’ennemi les traite sans ménagement, & les fait pendre, comme il feroit des voleurs ou des brigands.   Il en en de même de ceux qui vont en Course sur mer : Une Commission de leur Prince, ou de l’Amiral, peut seule les assurer, s'ils sont pris, d'être traités comme des prisonniers, faits dans une Guerre en forme.

 

§.227     A quoi se réduit l’ordre général de courrir sus

            Cependant on voit encore dans les Déclarations de Guerre, l’ancienne formule, qui ordonne à tous les sujets, non-seulement de rompre tout commerce avec les ennemis, mais de leur courrir sus.   L’usage interpréte cet ordre général.   Il autorise, à la vérité, il oblige même tous les sujets, de quelque qualité qu’ils soient à arréter les personnes & les choses appartenantes à l’Ennemi, quand elles tombent entre leurs mains ; mais il ne les invite point à entreprendre aucune expédition offensive, sans Commission, ou sans ordre particulier.

 

§.228     De ce que les particuliers peuvent entreprendre sur présomption de la volonté du Souverain

            Cependant il est des occasions, où les sujets peuvent présumer raisonnablement la volonté de leur Souverain, & agir en conséquence de son Commandement tacite.   C’est ainsi que, malgré l’usage, qui réserve communément aux Troupes les opérations de la Guerre, si la Bourgeoisie d’une Place forte prise par l’Ennemi, ne lui a point promis ou juré la soumission, & qu'elle trouve une occasion favorable de surprendre la Garnison & de remettre la Place sous les Loix du Souverain ; elle peut hardiment présumer que le Prince approuvera cette généreuse entreprise.   Et qui osera la condamner ? Il est vrai que si cette Bourgeoisie manque son coup, l’Ennemi la traitera avec beaucoup de rigueur.   Mais cela ne prouve point que l’entreprise soit illégitime, ou contraire un Droit du la Guerre.   L’Ennemi use de son droit, du droit des armes, qui l’autorise à employer jusqu'à un certain point, la terreur, pour empêcher que les sujets du Souverain à qui il fait la guerre, ne se hazardent facilement à tenter de ces coups hardis dont le succès pourroit lui devenir funeste.   Nous avons vû dans la dernière Guerre, le peuple de Gènes prendre tout-à-coup les armes de lui-même & chasser les Autrichiens de la Ville.   La République célébre chaque année la mémoire d'un événement, qui la remit en liberté.

 

§.229     Des Armateurs

            Les Armateurs, qui équippent à leurs fraix des Vaisseaux, pour aller en course, acquiérent la propriété du butin, en récompense de leurs avances & des périls qu’ils courrent, & ils l’acquièrent par la concession du Souverain, qui leur délivre des Commissions.   Le Souverain leur céde ou le butin entier, ou une partie ; cela dépend de l’espèce de Contrat qu'il fait avec eux.

 

            Les sujets n'étant pas obligés de peser scrupuleusement la justice de la Guerre, qu’ils ne sont pas toûjours à portée de bien connoître, & sur laquelle, en cas de doute, ils doivent s'en rapporter au jugement du Souverain (§.187) ; il n’y a nul doute, qu’ils ne puissent en bonne Conscience servir leur Patrie, en armant des Vaisseaux pour la Course ; à moins que la Guerre ne soit évidemment injuste.   Mais au contraire, c’est pour des Etrangers un métier honteux, que celui de prendre des Commissions d'un Prince, pour pirater sur une Nation absolument innocente à leur égard.   La soif de l’or est le seul motif qui les y invite ; & la Commission qu’ils reçoivent, en les assurant de l’impunité, ne peut laver leur infamie.   Ceux-là seuls sont excusables, qui assistent de cette manière une Nation, dont la Cause est indubitablement juste, qui n'a pris les armes que pour se garentir de l’oppression : Ils seroient même loüables, si la haine de l’oppression, si l’amour de la justice, plûtôt que celui du gain, les excitoit à de généreux efforts, à exposer aux hazards de la Guerre leur vie, ou leur fortune.

 

§.230     Des Volontaires

            Le noble but de s'instruire dans le métier de la Guerre, & de se rendre ainsi plus capable de servir utilement la Patrie, a établi l’usage de servir comme Volontaire, même dans des Armées étrangères ; & une fin si loüable justifie sans-doute cet usage.   Les Volontaires sont traités aujourd’hui par l’ennemi qui les fait prisonniers, comme s'ils étoient attachés à l’Armée, dans laquelle ils combattent.   Rien n'en plus juste.   Ils s’unissent de fait à cette Armée, ils soutiennent la même Cause ; peu importe que ce soit en vertu de quelque obligation, ou par l’effet d'une volonté libre.

 

§.231     De ce que peuvent faire les soldats & les subalternes

            Les soldats ne peuvent rien entreprendre sans le commandement, exprès ou tacite, de leurs Officiers ; car ils sont faits pour obéir, & exécuter, & non pour agir de leur chef ; ils ne sont que des instruments dans la main de leurs Commandans.   On se rappellera ici ce que nous entendons par un ordre tacite ; c'est celui qui est nécessairement compris dans un ordre exprès, ou dans les fonctions commises par un Supérieur.   Ce qui est dit des soldats doit s'entendre à proportion des Officiers & de tous ceux qui ont quelque Commandement subalterne.   On peut donc, à l’égard des choses dont le soin ne leur est point commis, comparer les uns & les autres aux simples particuliers, qui ne doivent rien entreprendre sans ordre.   L’obligation des Gens de guerre est même beaucoup plus étroite ; car les Loix Militaires défendent expressément d'agir sans ordre : Et cette Discipline est si nécessaire, qu'elle ne laisse presque aucun lieu à la présomption.   A la Guerre, une entreprise, qui paroîtra fort avantageuse, & d'un succès presque certain, peut avoir des suites funestes ; il seroit dangereux de s'en rapporter au jugement des subalternes qui ne connoissent pas toutes les vûës du Général, & qui n'ont pas ses lumières ; il n’est pas à présumer que son intention soit de les laisser agir d'eux-mêmes.   Combattre sans ordre, c’est presque toûjours, pour un homme de Guerre, combattre contre l’ordre exprès, ou contre la défense.   Il ne reste donc guères que le cas de la défense de soi-même, où les soldats & Subalternes puissent agir sans ordre.   Dans ce cas, l’ordre se présume avec sûreté ; ou plûtôt le droit de défendre sa personne de toute violence, appartient naturellement à chacun, & n'a besoin d'aucune permission.   Pendant le siège de Prague, dans la dernière Guerre, des Grenadiers François, sans ordre & sans Officiers, firent une sortie, s'emparèrent d'une batterie, enclouèrent une partie du Canon & emmenèrent l’autre dans la Place.   La sévérité Romaine les eût punis de mort.   On connoit le fameux exemple du Consul MANLIUS (a(a) TIT. LIV.Lib.VIII cap.VII), qui fit mourir son propre fils victorieux parce qu'il avoit combattu sans ordre.   Mais la différence des tems & des mœurs oblige un Général à tempérer cette sévérité.   M. le Maréchal de BELLE-ISLE réprimanda en public ces braves Grenadiers ; mais il leur fit distribuer sous-main de l’argent, en récompense de leur courage & de leur bonne volonté.   Dans un autre siège fameux de la même Guerre, au siège de Coni, les soldats de quelques Bataillons logés dans les fossés, firent d'eux-mêmes, en l’absence des Officiers, une sortie vigoureuse, qui leur réussit.   M. le Baron de LEUTRUM fut obligé de pardonner cette faute, pour ne pas éteindre une ardeur, qui faisoit toute la sûreté de la Place.   Cependant il faut, autant qu'il est possible, réprimer cette impétuosité désordonnée ; elle peut devenir funeste.   AVIDIUS -CASSIUS punit de mort quelques Officiers de son Armée, qui étoient allés sans ordre, avec une poignée de monde, surprendre un Corps de 3000 hommes, & l’avoient taillé en pièces.   Il justifia cette rigueur, en disant, qu’il pouvoit se faire qu'il y eût une embuscade : Dicens evenire potuisse ut essent insidiae &c. (b(b) VULCATIUS GALLICAN, Cité par GROTIUS, Liv.III Ch.XVIII §.I not.6).

 

§.232     Si l’Etat doit dédommager les sujets des pertes qu’ils ont souffertes par la Guerre

            L’Etat doit-il dédommager les particuliers, des pertes qu’ils ont souffertes dans la Guerre ? On peut voir dans GROTIUS (c(c) Liv.III Chap.XX §.VIII) que les Auteurs se sont partagés sur cette question.   Il faut distinguer ici deux sortes de dommages ; ceux que cause l’Etat, ou le Souverain lui-même, & ceux que fait l’Ennemi.   De la prémière espèce, les uns sont causés librement & par précaution, comme quand on prend le Champ, la Maison, ou le Jardin d'un particulier, pour y construire le rempart d'une Ville, ou quelque autre pièce de fortification ; quand on détruit ses moissons, ou ses magasins, dans la crainte que l’ennemi n'en profitte.   L’Etat doit payer ces sortes de dommages au particulier, qui n'en doit supporter que sa quote-part.   Mais d'autres dommages sont causés par une nécessité inévitable ; tels sont, par exemple, les ravages de l’Artillerie, dans une Ville, que l’on reprend sur l’Ennemi.   Ceux-ci sont des accidens, des maux de la fortune pour les propriétaires sur qui ils tombent.   Le Souverain doit équitablement y avoir égard, si l’état de ses affaires le lui permet ; mais on n'a point d'action contre l’Etat, pour des malheurs de cette nature, pour des pertes, qu'il n'a point causées librement, mais par nécessité & par accident, en usant de ses droits.   J'en dis autant des dommages causés par l’Ennemi.   Tous les sujets sont exposés à ces dommages : malheur à celui sur qui ils tombent.   On peut bien, dans une société, courrir ce risque pour les biens, puisqu'on le court pour la vie.   Si l’Etat devoit à rigueur dédommager tous ceux qui perdent de cette manière, les finances publiques seroient bientôt épuisées ; il faudroit que chacun contribuât du sien, dans une juste proportion ; ce qui seroit impraticable.   D'ailleurs ces dédommagemens seroient sujets à mille abus, & d'un détail effrayant.   Il est donc à présumer que ce n'a jamais été l’intention de ceux qui se sont unis en Société.

 

            Mais il est très-conforme aux devoirs de l’Etat & du Souverain & très-équitable par conséquent, très-juste même, de soulager autant qu’il se peut les infortunés, que les ravages de la Guerre ont ruïnés, de même que de prendre soin d'une famille, dont le Chef & le soutien a perdu la vie pour le service de l’Etat.   Il est bien des Dettes sacrées, pour qui connoît ses devoirs, quoiqu'elles ne donnent point d’action contre lui.


  

 

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:18

CHAPITRE XIV

Du Droit de Postliminie.

 

§.204     Définition du Droit de Postliminie

            le Droit de Postliminie est ce Droit en vertu duquel les personnes & les choses prises par l’Ennemi, sont renduës à leur prémier état, quand elles reviennent sous la Puissance de la Nation, à laquelle elle appartenoient.

 

§.205     Fondement de ce Droit

            Le Souverain est obligé de protéger la personne & les biens de ses sujets, de les défendre contre l’Ennemi.   Lors donc qu’un sujet , ou quelque partie de ses biens sont tombés entre les mains de l’ennemi ; si quelque heureux événement les remet en la puissance du Souverain, il n’y a nul doute qu’il ne doive les rendre à leur prémier état, rétablir les personnes dans tous leurs droits, & dans toutes leurs obligations, rendre les biens aux propriétaires, en un mot, remettre toutes choses comme elles étoient avant que l’ennemi s’en fût rendu maître.

 

            La justice, ou l’injustice de la guerre n’apporte ici aucune différence ; non-seulement parceque, suivant le Droit des Gens Volontaire, la Guerre, quant à ses effets, est réputée juste de part & d’autres ; mais encore parceque la Guerre, juste ou non, est la Cause de la Nation ; & si les sujets qui combattent, ou qui souffrent pour elle, après être tombés, eux ou leurs biens, entre les mains l’ennemi, se retrouvent, par un heureux accident, sous la puissance de leur Nation ; il n’y a aucune raison de ne pas les rétablir dans leur prémier état : C’est comme s'ils n’eussent point été pris.   Si la Guerre est juste, ils avoient été pris injustement ; rien de plus naturel que de les rétablir dès qu'on

 

            le peut : Si la Guerre est injuste ; ils ne sont pas plus obligés d'en porter la peine, que le reste de la Nation.   La fortune fait tomber le mal sur eux, quand ils sont pris ; elle les en délivre, lorsqu’ils échappent : C’est encore comme s'ils n’eussent point été pris.   Ni leur Souverain, ni l’ennemi, n'ont aucun droit particulier sur eux ; l’ennemi a perdu par un accident, ce qu'il avoit gagné par un autre.

 

§.206     Comment il a lieu

            Les personnes retournent, les choses se recouvrent par Droit de Postliminie, lorsque ayant été prises par l’ennemi, elles retombent sous la Puissance de leur Nation (§.204).   Ce Droit a donc lieu aussi-tôt que ces personnes, ou ces choses prises par l’ennemi, tombent entre les mains des soldats de la même Nation, ou se retrouvent dans l’Armée, dans le Camp, dans les Terres de leur Souverain, dans les lieux où il commande.

 

§.207     S’il a lieu chez les Alliés

            Ceux qui se joignent à nous pour faire la guerre, ne font avec nous qu'un même parti ; la Cause est commune, le Droit est un ; ils sont considérés comme ne faisant qu'un avec nous.   Lors donc que les personnes, ou les choses prises par l’ennemi, sont reprises par nos Alliés, par nos Auxiliaires, ou retombent de quelque autre manière entre leurs mains ; c’est précisément la même chose, quant à l’effet de Droit, que si elles se retrouvoient immédiatement en notre Puissance ; la puissance de nos Alliés, & la nôtre, n'étant qu'une dans cette Cause.   Le Droit de Postliminie a donc lieu dans les mains de ceux qui font la guerre avec nous ; les personnes & les choses, qu’ils délivrent des mains de l’ennemi, doivent être remises dans leur prémier état.

 

            Mais ce Droit a-t-il lieu dans les Terres de nos Alliés ? Il faut distinguer.   Si ces Alliés font Cause commune avec nous, s'ils sont associés dans la Guerre ; le Droit de Postliminie a nécessairement lieu pour nous, dans les Terres de leur obéissance, tout comme dans les nôtres.   Car leur Etat est uni au nôtre, & ne fait qu'un même Parti, dans cette Guerre.   Mais si, comme cela se pratique souvent aujourd'hui, un Allié se borne à nous fournir les sécours stipulés dans les Traités, sans rompre lui-même avec notre Ennemi, leurs deux Etats continuant à observer la paix, dans leurs rélations immédiates ; alors, les Auxiliaires seuls, qu'il nous envoye, sont participans & associés à la Guerre ; ses Etats gardent la Neutralité.

 

§.208     Il n'a pas lieu chez les Peuples neutres

            Or le Droit de Postliminie n'a point lieu chez les Peuples neutres.   Car quiconque veut demeurer neutre dans une Guerre, est obligé de la considérer, quant à ses effets, comme également juste de part & d'autre, & par conséquent, de regarder comme bien acquis, tout ce qui est pris par l’un ou l’autre parti.   Accorder à l’un le droit de revendiquer les choses enlevées par l’autre, ou le Droit de Postliminie, dans ses Terres, ce seroit se déclarer pour lui, & quitter l’état de Neutralité.

 

§.209     Quelles choses se recouvrent par ce Droit

            Naturellement toute sorte de biens pourroient se recouvrer par Droit de Postliminie ; & pourvû qu’on les reconnoisse certainement, il n’y a aucune raison intrinséque d'en excepter les biens mobiliaires.   Aussi voyons-nous que les Anciens ont souvent rendu à leurs prémiers maîtres, ces sortes de choses reprises sur l’Ennemi (a(a) Voyez-en plusieurs exemples dans GROTIUS Liv.III Chap.XVI §.13).   Mais la difficulté de reconnaître les biens de cette nature, & les différends sans nombre, qui naîtroient de leur revendication, ont fait établir généralement un usage contraire.   Joignez à cela, que le peu d'espérance qui reste de recouvrer des effets, pris par l’Ennemi, & une fois conduits en lieu de sûreté, fait raisonnablement présumer, qu’ils sont abandonnés par les anciens propriétaires.   C’est donc avec raison que l’on excepte du Droit de Postliminie, les choses mobiliaires ou le butin, à moins qu'il ne soit repris tout de suite à l’ennemi qui venoit de s'en saisir ; auquel cas, il n’est ni difficile à reconnoître, ni présumé abandonné par le propriétaire.   Or la Coûtume étant une fois reçuë & bien établie, il seroit injuste d'y donner atteinte (Prélim. §.26).   Il est vrai que les Esclaves, chez les Romains, n'étoient pas traités comme les autres biens mobiliaires ; on les rendoit à leurs Maîtres, par Droit de Postliminie, lors même qu’on ne rendoit pas le reste du butin.   La raison en est claire ; comme il est toûjours aisé de reconnoître un Esclave & de sçavoir à qui il a appartenu, le Maître conservant l’espérance de le recouvrer, n'étoit pas présumé avoir abandonné son droit.

 

§.210     De ceux qui ne peuvent retourner par Droit de Postliminie

            Les Prisonniers de Guerre, qui ont donné leur parole, les Peuples & les Villes qui se sont soumis à l’Ennemi, qui lui ont promis, ou juré fidélité, ne peuvent d'eux-mêmes retourner à leur prémier état, par Droit de Postliminie.   Car la foi doit être gardée, même aux Ennemis (§.174).

 

§.211     Ils jouissent de ce Droit quand ils sont repris

            Mais si le Souverain reprend ces villes, ces pays, ou ces prisonniers, qui s’étoient rendus à l’ennemi ; il recouvre tous les droits qu'il avoit sur eux, & il doit les rétablir dans leur prémier état (§.205).   Alors ils jouïssent du Droit de Postliminie, sans manquer à leur parole, sans violer leur foi donnée.   L’ennemi perd par les armes, le droit, qu'il avoit acquis par les armes.   Mais il y a une distinction à faire, au sujet des Prisonniers de guerre : S'ils étoient entièrement libres sur leur parole ; ils ne sont point délivrés par cela seul, qu’ils tombent sous la Puissance de leur Nation ; puisqu’ils pouvoient même aller chez eux, sans cesser d'être prisonniers : La Volonté seule de celui qui les a pris, ou sa soumission entière, peut les dégager.   Mais s'ils ont seulement promis de ne pas s'enfuir ; promesse qu’ils font souvent, pour éviter les incommodités d'une prison ; ils ne sont tenus qu'à ne pas sortir d'eux-mêmes des Terres de l’Ennemi, ou de la Place, qui leur est assignée pour demeure ; & si les Troupes de leur parti viennent à s'emparer du lieu où ils habitent, ils sont

 

§.212     Si ce Droit s'étend à leurs biens aliénés par l’ennemi

            Quand une Ville soumise par les armes de l’Ennemi est reprise par celles de son Souverain, elle est rétablie dans son prémier état, comme nous venons de le voir, & par conséquent dans tous ses droits.   On demande si elle recouvre de cette manière ceux de ses biens, que l’Ennemi avoit aliénés, lorsqu’il étoit le Maître ? Il faut d'abord & distinguer entre les biens mobiliaires qui ne se recouvrent point par Droit de Postliminie (§.202), & les Immeubles.   Les prémiers appartiennent à l’ennemi qui s'en empare, & il peut les aliéner sans retour.   Quant aux Immeubles, il faut se souvenir que l’acquisition d'une Ville prise dans la Guerre n’est pleine & consommée que par le Traité de Paix, ou par la soumission entière, par la destruction de l’Etat auquel elle appartenoit (§.197).   jusques-là, il reste au Souverain de cette Ville l’espérance de la reprendre ou de la recouvrer par la Paix : Et du moment qu'elle retourne en sa Puissance, il la rétablit dans tous ses droits (§.205) ; & par conséquent elle recouvre tous ses biens, autant que de leur nature ils peuvent être recouvrés.   Elle reprendra donc ses Immeubles, des mains de ceux qui se sont trop pressés de les acquérir : s’ils ont fait un marché hazardeux, en les achetant de celui, qui n'y avoit pas un droit absolu ; & s'ils font une perte, ils ont bien voulu s'y exposer : Mais si cette Ville avoit été cédée à l’Ennemi par un Traité de paix, ou si elle étoit tombée pleinement en sa Puissance, par la soumission de l’Etat entier ; le Droit de Postliminie n'a plus de lieu pour elle, & ses biens, aliénés par le Conquérant, le sont validement & sans retour : Elle ne peut les réclamer, si dans la suite, une heureuse révolution la soustrait au joug du Vainqueur.   Lors qu'ALEXANDRE fit présent aux Thessaliens de la somme qu’ils devoient aux Thébains (voyez ci-dessus §.77), il étoit Maître absolu de la République de Thébes, dont il détruisit la Ville & fit vendre les habitans.

