LE DROIT
DES GENS
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De la Nation considérée dans ses relations avec les autres.
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Des Devoirs communs d'une Nation envers les autres, ou des Offices de l'humanité entre les Nations.
§.1 Fondement des Devoirs communs & mutuels des Nations.
Nos Maximes vont paroître bien étranges à la Politique des Cabinets, & le malheur du Genre-humain est tel, que plusieurs de ces raffinés Conducteurs des Peuples tourneront en ridicule la Doctrine de ce Chapitre. N'importe, proposons hardiment ce que la Loi Naturelle prescrit aux Nations. Craindrions-nous le ridicule, lorsque nous parlons après CICERON ? Ce grand-homme a les rênes du plus puissant Empire qui fut jamais ; & il n'y parut pas moins grand, qu'il ne l'étoit dans la Tribune. Il regardoit l'observation exacte de la Loi naturelle comme la Politique la plus salutaire à l'Etat. J'ai déjà rapporté dans ma Préface ce beau passage : Nibil est quod adhuc de Republicae putem dictum, & quo possim longius progredi, nisi confirmatum, non modo falsum esse illud, sine injuria non posse, sed hoc verissimum, sine summa justitia Rempublicam regi non posse (a) Fragm. ex Lib. II. De Republica).
Je pourrois dire avec fondement, que par ces mots, summa justitia, Cicéron veut marquer cette Justice universelle, qui est l'entier accomplissement de la Loi naturelle. Mais il s'explique ailleurs plus formellement à cet égard, & il fait assez connaître qu'il ne borne pas les devoirs mutuels des hommes à l'observation de la Justice proprement dite.
« Rien, dit-il, n’est si conforme à la Nature, si capable, de donner une vraie satisfaction, que d'entreprendre, à l'exemple d'Hercule, les travaux même les plus pénibles, pour la conservation & l'avantage de toutes les Nations : Magis est sécundum naturam, pro omnibus gentibus, si fieri possit, conservandis, aut juvandis maximos labores molestiasque suscipere, imitantem Herculem illum, quem hominum fama, beneficiorum memor, in consilium Coelestium collocavit ; quàm vivere in solitudine, non modo fine ullis molestiis, sed etiam in maximis voluptatibus, abundantem omnibus copiis ; ut excellas etiam pulchritudine & viribus. Quocirca optima quisque & splendidissimo ingenio longe illam vitam huic auteponit (b) De Officiis, Lib. III. cap. V). Cicéron réfute expressément dans le même Chapitre, ceux qui veulent excepter les Etrangers des Devoirs, auxquels ils se reconnoissent obligés envers leurs Concitoyens : Qui autem Civium rationem dicunt habendam, externorum negant, hi dirimunt communem humani generis societatem : quâ sublata, beneficientia, liberalitas, bonitas, justitia funditus tollitur : quae qui tollunt, etiam adversus Deos immortales impii judicandi sunt ab iis enim constitutam inter homines societatem evertunt.
Et pourquoi n'espérerions-nous pas de trouver encore parmi ceux qui gouvernent, quelques Sages, convaincus de cette grande vérité, que la Vertu, même pour les Souverains, pour les Corps Politiques, est le chemin le plus assûré de la prospérité & du bonheur ? Il est au moins un fruit que l’on peut attendre des saines Maximes hautement publiées, c'est qu'elles contraignent ceux-là même qui les goûtent le moins à garder quelque mesure, pour ne pas se perdre entiérement de réputation. Se flatter que des hommes, & sur-tout des hommes puissans, voudront suivre la rigueur des Loix Naturelles, ce seroit s'abuser grossiérement : Perdre tout espoir de faire impression sur quelques-uns d'entr'eux, c'est désespérer du Genre humain.
Les Nations étant obligées par la Nature à cultiver entr’elles la Société humaine (Prélim. §.11) ; elles sont tenuës les unes envers les autres à tous les devoirs que le salut & l'avantage de cette Société exigent.
§.2 Offices d'humanité & leur fondement.