 

            Les mêmes décisions ont lieu pour les Immeubles des particuliers, prisonniers ou non, aliénés par l’Ennemi pendant qu'il étoit maître du pays.   GROTIUS propose la question (a(a) Liv.III Chap.IX §.VI) à l’égard des Biens immeubles, possédés en pays neutre, par un Prisonnier de Guerre.   Mais cette question est nulle, dans nos principes ; car le Souverain qui fait un prisonnier à la Guerre, n'a d'autre droit que celui de le retenir jusqu’à la fin de la guerre, ou jusqu’à ce qu’il soit racheté (§§.148 & suiv) ; & il n'en acquiert aucun sur ses biens, sinon en tant qu'il peut s'en saisir.   Il est impossible de trouver aucune raison naturelle, pourquoi celui qui tient un prisonnier auroit le droit de disposer de ses biens, quand ce prisonnier ne les a pas auprès de lui.

 

§.213     Si une Nation qui a été entiérement conquise peut jouïr du Droit de Postliminie

            Lors qu'une Nation, un peuple, un Etat a été subjugué tout entier, on demande, si une révolution peut le faire jouïr du Droit de Postliminie ? Il faut encore distinguer les cas, pour bien répondre à cette question.   Si cet Etat subjugué n'a point encore donné les mains à sa nouvelle sujettion, s'il ne s’est pas rendu volontairement, & s’il a seulement cessé de résister, par impuissance ; si son Vainqueur n'a point quitté l’épée de Conquérant, pour prendre le sceptre d'un Souverain équitable & pacifique ; ce Peuple n'est pas véritablement amis, il est seulement vaincu & opprimé ; & lorsque les armes d'un Allié le délivrent, il retourne sans-doute à son prémier état (§.207).   Son Allié ne peut devenir son Conquérant ; c’est un Libérateur, qu'il est seulement obligé de récompenser.   Que si le dernier Vainqueur, n'étant point allié de l’Etat dont nous parlons, prétend le retenir sous ses Loix, comme un prix de sa Victoire ; il se met à la place du prémier Conquérant, & devient l’ennemi de l’Etat opprimé par celui-ci : Cet Etat peut lui résister légitimement, profitter d'une occasion favorable, pour recouvrer sa Liberté.   S’il avoit été opprimé injustement, celui qui l’arrache au joug de l’oppresseur, doit le rétablir généreusement dans tous ses Droits (§.203).

 

            La question change, à l’égard d'un Etat qui s'est tendu volontairement au Vainqueur.   Si les peuples, traités non plus en ennemie, mais en vrais sujets, se sont soumis à un Gouvernement légitime ; ils relèvent désormais d'un nouveau Souverain, ou ils sont incorporés à l’Etat conquérant, ils en font partie, ils suivent sa destinée.   Leur ancien Etat est absolument détruit ; toutes ses rélations, toutes ses Alliances expirent (Liv.II §.203).   Quel que soit donc le nouveau Conquérant, qui subjugue dans la suite l’Etat auquel ces peuples sont unis, ils subissent le sort de cet Etat, comme la partie suit le sort du tout.   C’est ainsi que les Nations en ont usé dans tous les tems ; je dis les Nations même justes & équitables ; sur-tout à l’égard d'une Conquête ancienne.   Les plus modérés se bornent à remettre en liberté un peuple nouvellement soumis, qu’ils ne jugent pas encore parfaitement incorporé, ni bien uni d'inclination à l’Etat qu'ils ont vaincu.

 

            Si ce peuple secoüe le joug lui-même, & se remet en Liberté, il rentre dans tous ses Droits, il retourne à son prémier état ; & les Nations étrangères ne sont point en droit de juger s'il s'est soustrait à une Autorité légitime, ou s’il a rompu ses fers.   Ainsi le Royaume de Portugal qui avoit été envahi par PHILIPPE II Roi d'Espagne, sous couleur d'un Droit héréditaire, mais en effet par la force, ou par la terreur des armes, rétablit sa Couronne indépendante, & rentra dans ses droits anciens, quand il chassa les Espagnols & mit sur le Trône le Duc de BRAGANCE.

 

§.214     Du Droit de Postliminie pour ce qui est rendu à la paix

            Les Provinces, les Villes & les Terres, que l’Ennemi rend par le Traité de Paix, jouïssent sans-doute du Droit de Postliminie.   Car le Souverain doit les rétablir dans leur prémier état, dès qu'elles retournent en sa puissance (§.205), de quelque façon qu'il les recouvre.   Quand l’Ennemi rend une Ville, à la paix, il renonce au droit que les armes lui avoient acquis ; c’est comme s'il ne l’eût jamais prise.   Il n’y a là aucune raison qui puisse dispenser le Souverain de la remettre dans ses droits, dans son prémier état.

 

§.215     Et à l’égard de ce qui est cédé à l’ennemi

            Mais tout ce qui est cédé à l’Ennemi, par le Traité de Paix, est véritablement & pleinement aliéné.   Il n'a plus rien de commun avec le droit de Postliminie ; à moins que le Traité de Paix ne soit rompu & annullé.

 

§.216     Le Droit de Postliminie n'a plus lieu après la paix

            Et comme les choses dont le Traité de paix ne dit rien, restent dans l’état où elles se trouvent au moment que la Paix est concluë, & sont tacitement cédées, de part ou d'autre, à celui qui les possède ; disons en général, que le Droit de Postliminie n'a plus de lieu après la paix concluë.   Ce Droit est entièrement relatif à l’état de Guerre.

 

§.217     Pourquoi il a toûjours lieu pour les prisonniers

            Cependant, & par cette raison même, il y a ici une exception à faire, en faveur des Prisonniers de guerre.   Leur Souverain doit les délivrer à la paix (§.154).   S’il ne le peut, si le sort des armes le force à recevoir des Conditions dures & iniques ; l’Ennemi, qui devroit relâcher les Prisonniers, lorsque la Guerre est finie, lorsqu'il n'a plus rien à craindre d'eux (§§.153 & 154), continuë avec eux l’état de Guerre, s'il les retient en captivité, & sur-tout s'il les réduit en esclavage (§.152).   Ils sont donc en droit de se tirer de ses mains, s'ils en ont les moyens, & de revenir dans leur Patrie, tout comme en tems de Guerre, puisque la Guerre continuë à leur égard : Et alors, le Souverain, qui doit les protéger, est obligé de les rétablir dans leur prémier état (§.205).

 

§.218     Ils sont libres même, s'ils se sauvent dans un pays neutre

            Disons plus, ces Prisonniers, retenus après la paix, sans raison légitime, sont libres, dès qu'échappés de leur prison, ils se trouvent en pays neutre.   Car des ennemis ne peuvent être poursuivis & arrêtés en pays neutre (§.132) ; & celui qui retient après la paix un prisonnier innocent, persiste à être son ennemi.   Cette règle doit avoir, & a effectivement lieu, entre les Nations, chez lesquelles l’esclavage des prisonniers de guerre n’est point reçu & autorité.

 

§.219     Comment les droits & les obligations des prisonniers subsistent

            Il est assez clair, par tout ce que nous venons de dire, que les prisonniers de guerre doivent être considérés comme des Citoyens, qui peuvent revenir un jour dans la Patrie ; & lorsqu’ils reviennent, le Souverain est obligé de les rétablir dans leur prémier état.   De là il suit évidemment, que les droits de ces Prisonniers, & les obligations auxquelles ils sont astreints, ou les droits d'autrui sur eux, subsistent dans leur entier, & demeurent seulement suspendus, pour la plûpart, quant à leur exercice, pendant le tems de la prison.

 

§.220     Du Testament d'un prisonnier de guerre

            Le prisonnier de guerre conserve donc le droit de disposer de ses biens, & en particulier, d'en disposer à cause de mort ; & comme il n’y a rien dans son état de captivité, qui puisse lui ôter l’exercice de son droit à ce dernier égard ; le Testament d'un prisonnier de guerre doit valoir dans sa Patrie, si aucun vice inhérent ne le rend caduc.

 

§.221     Du Mariage

            Chez les Nations qui ont rendu le Mariage indissoluble, ou qui l’établissent pour la vie, à moins qu'il ne soit dissous par le Juge, le lien subsiste, malgré la captivité de l’un des conjoints ; & celui-ci, de retour chez lui, rentre dans tous ses droits matrimoniaux, par Droit de Postliminie.

 

§.222     De ce qui est établi, par rapport au Droit de Postliminie, par ses Traités, ou par la Coûtume

            Nous n'entrons point ici dans le détail de ce qui est établi, à l’égard du Droit de Postliminie, par les Loix Civiles de quelques Peuples.   Observons seulement, que ces réglemens particuliers n'obligent que les sujets de l’Etat, & n'ont aucune force contre les Etrangers.   Nous ne touchons pas non-plus à ce qui est réglé dans les Traités : Ces Conventions particulières établissent un Droit pactice qui ne regarde que les contractans.   Les Coûtumes introduites par un long & constant usage, lient les Peuples qui y ont donné un consentement tacite, & doivent être respectées, quand elles n'ont rien de contraire à la Loi Naturelle.   Mais celles qui donnent atteinte à cette Loi sacrée, sont vicieuses & sans force.   Loin de se conformer à de pareilles Coûtumes, toute Nation est obligée de travailler à les faire abolir.   Chez les Romains le Droit de Postliminie avoit lieu, même en pleine paix, à l’égard des Peuples, avec lesquels Rome n'avoit ni liaisons d'Amitiés ni droit d’Hospitalité, ni Alliance (a(a) Digest. Lib.XLIX, De Capt. & Postlim., Leg.V §.2).   C’est que ces Peuples-là, ainsi que nous l’avons déja observé, étoient regardés en quelque façon comme ennemis.   Des mœurs plus douces ont aboli presque partout ce reste de barbarie.


  

 

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:17

CHAPITRE XIII

De l’acquisition par Guerre, & principalement de la Conquète.

 

§.193     Comment la Guerre est un moyen d'acquérir

            S’il est permis d'enlever les choses qui appartiennent à l’Ennemi, dans la vuë de l’affoiblir, (§.160), & quelquefois dans celle de le punir (§.162) ; il ne l’est pas moins, dans une Guerre juste, de s'approprier ces choses-là, par une espèce de Compensation, que les jurisconsultes appellent expletio Juris (§.161) : on les retient en équivalent de ce qui est dû par l’Ennemi, des dépenses & des dommages qu’il a causés, & même, lorsqu'il y a sujet de le punir, pour tenir lieu de la peine qu’il a méritée.   Car lorsque je ne puis me procurer la chose même qui m'appartient, ou qui m'est due, j'ai droit à un équivalent, lequel, dans les règles de la Justice explétrice, & suivant l’estimation morale, est regardé comme la chose même.   La Guerre fondée sur la justice est donc un moyen légitime d'acquérir, suivant la Loi Naturelle, qui fait le Droit des Gens Nécessaire.

 

§.194     Mesure du droit qu'elle donne

            Mais cette Loi sacrée n'autorise l’acquisition faite par de justes armes, que dans les termes de la justice ; c’est-à-dire, jusqu'au point d'une satisfaction complette, dans la mesure nécessaire pour remplir les fins légitimes dont nous venons de parler.   Un Vainqueur équitable, rejettant les conseils de l’Ambition & de l’Avarice, fera une juste estimation de ce qui lui est dû, sçavoir de la chose même, qui a fait le sujet de la querelle, s'il ne peut l’avoir en nature, des dommages, & des fraix de la Guerre, & ne retiendra des biens de l’Ennemi, que précisément autant qu'il en faudra pour former l’équivalent.   Mais s’il a affaire à un Ennemi perfide, inquiet & dangereux ; il lui ôtera, par forme de peine, quelques-unes de ses Places, ou de ses Provinces, & les retiendra, pour s'en faire une barrière.   Rien de plus juste, que d'affoiblir un Ennemi qui s'en rendu suspect & formidable.   La fin légitime de la peine est la sûreté pour l’avenir.   Telles sont les conditions, qui rendent l’acquisition faite par les armes, juste & irréprochable devant Dieu & dans la Conscience ; le bon Droit dans la Cause, & la mesure équitable dans la satisfaction.

 

§.195     Dispositions du Droit des Gens Volontaire

            Mais les Nations ne peuvent insister entre-elles sur cette rigueur de la Justice.   Par les dispositions du Droit des Gens Volontaire, toute Guerre en forme, quant à ses effets, est regardée comme juste de part & d'autre (§.190), & personne n’est en droit de juger une Nation, sur l’excès de ses prétentions, ou sur ce qu'elle croit nécessaire à sa sûreté (Prélim. §.21).   Toute acquisition faite dans une Guerre en forme, est donc valide, suivant le Droit des Gens Volontaire, indépendamment de la justice de la Cause, & des raison, sur lesquelles le Vainqueur a pû se fonder, pour s'attribuer la propriété de ce qu’il a pris.   Aussi la Conquête a-t-elle été constamment regardée comme un titre légitime entre les Nations : Et l’on n'a guères vû contester ce titre, à moins qu'il ne fût dû à une Guerre, non-seulement injuste, mais destituée même de prétextes.

 

§.196     Acquisition des choses mobiliaires

            La propriété des choses mobiliaires est acquise à l’Ennemi, du moment qu'elles sont en sa puissance ; & s'il les vend chez des Nations neutres, le prémier Propriétaire n’est point en droit de les revendiquer.   Mais il faut que ces choses-là soient véritablement au pouvoir de l’ennemi, & conduites en lieu de sûreté.   Supposez qu'un Etranger, passant dans notre pays, achette quelque partie du butin, que vient d'y faire un parti ennemi ; ceux des nôtres, qui sont à la poursuite de ce parti, reprendront avec justice le butin, que cet Etranger s’est pressé d'acheter.   Sur cette matière, GROTIUS rapporte, d'après DE THOU, l’exemple de la Ville de Lierre en Brabant, laquelle ayant été prise & reprise en un même jour, le butin fait sur les habitans leur fut rendu, parcequ'il n'avoit pas été pendant vingt-quatre heures entres les mains de l’ennemi (a(a) Droit de la G. & de la P. Liv.III Ch.VI §.III not.7).   Ce terme de vingt-quatre heures, aussi-bien que ce qui s’observe sur mer (b(b) Voyez GROTIUS, Ibid. & dans le texte), est une institution de Droit des Gens pactice, ou de la Coûtume, ou enfin une Loi Civile de quelques Etats.   La raison naturelle de ce qui fut observé en faveur des habitans de Lierre, est, que l’ennemi étant pris, pour ainsi dire, sur le fait, & avant qu'il eût emporté le butin, on ne regarda pas ce butin comme passé absolument sous sa propriété & perdu pour les habitans.   De même sur mer, un Vaisseau pris par l’ennemi, tant qu'il n'a pas été conduit dans quelque port, ou au milieu d'une Flotte, peut être repris & délivré par d’autres Vaisseaux du même parti.   Son sort n’est pas décidé, ni la propriété du maître perduë sans retour, jusqu’à ce que le Vaisseau soit en lieu de sûreté pour l’ennemi qui l’a pris, & entiérement en sa puissance.   Mais les Ordonnances de chaque Etat peuvent en disposer autrement, entre les Citoyens (a(a) GROTIUS ibid), soit pour éviter les contestations, soit pour encourager les Vaisseaux armés à reprendre les Navires Marchands, que l’ennemi a enlevés.

 

            On ne fait point ici attention à la justice, ou à l’injustice de la Cause.   Il n'y auroit rien de stable parmi les hommes, nulle sûreté à commercer avec les Nations qui sont en guerre, si l’on pouvoit distinguer entre une Guerre juste & une Guerre injuste, pour attribuer à l’une des effets de Droit, que l’on refuseroit à l’autre : Ce seroit ouvrir la porte à une infinité de discussions & de querelles.   Cette raison est si puissante, qu'elle a fait attribuer, au moins par rapport aux biens mobiliaires, les effets d'une Guerre publique à des expéditions, qui ne méritoient que le nom de brigandages, mais qui étoient faites par des Armées en forme.   Lorsque les Grandes-Compagnies, après les Guerres des Anglois en France, courroient l’Europe & la pilloient ; personne ne s’avisa de revendiquer le butin, qu'elles avoient enlevé & vendu.   Aujourd’hui on ne seroit point reçu à réclamer un Vaisseau pris par les Corsaires de Barbarie, & vendu à un tiers, ou repris sur eux, quoique les pirateries de ces Barbares ne puissent que très-improprement être considérées comme des actes d'une Guerre en forme.   Nous parlons ici du Droit externe : Le Droit interne & la Conscience obligent sans-doute à rendre à un tiers les choses, que l’on reprend sur un ennemi, qui les lui avoit ravies dans une Guerre injuste, s'il peut reconnoître ces choses-là, & s'il paye les fraix que l’on a faits pour les recouvrer.   GROTIUS (a(a) Liv.III Chap.XVI) rapporte un grand nombre d'exemples de Souverains & de Généraux, qui ont rendu généreusement un pareil butin, même sans rien exiger pour leurs fraix ou pour leurs peines.   Mais on n'en use ainsi, qu'à l’égard d'un butin nouvellement enlevé.   Il seroit peu praticable du rechercher scrupuleusement ses propriétaires de ce qui a été pris long-tems auparavant ; & d'ailleurs, ils ont sans-doute abandonné tout leur droit à des choses, qu’ils n'espéroient plus de recouvrer.   C’est la commune façon de penser, sur ce qui se perd à la Guerre ; on l’abandonne bien-tôt, comme perdu sans ressource.

 

§.197     De l’acquisition des Immeubles, ou de la Conquête

            Les Immeubles, les Terres, les Villes, les Provinces, passent sous la puissance de l’ennemi qui s'en empare; mais l’acquisition ne se consomme, la propriété ne devient stable & parfaite, que par le Traité de Paix, ou par l’entière soumission & l’extinction de l’Etat, auquel ces Villes & Provinces appartenoient.

 

§.198     Comment on peut en disposer validement

            Un tiers ne peut donc acquérir avec sûreté une Place, ou une Province conquise, jusques-à-ce que le Souverain qui l’a perduë y ait renoncé par le Traité de Paix, ou que, soumis sans retour, il ait perdu sa Souveraineté.   Car, tant que la Guerre continuë, tandis que le Souverain conserve l’espérance de recouvrer ses Possessions par les armes ; un Prince neutre viendra-t-il lui en ôter la liberté, en achetant cette Place, ou cette Province, du Conquérant ? Le prémier Maître ne peut perdre ses droits, par le fait d'un tiers ; & si l’acquéreur veut conserver son acquisition, il se trouvera impliqué dans la Guerre.   C’est ainsi que le Roi de Prusse se mit au nombre des ennemis de la Suéde, en recevant Stettin des mains du Roi de Pologne & du Czar, sous le nom de séquestre (a(a) Par le Traité de Schwede du 6 Octobre 1713).   Mais aussi-tôt qu'un Souverain, par le Traité définitif de Paix, a cédé un pays au Conquérant, il a abandonné tout le droit qu'il y avoit, & il seroit absurde qu'il pût redemander ce pays à un nouveau Conquérant, qui l’arrache au prémier, ou à tout autre Prince, qui l’aura acquis à prix d'argent, par échange, & à quelque titre que ce soit.

 

§.199     Des conditions auxquelles on acquiert une Ville conquise

            Le Conquérant qui enlève une Ville ou une Province à son Ennemi, ne peut y acquérir justement que les mêmes Droits qu'y possédoit le Souverain, contre lequel il a pris les armes.   La Guerre l’autorise à s'emparer de ce qui appartient à son Ennemi : s'il lui ôte la souveraineté de cette Ville, ou de cette Province ; il l’acquiert telle qu'elle est, avec ses limitations & ses modifications quelconques.   Aussi a-t-on soin, pour l’ordinaire, soit dans les Capitulations particulières, soit dans les Traités de Paix, de stipuler, que les Villes & pays cédés conserveront tous leurs Privilèges, Libertés & Immunités.   Et pourquoi le Conquérant les en priveroit-il à cause des démêlés qu’il a avec leur Souverain ? Cependant, si les habitans se sont rendus personnellement coupables envers lui, par quelque attentat, il peut, en forme de peine, les priver de leurs droits & de leurs franchises.   Il le peut encore si ces mêmes habitans ont pris les armes contre lui, & se sont ainsi rendus directement ses ennemis.   Il ne leur doit alors autre chose que ce qu'un Vainqueur humain & équitable doit à des ennemis soumis.   S’il les unit & les incorpore purement & simplement à ses anciens Etats ils n'auront pas lieu de se plaindre.