Les Offices de l'humanité sont ces sécours, ces devoirs ; auxquels les hommes sont obligés les uns envers les autres en qualité d'hommes, c’est-à-dire en qualité d'êtres faits pour vivre en société, qui ont nécessairement besoin d'une assistance mutuelle, pour se conserver, pour être heureux ; & pour vivre d'une manière convenable à leur nature. Or les Nations n'étant pas moins soumises aux Loix naturelles que les particuliers (Prélim. §.5) ; ce qu'un homme doit aux autres hommes, une Nation le doit, à sa manière, aux autres Nations (Prélim. §.10 & suiv.). Tel est le fondement de ces Devoirs communs, de ces offices d'humanité, auxquels les Nations sont réciproquement obligées les unes envers les autres. Ils consistent en général à faire pour la conservation & le bonheur des autres, tout ce qui est en notre pouvoir, autant que cela peut se concilier avec nos devoirs envers nous-mêmes.
§.3 Principe général de tous les Devoirs mutuels des Nations.
La nature & l’essence de l'homme, incapable de se suffire à lui-même, de se conserver, de se perfectionner & de vivre heureux sans le sécours de ses semblables, nous fait voir qu'il est destiné à vivre dans une société de sécours mutuels ; & par conséquent que tous les hommes sont obligés par leur nature même & leur essence, de travailler conjointement & en commun à la perfection de leur être & à celle de leur état. Le plus sûr moyen d'y réussir est que chacun travaille prémiérement pour soi-même & ensuite pour les autres. De là il suit que tout ce que nous nous devons à nous mêmes, nous le devons aussi aux autres, autant qu'ils ont réellement besoin de sécours, & que nous pouvons leur en accorder sans nous manquer à nous-mêmes. Puis donc qu'une Nation doit, à sa manière, à une autre Nation, Ce qu'un homme doit à un autre homme, nous pouvons hardiment poser ce Principe général : Un Etat doit tout autre Etat ce qu'il se doit à soi-même, autant que cet autre a un véritable besoin de son sécours, & qu'il peut le lui accorder sans négliger ses devoirs envers soi-même. Telle est la Loi éternelle & immuable de la Nature. Ceux qui pourroient trouver ici un renversement total de la saine Politique, se rassureront par les deux Considérations suivantes.
1°, Les Corps de Société, ou les Etats souverains sont beaucoup plus capables de se suffire à eux-mêmes que les individus humains, & l’assistance mutuelle n’est point si nécessaire entr'eux, ni d'un usage si fréquent. Or dans toutes les choses qu'une Nation peut faire elle-même, les autres ne lui doivent aucun sécours.
2°, Les devoirs d'une Nation envers elle-même, & principalement le soin de sa propre sûreté, exigent beaucoup plus de circonspection & de réserve, qu'un particulier n'en doit observer dans l'assistance qu'il donne aux autres. Nous développerons bientôt cette remarque.
§.4 Devoirs d'une Nation pour la conservation des autres.
Tous les devoirs d'une Nation envers elle-même ont pour objet sa conservation & sa perfection, avec celle de son état. Le détail que nous en avons donné dans le prémier Livre de cet Ouvrage peut servir à indiquer les différens objets, à l'égard desquels un Etat peut & doit assister un autre Etat. Toute Nation doit donc travailler, dans l'occasion, à la conservation des autres & à les garentir d'une ruine funeste, autant qu'elle peut le faire sans trop s'exposer elle-même. Ainsi quand un Etat voisin est injustement attaqué par un Ennemi puissant, qui menace de l'opprimer ; si vous pouvez le défendre sans vous exposer à un grand danger, il n’est pas douteux que vous ne deviez le faire. N'objectez point qu'il n’est pas permis à un Souverain d'exposer la vie de ses soldats pour le salut d'un Etranger, avec qui il n'aura contracté aucune Alliance défensive. Il peut lui-même se trouver dans le cas d'avoir besoin de sécours ; & par conséquent, mettre en vigueur cet esprit d’assistance mutuelle, c'est travailler au salut de sa propre Nation. Aussi la Politique vient-elle ici au sécours de l'obligation & du devoir ; les Princes sont intéressés à arrêter les progrès d'un Ambitieux, qui veut s'agrandir en subjuguant ses voisins. Une Liguë puissante se forma en faveur des Provinces-Unies, menacées de subir le joug de Louis XIV (a) En 1672). Quand les Turcs mirent le siége devant Vienne, le brave SOBIESKI Roi de Pologne fut le Libérateur de la Maison d'Autriche (b) Il battit les Turcs & fit lever le siège de Vienne en 1683), peut-être de l'Allemagne entière & de son propre Royaume.
§.5 Elle doit assister un peuple désolé par la famine & par d'autres calamités.
Par la même raison, si un peuple est désolé par la famine, tous ceux qui ont des vivres de reste doivent l’assister dans son besoin, sans toutefois s’exposer eux-mêmes à la disette. Mais si ce peuple a de quoi payer les vivres qu'on lui fournit, il est très-permis de les lui vendre à juste prix ; car on ne lui doit point ce qu'il peut se procurer lui-même, & par conséquent on n’est point obligé de lui donner pour rien des choses qu'il est en état d'acheter. L'assistance, dans cette dure extrémité, est si essentiellement conforme à l'humanité, qu'on ne voit guères de Nation un peu civilisée y manquer absolument. Le grand HENRI IV ne put s'y refuser envers des rebelles obstinés, qui vouloient sa perte (c) Dans le tems du fameux siége de Paris).
De quelque Calamité qu'un peuple soit affligé, la même assistance lui est dûë. Nous avons vû de petits Etats de la Suisse ordonner des Collectes publiques en faveur de quelques villes, ou villages des pays voisins, ruïnés par un incendie, & leur donner des sécours abondans, sans que la différence de Religion les ait détournés d'une si bonne œuvre. Les Calamités du Portugal ont fourni à l'Angleterre une occasion de remplir les devoirs de l'humanité avec cette noble générosité, qui caractérise une grande Nation. A la prémière nouvelle du désastre de Lisbonne, le Parlement assigna un fonds de cent mille Livres Sterling, pour le soulagement d'un peuple infortuné ; le Roi y joignit des sommes considérables ; des Vaisseaux furent chargés en diligence de provisions, de sécours de toute espèce, & vinrent convaincre les Portugais que l'opposition de Créance & de Culte n'arrête point ceux qui sçavent ce qui est dû à l'humanité. Le Roi d'Espagne a signalé, dans la même occasion, sa tendresse pour un proche Allié, son humanité & sa générosité.
§.6 Contribuer à la perfection des autres.
La Nation ne doit point se borner à la conservation des autres Etats, elle doit contribuër encore à leur perfection, selon qu'il est en son pouvoir & qu'ils ont besoin de son sécours. Nous avons déjà fait voir (Prélim. §.13) que la Société naturelle lui impose cette obligation générale. C’est ici le lieu de la développer dans quelque détail. Un Etat est plus ou moins parfait selon qu'il est plus ou moins propre a obtenir la fin de la Société Civile, laquelle consiste à procurer aux Citoyens toutes les choses dont ils ont besoin pour les nécessités, la commodité & les agrémens de la vie, & en général pour leur bonheur ; à faire ensorte que chacun puisse joüir tranquillement du sien, & obtenir justice avec sûreté ; enfin à se défendre de toute violence étrangère (Liv. I. §.15). Toute Nation doit donc contribuër, dans l'occasion & suivant son pouvoir, non-seulement à faire jouïr une autre Nation de ces avantages, mais encore à la rendre capable de se les procurer elle-même. C’est ainsi qu'une Nation Savante ne doit point se refuser à une autre, qui, désirant de sortir de la barbarie, viendra lui demander des Maîtres pour l’instruire. Celle qui a le bonheur de vivre sous de sages Loix, doit se faire un devoir de les communiquer dans l'occasion. Ainsi lorsque la sage & vertueuse Rome envoya des Ambassadeurs en Grèce, pour y chercher de bonnes Loix, les Grecs ne se refusèrent point à une réquisition si raisonnable & si digne de loüange.
§.7 Mais non point par force.