 

            Jusques-ici, je parle, comme on voit, d'une Ville, ou d'un pays qui ne fait pas simplement Corps avec une Nation, ou qui n'appartient pas pleinement à un Souverain, mais sur lequel cette Nation, ou ce Prince ont seulement certains Droits.   Si la Ville ou la Province conquise étoit pleinement & parfaitement du Domaine d'une Nation ou d'un Souverain, elle passe sur le même pied au pouvoir du Vainqueur.   Unie désormais au nouvel Etat auquel elle appartient, si elle perd à ce changement, c’est un malheur dont elle ne doit accuser que le sort des armes.   Ainsi une Ville qui faisoit partie d'une République, ou d'une Monarchie limitée, qui avoit droit de députer au Conseil souverain, ou à l’Assemblée des Etats, si elle est justement conquise par un Monarque absolu, elle ne peut plus penser à des Droits de cette nature ; la Constitution du nouvel Etat dont elle dépend, ne le souffre pas.

 

§.200     Des terres des particuliers

            Autrefois les particuliers mêmes perdoient leurs terres, par la Conquête.   Et il n’est point surprenant que telle fût la Coûtume, dans les prémiers siécles de Rome.   C'étoit des Républiques populaires, des Communautés, qui se faisoient la guerre ; l’Etat possédoit peu de chose, & la querelle étoit véritablement la Cause commune de tous les Citoyens.   Mais aujourd’hui la Guerre est moins terrible pour les sujets ; les choses se passent avec plus d'humanité : Un souverain fait la guerre à un autre Souverain, & non point au peuple désarmé.   Le Vainqueur s'empare des Biens de l’Etat, des Biens publics, & les particuliers conservent les leurs.   Ils ne souffrent de la Guerre qu'indirectement ; & la Conquête les fait seulement changer de Maître.

 

§.201     De la Conquête de l’Etat entier

            Mais si l’Etat entier est conquis, si la Nation est subjuguée ; quel traitement pourra lui faire le Vainqueur, sans sortir des bornes de la Justice ? Quels seront ses Droits sur sa Conquête ? Quelques-uns ont osé avancer ce principe monstrueux, que le Conquérant est maître absolu de sa Conquête, qu'il peut en disposer, comme de son propre, la traiter comme il lui plaît, suivant l’expression commune, traiter un Etat en pays conquis : Et de-là ils tirent l’une des sources du Gouvernement Despotique.   Laissons des gens, qui traitent les hommes comme des effets commerçables, ou comme des bêtes de charge, qui les livrent à la propriété, au domaine d'un autre homme ; raisonnons sur des principes avoués de la Raison & convenables à l’humanité.

 

            Tout le droit du Conquérant vient de la juste défense de soi-même (§§.3, 26 & 28), laquelle comprend le maintien & la poursuite de ses droits.   Lors donc qu’il a entièrement vaincu une Nation ennemie, il peut sans-doute, prémièrement se faire justice sur ce qui a donné lieu à la Guerre & se payer des dépenses & des dommages qu’elle lui a causés ; il peut, selon l’exigence du cas, lui imposer des peines, pour l’exemple ; il peut même, si la prudence l’y oblige, la mettre hors d'état de nuire si aisément dans la suite.   Mais pour remplir toutes ces vuës, il doit préférer les moyens les plus doux, & se souvenir que la Loi Naturelle ne permet les maux que l’on fait à un ennemi, que précisément dans la mesure nécessaire à une juste défense & à une sûreté raisonnable pour l’avenir.   Quelques Princes se sont contentés d'imposer un Tribut à la Nation vaincue ; d'autres, de la priver de quelques Droits, de lui ôter une Province, ou de la brider par des Forteresses.   D'autres, n'en voulant qu'au Souverain seul, ont laissé la Nation dans tous ses droits, se bornant à lui donner un Maître de leur main.

 

            Mais si le Vainqueur juge à propos de retenir la souveraineté de l’Etat conquis, & se trouve en droit de le Faire ; la manière dont il doit traiter cet Etat, découle encore des mêmes principes.   S’il n'a à se plaindre que du Souverain ; la raison nous démontre qu'il n'acquiert, par sa Conquête, que les Droits qui appartenoient réellement à ce Souverain dépossédé ; & aussi-tôt que le peuple se soumet, il doit le gouverner suivant les Loix de l’Etat.   Si le peuple ne se soumet pas volontairement ; l’état de Guerre subsiste.

 

            Un Conquérant qui a pris les armes, non pas seulement contre le Souverain, mais contre la Nation elle-même ; qui a voulu dompter un peuple féroce, & réduire une fois pour toutes un Ennemi opiniâtre ; ce Conquérant peut avec justice, imposer des charges aux vaincus, pour se dédommager des fraix de la Guerre, & pour les punir ; il peut, selon le dégré de leur indocilité, les régir avec un sceptre plus ferme & capable de les matter, les tenir quelque tems, s'il est nécessaire, dans une espèce de servitude.   Mais cet état forcé doit finir dès que le danger cesse, dès que les vaincus sont devenus Citoyens.   Car alors, le droit du Vainqueur expire, quant à ces voies de rigueur ; puisque sa défense & sa sûreté n'exigent plus de précautions extraordinaires.   Tout doit être enfin ramené aux règles d'un sage Gouvernement, aux Devoirs d'un bon Prince.

 

            Lorsqu’un Souverain, se prétendant le maître absolu de la destinée d'un Peuple qu’il a vaincu, veut le réduire en esclavage ; il fait subsister l’état de Guerre, entre ce Peuple & lui.   Les Scythes disoient à ALEXANDRE le Grand : « il n'y a jamais d'amitié entre le Maître & l’Esclave : au milieu de la paix, le droit de la guerre subsiste toûjours (a(a) QUINT. Curt. Lib.VII cap.VIII). » Si quelqu’un dit, qu'il peut y avoir paix dans ce cas-là, & une espéce de Contrat par lequel le Vainqueur accorde la vie, à condition que l’on se reconnoisse pour ses Esclaves : il ignore que la Guerre ne donne point le droit d'ôter la vie à un ennemi désarmé & soumis (§.140).   Mais ne contestons point : Qu'il prenne pour lui cette Jurisprudence ; il est digne de s'y soumettre.   Les gens de cœur, qui comptent la vie pour rien, & pour moins que rien, si elle n’est accompagnée de la Liberté, se croiront toûjours en guerre avec cet Oppresseur, quoique de leur part, les actes en soient suspendus par impuissance.   Disons donc encore, que si la Conquête doit être véritablement soumise au Conquérant, comme à son Souverain légitime, il faut qu'il la gouverne selon les vuës, pour lesquelles le Gouvernement Civil a été établi.   Le Prince seul, pour l’ordinaire, donne lieu à la Guerre, & par conséquent à la Conquête.   C'est bien assez qu'un peuple innocent souffre les calamités de la guerre ; faudra-t-il que la Paix même lui devienne funeste ? Un Vainqueur généreux s'appliquera à soulager ses nouveaux sujets, à adoucir leur sort ; il s'y croira indispensablement obligé : La Conquête, suivant l’expression d'un excellent homme, laisse toûjours à payer une dette immense, pour s'acquitter envers la nature humaine (a(a) M. le Président de MONTESQUIEU, dans l’Esprit des Loix).

 

            Heureusement la bonne Politique se trouve ici, & par-tout ailleurs, parfaitement d'accord avec l’humanité.   Quelle fidélité, quels sécours pouvez-vous attendre d'un peuple opprimé ? Voulez-vous que votre Conquête augmente véritablement vos forces, qu'elle vous soit attachée ? Traitez-la en Père, en véritable Souverain.   J'admire la généreuse réponse de cet Ambassadeur de Privernes.   Introduit devant le Sénat Romain, & le Consul lui disant : « Si nous usons de clémence, quel fonds pourrons-nous faire sur la paix, que vous venez nous demander ? » l’Ambassadeur répondit : « Si vous nous l’accordez à des conditions raisonnables, elle sera sûre & éternelle ; si non, elle ne durera pas long tems. » Quelques-uns s'offensoient d'un discours si hardi : Mais la plus saine partie du Sénat trouva que le Privernate avoit parlé en homme, & en homme libre.   « Peut-on espérer, » disoient ces sages Sénateurs, « qu'aucun peuple, ou aucun homme demeure dans une Condition dont il n’est pas content, dès que la nécessité qui l’y retenoit viendra à cesser ? Comptez sur la paix, quand ceux à qui vous la donnez la reçoivent volontiers.   Quelle fidélité pouvez-vous attendre de ceux que vous voulez réduire à l’esclavage (a(a) TIT. LIV. Lib.VIII, cap.XXI) ? » « La Domination la plus assûrée, » disoit CAMILLE, « est celle qui est agréable à ceux-là même sur qui on l’exerce (b(b) TIT. LIV. Lib.VIII, cap.XIII). »

 

            Tels sont les droits que la Loi Naturelle assigne au Conquérant & les Devoirs qu'elle lui impose.   La manière de faire valoir les uns & de remplir les autres varie selon les circonstances.   En général, il doit consulter les véritables intérêts de son Etat, & par une sage Politique, les concilier autant qu'il est possible avec ceux de sa Conquête.   Il peut, à l’exemple des Rois de France, l’unir & l’incorporer à son Etat.   C’est ainsi qu'en usoient les Romains.   Mais ils y procédèrent différemment, selon les cas & les conjonctures.   Dans un tems où Rome avoit besoin d'accroissement, elle détruisit la Ville d'Albe, qu'elle craignoit d'avoir pour rivale, mais elle en reçut les habitans dans son sein, & s'en fit autant de Citoyens.   Dans la suite, en laissant subsister les Villes conquises, elle donna le Droit de Bourgeoisie Romaine aux vaincus.   La Victoire n'eût pas été autant avantageuse à ces peuples, que le fut leur défaite.

 

            Le Vainqueur peut encore se mettre simplement à la place du Souverain, qu’il a dépossédé.   C’est ainsi qu'en ont usé les Tartares à la Chine : l’Empire a subsisté tel qu'il étoit, il a seulement été gouverné par une nouvelle Race de Souverains.

 

            Enfin le Conquérant peut gouverner sa Conquête comme un Etat à part, en y laissant subsister la forme du Gouvernement.   Mais cette méthode est dangereuse, elle ne produit pas une véritable union de forces : Elle affoiblit la Conquête, sans fortifier beaucoup l’Etat Conquérant.

 

§.202     A qui appartient la Conquête

            On demande, à qui appartient la Conquéte ; au Prince qui l’a faite, ou à son Etat ? C’est une Question qui n'auroit jamais dû naître.   Le Souverain peut-il agir, en cette qualité, pour quelqu'autre fin que pour le bien de l’Etat ? A qui sont les forces, qu'il employa dans ses guerres ? Quand il auroit fait la Conquéte à ses propres fraix, des deniers de son épargne, de ses biens particuliers & patrimoniaux ; n'y employe-t-il pas le bras de ses sujets, n'y verse-t-il pas leur sang ? Mais supposez encore qu'il se fût servi de Troupes étrangères & mercénaires ; n'expose-t-il pas sa Nation au ressentiment de l’Ennemi, ne l’entraîne-t-il pas dans la guerre? Et le fruit en sera pour lui seul ! N'est-ce pas pour la Cause de l’Etat, de la Nation, qu'il prend les armes ? Tous les droits qui en naîssent sont donc pour la Nation.

 

            Si le Souverain fait la guerre pour un sujet qui lui est personnel, pour faire valoir, par exemple, un droit de succession à une Souveraineté étrangère ; la question change.   Cette affaire n’est plus celle de l’Etat.   Mais alors la Nation doit être en liberté de ne s'en point mêler, si elle veut, ou de sécourir son Prince.   Que s'il a le pouvoir d'employer les forces de la Nation à soutenir ses Droits personnels ; il ne doit plus distinguer ces Droits de ceux de l’Etat.   La Loi de France, qui réunit à la Couronne toutes les acquisitions des Rois, devroit être la Loi de tous les Royaumes.

 

§.203     Si l’on doit remettre en Liberté un Peuple, que l’Ennemi avoit injustement conquis

            Nous avons vû (§.196) comment on peut être obligé, non extérieurement, mais en Conscience & par les Loix de l’Equité, à rendre à un tiers le butin repris sur l’ennemi, qui le lui avoit enlevé dans une Guerre injuste.   L’obligation est plus certaine & plus étenduë, à l’égard d'un Peuple, que notre Ennemi avoit injustement opprimé.   Car un Peuple ainsi dépouillé de sa Liberté, ne renonce jamais à l’espérance de la recouvrer.   S’il ne s’est pas volontairement incorporé dans l’Etat qui l’a conquis, s'il ne l’a pas librement aidé contre nous dans la Guerre ; nous devons certainement user de notre Victoire, non pour lui faire changer seulement de Maître, mais pour rompre ses fers.   C’est un beau fruit de la Victoire, que de délivrer un Peuple opprimé ; & c’est un grand gain que de s'acquérir ainsi un Ami fidèle.   Le Canton de Schweitz ayant enlevé le pays de Glaris à la Maison d'Autriche, rendit aux habitant leur prémiére Liberté, & Glaris, reçu dans la Confédération Helvétique, forma le sixième Canton (a(a) Histoires de la Confédération Helvétique par M. DE WATTEVILLE, Liv.III).


  

 

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CHAPITRE XII

Du Droit des Gens Volontaire, par rapport aux effets de la Guerre en forme, indépendamment de la justice de la Cause.

 

§.188     Que les Nations ne peuvent presser entre-elles la rigueur du Droit Naturel

            Tout ce que nous venons de dire, dans le Chapitre précédent, est une Conséquence évidente des vrais principes, des règles éternelles de la Justice : Ce sont les dispositions de cette Loi sacrée, que la Nature, ou son Divin Auteur impose aux Nations.   Celui-là seul est en droit de faire la guerre, celui-là seul peut attaquer son Ennemi, lui ôter la vie, lui enlever ses biens & ses possessions, à qui la Justice & la nécessité ont mis les armes à la main.   Telle est la décision du Droit des Gens Nécessaire, ou de la Loi Naturelle, à l’observation de laquelle les Nations sont étroitement obligées (Prélim. §.7) : C’est la Règle inviolable, que chacune doit suivre en sa Conscience.   Mais comment faire valoir cette Règle, dans les démêlés des Peuples & des Souverains, qui vivent ensemble dans l’état de Nature ? Ils ne reconnoissent point de Supérieur : Qui jugera entre-eux, pour marquer à chacun ses droits & ses obligations ; pour dire à celui-ci, vous avez droit de prendre les armes, d'assaillir votre Ennemi, de le réduire par la force ; & à celui-là, vous ne pouvez commettre que d'injustes hostilités ; vos Victoires sont des meurtres, vos Conquêtes des rapines & des brigandages ? Il appartient à tout Etat libre & souverain, de juger en sa Conscience, de ce que ses Devoirs exigent de lui, de ce qu'il peut ou ne peut pas faire avec justice (Prélim. §.16).   Si les autres entreprennent de le juger, ils donnent atteinte à sa Liberté, ils le blessent dans ses droits les plus précieux (Prélim. §.15).   Et puis, chacun tirant la justice de son côté, s'attribuera tous les Droits de la Guerre, & prétendra que son Ennemi n’en a aucun, que ses hostilités sont autant de brigandages, autant d'infractions au Droit des Gens, dignes d'être punies par toutes les Nations.   La décision du Droit, de la Controverse, n'en sera pas plus avancée, & la querelle en deviendra plus cruelle, plus funeste dans ses effets, plus difficile à terminer.   Ce n’est pas tout encore ; les Nations neutres elles-mêmes seront entraînées dans la difficulté, impliquées dans la querelle.   Si une Guerre injuste ne peut opérer aucun effet de Droit parmi les hommes ; tant qu'un Juge reconnu, & il n'y en à point entre les Nations, n'aura pas définitivement prononcé sur la justice des Armes, on ne pourra acquérir avec sûreté aucune des choses prises en Guerre ; elles demeureront toûjours sujettes à la revendication, comme les effets enlevés par des Brigands.

 

§.189     Pourquoi elles doivent admettre les règles du Droit des Gens Volontaire

            Laissons donc la rigueur du Droit naturel & nécessaire à la Conscience des Souverains ; il ne leur est sans-doute jamais permis de s'en écarter.   Mais par rapport aux effets extérieurs du Droit, parmi les hommes, il faut nécessairement recourrir à des règles d'une application plus sûre & plus aisée ; & cela pour le salut même & l’avantage de la grande Société du Genre-humain.   Ces règles sont celles du Droit des Gens Volontaire (Prélim. §.21).   La Loi Naturelle, qui veille au plus grand bien de la Société humaine, qui protège la Liberté de chaque Nation, & qui veut que les affaires des Souverains puissent avoir une issue, que leurs querelles se terminent & tendent à une prompte fin ; cette Loi, dis-je, recommande l’observation du Droit des Gens Volontaire, pour l’avantage commun des Nations, tout comme elle approuve les changemens, que le Droit Civil fait aux règles du Droit Naturel, dans la vuë de les rendre plus convenables à l’état de la Société Politique, d'une application plus aisée & plus sûre.   Appliquons donc au sujet particulier de la Guerre l’observation générale, que nous avons faite dans nos Préliminaires (§.28) : Une Nation, un Souverain, quand il délibére sur le parti qu’il a à prendre pour satisfaire à son devoir, ne doit jamais perdre de vuë le Droit Nécessaire, toûjours obligatoire dans la Conscience : Mais lors qu'il s'agit d'examiner ce qu'il peut exiger des autres Etats, il doit respecter le Droit des Gens Volontaire & restreindre même ses justes prétentions, sur les règles d'un Droit dont les Maximes sont consacrées au salut & à l’avantage de la Société universelle des Nations.   Que le Droit Nécessaire soit la règle qu'il prendra constamment pour lui-même : il doit souffrir que les autres se prévalent du Droit des Gens Volontaire.

 

§.190     La Guerre en forme doit être regardée, quant aux effets, comme juste de part & d'autre

            La 1ère Règle de ce Droit, dans la matière dont nous traitons, est que la Guerre en forme, quant à ses effets, doit être regardée comme juste de part & d'autre.   Cela est absolument nécessaire, comme nous venons de le faire voir, si l’on veut apporter quelque ordre, quelque règle, dans un moyen aussi violent que celui des armes, mettre des bornes aux calamités qu'il produit, & laisser une porte toûjours ouverte au retour de la paix.   Il est même impraticable d'agir autrement de Nation à Nation ; puisqu'elles ne reconnoissent point de Juge.

 

            Ainsi les Droits fondés sur l’état de Guerre, la légitimité de ses effets, la validité des acquisitions faites par les armes, ne dépendent point, extérieurement & parmi les hommes, de la justice de la Cause, mais de la légitimité des moyens en eux-mêmes ; c’est-à-dire, de tout ce qui est requis pour constituer une Guerre en forme.   Si l’Ennemi observe toutes les règles de la Guerre en forme (voyez le Chap.IV de ce Livre), nous ne sommes point reçus à nous plaindre de lui, comme d'un infracteur du Droit des Gens : il a les mêmes prétentions que nous au bon Droit ; & toute notre ressource est dans la Victoire, ou dans un Accommodement.

 

§.191     Tout ce qui est permis à l’un, est permis à l’autre

            2ème Règle : Le Droit étant réputé égal entre deux Ennemis, tout ce qui est permis à l’un, en vertu de l’état de Guerre, est aussi permis à l’autre.   En effet on ne voit point qu'une Nation, sous prétexte que la justice est de son côté, se plaigne des hostilités de son Ennemi, tant qu'elles demeurent dans les termes prescrits par les Loix communes de la Guerre.   Nous avons traité, dans les Chapitres précédens, de ce qui est permis dans une Guerre juste.   C’est cela précisément & pas davantage, que le Droit Volontaire autorise également dans les deux partis.   Ce Droit rend les choses égales de part & d'autre ; mais il ne permet à personne ce qui est illicite en soi ; il ne peut avouer une licence effrénée.   Si donc les Nations sortent de ces limites, si elles portent les hostilités au-delà de ce que permet en général le Droit interne & nécessaire, pour le soutien d'une Cause juste ; gardons-nous de rapporter ces excès au Droit des Gens Volontaire : il faut les attribuer uniquement aux mœurs corrompuës, qui produisent une Coûtume injuste & barbare.   Telles sont ces horreurs, auxquelles le soldat s'abandonne quelquefois, dans une Ville prise d’assaut.