Mais si une Nation est obligée de contribuër de son mieux à la perfection des autres, elle n'a aucun droit de les contraindre à recevoir ce qu'elle veut faire dans cette vûë. L'entreprendre, ce seroit violer leur Liberté naturelle. Pour contraindre quelqu'un à recevoir un bienfait, il faut avoir autorité sur lui ; & les Nations sont absolument libres & indépendantes (Prélim. §.4). Ces ambitieux Européens, qui attaquoient les Nations Américaines & les soumettoient à leur avide Domination, pour les civiliser, disoient-ils, & pour les faire instruire dans la véritable Religion ; ces Usurpateurs, dit-je, se fondoient sur un prétexte également injuste & ridicule. On est surpris d'entendre le savant & judicieux Grotius nous dire qu'un Souverain peut justement prendre les armes pour châtier des Nations qui se rendent coupables de fautes énormes contre la Loi Naturelle, qui traitent inhumainement leurs Pères & leurs Mères, comme faisoient les Sogdiens, qui mangent de la chair humaine, comme faisoient les anciens Gaulois &c. (a) Droit de la G. & de la P. Liv. II. Chap. XX. §. XL.). Il est tombé dans cette erreur parce qu'il attribuë à tout homme indépendant, & par-là même à tout Souverain, je ne sçai quel droit de punir les fautes qui renferment une violation énorme du Droit de la Nature, même celles qui n’intéressent ni ses droits, ni sa sûreté. Mais nous avons fait voir (L. I §.169) que le droit de punir dérive uniquement, pour les hommes, du droit de sûreté ; par conséquent il ne leur appartient que contre ceux qui les ont offensés. GROTIUS ne s'est-il point apperçu, que malgré toutes les précautions qu'il apporte dans les paragraphes suivans, son sentiment ouvre la porte à toutes les fureurs de l’Enthousiasme & du Fanatisme, & fournit aux Ambitieux des prétextes sans nombre ? Mahomet & ses successeurs ont ravagé & assujetti l’Asie, pour venger l'unité de Dieu offensée, tous ceux qu'ils traitaient d’Associateurs, ou d'Idolatres, étoient les victimes de leur sainte fureur.
§.8 Du droit de demander les Offices d'humanité.
Puisque ces Devoirs, ou ces Offices d'humanité doivent se rendre de Nation à Nation, suivant que l'une en a besoin, & que l'autre peut raisonnablement ses accorder ; toute Nation étant libre, indépendante & modératrice de ses actions, c’est à chacune de voir si elle est dans le cas de demander, ou d'accorder quelque chose à cet égard. Ainsi :
1°, toute Nation a un droit parfait de demander à une autre l'assistance & les offices, dont elle croit avoir besoin. L'en empêcher, c’est lui faire injure. Si elle les demande sans nécessité, elle péche contre son devoir ; mais elle ne dépend à cet égard du jugement de personne. Elle a droit de les demander, mais non pas de les exiger.
§.9 Du droit de juger si on peut les accorder.
Car :
2°, ces Offices n'étant dûs que dans le besoin, & par celui qui peut les rendre sans se manquer à soi-même ; il appartient d'un autre côté à la Nation à qui l’on s'adresse de juger si le cas les demande réellement & si les circonstances lui permettent de les accorder raisonnablement, avec les égards qu'elle doit à son propre salut & à ses intérêts. Par exemple, une Nation manque de bleds, & demande à en acheter d'une autre ; c’est à celle-ci de juger, si par cette complaisance, elle ne s'exposera point à tomber elle-même dans la disette : refuse-t-elle ? On doit le souffrir patiemment. Nous avons vû tout récemment la Russie s'acquitter de ces devoirs avec sagesse. Elle a généreusement assisté la Suède, menacée de la famine ; mais elle a refusé à d'autres Puissances la liberté d'acheter des bleds en Livonie, parce qu'elle en avoit besoin pour elle-même & sans-doute aussi par de grand des raisons de Politique.
§.10 Une Nation n'en peut contraindre une autre à lui rendre ces Offices, dont le refus n'est pas une injure.
La Nation n'a donc qu'un droit imparfait aux Offices de l’humanité : Elle ne peut contraindre une autre Nation à les lui accorder. Celle qui les lui refuse mal-à-propos péche contre l'équité, qui consiste à agir conformément au droit imparfait d'autrui ; mais elle ne lui fait point injure ; l'injure, ou l’injustice étant ce qui blesse le droit parfait d'autrui.
§.11 De l'amour mutuel des Nations.
Il est impossible que les Nations s'acquittent de tous ces Devoirs les unes envers les autres, si elles ne s'aiment point. Les Offices de l'humanité doivent procéder de cette source pure ; ils en conserveront le caractère & la perfection. Alors on verra les Nations s'entr'aider sincèrement & de bon cœur, travailler avec empressement à leur félicité commune, cultiver la paix sans jalousie & sans défiance.
§.12 Chacune doit cultiver l'amitié des autres.