 

§.192     Le Droit Volontaire ne donne que l’impunité à celui dont les armes sont injustes

            3°, il ne faut jamais oublier, que ce Droit des Gens Volontaire, admis par nécessité & pour éviter de plus grands maux (§§.188, 189), ne donne point à celui dont les armes sont injustes, un véritable droit, capable de justifier sa conduite & de rassurer sa Conscience, mais seulement l’effet extérieur du Droit, & l’impunité parmi les hommes.   Cela paroît assez par la manière dont nous avons établi le Droit des Gens Volontaire.   Le Souverain dont les armes ne sont pas autorisées par la justice, n’en est donc pas moins injuste, pas moins coupable contre la Loi sacrée de la Nature, quoique, pour ne point aigrir les maux de la société humaine en voulant les prévenir, la Loi Naturelle elle-même exige qu’on lui abandonne les mêmes droits externes, qui appartiennent très-justement à son Ennemi.   C’est ainsi que par les Loix Civiles, un Débiteur peut refuser le payement de sa dette, lorsqu'il y a prescription ; mais il pêche alors contre son devoir : il profitte d'une Loi, établie pour prévenir une multitude de procés ; mais il agit sans aucun droit véritable.

 

            Les Nations s'accordant en effet à observer les règles, que nous rapportons au Droit des Gens Volontaire, GROTIUS les fonde sur un Consentement de fait de la part des Peuples, & les rapporte au Droit des Gens Arbitraire.   Mais outre qu'un pareil engagement seroit bien souvent difficile à prouver, il n'auroit de force que contre ceux qui y seroient formellement entrés.   Si cet engagement existoit, il se rapporteroit au Droit des Gens Conventionnel, lequel s'établit par l’Histoire & non par le raisonnement ; il se fonde sur des faits, & non pas sur des principes.   Dans cet Ouvrage, nous votons les Principes naturels du Droit des Gens ; nous le déduisons de la Nature elle-même : Et ce que nous appellons Droit des Gens Volontaire, consiste dans des Règles de conduite, de Droit externe, auxquelles la Loi Naturelle oblige les Nations de consentir ; ensorte qu’on présume de droit leur consentement, sans le chercher dans les Annales du Monde ; parce que, même elles ne l’avoient pas donné, la Loi de la Nature le supplée & le donne pour elles.   Les Peuples ne sont point libres ici dans leur consentement ; & celui qui le refuseroit, blesseroit les Droits communs des Nations (voyez Prélim. §.21).

 

            Ce Droit des Gens Volontaire, ainsi établi, est d'un usage très-étendu ; & ce n'est point du tout une chimère, une fiction arbitraire, dénuée de fondement.   Il découle de la même source, il est fondé sur les mêmes principes, que le Droit Naturel, ou Nécessaire.   Pourquoi la Nature impose-t-elle aux hommes telles ou telles règles de conduite, si ce n’est parceque ces règles sont nécessaires au salut & au bonheur du Genre-humain ? Mais les maximes du Droit des Gens Nécessaire sont fondées immédiatement sur la nature des choses, en particulier sur celle de l’homme & de la Société Politique ; le Droit des Gens Volontaire suppose un principe de plus, la nature de la grande Société des Nations & du commerce qu'elles ont ensemble : Le prémier prescrit aux Nations ce qui est absolument nécessaire & ce qui tend naturellement à leur perfection & à leur commun bonheur ; le sécond tolère ce qu’il est impossible d'éviter sans introduire de plus grands maux.


  

 

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:14

CHAPITRE XI

Du Souverain qui fait une Guerre injuste.

 

§.183     Une Guerre injuste ne donne aucun droit

            Tout le droit de celui qui fait la guerre vient de la justice de sa Cause.   L’injuste qui l’attaque, ou le menace, qui lui refuse ce qui lui appartient, en un mot qui lui fait injure, le met dans la nécessité de se défendre, ou de se faire justice les armes à la main ; il l’autorise à tous les actes d'hostilité, nécessaires pour se procurer une satisfaction complette.   Quiconque prend les armes sans sujet légitime, n'a donc absolument aucun droit ; toutes les hostilités qu'il commet, sont injustes.

 

§.184     Combien est coupable le Souverain qui l’entreprend

            Il est chargé de tous les maux, de toutes les horreurs de la Guerre : Le sang versé, la désolation des familles, les rapines, les violences, les ravages, les incendies sont ses œuvres & ses crimes.   Coupable envers l’Ennemi, qu'il attaque, qu'il opprime, qu'il massacre sans sujet : coupable envers son peuple, qu'il entraîne dans l’injustice, qu'il expose sans nécessité, sans raison ; envers ceux de ses sujets que la guerre accable, ou met en souffrance, qui y perdent la vie, les biens, ou la santé : coupable enfin envers le Genre-humain entier, dont il trouble le repos, & auquel il donne un pernicieux exemple.   Quel effrayant tableau de misères & de crimes ! Quel compte à rendre au Roi des Rois, au Père commun des hommes ! Puisse cette légère esquisse frapper les yeux des Conducteurs des Nations, des Princes & de leurs Ministres ! Pourquoi n'en attendrions-nous pas quelque fruit ? Les Grands auroient-ils perdu tout sentiment d'honneur, d'humanité, de Devoir & de Religion ? Et si notre foible voix pouvoit, dans toute la suite des siècles, prévenir seulement une Guerre ; quelle récompense plus glorieuse de nos veilles & de notre travail ?

 

§.185     à quoi il est tenu

            Celui qui fait injure, est tenu à la réparation du dommage ou à une juste satisfaction, si le mal est irréparable, & même à la peine, si la peine est nécessaire pour l’exemple, pour la sûreté de l’offensé, & pour celle de la société humaine.   C’est le cas du Prince auteur d'une Guerre injuste.   Il doit restituer tout ce qu’il a pris, renvoyer à ses fraix les Prisonniers ; il doit dédommager l’Ennemi, des maux qu'il lui a fait souffrir, des pertes qu'il lui a causées ; relever les familles désolées, réparer, s'il étoit possible, la perte d'un Père, d'un Fils, d'un Epoux.

 

§.186     Difficulté de réparer les maux qu’il a faits

            Mais comment réparer tant de maux ? Plusieurs sont irréparables de leur nature.   Et quant à ceux qui peuvent être compensés par un équivalent ; où puisera le Guerrier injuste, pour racheter ses violences ? Les biens particuliers du Prince n'y pourroient suffire.   Donnera-il ceux de ses sujets ? Ils ne lui appartiennent pas.   Sacrifiera-t-il les Terres de la Nation, une partie de l’Etat ? Mais l’Etat n'est pas son Patrimoine (Liv.I §.61) ; il ne peut en disposer à son gré.   Et bien que la Nation soit tenue, jusqu’à un certain point, des faits de son Conducteur ; outre qu'il seroit injuste de la punir directement pour des fautes dont elle n'est pas coupable, si elle est tenuë des faits du Souverain, c’est seulement envers les autres Nations, qui ont leur recours contre elle (Liv.I §.40 & Liv.II §§.81, 82) ; le Souverain ne peut lui renvoyer la peine de ses injustices, ni la dépouiller pour les réparer.   Et quand il le pourroit ; sera-t-il lavé de tout, & pur dans sa Conscience ? Acquitté envers l’Ennemi, le fera-t-il auprès de son Peuple ? C’est une étrange Justice, que celle d'un homme qui répare ses torts aux dépens d'un tiers : il ne fait que changer l’objet de son injustice.   Pesez toutes ces choses, ò Conducteurs des Nations ; & quand vous aurez vû clairement, qu'une Guerre injuste vous entraîne dans une multitude d'iniquités, dont la réparation est au-dessus de toute votre puissance, peut-être serez-vous moins prompts à l’entreprendre.

 

§.187     Si la Nation & les gens de guerre sont tenus à quelque chose

            La restitution des Conquêtes, des Prisonniers, & des effets qui peuvent se retrouver en nature, ne souffre point de difficulté, quand l’injustice de la Guerre est reconnuë.   La Nation en Corps, & les particuliers, connoissant l’injustice de leur possession, doivent se dessaisir, & restituer tout ce qui est mal acquis.   Mais quant à la réparation du dommage, les Gens de guerre, Généraux, Officiers & Soldats, sont-ils obligés en Conscience, à réparer des maux, qu’ils ont faits, non par leur volonté propre, mais comme des instruments dans la main du Souverain ? Je suis surpris que le judicieux GROTIUS prenne sans distinction l’affirmative (a(a) Droit de la G. & de la P. Liv.III Chap.X).   Cette décision ne peut se soutenir que dans le cas d'une Guerre si manifestement & si indubitablement injuste, qu'on ne puisse y supposer aucune raison d'État sécrette & capable de la justifier, cas presque impossible en Politique.   Dans toutes les occasions susceptibles de doute, la Nation entière, les particuliers, & singulièrement les Gens de guerre, doivent s'en rapporter à ceux qui gouvernent, au Souverain.   Ils y sont obligés, par les principes essentiels de la Société Politique, du Gouvernement.   Où en seroit-on, si, à chaque démarche du Souverain, les sujets pouvoient peser la justice de ses raisons ; s'ils pouvoient refuser de marcher, pour une guerre, qui ne leur paroîtroit pas juste ? Souvent même la prudence ne permet pas au Souverain de publier toutes ses raisons.   Le devoir des sujets est de les présumer justes & sages, tant que l’évidence pleine & absoluë ne leur dit pas le contraire.   Lors donc que, dans cet esprit, ils ont prêté leur bras pour une guerre, qui se trouve ensuite injuste ; le Souverain seul est coupable, lui seul est tenu à réparer ses torts.   Les sujets, & en particulier les Gens de guerre, sont innocens ; ils n'ont agi que par une obéissance nécessaire : Ils doivent seulement vuider leurs mains de ce qu’ils ont acquis dans une pareille guerre ; parce qu’ils le posséderoient sans titre légitime.   C’est là, je crois, le sentiment presque unanime des gens de bien, la façon de penser des Guerriers les plus remplis d'honneur & de probité.   Leur cas est ici celui de tous ceux qui font les Ministres des Ordres souverains.   Le Gouvernement devient impossible, si chacun de ses Ministres veut peser & connoître à fond la justice des Commandemens, avant que de les éxécuter.   Mais s'ils doivent pour le salut de l’Etat, présumer justes les Ordres du Souverain, ils n'en sont pas responsables.


  

 

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:13

CHAPITRE X

De la Foi entre Ennemis ; des stratagêmes, des ruses de Guerre, des Espions, de quelques autres pratiques.

 

§.174     Que la Foi doit être sacrée entre ennemis

            La Foi des Promesses & des Traités est la bâse de la tranquillité des Nations, comme nous l’avons fait voir dans un Chapitre exprès (Liv.II chap.XV).   Elle est sacrée parmi les hommes, & absolument essentielle à leur salut commun : En fera-t-on dispense envers un Ennemi ? Ce seroit une erreur également funeste & grossière de s'imaginer, que tout devoir cesse, que tout lien d'humanité soit rompu, entre deux Nations qui se font la guerre.   Réduits à la nécessité de prendre armes, pour leur défense & pour le maintien de leurs droits, les hommes ne cessent pas pour cela d'être hommes : Les mêmes Loix de la Nature règnent encore sur eux.   Si cela n'étoit pas, il n'y auroit point de Loix de la Guerre.   Celui-là même qui nous fait une guerre injuste, est homme encore ; nous lui devons tout ce qu'exige de nous cette qualité.   Mais il s'élève un conflict entre nos devoirs envers nous-mêmes, & ceux qui nous lient aux autres hommes.   Le droit de sûreté nous autorise à faire contre cet injuste ennemi, tout ce qui est nécessaire pour le repousser, ou pour le mettre à la raison.   Mais tous les devoirs, dont ce conflict ne suspend pas nécessairement l’exercice, subsistent dans leur entier ; ils nous obligent & envers l’ennemi, & envers tous les autres hommes.   Or tant s'en faut que l’obligation de garder la foi puisse cesser pendant la guerre, en vertu de la préférence que méritent les devoirs envers soi-même ; elle devient plus nécessaire que jamais.   Il est mille occasions, dans le cours même de la guerre, où, pour mettre des bornes à ses fureurs, aux calamités qu'elle traîne à sa suite, l’intérêt commun, le salut de deux Ennemis exige, qu’ils puissent convenir ensemble de certaines choses.   Que deviendroient les prisonniers de guerre, les Garnisons qui capitulent, les Villes qui se rendent, si l’on ne pouvoit compter sur la parole d'un ennemi ? La Guerre dégénéreroit dans une licence effrénée & cruelle ; ses maux n'auroient plus de bornes.   Et comment pourroit-on la terminer enfin & rétablir la paix ? S'il n’y a plus de foi entre ennemis, la guerre ne finira avec quelque sûreté, que par la destruction entière de l’un des partis.   Le plus léger différend, la moindre querelle produira une Guerre semblable à celle qu'HANNIBAL fit aux Romains, dans laquelle on combattit non pour quelque Province, non pour l’Empire, ou pour la Gloire, mais pour le salut même de la Nation.   Il demeure donc constant, que la Foi des Promesses & des Traités doit être sacrée, en Guerre comme en Paix, entre Ennemis aussi bien qu'entre Nations amies.

 

§.175     Quels sont les Traités, qu'il faut observer entre ennemis

            Les Conventions, les Traités faits avec une Nation, sont rompus ou annulés par la Guerre qui s'élève entre les Contractans ; soit parce qu’ils supposent tacitement l’état de paix, soit parce que chacun pouvant dépouiller son ennemi de ce qui lui appartient, il lui ôte les droits, qu'il lui avoit donnés par des Traités.   Cependant il faut excepter les Traités où l’on stipule certaines choses en cas de rupture ; par exemple, le tems qui sera donné aux sujets, de part & d'autre, pour se retirer ; la neutralité, assurée d'un commun consentement à une Ville, ou à une Province &c.   Puisque, par des Traités de cette nature, on veut pourvoir à ce qui devra s'observer en cas de rupture, on renonce au droit de les annuller par la Déclaration de Guerre.

 

            Par la même raison, on est tenu à l’observation de tout ce qu’on promet à l’ennemi dans le cours de la guerre.   Car dès que l’on traite avec lui pendant que l’on a les armes à la main, on renonce tacitement, mais nécessairement, au pouvoir de rompre la Convention, par forme de Compensation & à raison de la guerre, comme on rompt les Traités précédens ; autrement ce seroit ne rien faire, & il seroit absurde de traiter avec l’Ennemi.

 

§.176     En quelles occasions on peut les rompre

            Mais il en est des Conventions faites pendant la guerre, comme de tous autres Pactes & Traités, dont l’observation réciproque est une condition tacite (Liv.II §.202) ; on n’est plus tenu à les observer, envers un Ennemi qui les a enfreints le prémier.   Et même, quand il s'agit de deux Conventions réparées, qui n'ont point de liaison entre-elles ; bien qu'il ne soit jamais permis d'être perfide par la raison qu’on a affaire à un Ennemi, qui, dans une autre occasion, a manqué à sa parole, on peut néanmoins suspendre l’effet d'une promesse, pour l’obliger à réparer son manque de foi ; & retenir ce qu’on lui a promis, par forme de gage, jusqu’à ce qu'il ait réparé sa perfidie.   C’est ainsi qu'à la prise de Namur, en 1695, le Roi d'Angleterre fit arrêter le Maréchal de BOUFLERS & le retint prisonnier, malgré la Capitulation, pour obliger la France à réparer les infractions faites aux Capitulations de Dixmude & de Deinse (a(a) Histoire de Guillaume III, Tom.II p.148).

 

§.177     Du Mensonge

            La foi ne consiste pas seulement à tenir ses promesses, mais encore à ne point tromper, dans les occasions où l’on se trouve obligé, de quelque manière que ce soit, à dire la vérité.   Nous touchons ici une question vivement agitée autrefois & qui a paru embarrassante, tant que l’on a eû des notions peu justes, ou peu distinctes du Mensonge.   Plusieurs, & sur-tout des Théologiens, se sont réprésenté la Vérité comme une espèce d Divinité, à laquelle on doit je ne sçai quel respect inviolable, pour elle-même & indépendamment de ses effets ; ils ont condamné absolument tout discours contraire à la pensée de celui qui parle : Ils ont prononcé, qu'il faut, en toute rencontre, parler selon la vérité connuë, si l’on ne peut se taire & offrir comme en sacrifice à leur Divinité, les intérêts les plus précieux, plûtôt que de lui manquer de respect.   Mais des Philosophes plus exacts & plus profonds ont débrouillé cette idée, si confuse, & si fausse dans ses conséquences.   On a reconnu, que la Vérité doit être respectée en général, parce qu'elle est l’ame de la Société humaine, le fondement de la confiance dans le commerce mutuel des hommes ; & que par conséquent un homme ne doit pas mentir, même dans les choses indifférentes, crainte d'affoiblir le respect dû en général à la Vérité, & de se nuire à soi-même, en rendant sa parole suspecte lors même qu'il parle sérieusement.   Mais en fondant ainsi le respect qui est dû à la Vérité sur ses effets, on est entré dans la vraie route, & dès-lors il a été facile de distinguer entre les occasions où l’on est obligé de dire la vérité, ou de manifester sa pensée, & celles où l’on n’y est point tenu.   On n'appelle Mensonges que les discours qu'un homme tient contre sa pensée, dans les occasions où il est obligé de dire la vérité ; & on réserve un autre nom, en Latin falsiloquium, pour les discours faux, tenus à gens, qui, dans le cas particulier, n'ont aucun droit d'exiger qu’on leur dise la vérité.

 

            Ces principes posés, il n'est pas difficile de marquer quel doit être, dans les occasions, le légitime usage de la vérité, ou du discours faux, à l’égard d'un Ennemi.   Toutes les fois qu’on s’est engagé, expressément ou tacitement, à lui parler vrai, on y est indispensablement obligé par sa foi, dont nous venons d'établir l’inviolabilité.   Tel est le cas des Conventions, des Traités : l’engagement tacite d'y parler vrai est de toute nécessité.   Car il seroit absurde de dire, que l’on ne s'engage pas à ne point tromper l’ennemi sous couleur de traiter avec lui : Ce seroit se jouer, & ne rien faire.   On doit encore dire la vérité à l’ennemi dans toutes les occasions où l’on s'y trouve naturellement obligé par les Loix de l’humanité ; c’est-à-dire, lorsque le succès de nos armes & nos devoirs envers nous-mêmes ne sont point en conflict avec les devoirs communs de l’humanité, & n'en suspendent pas la force & l’exercice, dans le cas présent.   Ainsi quand on renvoie des Prisonniers rachetés, ou échangés, ce seroit une infamie de leur indiquer le plus mauvais chemin, ou une route dangereuse ; quand le Prince, ou le Général ennemi demande des nouvelles d'une femme ou d'un enfant, qui lui est cher, il seroit honteux de le tromper.

 

§.178     Des stratagèmes & ruses de guerre

            Mais lorsqu'en faisant tomber l’ennemi dans l’erreur, soit par un discours dans lequel on n’est point engagé à dire la vérité, soit par quelque démarche simulée, on peut se procurer un avantage dans la guerre, lequel il seroit permis de chercher à force ouverte ; il n’y a nul doute que cette voie ne soit permise.   Disons plus ; comme l’humanité nous oblige à préférer les moyens les plus doux, dans la poursuite de nos droits ; si par une ruse de guerre, une feinte exempte de perfidie, on peut s'emparer d'une Place forte, surprendre l’ennemi & le réduire, il vaut mieux, il est réellement plus loüable de réussir de cette maniére, que par un siège meurtrier, ou par une bataille sanglante.   Mais cette épargne de sang humain ne va jamais jusqu'à autoriser la perfidie, dont l’introduction auroit des suites trop funestes, & ôteroit aux Souverains une fois en guerre, tout moyen de traiter ensemble & de rétablir la paix (§.174).