On verra régner entr'elles une véritable Amitié. Cet heureux état consiste dans une affection mutuelle. Toute Nation est obligée de cultiver l'Amitié des autres, & d’éviter avec soin tout ce qui pourroit les lui rendre ennemies. L'intérêt présent & direct y invite souvent les Nations sages & prudentes : Un intérêt plus noble, plus général & moins direct est trop rarement le motif des Politiques. S'il est incontestable que les hommes doivent s'aimer les uns les autres, pour répondre aux vues de la Nature, & pour s’acquitter des devoirs qu'elle leur impose, aussi bien que pour leur propre avantage ; peut-on douter que les Nations ne soient entr'elles dans la même obligation ? Est-il au pouvoir des hommes, lorsqu'ils se divisent en différens Corps Politiques, de rompre les nœuds de la société universelle que la Nature a établie entr'eux ?
§.13 Se perfectionner en vûë de l'utilité des autres, & leur donner de bons exemples.
Si un homme doit se mettre en état d'être utile aux autres hommes, un Citoyen de servir utilement sa Patrie & ses Concitoyens ; une Nation, en se perfectionnant elle-même, doit se proposer aussi de se rendre par-là plus capable d'avancer la perfection & le bonheur des autres peuples.
Elle doit s'étudier à leur donner de bons exemples, & éviter de leur en présenter de mauvais. L'imitation est familière au Genre-humain ; on imite quelquefois les vertus d'une Nation célèbre, & plus souvent ses vices & ses travers.
§.14 Prendre soin de leur gloire.
Puisque la Gloire est un bien précieux pour une Nation, comme nous l’avons fait voir dans un Chapitre exprès (*(*) Liv. I ; Chap. XV.), l'obligation d'un Peuple s'étend jusqu'à prendre soin de la gloire des autres Peuples. Il doit premièrement contribuër dans l'occasion à les mettre en état de mériter une véritable gloire ; en sécond lieu, leur rendre à cet égard toute la justice qui leur est dûë, & faire ensorte, autant que cela dépend de lui, qu'elle leur soie renduë par-tout le monde : Enfin il doit adoucir charitablement, bien loin de l'envenimer, le mauvais effet que peuvent produire quelques taches légères.
§.15 La différence de Religion ne doit pas empêcher de rendre les Offices de l'humanité.
Par la manière dont nous avons établi l'obligation de rendre les Offices de l'humanité, on voit qu'elle est fondée uniquement par la qualité d'homme. Aucune Nation ne peut donc les refuser à une autre sous prétexte qu'elle professe une Religion différente. Il suffit d'être homme, pour les mériter. La conformité de Créance & de Culte peut bien devenir un nouveau lien d'Amitié entre les Peuples ; mais leur différence ne doit pas faire dépouiller la qualité d'hommes, ni les sentimens qui y sont attachés. Nous avons déjà rapporté (§.5) quelques exemples dignes d'être imités : Rendons ici Justice au sage Pontife, qui occupe aujourd'hui le Siége de Rome ; il vient de donner un exemple remarquable & bien digne de loüange. Ce Prince apprenant qu'il se trouvoit à Civitta-Vecchia plusieurs Vaisseaux Hollandois, que la crainte des Corsaires Algériens empêchoit de mettre en mer, ordonna aux Frégates de l'Eglise d'escorter ces Vaisseaux ; & son Nonce à Bruxelles reçut ordre de déclarer au Ministre des Etats-Généraux, que S. S. se faisoit une Loi de protéger le Commerce & de rendre les devoirs de l'humanité, sans s'arrêter à la différence de Religion. De si beaux sentimens ne peuvent manquer de rendre BENOIT XIV vénérable aux Protestans mêmes.
§.16 Règle & mesure des Offices d'humanité.
Quel seroit le bonheur du Genre-humain, si ces aimables préceptes de la Nature étoient par-tout observés ! Les Nations se communiqueroient leurs biens & leurs lumières ; une paix profonde règneroit sur la terre & l'enrichiroit de ses fruits précieux ; l’industrie, les Sciences, les Arts s’occuperoient de notre bonheur, autant que de nos besoins. Plus de moyens violens, pour décider les différends qui pourroient naître ; ils seroient terminés par la modération, la justice & l'équité. Le monde paroîtroit comme une grande République ; les hommes vivroient partout en frères, & chacun d'eux seroit Citoyen de l'Univers. Pourquoi cette Idée n’est-elle qu'un beau songe ? Elle découle cependant de la nature & de l'essence de l'homme (a) Appuyons-nous encore ici de l’autorité de Ciceron. « Tous les hommes, dit cet excellent Philosophe, doivent constamment se proposer de faire concourrir l’utilité particulière avec l'utilité commune. Celui qui veut tout tirer à lui, rompt et dissout la société humaine. Et si la Nature nous prescrit de vouloir le bien de tout homme, quelqu’il soit, par la seule raison qu’il est homme ; il faut nécessairement selon cette même Nature, que l’utilité de tout les hommes soit commune. » De Offic. Lib. III. cap. VI). Mais les passions déréglées, l'intérêt particulier & mal entendu ne permettront jamais que l’on en voie la réalité. Voyons donc quelles limitations l’Etat actuel des hommes, les maximes & la conduite ordinaire des Nations peuvent apporter à la pratique de ces préceptes de la Nature, si beaux en eux-mêmes.