 

            Les tromperies faites à l’ennemi, sans perfidie, soit par des paroles, soit par des actions, les pièges qu’on lui tend en usant des droits de la Guerre, sont des Stratagêmes, dont l’usage à toûjours été reconnu pour légitime, & à fait souvent la gloire des plus grands Capitaines.   Le Roi d'Angleterre GUILLAUME III ayant découvert que l’un de ses Sécrétaires donnoit avis de tout au Général ennemi, fit arrêter sécrétement le traître, & le força d'écrire au Duc de LUXEMBOURG, que le lendemain les Alliés feroient un fourrage général, soutenu d'un gros Corps d'Infanterie avec du Canon, & se servit de cette ruse, pour surprendre l’Armée Françoise à Steinkerque.   Mais, par l’activité du Général François & par la valeur de ses Troupes, le succès ne répondit pas à des mesures si habilement concertées (a(a) Mémoires de FEUQUIERES Tom.III p.87 & suiv.).

 

            IL faut respecter, dans l’usage des Stratagêmes, non-seulement la foi qui est duë à l’ennemi, mais encore les droits de l’humanité, & prendre garde de ne point faire des choses, dont l’introduction seroit préjudiciable au Genre-humain.   Depuis que les hostilités ont commencé entre la France & l’Angleterre, on dit qu'une Frégate Angloise, s'étant approchée à la vuë de Calais, fit les signaux de détresse, pour attirer quelque bâtiment, & se saisit d'une Chalouppe & des Matelots, qui venoient généreusement à son sécours.   Si le fait est tel, cet indigne stratagême mérite une punition sévére.   Il tend à empêcher l’effet d'une Charité sécourable, si sacrée au Genre-humain, & si recommandable même entre ennemis.   D'ailleurs, faire les signaux de détresse, c’est demander du sécours, & promettre par cela-même toute sûreté à ceux qui le donneront.   Il y a donc une odieuse perfidie dans l’action attribuée à cette Frégate.

 

            On a vû des Peuples, & les Romains eux-mêmes pendant long-tems, faire profession de mépriser à la guerre toute espéce de surprise, de ruse, de stratagême & d'autres qui alloient jusqu'à marquer le tems & le lieu, où ils se proposoient de donner bataille (a(a) C'étoit la manière des anciens Gaulois ; voyez TITE-LIVE.   On a dit d'ACHILLES, qu’il ne vouloit combattre qu'à découvert & qu'il n'étoit pas homme à s'enfermer dans le fameux Cheval de bois, qui fut fatal aux Troyens.   Voyez HORAT. Lib.IV Od.VI.).   Il y avoit plus de générosité que de sagesse, dans une pareille conduite.   Elle seroit très-loüable, sans-doute, si, comme dans la manie des Duels, il n’étoit question que de faire preuve de courage.   Mais à la Guerre, il s'agit de défendre la Patrie, de poursuivre par la force, des droits, qu’on nous refuse injustement ; les moyens les plus sûrs sont aussi les plus loüables, pourvû qu’ils n'ayent rien d'illicite & d'odieux en eux-mêmes.   Dolus an virtus, quis in hoste requirat (b(b) VIRGIL. AEneid. L.II §.390).   Le mépris des ruses de guerre, des stratagêmes, des surprises, vient souvent, comme dans ACHILLES, d'une noble confiance dans sa valeur & dans ses propres forces : Et il faut avouer, que quand on peut vaincre un ennemi à force ouverte, en bataille rangée, on doit se flatter bien plus sûrement de l’avoir dompté & réduit à demander la paix, que si on a obtenu l’avantage surprise, comme le dirent dans TITE-LIVE ces généreux Sénateurs, qui n'approuvoient pas la conduite peu sincére, que l’on avoit tenuë avec PERSEE (c(c) TIT.LIV. Lib.XLII cap.XLVII.).   Lors donc que la Valeur simple & ouverte peut assûrer la Victoire, il est des occasions où elle est préférable à la ruse, parce qu'elle procure à l’Etat un avantage plus grand & plus durable.

 

§.179     Des Espions

            L’usage des Espions est une espèce de tromperie à la guerre, ou de pratique sécrette.   Ce sont des gens qui s’introduisent chez l’Ennemi, pour découvrir l’état de ses affaires, pénétrer ses desseins & en avertir celui qui les employe.   On punit communément les Espions du dernier supplice, & cela avec justice, puisque l’on n’a guères d'autre moyen de se garentir du mal qu’ils peuvent faire (§.155) Pour cette raison, un homme d'honneur, qui ne veut pas s'exposer à périr par la main d'un bourreau, ne fait point le métier d’Espion : Et d'ailleurs, il le juge indigne de lui, parceque ce métier ne peut guères s'exercer sans quelque espéce de trahison.   Le Souverain n’est donc pas en droit d'exiger un pareil service de ses sujets ; si ce n’est peut-être dans quelque cas singulier, & de la plus grande importance.   Il y invite, par l’appât du gain, les ames mercénaires.   Si ceux qu'il employe viennent s'offrir d'eux-mêmes, ou s'il n'y engage que des gens, qui ne sont point sujets de l’Ennemi, & qui ne tiennent à lui par aucun lien ; il n’est pas douteux qu'il ne puisse légitimement & sans honte, profitter de leurs services.   Mais est-il permis, est-il honnête, de solliciter les sujets de l’Ennemi à le trahir, pour nous servir ? Nous répondrons à cette question dans le paragraphe suivant.

 

§.180     Des pratiques pour séduire les gens de l’ennemi

            On demande en général, s'il est permis de séduire les gens de l’Ennemi, pour les engager à blesser leur devoir par une honteuse trahison ? Ici il faut distinguer entre ce qui est dû à l’Ennemi, malgré l’Etat de Guerre, & ce qu'exigent les Loix intérieures de la Conscience, les règles de l’honnêteté.   Nous pouvons travailler à affoiblir l’ennemi par tous moyens possibles (§.138), pourvû qu’ils ne blessent pas le salut commun de la Société humaine, comme font le poison & l’Assassinat (§.155).   Or la séduction d'un sujet pour servir d'Espion, celle d'un Commandant pour livrer sa Place, n'attaquent point les fondemens du salut commun des hommes, de leur sûreté.   Des sujets, Espions de l’Ennemi, ne sont pas un mal mortel & inévitable, on peut se garder d'eux jusqu'à un certain point, & quant à la sûreté des Places fortes, c’est au Souverain de bien choisir ceux à qui il les confie.   Ces moyens ne sont donc pas contraires au Droit des Gens externe, dans la Guerre, & l’Ennemi n’est point fondé à s'en plaindre, comme d'un attentat odieux.   Aussi se pratiquent-ils dans toutes les Guerres.   Mais sont-ils honnêtes, &compatibles avec les Loix d'une Conscience pure ? Non, sans-doute ; & les Généraux le sentent eux-mêmes, puisqu’ils ne se vantent jamais de les avoir mis en usage.   Engager un sujet à trahir sa Patrie ; suborner un Traître, pour mettre le feu à un Magasin ; tenter la fidélité d'un Commandant, le séduire, le porter à livrer la Place qui lui est confiée ; c’est pousser ces gens-là à commettre des crimes abominables.   Est-il honnéte de corrompre, d'inviter au crime son plus mortel ennemi ? Tout au plus pourroit-on excuser ces pratiques dans une Guerre très-juste, quand il s'agiroit de sauver la Patrie de la ruïne, dont elle seroit menacée par un injuste Conquérant.   Il semble qu'alors, le sujet, ou le Général qui trahiroit son Prince, dans une Cause manifestement injuste, ne commettroit pas une faute si odieuse.   Celui qui ne respecte lui-même ni la justice, ni l’honnêteté, mérite d'éprouver à son tour les effets de la méchanceté & de la perfidie.   Et si jamais il est pardonnable de sortir des règles sévères de l’honnêteté, c’est contre un Ennemi de ce caractère, & dans une extrémité pareille.   Les Romains, dont les idées étoient pour l’ordinaire si pures & si nobles, sur les droits de la Guerre, n'approuvoient point ces sourdes pratiques.   Ils n'estimèrent pas la Victoire du Consul SERVILIUS CAEPIO sur VIRIATUS, parce qu'elle avoit été achetée.   VALERE-MAXIME dit, qu'elle fut souillée d'une double perfidie (a(a) Lib.IX cap.VI num.4.   Quoique cet exemple semble appartenir à une autre matière (à celle de l’Assassinat), je ne laisse pas de le placer ici ; parceque, si l’on consulte les autres Auteurs, il ne paroît pas que Capio eût engagé les soldats de Viriatus à l’assassiner.   Voyez entre autres EUTROPE Lib.IV cap.VIII) ; & un autre Historien écrit, que le Sénat ne l’approuva point (b(b) Auct. de Viris Illust.   cap.LXXI).

 

§.181     Si l’on peut accepter les offres d'un Traité

            Autre chose est d'accepter seulement les offres d'un Traître.   On ne le séduit point, & l’on peut profitter de son crime, en le détestant.   Les Transfuges, les Déserteurs commettent un crime contre leur Souverain : on les reçoit cependant par le Droit de la Guerre, comme le dirent les Jurisconsultes Romains (a(a) Transfugam jure belli recipimus. Digest. Lib.XLI, TIT. Liv.De adquir. rerum domin. Leg.LI.).   Si un Gouverneur se vend lui-même, & offre de livrer sa Place pour de l’argent ; se fera-t-on scrupule de profitter de son crime, pour obtenir sans péril, ce qu’on est en droit de prendre par force ? Mais quand on se sent en état de réussir sans le sécours des Traîtres, il est beau de témoigner, en rejettant leurs offres, toute l’horreur qu’ils inspirent.   Les Romains, dans leurs siècles héroïques, dans ces tems où ils donnoient de si beaux exemples de grandeur d'ame & de vertu, rejettèrent toûjours avec indignation les avantages, que leur présentoit la trahison de quelque sujet des Ennemis.   Non-seulement ils avertirent PYRRHUS du dessein horrible de son Médecin ; ils refusèrent de profitter d'un crime moins atroce, & renvoyèrent lié & garotté aux Falisques un Traître qui avoit voulu livrer les enfans du Roi (b(b)Tit. Liv. Lib.XLII, cap.XLVII).

 

            Mais lorsqu'il y a de la division chez l’Ennemi, on peut sans scrupule, entretenir des intelligences avec l’un des partis, & profitter du droit qu'il croit avoir, de nuire au parti opposé.   On avance ainsi ses propres affaires, sans réduire personne, sans participer en aucune façon au crime d'autrui.   Si l’on profitte de son erreur ; cela est permis, sans-doute, contre un ennemi.

 

§.182     Des intelligences doubles

            On appelle intelligence double, celle d'un homme qui fait semblant de trahir son parti, pour attirer l’ennemi dans le piège.   C’est une trahison & un métier infâme, quand on le fait de propos délibéré & en s'offrant le prémier.   Mais un Officier, un Commandant de Place, sollicité par l’Ennemi, peut légitimement, en certaines occasions, feindre de prêter l’oreille à la séduction, pour attraper le suborneur.   Celui-ci lui fait injure, en tentant sa fidélité ; il se venge justement, en le faisant tomber dans le piège : Et par cette conduite, il ne nuit point à la foi des promesses, au bonheur du genre-humain.   Car des engagemens criminels sont absolument nuls, ils ne doivent jamais être remplis ; & il seroit avantageux que personne ne pût compter sur les promesses des traîtres, qu'elles fussent de toutes parts environnées d'incertitude & de dangers.   C’est pourquoi un Supérieur, s'il apprend que l’Ennemi tente la fidélité de quelqu'un de ses Officiers ou soldats, ne se fait point scrupule d'ordonner à ce subalterne de feindre qu'il se laisse gagner & d'ajuster sa prétenduë trahison de manière à attirer l’ennemi dans une embuscade.   Le subalterne est obligé d'obéir.   Mais quand la séduction s'adresse directement au Commandant en chef, pour l’ordinaire un homme d'honneur préfère & doit préférer le parti de rejetter hautement & avec indignation une proposition injurieuse.


  

 

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:12

CHAPITRE IX

Du Droit de la Guerre à l’égard des choses qui appartiennent à l’Ennemi.

 

§.160     Principes du droit sur les choses qui appartiennent à l’ennemi

            L’Etat qui prend les armes pour un juste sujet, a un double droit contre son Ennemi :

 

            1°,le droit de se mettre en possession de ce qui lui appartient & que l’Ennemi lui refuse ; à quoi il faut ajoûter les dépenses faites à cette fin, les fraix de la Guerre & la réparation des dommages ; car s'il étoit obligé de supporter ces fraix & ces pertes, il n'obtiendroit point en entier ce qui est à lui, ou ce qui lui est dû.  

 

            2°, il a le droit d'affoiblir l’Ennemi, pour le mettre hors d'état de soutenir une injuste violence (§.138) ; le droit de lui ôter les moyens de résister.   De là naissent, comme de leur principe, tous les droits de la Guerre sur les choses qui appartiennent à l’Ennemi.   Je parle des cas ordinaires, & de ce qui se rapporte particulièrement aux biens de l’Ennemi.   En certaines occasions, le droit de le punir produit de nouveaux droits sur les choses qui lui appartiennent, comme il en donne sur sa personne : Nous en parlerons tout-à-l’heure.

 

§.161     Du droit de s'en emparer

            On est en droit de priver l’Ennemi de ses biens, de tout ce qui peut augmenter ses forces & le mettre en état de faire la guerre.   Chacun travaille à cette fin de la manière qui lui convient le mieux.   On s'empare, quand on le peut, des biens de l’Ennemi, on se les approprie ; & par là, outre qu’on diminue les forces de son adversaire, on augmente les siennes propres, & l’on se procure, au moins en partie, un dédommagement, un équivalent, soit du sujet même de la Guerre, soit des dépenses & des pertes qu'elle cause ; on se fait justice soi-même.

 

§.162     De ce qu’on ôte à l’Ennemi par forme de peine

            Le droit de sûreté autorise souvent à punir l’injustice, ou la violence.   C’est un nouveau titre pour dépouiller un Ennemi de quelque partie de ses biens.   Il est plus humain de châtier une Nation de cette manière, que de faire tomber la peine sur la personne des Citoyens.   On peut lui enlever, dans cette vue, des choses précieuses, des Droits, des Villes, ou des Provinces.   Mais toutes les Guerres ne donnent pas un juste sujet de punir.   La Nation qui a soutenu de bonne-foi, & avec modération une mauvaise cause, mérite plus de compassion que de colère, de la part d'un Vainqueur généreux : Et dans une Cause douteuse, on doit présumer que l’Ennemi est dans la bonne-foi (Prélim. §.21 & Liv.III §.40).   Ce n'est donc que l’injustice manifeste, dénuée même de prétextes plausibles ; ou d'odieux excès dans les procédés, qui donnent à un Ennemi le droit de punir.   Et dans toute occasion, il doit borner la peine à ce qu'exige sa sûreté & celle des Nations.   Tant que la prudence le permet, il est beau d'écouter la Clémence.   Cette aimable vertu est presque toûjours plus utile à celui qui l’exerce, que l’infléxibile rigueur.   La Clémence du Grand HENRI séconda merveilleusement sa Valeur, quand ce bon Prince se vit forcé à faire la Conquête de son Royaume.   Il n'eût soumis que des Ennemis, par ses armes ; sa bonté lui gagna des sujets affectionnés.

 

§.163     De ce qu’on lui retient pour l’obliger à donner une juste satisfaction

            Enfin on s'empare de ce qui appartient à l’Ennemi, de ses Villes, de ses Provinces, pour l’amener à des Conditions raisonnables, pour le contraindre à accepter une Paix équitable & solide.   On lui prend ainsi beaucoup plus qu'il ne doit, plus que l’on ne prétend de lui.   Mais c’est dans le dessein de restituer le surplus par le Traité de Paix.   Nous avons vû le Roi de France déclarer, dans la dernière Guerre, qu'il ne prétendoit rien pour lui-même, & rendre en effet toutes ses Conquêtes, au Traité d'Aix-la-Chapelle.

 

§.164     Du Butin

            Comme on appelle Conquêtes, les Villes & les terres prises sur l’ennemi ; toutes les choses mobiles qu’on lui enlève, forment le Butin.   Naturellement ce butin n'appartient pas moins que les Conquêtes, au Souverain qui fait la guerre.   Car lui seul a des prétentions à la charge de l’Ennemi, qui l’autorisent à s'emparer de ses biens & à se les approprier.   Ses soldats, & même les Auxiliaires, ne sont que des instruments dans sa main, pour faire valoir son droit.   Il les entretient & les soudoye ; tout ce qu’ils font, ils le font en son nom & pour lui.   Il n’y a donc aucune difficulté, même par rapport aux Auxiliaires : S'ils ne sont pas Associés dans la Guerre, elle ne se fait point pour eux ; ils n'ont pas plus de droit au butin qu'aux Conquêtes.   Mais le Souverain peut faire aux Troupes telle part qu'il lui plaît du butin.   Aujourd’hui on leur abandonne chez la plûpart des Nations, tout celui qu'elles peuvent faire, en certaines occasions où le Général permet le pillage ; la dépouille des ennemis restés sur le champ de bataille, le pillage d'un Camp forcé, quelquefois celui d'une Ville qui se laisse prendre d’assaut.   Le soldat acquiert encore dans plusieurs Services, tout ce qu'il peut enlever aux Troupes ennemies quand il va en parti, ou en détachement, à l’exception de l’Artillerie, des Munitions de Guerre, des Magasins & Convois de provisions de bouche & de fourages, que l’on applique aux besoins & à l’usage de l’Armée.   Et dès que la Coûtume est reçuë dans une Armée, ce seroit une injure que d'exclure les Auxiliaires du droit qu'elle donne aux Troupes.   Chez les Romains, le soldat étoit obligé de rapporter à la masse tout le butin qu'il avoit fait : Le Général faisoit vendre ce butin ; il en distribuoit quelque partie aux soldats, à chacun selon son rang, & portoit le reste au Trésor public.

 

§.165     Des Contributions

            Au pillage de la Campagne & des lieux sans défense ; on a substitué un usage, en même-tems plus humain, & plus avantageux au Souverain qui fait la guerre ; C’est celui des Contributions.   Quiconque fait une guerre juste, est en droit de faire contribuer le pays ennemi à l’entretien de son Armée, à tous les fraix de la guerre : il obtient aine une partie de ce qui lui est dû ; & les sujets de l’Ennemi se soumettant à cette imposition, leurs biens sont garentis du pillage, le pays est conservé.   Mais si un Général veut jouïr d'une réputation sans tache, il doit modérer les Contributions, & les proportionner aux facultés de ceux à qui il les impose.   L’excès en cette matiére, n'échappe point au reproche de dureté & d'inhumanité : S'il montre moins de férocité, que le ravage & la destruction, il annonce plus d'avarice ou de cupidité.   Les exemples d'humanité & de sagesse ne peuvent être trop souvent allégués.   On en vit un bien loüable dans ces longues Guerres, que la France a soutenuës sous le règne de Louis XIV.   Les Souverains, obligés & respectivement intéressés à conserver le pays, faisoient, à l’entrée de la Guerre, des Traités pour régler les Contributions sur un pied supportable : on convenoit & de l’étenduë de pays ennemi, dans laquelle chacun pourroit en exiger, & de la force de ces impositions & de la manière dont les Partis envoyés pour les lever auroient à se comporter.   Il étoit porté dans ces Traités, qu'aucune Troupe au-dessous d'un certain nombre, ne pourroit pénétrer dans le pays ennemi, au-delà des bornes convenuës, à peine d'être traitée en parti bleu.   C'étoit prévenir une multitude d'excès & de désordres, qui désolent les peuples, & presque toûjours à pure perte pour les Souverains qui font la guerre.   Pourquoi un si bel exemple n’est pas généralement suivi ?

 

§.166     Du dégât

            S'il est permis d'enlever les biens d'un injuste -ennemi, pour l’affoiblir (§.161), ou pour le punir (§.162) ; les mêmes raisons autorisent à détruire ce qu’on ne peut commodément emporter.   C’est ainsi que l’on fait le dégât dans un pays, qu’on y détruit les vivres & les fourages, afin que l’ennemi n'y puisse subsister : on coule à fond ses Vaisseaux, quand on ne peut les prendre, ou les emmener.   Tout cela va au but de la Guerre.   Mais on ne doit user de ces moyens qu'avec modération, & suivant le besoin.   Ceux qui arrachent les vignes & coupent les arbres fruitiers, si ce n’est pour punir l’Ennemi de quelque attentat contre le Droit des Gens, sont regardés comme des barbares Ils désolent pays pour bien des années, & au-delà de ce qu'exige leur propre sûreté.   Une pareille conduite est moins dictée par la prudence, que par la haine & la fureur.

 

§.167     Des ravages & des incendies

            Cependant on va plus loin encore en certaines occasions : on ravage entièrement un pays, on saccage les villes & les villages, on y porte le fer & le feu.   Terribles extrémités, quand on y est forcé ! Excès barbares & monstrueux, quand on s'y abandonne sans nécessité ! Deux raisons cependant peuvent les autoriser ;

 

            1°, La nécessité de châtier une Nation injuste & féroce, de réprimer sa brutalité & de se garentir de ses brigandages.   Qui doutera que le Roi d'Espagne & les Puissances d'Italie ne fussent très-fondés à détruire jusques aux fondemens, ces Villes maritimes de l’Afrique, ces repaires de Pirates, qui troublent sans-cesse leur Commerce & désolent leurs sujets ? Mais qui se portera à ces extrémités, en vuë de punir seulement le Souverain? Celui-ci ne sentira la peine qu'indirectement.   Qu’il est cruel de la faire parvenir jusqu'à lui par la désolation d'un peuple innocent ! Le même Prince, dont on loua la fermeté & le juste ressentiment, dans le bombardement d'Alger, fut accusé d'orgueil & d'inhumanité, après celui de Gènes.  

 

            2°, On ravage un pays, on le rend inhabitable, pour s'en faire une barrière, pour couvrir sa frontière contre un Ennemi, que l’on ne se sent pas capable d'arrêter autrement.   Le moyen est dur, il est vrai ; mais pourquoi n'en pourroit-on user aux dépens de l’Ennemi, puisqu'on se détermine bien, dans les mêmes vuës, à ruïner ses propres Provinces ? Le Czar PIERRE le Grand, fuyant devant le terrible CHARLES XII, ravagea plus de quatre-vingt lieuës de pays, dans son propre Empire, pour arrêter l’impétuosité d'un torrent, devant lequel il ne pouvoit tenir.   La disette & les fatigues affoiblirent enfin les Suédois, &le Monarque Russe recueillit à Pultowa les fruits de sa circonspection & de ses sacrifices.   Mais les remèdes violens ne doivent pas être prodigués ; il faut, pour en justifier l’usage, des raisons d'une importance proportionnée.   Un Prince qui, sans nécessité, imiteroit la conduite du Czar, seroit coupable envers son peuple : Celui qui en fait autant en pays ennemi, quand rien ne l’y oblige, ou sur de foibles raisons, se rend le fléau de l’humanité.   Les François ravagèrent & brûlèrent le Palatinat dans le siècle passé (a(a) En 1674, & une séconde fois, d’une maniére beaucoup plus terrible, en 1689.).   Il s'éleva un cri universel, contre cette manière de faire la guerre.   En vain la Cour s’autorisa du dessein de mettre à couvert ses frontières.   Le Palatinat saccagé faisoit peu à cette fin : on n'y vit que la vengeance & la cruauté d'un Ministre dur & hautain.

 

§.168     Quelles choses on doit épargner

            Pour quelque sujet que l’on ravage un pays, on doit épargner les Edifices qui font honneur à l’humanité, & qui ne contribuent point à rendre l’Ennemi plus puissant ; les Temples, les Tombeaux, les Bâtimens publics, tous les Ouvrages respectables par leur beauté.   Que gagne-t-on à les détruire ? C’est se déclarer l’ennemi du Genre-humain, que de le priver de gaieté de Cœur, de ces Monuments des Arts, de ces Modèles du Goût ; comme BELISAIRE le réprésentoit à TOTILA Roi des Goths :(a(a) Voyez sa Lettre clans PROCOPE.   Elle est rapportée par GROTIUS Liv.III chap.XII §.11 not. 33.).   Nous détestons encore aujourd’hui ces Barbares, qui détruisirent tant de Merveilles, quand ils inondèrent l’Empire Romain.   De quelque juste ressentiment que le grand GUSTAVE fût animé contre MAXIMILIEN Duc de Bavière, il rejetta avec indignation le conseil de ceux qui vouloient détruire le magnifique Palais de Munich, & il prit soin de conserver cet Edifice.

 

            Cependant, s’il est nécessaire de détruire des Edifices de cette nature, pour les opérations de la guerre, pour pousser les travaux d'un siège ; on en a le droit, sans-doute.   Le Souverain du pays, ou son Général, les détruit bien lui-même, quand les besoins, ou les maximes de la Guerre l’y invitent.   Le Gouverneur d'une Ville assiégée en brûle les Fauxbourgs, pour empêcher que les Assiégeans ne s'y logent.   Personne ne s’avise de blâmer celui qui dévaste des jardins, des vignes, des vergers, pour y asseoir son Camp & s'y retrancher.   Si par là il détruit quelque beau Monument ; c’est un accident, une suite malheureuse de la guerre : il ne sera condamné que dans le seul cas, où il eût pû camper ailleurs sans le moindre inconvénient.

 

§.169     Du bombardement des villes

            Il est difficile d'épargner les plus beaux Edifices, quand on bombarde une Ville.   Communément on se borne aujourd’hui à foudroyer les remparts & tout ce qui appartient la défense de la Place : Détruire une Ville, par les bombes & les boulets rouges, est une extrémité à laquelle on ne se porte pas sans de grandes raisons.   Mais elle est autorisée cependant par les Loix de la Guerre, lorsqu’on n’est pas en état de réduire autrement une Place importante, de laquelle peut dépendre le succès de la Guerre, ou qui sert à nous porter des coups dangereux.   Enfin, on en vient-là quelquefois, quand on n'a pas d'autre moyen de forcer un ennemi à faire la guerre avec humanité, ou de le punir de quelque autre excès.   Mais les bons Princes n’usent qu'à l’extrémité, & avec répugnance, d'un droit si rigoureux.   En l’année 1694, les Anglois bombardèrent plusieurs Places maritimes de France, dont les Armateurs portoient des coups sensibles au Commerce de la Grande-Brétagne.   La vertueuse & digne Epouse de GUILLAUME III n'apprit point ces exploits de la Flotte avec une vraie satisfaction : Elle témoigna de la douleur, de ce que la Guerre rendoit de telles hostilités nécessaires ; ajoûtant, qu'elle espéroit que ces sortes d'opérations deviendroient si odieuses qu'à l’avenir on y renonceroit de part & d'autre (a(a) Histoire de Guillaume III Liv.VI Tom.II p.66.).

 

§.170     Démolition des Forteresses

            Les Forteresses, les remparts, toute espèce de fortifications, appartiennent uniquement à la Guerre.   Rien de plus naturel, ni de plus légitime, dans une guerre juste, que de raser celles qu’on ne se propose pas de garder.   On affoiblit d'autant son Ennemi, & on n'enveloppe point des innocens dans les pertes qu’on lui cause.   C’est le grand parti que la France à tiré de ses Victoires, dans une Guerre, où elle ne prétendoit pas faire des Conquêtes.

 

§.171     Des Sauve-gardes

            On donne des sauve-gardes aux Terres & aux Maisons que l’on veut épargner, soit par pure faveur, soit à la charge d'une Contribution.   Ce sont des soldats, qui les protègent contre les partis, en signifiant les Ordres du Général.   Ces soldats sont sacrés pour l’Ennemi ; il ne peut les traiter hostilement, puisqu’ils sont là comme bienfaiteurs, & pour le salut de ses sujets.   On doit les respecter, de même que l’on respecte l’escorte donnée à une Garnison, ou à des prisonniers de guerre, pour les reconduire chez eux.

 

§.172     Règle générale de modération sur le mal que l’on peut faire à l’ennemi

            En voilà assez pour donner une idée de la modération avec laquelle on doit user, dans la guerre la plus juste, du droit de piller & ravager le pays ennemi.   Otez le cas où il s'agit de punir un Ennemi, tout revient à cette règle générale : Tout le mal que l’on fait à l’Ennemi sans nécessité toute hostilité qui ne tend point à amener la Victoire & la fin de la guerre, est une licence, que la Loi Naturelle condamne.

 

§.173     Règle du Droit des Gens Volontaire, sur le même sujet

            Mais cette licence est nécessairement impunie & tolérée jusqu'à un certain point, entre les Nations.   Comment déterminer avec précision, dans les cas particuliers, jusqu'où il étoit nécessaire de porter les hostilités, pour parvenir à une heureuse fin de la guerre ? Et quand on pourroit le marquer exactement, les Nations ne reconnoissent point de Juge commun ; chacune juge de ce qu'elle a à faire pour remplir ses devoirs.   Donnez lieu à de continuelles accusations d'excès dans les hostilités, vous ne ferez que multiplier les plaintes, aigrir de plus en plus les esprits : de nouvelles injures renaîtront continuellement, & l’on ne posera point les armes, jusqu’à ce que l’un des partis soit détruit.   Il faut donc s'en tenir, de Nation à Nation, à des règles générales, indépendantes des circonstances, d'une application sûre & aisée.   Or ces règles ne peuvent être telles, si l’on n'y considère pas les choses dans un sens absolu, en elles-mêmes & dans leur nature.   De même donc que, à l’égard des hostilités contre la personne de l’ennemi, le Droit des Gens Volontaire se borne à proscrire les moyens illicites & odieux en eux-mêmes, tels que le poison, l’assassinat, la trahison, le massacre d'un ennemi rendu & de qui on n'a rien à craindre ; ce même Droit, dans la matière que nous traitons ici, condamne toute hostilité, qui, de sa nature & indépendamment des circonstances, ne fait rien au succès de nos armes, n'augmente point nos forces, & n'affoiblit point l’ennemi.   Au contraire, il permet, ou tolére, tout acte, qui, en soi-même & de sa nature, est propre au but de la Guerre ; sans s'arrêter à considérer si telle hostilité étoit peu nécessaire, inutile, ou superfluë, dans le cas particulier, à moins que l’exception qu'il y avoit à faire dans ce cas-là, ne fût de la dernière évidence ; car là où l’évidence règne, la liberté des jugemens ne subsiste plus.   Ainsi il n’est pas en général contre les Loix de la Guerre, de brûler & de saccager un pays.   Mais si un Ennemi très-supérieur en forces traite de cette manière une Ville, une Province, qu'il peut facilement garder pour se procurer une paix équitable & avantageuse, il est généralement accusé de faire la guerre en barbare & en furieux.   La destruction volontaire des Monuments publics, des Temples, des Tombeaux, des Statuës, des Tableaux &c. est donc condamnée absolument, même par le Droit des Gens Volontaire, comme toûjours inutile au but légitime de la Guerre.   Le sac & la destruction des villes, la désolation des campagnes, les ravages, les incendies, ne sont pas moins odieux & détestés, dans toutes les occasions où l’on s'y porte évidemment sans nécessité, ou sans de grandes raisons.

 

            Mais comme on pourroit excuser tous ces excès, sous prétexte du châtiment que mérite l’Ennemi ; ajoûtons-ici, que par le Droit des Gens Naturel & Volontaire, on ne peut punir de cette maniére, que des attentats énormes contre le Droit des Gens.   Encore est-il toûjours beau d'écouter la voix de l’humanité & de la clémence, lorsque la rigueur n'est pas d'une absoluë nécessité.   CICERON blâme la destruction de Corinthe, qui avoit indignement traité les Ambassadeurs Romains.   C’est que Rome étoit en état de faire respecter ses Ministres, sans en venir à ces voies d'une extrême rigueur.

  

 

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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:11

Vattel-tome-II.jpgCHAPITRE VIII

Du Droit des Nations dans la Guerre, & 1°, De ce qu’on est en droit de faire & de ce qui est permis, dans une Guerre juste, contre la personne de l’Ennemi.

 

§.136     Principe général des droits contre l’Ennemi dans une Guerre juste

            Tout ce que nous avons dit jusques-ici, se rapporte au droit de faire la Guerre ; passons maintenant au Droit qui doit régner dans la Guerre même, aux règles que les Nations sont obligées d'observer entre-elles, lors même qu'elles ont pris les armes pour vuider leurs différends.   Commençons par exposer les droits de celle qui fait une Guerre juste ; voyons ce qui lui est permis contre son Ennemi.   Tout cela doit se déduire d'un seul principe, du but de la Guerre juste.   Car dès qu'une fin est légitime, celui qui a droit de tendre à cette fin, est en droit par cela-même, d'employer tous les moyens, qui sont nécessaires pour y arriver.   Le but d'une Guerre juste est de venger, ou de prévenir l’injure (§.28) ; c’est-à-dire de se procurer par la force, une justice, que l’on ne peut obtenir autrement, de contraindre un injuste à réparer l’injure déja faite, ou à donner des sûretés, contre celle dont on est menacé de sa part.   Dès que la Guerre est déclarée, on est donc en droit de faire contre l’Ennemi tout ce qui est nécessaire pour atteindre à cette fin, pour le mettre à la raison, pour obtenir de lui justice & sûreté.

 

§.137     Différence de ce qu’on est en droit de faire, & de ce qui est seulement permis ou impuni entre ennemis

            La fin légitime ne donne un véritable droit qu'aux seuls moyens nécessaires pour obtenir cette fin : Tout ce qu’on fait au-delà est réprouvé par la Loi Naturelle, vicieux & condamnable au Tribunal de la Conscience.   De là vient que le droit à tels ou tels actes, varie suivant les circonstances.   Ce qui est juste & parfaitement innocent dans une guerre, dans une situation particulière, ne l’est pas toûjours en d'autres occasions : Le droit suit pas-à-pas le besoin, l’exigence du cas ; il n'en passe point les bornes.

 

            Mais comme il est très-difficile de juger toûjours avec précision de ce qu'exige le cas présent, & que d'ailleurs il appartient à chaque Nation de juger de ce que lui permet sa situation particulière (Prélim. §.16) ; il faut nécessairement que les Nations s'en tiennent entre elles, sur cette matière, à des règles générales.   Ainsi, dès qu'il est certain & bien reconnu, que tel moyen, tel acte d'hostilité est nécessaire, dans sa généralité, pour surmonter la résistance de l’Ennemi & atteindre le but d'une guerre légitime ; ce moyen, pris ainsi en général, passe pour légitime & honnête dans la Guerre, suivant le Droit des Gens, quoique celui qui l’employe sans nécessité, lorsque des moyens plus doux pouvoient lui suffire ne soit point innocent devant Dieu & dans sa Conscience.   Voilà ce qui établit la différence de ce qui est juste, équitable, irrépréhensible dans la Guerre, & de ce qui est seulement permis, ou impuni entre les Nations.   Le Souverain qui voudra conserver sa Conscience pure, remplir exactement les devoirs de l’humanité, ne doit jamais perdre de vuë ce que nous avons déja dit plus d'une fois, que la Nature ne lui accorde le droit de faire la guerre à ses semblables que par nécessité & comme un remède toûjours fâcheux, mais souvent nécessaire, contre l’injustice opiniâtre, ou contre la violence.   S’il est pénétré de cette grande vérité, il ne portera point le remède au-delà de ses justes bornes, & se gardera bien de le rendre plus dur & plus funeste à l’humanité, que le soin de sa propre sûreté & la défense de ses droits ne l’exigent.

 

§.138     Du droit d'affoiblir l’Ennemi par tous moyens licites en eux-mêmes

            Puisqu'il s'agit, dans une juste guerre, de dompter l’injustice & la violence, de contraindre par la force, celui qui est sourd à la voix de la justice ; on est en droit de faire contre l’Ennemi tout ce qui est nécessaire pour l’affoiblir & pour le mettre hors d'état de résister, de soutenir son injustice ; & l’on peut choisir les moyens les plus efficaces, les plus propres à cette fin, pourvu qu’ils n'ayent rien d'odieux, qu’ils ne soient pas illicites en eux-mêmes & proscrits par la Loi de la Nature.

 

§.139     Du droit sur la personne de l’Ennemi

            L’Ennemi qui m'attaque injustement, me met sans-doute en droit de repousser sa violence ; &celui qui m’oppose ses armes, quand je ne demande que ce qui m’est dû, devient le véritable Aggresseur, par son injuste résistance il est le prémier auteur de la violence, & il m'oblige à user de force, pour me garentir du tort qu'il veut me faire, dans ma personne ou dans mes biens.   Si les effets de cette force vont jusqu'à lui ôter la vie, lui seul est coupable de ce malheur.   Car si, pour l’épargner, j'étois obligé de souffrir l’injure ; les bons seroient bientôt la proie des méchans.

 

            Telle est la source du droit de tuer les Ennemis, dans une Guerre juste.   Lorsqu'on ne peut vaincre leur résistance & les réduire, par des moyens plus doux, on est en droit de leur ôter la vie.   Sous le nom d'Ennemis, il faut comprendre, comme nous l’avons expliqué, non-seulement le prémier Auteur de la Guerre, mais aussi tous ceux qui se joignent à lui & qui combattent pour sa Cause.

 

§.140     Bornes de ce droit. On ne peut tuer un ennemi qui cesse de résister

            Mais la manière même dont se démontre le droit de tuer les ennemis, marque les bornes de ce droit.   Dès qu'un ennemi se soumet & rend les armes, on ne peut lui ôter la vie.   On doit donc donner quartier à ceux qui posent les armes dans un combat ; & quand on assiège une Place, il ne faut jamais refuser la vie sauve à la Garnison, qui offre de capituler.   On ne peut trop louer l’humanité avec laquelle la plûpart des Nations de l’Europe font la guerre aujourd'hui.   Si quelquefois, dans la chaleur de l’action, le soldat refuse quartier, c’est toûjours malgré les Officiers, qui s’empressent à sauver la vie aux ennemis désarmés.

 

§.141     D'un cas particulier, Où l’on peut lui refuser la vie

            Il est un cas cependant, où l’on peut refuser la vie à un ennemi qui se rend, & toute Capitulation à une Place aux abois ; c’est lorsque cet ennemi s'est rendu coupable de quelque attentat énorme contre le Droit des Gens, & en particulier lorsqu’il a violé les Loix de la Guerre.   Le refus qu’on lui fait de la vie, n'est point une suite naturelle de la Guerre, c’est une punition de son crime ; punition que l’offensé est en droit d'infliger.   Mais pour que la peine soit juste, il faut qu'elle tombe sur le coupable.   Quand on a la guerre avec une Nation féroce, qui n'observe aucunes règles, qui ne sçait point donner de quartier ; on peut la châtier dans la personne de ceux que l’on saisit (ils sont du nombre des coupables), & essayer par cette rigueur, de la ramener aux Loix de l’humanité.   Mais par-tout où la sévérité n’est pas absolument nécessaire, on doit user de clémence.   Corinthe fut détruite, pour avoir violé le Droit des Gens en la personne des Ambassadeurs Romains.   CICERON & d'autres grands-hommes n'ont pas laissé de blâmer cette rigueur.   Celui qui a même le plus juste sujet de punir un Souverain son ennemi, sera toûjours accusé de cruauté, s'il fait tomber la peine sur le peuple innocent.   Il a d'autres moyens de punir le Souverain ; il peut lui ôter quelques droits, lui enlever des villes & des provinces.   Le mal qu'en souffre toute la Nation, est alors une participation inévitable pour ceux qui s’unissent en Société Politique.

 

§.142     Des réprésailles

            Ceci nous conduit à parler d'une espèce de rétorsion, qui se pratique quelquefois à la guerre, & que l’on nomme Réprésailles.   Le Général ennemi aura fait pendre, sans juste sujet, quelques prisonniers ; on en fait pendre le même nombre des Gens, & de la même qualité, en lui notifiant, que l’on continuera à lui rendre ainsi la pareille, pour l’obliger à observer les Loix de la Guerre.   C’est une terrible extrémité, que de faire périr ainsi misérablement un prisonnier, pour la faute de son Général ; & si on a déja promis la vie à ce prisonnier, on ne peut sans injustice exercer la réprésaille sur lui.   Cependant, comme un Prince, ou son Général est en droit de sacrifier la vie de ses ennemis à sa sûreté & à celle de ses Gens ; il semble que s’il a affaire à un Ennemi inhumain, qui s'abandonne souvent à de pareils excès, il peut refuser la vie à quelques-uns des prisonniers qu'il fera, & les traiter comme on aura traité les siens.   Mais il vaut mieux imiter la générosité de SCIPION : ce Grand-homme, ayant soumis des Princes Espagnols qui s'étoient révoltés contre les Romains, leur déclara, qu'il ne s'en prendroit point à d’innocents Otages, mais à eux-mêmes, s'ils lui manquoient ; & qu'il ne se vengeroit pas sur un ennemi désarmé, mais sur ceux qui auroient les armes à la main.   ALEXANDRE le Grand ayant à se plaindre des mauvaises pratiques de DARIUS, lui fit dire, que s’il faisoit la guerre de cette manière, il le poursuivroit à outrance, & ne lui feroit point de quartier.   Voilà comment il faut arrêter un Ennemi qui viole les Loix de la Guerre, & non en faisant tomber la peine de son crime sur d'innocentes victimes.