La Loi Naturelle ne peut condamner les bons à se rendre les dupes des méchans, les victimes de leur injustice & de leur ingratitude. Une funeste expérience nous fait voir que la plupart des Nations ne tendent qu'à se fortifier & à s'enrichir aux dépens des autres, à dominer sur elles, & même à les opprimer, à les mettre sous le joug, si l'occasion s'en présente. La prudence ne nous permet point de fortifier un Ennemi, ou un homme en qui nous découvrons le désir de nous dépouiller & de nous opprimer, & le soin de notre propre sûreté nous le défend. Nous avons vû (§§.3 & suiv.) qu'une Nation ne doit aux autres son assistance & tous les Offices de l'humanité, qu'autant qu'elle peut les leur accorder sans manquer à ses devoirs envers elle-même. De là il suit évidemment, que si l'amour universel du Genre-humain l'oblige d'accorder en tout tems & à tous, même à ses Ennemis, ces Offices qui ne peuvent tendre qu'à les rendre plus modérés & plus vertueux, parce qu’elle n'en doit craindre aucun inconvénient, elle n’est point obligée de leur donner des sécours, qui lui deviendroient probablement funestes à elle-même. C'est Ainsi :
1°, que l'extrême importance du Commerce, non-seulement pour les nécessités & les commodités de la vie, mais encore pour les forces d'un Etat, pour lui fournir les moyens de se défendre contre ses Ennemis, & l'insatiable avidité des Nations, qui cherchent à se l'attirer tout entier, à s'en emparer exclusivement ; c’est ainsi, dis-je, que ces circonstances autorisent une Nation, maîtresse d'une branche de Commerce, du secret de quelque Fabrique importante, à réserver pour elle ces sources de richesses, & à prendre des mesures pour empêcher qu'elles ne passent aux étrangers, bien loin de les leur communiquer. Mais s'il s'agit de choses nécessaires à la vie, ou importantes à ses commodités ; cette Nation doit les vendre aux autres à un juste prix, & ne point convertir son monopole en une véxation odieuse. Le Commerce est la source principale de la grandeur, de la Puissance & de la sûreté de l'Angleterre ; qui osera la blâmer, si elle travaille à en conserver les diverses branches dans sa main, par tous les moyens justes & honnêtes ?
2°, A l'égard des choses qui sont directement & plus particuliérement utiles pour la Guerre, rien n'oblige une Nation d'en faire part aux autres, pour peu qu'elles lui soient suspectes, & même la prudence le lui défend. Ainsi les Loix Romaines interdisoient avec justice de communiquer aux Nations barbares l'art de construire des Galères. Ainsi les Loix d'Angleterre ont pourvu à ce que la meilleure construction des Vaisseaux ne fût pas portée aux étrangers.
La réserve doit être portée plus loin à l'égard des Nations plus justement suspectes. C'est ainsi que quand les Turcs étoient, pour ainsi dire, dans leur montant, dans le feu de leurs Conquêtes, toutes les Nations Chrétiennes, indépendamment de toute bigotterie, devoient les regarder comme leurs Ennemis ; les plus éloignées, celles qui n’avoient actuellement rien à démêler avec eux, pouvoient rompre tout commerce avec une Puissance qui faisoit profession de soumettre par la force des armes tout ce qui ne reconnoissoit pas l'Autorité de son Prophête.
§.17 Limitation particulière à l'égard du Prince.
Observons encore, à l'égard du Prince en particulier ; qu'il ne peut point suivre ici sans réserve tous les mouvemens d'un Cœur magnanime & désintéressé, qui sacrifie ses intérêts à l'utilité d'autrui, ou à la générosité ; parce qu'il ne s'agit pas de son intérêt propre, mais de celui de l'Etat, de celui de la Nation qui s'est confiée à ses soins. CICERON dit qu'une Âme grande & élevée méprise les plaisirs, les richesses, la vie même, & les compte pour rien, quand il s'agit de l'utilité commune (a) De Offic. Lib. III. Cap. V.). Il a raison, & de pareils sentimens sont dignes d'admiration dans un particulier. Mais la générosité ne s'exerce pas du bien d'autrui. Le Conducteur de la Nation n'en doit faire usage, dans les Affaires publiques, qu'avec mesure, & autant qu'elle tourne à la Gloire & à l’avantage bien entendu de l'Etat. Quant au bien commun de la Société humaine, il doit y avoir les mêmes égards, auxquels la Nation qu'il réprésente seroit obligée, si elle gouvernoit elle-même ses affaires.
§.18 Aucune Nation ne doit léser les autres.
Mais si les devoirs d'une Nation envers elle-même mettent des bornes à l'obligation de rendre les Offices de l'humanité, ils n'en peuvent mettre aucune à la défense de faire tort aux autres, de leur causer du préjudice, en un mot, de les lézer, s'il m’est permis de rendre ainsi le mot latin laedere. Nuire, offenser, faire tort, porter dommage ou préjudice, blesser, ne dirent pas précisément la même chose. Lézer quelqu'un c'est en général procurer son imperfection ou celle de son état, rendre sa personne, ou son état plus imparfait. Si tout homme est obligé par nature même de travailler à la perfection des autres, à plus forte raison lui est-il interdit de contribuër à leur imperfection & à celle de leur état. Les mêmes devoirs sont imposés aux Nations (Prélim. §§.5 & 6). Aucune d'entr'elles ne doit donc commettre des actions tendantes à altérer la perfection des autres & celle de leur état, ou à en retarder les progrès, c'est-à-dire les lézer. Et puisque la perfection d'une Nation consiste dans son aptitude à obtenir la fin de la Société Civile, & celle de son état, à ne point manquer des choses nécessaires à cette même fin (L. I. §.14) ; il n’est permis à aucune d'empêcher qu'une autre ne puisse obtenir la fin de la Société Civile, ou de l'en rendre incapable. Ce principe général interdit aux Nations toutes mauvaises pratiques tendantes à porter le trouble dans un autre Etat, y entretenir la discorde, à corrompre les Citoyens, à lui débaucher ses Alliés, à lui susciter des Ennemis, à ternir sa Gloire, à le priver de ses avantages naturels.
Au reste on comprendra aisément que la négligence à remplir les devoirs communs de l'humanité, que le refus même de ces devoirs, ou de ces offices, n’est pas une lézion. Négliger, ou refuser de contribuër à la perfection, ce n’est point donner atteinte à cette perfection.
IL faut encore observer, que quand nous usons de notre droit, quand nous faisons ce que nous nous devons à nous mêmes, ou aux autres ; s'il résulte de notre action quelque préjudice à la perfection d'autrui, quelque dommage à son état externe, nous ne sommes point coupables de lézion. Nous faisons ce qui nous est permis ou même ce que nous devons faire ; le mal qui en résulte pour autrui, n’est point dans notre intention : C'est un accident, dont les Circonstances particulières doivent déterminer l'imputabilité. Dans le cas d'une légitime défense, par exemple, le mal que nous faisons à l'aggresseur n’est point notre but ; nous agissons en vûë de notre salut, nous usons de notre droit ; & l’Aggresseur est seul coupable du mal qu'il s'attire.
§.19 Des offenses.
Rien n’est plus opposé aux devoirs de l'humanité, ni plus contraire à la Société qui doit être cultivée par les Nations, que les Offenses, ou les actions dont un autre reçoit un juste déplaisir. Toute Nation doit donc s’abstenir avec soin d'en offenser véritablement aucune. Je dis véritablement ; car s'il arrive que quelqu'un s'offense de notre conduite quand nous ne faisons qu'user de nos droits, ou remplir nos devoirs, c'est sa faute, & non la nôtre. Les Offenses mettent tant d'aigreur entre les Nations, que l’on doit éviter de donner lieu même à des offenses mal-fondées, lorsqu'on peut le faire sans inconvénient & sans manquer à ses devoirs. Quelques Médailles, & de mauvaises plaisanteries aigrirent, dit-on, Louis XIV contre les Provinces-Unies, au point de lui faire entreprendre en 1672 La ruïne de cette République.
§.20 Mauvaise coûtume des Anciens.
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