 

§.143     Si l’ennemi peut punir de mort un Commandant de Place, à Cause de sa défense opiniâtre

            Comment a-t-on pû s'imaginer, dans un siécle éclairé, qu'il est permis de punir de mort un Commandant, qui a défendu sa Place jusqu'à la dernière extrémité, ou celui qui, dans une mauvaise Place, aura osé tenir contre une Armée Royale ? Cette idée régnoit encore dans le dernier siécle, on en faisoit une prétenduë Loi de la Guerre ; & on n'en est pas entièrement revenu aujourd'hui.   Qu'elle idée, de punir un brave-homme, parce qu'il aura fait son devoir ! ALEXANDRE le Grand étoit dans d'autres principes, quand il commanda d'épargner quelques Milésiens, à cause de leur bravoure & de leur fidélité (a(a) De Exped. Alex. Lib.I cap.XX.).   « PHYTON se voyant mener au supplice, par ordre de DENIS le Tyran, parce qu'il avoit défendu opiniâtrément la ville de Rhégium, dont il étoit Gouverneur, s'écria, qu’on le faisoit mourir injustement, pour n'avoir pas voulu trahir la Ville, & que le Ciel vengeroit bientôt sa mort.   DIODORE DE SICILE appelle Cela une injuste punition (b(b) Lib.XIV, cap.223 cité par Grotius Liv.III chap.XI §.XVI, n.5). » En vain objecteroit-on qu'une défense opiniâtre & sur-tout dans une mauvaise Place, contre une Armée Royale, ne sert qu’a faire verser du sang.   Cette défense peut sauver l’Etat, en arrêtant l’Ennemi quelques jours de plus ; & puis, la Valeur supplée aux défauts des fortifications.   Le Chevalier BAYARD s'étant jetté dans Méziéres, la défendit avec son intrépidité ordinaire (c(c) Voyez sa vie.), & fit bien voir qu'un vaillant-homme est capable quelquefois de sauver une Place, qu'un autre ne trouveroit pas tenable.   L’histoire du fameux siége de Malte nous apprend encore, Jusqu'où des gens de cœur peuvent soutenir leur défense, quand ils y sont bien résolus.   Combien de Places se sont renduës, qui auroient pû arrêter encore long-tems l’Ennemi, lui faire consumer ses forces & le reste de la Campagne, lui échapper même, par une défense mieux soutenuë & plus vigoureuse ? Dans la dernière Guerre, tandis que les plus fortes Places des Pays-bas tomboient en peu de jours, nous avons vû le brave Général de LEUTRUM défendre Coni contre les efforts de deux Armées puissantes, tenir, dans un poste si médiocre, quarante jours de tranchée ouverte, sauver la Place, & avec elle tout le Piedmont.   Si vous insistez, en disant, qu'en menaçant un Commandant de la mort, vous pouvez abréger un siége meurtrier, épargner vos Troupes, & gagner un tems précieux ; je répons qu'un brave-homme se moquera de votre menace, ou que, piqué d'un traitement si honteux, il s’ensevelira sous les ruïnes de sa Place, vous vendra cher sa vie, & vous fera payer votre injustice.   Mais quand il devroit vous revenir un grand avantage d'une conduite illégitime, elle ne vous est pas permise pour cela.   La menace d'une peine injuste, est injuste elle-même ; c’est une insulte & une injure.   Mais sur-tout il seroit horrible & barbare de l’exécuter : Et si l’on convient qu'elle ne peut être suivie de l’effet, elle est vaine & ridicule.   Vous pouvez employer des moyens justes & honnêtes, pour engager un Gouverneur à ne pas attendre inutilement la dernière extrémité ; & C’est aujourd’hui l’usage des Généraux sages & humains : on somme un Gouverneur de se rendre, quand il en est tems, on lui offre une Capitulation honorable & avantageuse, en le menaçant, que s'il attend trop tard, il ne sera plus reçu que prisonnier de Guerre, ou à discrétion.   S’il s’opiniâtre, & qu'enfin il soit forcé de se rendre à discrétion, on peut user contre lui & ses gens de toute la rigueur du Droit de la Guerre.   Mais ce Droit ne s'étend jamais jusqu'à ôter la vie à un Ennemi qui pose les armes (§.140), à moins qu’il ne se soit rendu coupable de quelque crime envers le Vainqueur (§.141).

 

            La résistance poussée à l’extrémité, ne devient punissable dans un subalterne, que dans les seules occasions, où elle est manifestement inutile : C'est alors opiniâtreté non fermeté, ou valeur.   La véritable Valeur a toûjours un but raisonnable.   Supposons, par exemple, qu'un Etat soit entièrement soumis aux armes du Vainqueur, à l’exception d'une seule Forteresse, & qu'il n'y ait aucun sécours à attendre du dehors, aucun Allié, aucun Voisin qui s’intéresse à sauver le reste de cet Etat conquis : on doit alors faire sçavoir au Gouverneur l’état des choses, le sommer de rendre sa Place, & on peut le menacer de la mort, s'il s'obstine à une défense absolument inutile, & qui ne peut tendre qu'à l’effusion du sang humain.   Demeure-t-il inébranlable ? Il mérite de souffrir la peine, dont il a été menacé avec justice.   Je suppose que la justice de la Guerre soit problématique, & qu'il ne s’agisse pas de repousser une oppression insupportable.   Car si ce Gouverneur soutient évidemment la bonne Cause, s'il combat pour sauver sa Patrie de l’esclavage ; on plaindra son malheur ; les gens de cœur le loueront, de ce qu'il tient ferme jusqu'au bout & veut mourir libre.

 

§.144     Des Transfuges & Déserteurs

            Les Transfuges & les Déserteurs, que le Vainqueur trouve parmi ses Ennemis, se sont rendus coupables envers lui : il est sans-doute en droit de les punir de mort.   Mais on ne les considére pas proprement comme des Ennemis : Ce sont plûtôt des Citoyens perfides, traîtres à leur Patrie ; & leur engagement avec l’Ennemi ne peut leur faire perdre cette qualité, ni les soustraire à la peine qu’ils ont méritée.   Cependant aujourd'hui, que la désertion est malheureusement si commune, le nombre des coupables oblige en quelque sorte à user de clémence, & dans les Capitulations, il est fort ordinaire d'accorder à la Garnison, qui sort d'une Place, un certain nombre de Chariôts couverts, dans lesquels elle sauve les Déserteurs.

 

§.145     Des femmes, enfans, vieillards & infirmes

            Les femmes, les enfans, les vieillards infirmes, les malades, sont au nombre des ennemis (§§.70 & 72), & l’on a des droits sur eux, puis qu’ils appartiennent à la Nation avec laquelle on est en guerre, & que de Nation à Nation, les droits & les prétentions affectent le Corps de la Société avec tous ses membres (Liv.II §§.81, 82 & 344) Mais ce sont des Ennemis qui n'opposent aucune résistance & par conséquent, on n'a aucun droit de les maltraiter en leur personne, d’user contre eux de violence, beaucoup moins de leur ôter la vie (§.140).   Il n’est point aujourd’hui de Nation un peu civilisée qui ne reconnoisse cette maxime de justice & d'humanité.   Si quelquefois le soldat furieux & effréné se porte à violer les filles & les femmes, ou à les tuer, à massacrer les enfans & les vieillards, les Officiers gémissent de ces excès, ils s’empressent à les réprimer, & même un Général sage & humain les punit quand il le peut.   Mais si les femmes veulent être absolument épargnées, elles doivent se tenir dans les fonctions de leur séxe, & ne point se mêler du métier des hommes, en prenant les armes.   Aussi la Loi Militaire des Suisses, qui défend de maltraiter les femmes, excepte-t-elle formellement celles qui auront commis des actes d'hostilité (a(a) Voyez SIMLER, de Republ. Helv.).

 

§.146     Des Ministres de la Religion, des Gens de Lettres &c.

            J'en dis autant des Ministres publics de la Religion, des Gens de Lettres & autres personnes, dont le genre de vie est fort éloigné du métier des armes.   Non que ces gens-là, ni même les Ministres des Autels, ayent nécessairement & par leur emploi, aucun Caractère d’inviolabilité, ou que la Loi Civile puisse le leur donner par rapport à l’Ennemi.   Mais comme ils n’opposent point la force ou la violence à l’Ennemi, ils ne lui donnent aucun droit d’en user contre eux.   Chez les anciens Romains, les Prêtres portoient les armes ; JULES-CESAR lui-même étoit Grand-Pontife, & parmi les Chrétiens, on a vû souvent des Prélats, des Evêques & des Cardinaux, endosser la Cuirasse & commander les Armées.   Dès-lors ils s’assujettissoient au sort commun des Gens de Guerre : Lorsqu’ils combattoient, ils ne prétendoient sans-doute pas être inviolables.

 

§.147     Des Laboureurs & en général de tout le peuple désarmé

            Autrefois tout homme capable de porter les armes devenoit soldat, quand sa Nation faisoit la guerre, & sur-tout quand elle étoit attaquée.   Cependant GROTIUS (a(a) Liv.III chap.XI §.XI.) allégue l’exemple de divers peuples & de plusieurs grands-hommes de guerre (b(b) CYRUS, Belisaire.), qui ont épargné les Laboureurs, en considération de leur travail, si utile au genre-humain.   Aujourd'hui la guerre se fait par les Troupes réglées ; le peuple, les paysans, les bourgeois ne s'en mêlent point, & pour l’ordinaire, ils n'ont rien à craindre du fer de l’Ennemi.   Pourvû que les habitans se remettent à celui qui est maître du pays, qu’ils payent les contributions imposées, & qu'ils s'abstiennent de toute hostilité ; ils vivent en sûreté comme s'ils étoient amis ; ils conservent même ce qui leur appartient, les paysans viennent librement vendre leurs denrées dans le Camp, & on les garentit autant qu'il se peut des calamités de la Guerre.   Loüable Coûtume, bien digne de Nations qui se piquent d'humanité, & avantageuse à l’Ennemi même qui use de cette modération ! Celui qui protége les habitans désarmés, qui retient ses soldats sous une sévère Discipline, & qui conserve le pays, y trouve lui-même une subsistance aisée, & s'épargne bien des maux & des dangers.   S’il a quelque raison de se défier des paysans & des bourgeois, il est en droit de les désarmer, d'exiger d'eux des Otages ; & ceux qui veulent s'épargner les calamités de la Guerre, doivent se soumettre aux Loix que l’Ennemi leur impose.

 

§.148     Du droit de faire des prisonniers de guerre

            Mais tous ces ennemis vaincus, ou désarmés, que l’humanité oblige d'épargner, toutes ces personnes qui appartiennent à la Nation ennemie, même les femmes & les enfans, on est en droit de les arrêter & de les faire prisonniers, soit pour les empêcher de reprendre les armes, soit dans la vuë d’affoiblir l’Ennemi (§.138), soit enfin qu'en se saisissant de quelque femme ou de quelque enfant cher au Souverain, on se propose de l’amener à des conditions de paix équitables, pour délivrer ces gages précieux.   Il est vrai qu'aujourd'hui, entre les Nations polies de l’Europe, ce dernier moyen n'est guères mis en usage.   On accorde aux enfans & aux femmes une entière sûreté, & toute liberté de se retirer là elles veulent.   Mais cette modération, cette politesse, loüable sans-doute, n'est pas en elle-même absolument obligatoire ; & si un Général veut s'en dispenser, on ne l’accusera point de manquer aux Loix de la Guerre : il est le maître d'agir à cet égard, comme il le trouve à propos pour le bien de ses affaires.   S’il refuse cette liberté aux femmes, sans raison & par humeur ; il passera pour un homme dur & brutal ; on le blâmera de ne point suivre un usage, établi par l’humanité.   Mais il peut avoir de bonnes raisons de ne point écouter ici la politesse, ni même les impressions de la pitié.   Si l’on espère de réduire par la famine, une Place forte, dont il est très-important de s'emparer ; on refuse d'en laisser sortir les bouches inutiles.   Il n’y a rien là qui ne soit autorisé par le Droit de la Guerre.   Cependant on a vû de grands hommes, touchés de compassion en des occasions de cette nature, céder aux mouvemens de l’humanité, contre leurs intérêts.   Nous avons parlé ailleurs de ce que fit HENRI le Grand, pendant le siége de Paris.   Joignons à ce bel exemple, celui de TITUS au siége de Jérusalem.   Il voulut d'abord repousser dans la Ville les affamés qui en sortoient : Mais il ne put tenir contre la pitié que lui inspiroient ces misérables ; les sentimens d'un cœur sensible & généreux, prévalurent sur les maximes du Général.

 

§.149     On ne peut faire mourir un prisonnier de guerre

            Dés que votre ennemi est désarmé & rendu, vous n'avez plus aucun droit sur sa vie (§.140), à moins qu'il ne vous le donne par quelque attentat nouveäu, ou qu'il ne se fût auparavant rendu coupable envers vous d'un crime digne de mort (§.141).   C'étoit donc autrefois une erreur affreuse, une prétention injuste & féroce, de s'attribuer le droit de faire mourir les prisonniers de guerre, même par la main d'un bourreau.   Depuis long-tems on est revenu à des principes plus justes &plus humains.   CHARLES I Roi de Naples, ayant vaincu & fait prisonnier CONRADIN son Compétiteur, le fit décapiter publiquement à Naples, avec FRIDERIC d'Autriche, prisonnier comme lui.   Cette barbarie fit horreur, & PIERRE III Roi d'Arragon la reprocha au cruel Charles, comme un crime détestable & jusqu'alors inouï entre Princes Chrétiens.   Cependant il s’agissoit d'un Rival dangereux, qui lui disputoit la Couronne.   Mais, en supposant même que les prétentions de ce Rival fussent injustes, Charles pouvoit le retenir en prison, jusqu’à-ce qu'il y eût renoncé, & qu’il lui eût donné des sûretés pour l’avenir.

 

§.150     Comment on doit traiter les prisonniers de guerre

            On est en droit de s’assûrer de ses prisonniers, & pour cet effet, de les enfermer, de les lier même, s’il y a lieu de craindre qu’ils ne se révoltent, ou qu’ils ne s'enfuient.   Mais rien n’autorise à les traiter durement, à moins qu’ils ne se fussent rendus personnellement coupables envers celui qui les tient en sa puissance.   En ce cas, il est le maître de les punir.   Hors de là, il doit se souvenir qu’ils sont hommes & malheureux.   Un grand cœur ne sent plus que de la compassion pour un Ennemi vaincu & soumis.   Donnons aux peuples de l’Europe la louange qu’ils méritent : il est rare que les prisonniers de guerre soient maltraités parmi eux.   Nous louons, nous aimons les Anglois & les François, quand nous entendons le récit du traitement que les prisonniers de guerre ont éprouvé de part & d'autre, chez ces généreuses Nations.   On va plus loin encore, & par un usage, qui reléve également l’honneur & l’humanité des Européens, un Officier prisonnier de Guerre, est renvoyé sur sa parole ; il a la consolation de passer le tems de sa prison dans sa Patrie, au sein de sa famille ; & celui qui l’a relâché, se tient aussi sûr de lui, que s'il le retenoit dans les fers.

 

§.151     S'il est permis de tuer des prisonniers que l’on ne peut garder ou nourrir

            On eût pû former autrefois une question embarrassante.   Lorsqu’on a une si grande multitude de prisonniers, qu'il est impossible de les nourir, ou de les garder avec sûreté, sera-t-on en droit de les faire périr, ou les renverra-t-on fortifier l’Ennemi, au risque d'en être accablé dans une autre occasion ? Aujourd’hui la chose est sans difficulté : on renvoie ces prisonniers sur leur parole, en leur imposant la loi de ne point reprendre les armes jusqu'à un certain tems, ou jusqu’à la fin de la Guerre.   Et comme il faut nécessairement que tout Commandant soit en pouvoir de convenir des conditions, auxquelles l’Ennemi le reçoit à composition ; les engagemens qu’il a pris, pour sauver sa vie, ou sa liberté, & celle de sa Troupe, sont valides, comme faits dans les termes de ses pouvoirs (§.19 & suiv), & son Souverain ne peut les annuller.   Nous en avons vû divers exemples dans le cours de la dernière Guerre : Plusieurs Garnisons Hollandoises ont subi la loi de ne point servir contre la France & ses Alliés, pendant une, ou deux années ; un Corps de Troupes Françoises investi dans Lintz, fut renvoyé en deçà du Rhin, à condition de ne point porter les armes contre la Reine de Hongrie, jusqu’à un tems marqué.   Les Souverains de ces Troupes, ont respecté leurs engagemens.   Mais ces sortes de Conventions ont des bornes ; & ces bornes consistent à ne point donner atteinte aux droits du Souverain sur ses sujets.   Ainsi l’Ennemi peut bien imposer aux prisonniers qu'il relâche, la condition de ne point porter les armes contre lui, jusqu’à la fin de la Guerre, puisqu'il seroit en droit de les retenir en prison jusqu'alors : Mais il n'a point le droit d'exiger qu’ils renoncent pour toûjours à la liberté de combattre pour leur Patrie ; parceque, la Guerre finie, il n'a plus de raison de les retenir : Et eux, de leur côté, ne peuvent prendre un engagement, absolument contraire à leur qualité de Citoyens ou de sujets.   Si la Patrie les abandonne, ils sont libres, & en droit de renoncer aussi à elle.

 

            Mais si nous avons affaire à une Nation également féroce, perfide & formidable ; lui renverrons-nous des soldats, qui, peut-être, la mettront en état de nous détruire ? Quand notre sûreté se trouve incompatible avec celle d'un Ennemi, même soumis ; il n’y a pas à balancer.   Mais pour faire périr de sang-froid un grand nombre de prisonniers, il faut,

 

            1°, qu’on ne leur ait pas promis la vie, &

 

            2°, nous devons bien nous assurer que notre salut exige un pareil sacrifice.   Pour peu que la prudence permette, ou de se fier à leur parole, ou de mépriser leur mauvaise-foi, un Ennemi généreux écoutera plûtôt la voix de l’humanité, que celle d'une timide circonspection.   CHARLES XII, embarrassé de ses prisonniers, après la bataille de Narva, se contenta de les désarmer, & les renvoya libres.   Son Ennemi, pénétré encore de la crainte que lui avoient donnée des Guerriers redoutables, fit conduire en Sibérie les prisonniers de Pultovva.   Le Héros Suédois fut trop plein de confiance, dans sa générosité : l’habile Monarque de Russie fut, peut-être, un peu dur, dans sa prudence.   Mais la nécessité excuse la dureté, ou plûtôt elle la fait disparoître.   Quand l’Amiral ANSON eut pris, auprès de Manille, le riche Gallion d'Acapulco, il vit que ses prisonniers surpassoient en nombre tout son Equipage : il fut contraint de les enfermer à fond-de-cale, où ils souffrirent des maux cruels (a(a) Voyez la Rélation de son Voyage.).   Mais s'il se fût exposé à se voir enlevé lui-même, avec sa prise & son propre Vaisseau, l’humanité de sa conduite en eût-elle justifié l’imprudence ? À la Bataille d'Azincour, HENRI V Roi d'Angleterre se trouva, après sa Victoire, ou crut se trouver, dans la cruelle nécessité de sacrifier les prisonniers à sa propre sûreté.   « Dans cette déroute universelle, dit le p.DANIEL, il arriva un nouveau malheur, qui coûta la vie à un grand nombre de François.   Un reste de l’avant-garde Françoise se retiroit avec quelque ordre, & plusieurs s'y rallioient.   Le Roi d'Angleterre les voyant de dessus une hauteur, crut, qu’ils vouloient revenir à la charge.   On lui vint dire en même-temps qu’on attaquoit son camp, où il avoit laissé ses bagages.   C'étoit en effet quelques Gentilshommes Picards, qui ayant armé environ six cens paysans, étoient venus fondre sur le camp Anglois.   Ce Prince craignant quelque fâcheux retour, envoya des Aides de camp dans tous les quartiers de l’Armée, porter ordre de faire main basse sur tous les prisonniers ; de peur que si le combat ne commençoit, le soin de les garder n'embarrassât ses soldats, & que ces prisonniers ne se rejoignissent à leurs gens.   L’ordre fut exécuté sur le champ, & on les passa tous au fil de l’épée (a(a) Histoire de France, Règne de CHARLES VI.). » La plus grande nécessité peut seule justifier une exécution si terrible ; & on doit plaindre le Général qui se trouve dans le cas de l’ordonner.

 

§.152     Si l’on peut rendre esclaves les prisonniers de guerre

            Peut-on réduire en esclavage les prisonniers de guerre ? Oui, dans les cas où l’on est en droit de les tuer ; lorsqu’ils se sont rendus personnellement coupables de quelque attentat digne de mort.   Les Anciens vendoient pour l’esclavage leurs prisonniers de guerre ; ils se croyoient en droit de les faire périr.   En toute occasion, où je ne puis innocemment ôter la vie à mon prisonnier, je ne suis pas en droit d'en faire un Esclave.   Que si j'épargne ses jours, pour le condamner à un sort si contraire à la nature de l’homme ; je ne fais que continuer avec lui l’état de Guerre : il ne me doit rien.   Qu'et-ce que la vie, sans la Liberté ? Si quelqu'un regarde encore la vie comme une faveur, quand on la lui donne avec des chaines ; à la bonne-heure ! Qu’il accepte le bienfait, qu'il se soumette à sa condition, & qu'il en remplisse les devoirs ! Mais qu'il les étudie ailleurs : Assez d'Auteurs en ont traité fort au long.   Je n'en dirai pas d'avantage : Aussi bien cet opprobre de l’humanité est-il heureusement banni de l’Europe.

 

§.153     De l’échange & du rachat des prisonniers

            On retient donc les prisonniers de guerre, ou pour empêcher qu’ils n'aillent se rejoindre aux Ennemis, ou pour obtenir de leur Souverain une juste satisfaction, comme le prix de leur liberté.   Ceux que l’on retient dans cette dernière vuë, on n’est obligé de les relâcher, qu'après avoir obtenu satisfaction ; Par rapport à la prémière vuë, quiconque fait une Guerre juste, est en droit de retenir ses prisonniers, s’il le juge à propos, jusqu’à la fin de la guerre ; & lorsqu'il les relâche, il peut avec justice exiger une rançon, soit à titre de dédommagement, à la paix, soit, si la guerre continuë, pour affoiblir au moins les finances de son Ennemi en même-tems qu'il lui renvoie des soldats.   Les Nations de l’Europe, toûjours loüables dans le soin qu'elles prennent d'adoucir les maux de la guerre, ont introduit, à l’égard des prisonniers, des usages humains & salutaires.   On les échange, ou on les rachette, même pendant la guerre, & on a soin ordinairement de régler cela d'avance, par un Cartel.   Cependant, si une Nation trouve un avantage considérable à laisser ses soldats prisonniers entre les mains de l’Ennemi, pendant la guerre, plûtôt que de lui rendre les siens ; rien n'empêche qu'elle ne prenne le parti le plus convenable à ses intérêts, si elle ne s'est point liée par un Cartel.   Ce seroit le cas d'un Etat abondant en hommes, & qui auroit la guerre avec une Nation beaucoup plus redoutable par la valeur que par le nombre de ses soldats.   Il eût peu convenu au Czar PIERRE le Grand de rendre aux Suédois leurs prisonniers, pour un nombre égal de Russes.

 

§.154     L’Etat est obligé de les délivrer

            Mais l’Etat est obligé de délivrer, à ses dépens, ses Citoyens & Soldats prisonniers de guerre, dès qu'il peut le faire sans danger, & qu’il en a les moyens.   Ils ne sont tombés dans l’infortune, que pour son service & pour sa Cause.   Il doit, par la même raison, fournir aux fraix de leur entretien, pendant leur prison.   Autrefois les prisonniers de guerre étoient obligés de se racheter eux-mêmes ; mais aussi la rançon de ceux que les soldats ou les Officiers pouvoient prendre, leur appartenoit.   L’usage moderne est plus conforme à la raison & à la justice.   Si l’on ne peut délivrer les prisonniers pendant la guerre, au moins faut-il, s’il est possible, stipuler leur Liberté dans le Traité de paix.   C’est un soin, que l’Etat doit à ceux qui se sont exposés pour lui.   Cependant il faut convenir, que toute Nation peut, à l’exemple des Romains, & pour exciter les soldats à la plus vigoureuse résistance, faire une Loi, qui défende de racheter jamais les prisonniers de guerre.   Dès que la Société entière en est ainsi convenuë, personne ne peut se plaindre.   Mais la Loi est bien dure, & elle ne pouvoit guères convenir qu'à ces Héros ambitieux, résolus de tout sacrifier, pour devenir les Maîtres du Monde.

 

§.155     S'il est permis de faire affamer ou empoisonner un ennemi

            Puisque nous traitons dans ce Chapitre, des Droits que donne la Guerre contre la personne de l’Ennemi ; c’est ici le lieu d'examiner une question célébre, sur laquelle les Auteurs se sont partagés.   Il s'agit de sçavoir, si l’on peut légitimement employer toute sorte de moyens, pour ôter la vie à un ennemi ; s'il est permis de le faire assassiner, ou empoisonner.   Quelques-uns ont dit, que si l’on a le droit d'ôter la vie, la manière est indifférente.   Etrange maxime ! Heureusement réprouvée par les seules idées confuses de l’honneur.   J'ai droit, dans la Société Civile, de réprimer un Calomniateur, de me faire rendre mon bien par celui qui le détient injustement : La manière sera-t-elle indifférente ? Les Nations peuvent se faire justice, les armes à la main, quand on la leur refuse : Sera-t-il indifférent à la Société humaine qu'elles y employent des moyens odieux, capables de porter la désolation dans toute la Terre, & desquels le plus juste, le plus équitable des Souverains, soutenu même de la plûpart des autres, ne sçauroit se garder?

 

            Mais, pour traiter solidement cette question il faut d'abord ne point confondre l’assassinat, avec les surprises, très-permises, sans-doute, dans la Guerre.   Qu'un soldat déterminé se glisse pendant la nuit dans le Camp ennemi ; qu'il pénètre jusqu’à la tente du Général, & le poignarde ; il n'y a rien là de contraire aux Loix Naturelles de la Guerre ; rien même que de loüable, dans une Guerre juste & nécessaire.   MUTIUS SCEVOLA a été loué de tous les grands-hommes de l’Antiquité, & PORSENNA lui-même, qu'il avoit voulu tuer, rendit justice à son courage (a(a) Voyez TIT. Liv. Lib.II cap.XII CICER. prop.Sextio. VALER. MAXIM. Lib.III c. III PLUTARQUE, vie de Publicola.).   PEPIN, père de CHARLEMAGNE, ayant passé le Rhin avec un seul Garde, alla tuer son Ennemi dans sa Chambre (b(b) Voyez GROTIUS Liv.III chap.IV §.XVIII n.3).   Si quelqu’un a condamné absolument ces coups hardis, ce n’est que pour flatter ceux d'entre les Grands, qui voudroient laisser aux soldats & aux subalternes tout le danger de la Guerre.   Il est vrai qu'on en punit ordinairement les auteurs, par de rigoureux supplices.   Mais c’est que le Prince, ou le Général, attaqué de cette maniére, use à son tour de ses droits ; il songe à sa sûreté & il essaye, par la terreur des supplices, d’ôter à ses ennemis l’envie de l’attaquer autrement qu'à force ouverte ; il peut proportionner sa rigueur envers un ennemi, à ce qu'exige sa propre sûreté.   Il est vrai encore qu'il sera beaucoup plus loüable de renoncer de part & d'autre à toute espèce d’hostilité, qui met l’Ennemi dans la nécessité d'employer les supplices pour s'en défendre : on peut en faire un usage, une Loi Conventionnelle de la Guerre.   Aujourd’hui les entreprises de cette nature ne sont point du goût de nos généreux Guerriers, & ils ne les tenteroient que dans ces occasions rares, où elles deviendroient nécessaires au salut de la Patrie.   Pour ce qui est de ces six-cents Lacédémoniens, qui, sous la conduite de LEONIDAS, pénétrèrent dans le Camp de l’Ennemi, & allèrent droit à la Tente du Roi de Perse (a(a) JUSTIN. Lib.II cap.XI. §.25) ; leur expédition étoit dans les règles ordinaires de la Guerre, & n'autorisoit point ce Roi à les traiter plus rigoureusement que d'autres ennemis.   Il suffit de faire bonne garde, pour se garentir d'un pareil coup de main, & il seroit injuste d'y employer la terreur des supplices : Aussi la réserve-t-on pour ceux qui s’introduisent subtilement, seuls, ou en très-petit nombre, & sur-tout à la faveur d'un déguisement.

 

            J'appelle donc Assassinat, un meurtre commis par trahison, soit qu’on y employa des Traîtres, sujets de celui qu’on fait assassiner, ou de son Souverain, soit qu'il s'exécute par la main de tout autre émissaire, qui se sera introduit comme Suppliant ou Réfugié, ou comme Transfuge, ou enfin comme Etranger ; & je dis, qu'un pareil attentat est une action infâme & exécrable, dans celui qui l’exécute, & dans celui qui la commande.   Pourquoi jugeons-nous qu'un acte est criminel, contraire à la Loi de la Nature, si ce n’est parceque cet acte est pernicieux à la société humaine, & que l’usage en seroit funeste aux hommes ? Et quel fléau plus terrible à l’humanité, que la coûtume de faire assassiner son Ennemi par un Traître ? Encore un coup, introduisez cette licence ; la vertu la plus pure, l’amitié de la plus grande partie des Souverains, ne seront plus suffisantes pour mettre un Prince en Sûreté.   Que TITUS eût régné du tems du Vieux de la Montagne ; qu'il eût fait le bonheur des hommes ; que fidèle observateur de la paix & de l’équité, il eût été respecté & adoré de tous les Potentats ; à la prémière querelle que le Prince des Assassins eût voulu lui susciter, cette bienveillance universelle ne pouvoit le sauver & le Genre-humain étoit privé de ses Délices.   Qu’on ne me dise point, que ces coups extraordinaires ne sont permis qu'en faveur du bon droit.   Tous prétendent, dans leurs Guerres, avoir la justice de leur côté.   Quiconque, par son exemple, contribuë à l’introduction d'un usage si funeste, se déclare donc l’ennemi du Genre-humain & mérite l’exécration de tous les siècles (a(a) Voyez le Dialogue entre J. César & Cicéron, Mélanges de Littérature & de Poësies.).   L’assassinat de GUILLAUME Prince d'orange fut généralement détesté, quoique les Espagnols traitassent ce Prince de Rebelle.   Et ces mêmes Espagnols se défendirent, comme d'une calomnie atroce, d'avoir eû la moindre part à celui de HENRI le Grand, qui se préparoit à leur faire une Guerre capable d'ébranler leur Monarchie.

 

            Le Poison donné en trahison à quelque chose de plus odieux encore que l’Assassinat ; l’effet en seroit plus inévitable, & l’usage plus terrible : Aussi a-t-il été plus généralement détesté.   On peut voir les témoignages recueillis par GROTIUS (a(a) Liv.III chap.IV §.XV.).   Les Consuls C. FABRICIUS & Q. AEMILIUS rejettèrent avec horreur la proposition du Médecin de PYRRHUS, qui offroit d'empoisonner son Maître, & même ils avertirent ce Prince, d'être en garde contre le Traître, ajoûtant fièrement, ce n’est point pour vous faire la cour, que nous vous donnons cet avis, mais pour ne pas nous couvrir nous-mêmes d'infamie (b(b) PLUTARQUE, in vit. Pyrrh.) : Et ils disent fort bien, dans la même Lettre, qu'il est de l’intérêt commun des Nations, qu’on ne donne point de pareils exemples (c(c) Apud AuL.GelL.Noct. Attic. Lib.III c.VIII.).   Le Sénat Romain tenoit pour maxime, que la Guerre doit se faire avec les armes, & non par le poison (d(d) Armis bella, non venenis, geri debere.   VALER. MAX. L.VI c.V num.5.).   Sous TIBERE même on rejetta l’offre que faisoit le Prince des Cattes, d'empoisonner ARMINIUS, si on vouloit lui envoyer du poison ; & on lui répondit : Que le Peuple Romain se vengeoit de ses Ennemis à force ouverte, & non pas par de mauvaises pratiques & de sécrettes machinations (e(e) TACIT. Annal. L.II c.88.) ; TIBERE se glorifiant d'imiter ainsi la vertu des anciens Capitaines Romains.   Cet exemple est d'autant plus remarquable, qu'ARMINIUS avoit fait périr par trahison VARUS avec trois Légions Romaines.   Le Sénat, & TIBERE lui-même ne pensèrent pas qu'il fût permis d'employer le poison, même contre un perfide, & par une sorte de rétorsion, ou de réprésailles.

 

            L’Assassinat & l’Empoisonnement sont donc contraires aux Loix de la Guerre, également proscrits par la Loi Naturelle & par le Consentement des Peuples civilisés.   Le Souverain qui met en usage ces moyens exécrables, doit être regardé comme l’ennemi du Genre-humain, & toutes les Nations sont appellées, pour le salut commun des hommes, à se réunir contre lui, à joindre leurs forces, pour le châtier.   Sa Conduite autorise en particulier l’Ennemi attaqué par des voies si odieuses, à ne lui faire aucun quartier.   ALEXANDRE le Grand déclara, « qu'il étoit résolu de poursuivre DARIUS à outrance, non plus comme un ennemi de bonne-Guerre, mais comme un Empoisonneur & un Assassin (a(a) QUINT. CURT. Lib.IV cap.XI num.18.). »

 

            L’intérêt & la sûreté de ceux qui commandent, exigent qu’ils apportent tous leurs soins à empêcher l’introduction de semblables pratiques, bien loin de l’autoriser.   EUMENES disoit sagement, « qu'il ne croyoit pas qu'aucun Général d'Armée voulût se procurer la victoire en donnant un exemple pernicieux, qui pourroit retomber sur lui-même (a(a) JUSTIN. L.XIV c.I num.12.). » Et c’est sur le même principe, qu'Alexandre jugea de l’action de BESSUS, qui avoit assassiné DARIUS (b(b) QUINT. CURT. Lib.VI c.III num.14.).

 

§.156     Si l’on peut se servir d'armes empoisonnées

            Il y a un peu plus de couleur à excuser, ou à défendre l’usage des armes empoisonnées.   Au moins n'y a-t-il point là de trahison, de voie sécrette.   Mais cet usage n'en est pas moins interdit par la Loi Naturelle, qui ne permet point d'étendre à l’infini les maux de la Guerre.   Il faut bien que vous frappiez votre ennemi, pour surmonter ses efforts : Mais s'il est une fois mis hors de combat, est-il besoin qu'il meure inévitablement de ses blessures ? D'ailleurs, si vous empoisonnez vos armes, l’Ennemi vous imitera ; & sans gagner aucun avantage pour la décision de la querelle, vous aurez seulement rendu la Guerre plus cruelle & plus affreuse.   La Guerre n’est permise aux Nations que par nécessité : Toutes doivent s'abstenir de ce qui ne tend qu'à la rendre plus funeste ; & même elles sont obligées de s'y opposer.   C’est donc avec raison, & conformément à leur devoir, que les Peuples civilisés ont mis au nombre des Loix de la Guerre, la maxime qui défend d'empoisonner les armes (c(c) Voyez GROTIUS Liv.III chap.IV §.XVI.) ; & tous sont autorisés, par l’intérêt de leur salut commun, à réprimer & à punir les prémiers qui voudroient enfreindre cette Loi.

 

§.157     Et empoisonner les fontaines

            On s'accorde plus généralement encore à condamner l’empoisonnement des eaux, des fontaines & des puits, parce, disent quelques Auteurs, que par là, on peut donner la mort à des innocens, à d'autres qu'aux ennemis.   C’est une raison de plus ; mais ce n’est ni la seule, ni même la véritable.   Car on ne laisse pas de tirer sur un Vaisseau ennemi, quoiqu'il ait à bord des passagers neutres.   Mais si l’on doit s’abstenir de employer le poison ; il est très-permis de détourner l’eau, de couper les sources, ou de les rendre inutiles de quelque autre manière pour forcer l’ennemi à se rendre (a(a) GROTIUS, Ibid. §.XVII.).   C’est une voie plus douce que celle des armes.

 

§.158     Dispositions qu'il faut conserver envers l’ennemi

            Ne quittons point cette matière de ce qu’on est en droit de faire contre la personne de l’Ennemi, sans dire un mot des dispositions, que l’on doit conserver envers lui.   On peut déja les déduire de ce que nous avons dit jusques-ici, & sur-tout au Chapitre I du Livre II N'oublions jamais que nos ennemis sont hommes.   Réduits à la fâcheuse nécessité de poursuivre notre droit par la force des armes, ne dépouillons point la Charité, qui nous lie à tout le Genre-humain.   De cette manière, nous défendrons courageusement les droits de la Patrie, sans blesser ceux de l’humanité.   Que notre Valeur le préserve d'une tache de cruauté, & l’éclat de la Victoire ne sera point terni par des actions inhumaines & brutales.   On déteste aujourd’hui MARIUS, ATTILA ; on ne peut s'empêcher d'admirer & d'aimer CESAR : Peut s'en faut qu'il ne rachète par sa Générosité, par sa Clémence, l’injustice de son entreprise.   La modération, la générosité du Vainqueur lui est plus glorieuse que son courage ; elle annonce plus sûrement une grande ame : Outre la gloire qui suit infailliblement cette vertu, on a vû souvent des fruits présens & réels de l’humanité envers un ennemi.   LEOPOLD Duc d'Autriche assiégeant Soleure en l’année 1318, jetta un pont sur l’Aar, & y plaça un gros Corps de Troupes : La riviére, enflée extraordinairement, emporta le pont & ceux qui étoient dessus.   Les Assiégés vinrent au sécours de ces malheureux, & en sauvérent la plus grande partie.   LEOPOLD, vaincu par ce trait de généralité, leva le siége, & fit la paix avec la Ville (a(a) DE WATTEVILLE, Hist. de la Conféderat. Helvetique T.I pp.126, 127).   Le Duc de CUMBERLAND, après la Victoire de Dettingue (b(b) en 1743), me paroit plus grand encore que dans la mêlée.   Comme il étoit à se faire panser d'une blessure, on apporta un Officier François, blessé beaucoup plus dangereusement que lui : Le Prince ordonna aussi-tôt à son Chirurgien de le quitter, pour sécourir cet Officier ennemi.   Si les Grands sçavoient combien de pareilles actions les font respecter & chérir, ils chercheroient à les imiter, lors même que l’élévation de leurs sentimens ne les y porteroit pas.   Aujourd’hui les Nations de l’Europe font presque toûjours la Guerre avec beaucoup de modération & de générosité.   De ces dispositions naissent plusieurs usages loüables, & qui vont même souvent jusqu’à une extrême politesse : on enverra quelquefois des rafraichissemens à un Gouverneur assiégé ; on s’abstient pour l’ordinaire, de tirer sur le Quartier du Roi, ou du Général.   Il n’y a qu'à gagner dans cette modération, quand on a affaire à un Ennemi généreux.   Mais elle n’est obligatoire qu'autant qu'elle ne peut nuire à la Cause que l’on défend ; & l’on voit assez qu'un Général sage se réglera à cet égard sur les conjonctures, sur ce qu'exige la sûreté de l’Armée & de l’Etat, sur la grandeur du péril, sur le caractère & la conduite de l’Ennemi.   Si une Nation foible, une Ville, se voit attaquée par un Conquérant furieux, qui menace de la détruire ; s'abstiendra-t-elle de tirer sur son Quartier ? C'est-là, au contraire, s'il étoit possible, qu'il faudroit adresser tous les coups.

 

§.159     Des ménagemens pour la personne d'un Roi ennemi

            Autrefois, celui qui pouvoit tuer le Roi ou le Général ennemi, étoit loué & récompensé : on sçait quel honneur étoit attaché aux Dépouilles Opimes.   Rien n'étoit plus naturel : Les Anciens combattoient presque toûjours pour leur salut ; & souvent, la mort du Chef met fin à la Guerre.   Aujourd’hui, au moins pour l’ordinaire, un soldat n'oseroit se vanter d'avoir ôté la vie au Roi ennemi.   Les Souverains s'accordent ainsi tacitement à mettre leur personne en sûreté.   Il faut avouer, que dans une Guerre peu échauffée, & où il ne s'agit pas du salut de l’Etat, il n’y a rien que de loüable dans ce respect pour la Majesté Royale, rien même que de conforme aux Devoirs mutuels des Nations.   Dans une pareille Guerre, ôter la vie au Souverain de la Nation ennemie, quand on pourroit l’épargner, c’est faire, peut-être, à cette Nation plus de mal, qu'il n’est nécessaire pour finir heureusement la querelle.   Mais ce n'est point une Loi de la Guerre, d'épargner en toute rencontre la personne du Roi ennemi ; & on n'y est obligé que quand on a la facilité de le faire prisonnier.


  

 

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