LE DROIT DES GENS
--- The Law Of Nations ---
LE DROIT DES GENS
OU PRINCIPES DE LA LOI NATURELLE,
Appliqués à la conduite & aux affaires des Nations & des Souverains.
PAR M. DE VATTEL
Nihil est enim illi principi Deo, qui omnem hunc mundum regit, quod quidem in terris fiat, acceptius, quam concilia coetusque hominum juste fociati, quae Civitates appellantur. CICER. Scipion.
En Deux Tomes
Tome I :
Livre I : Idée & Principes généraux du Droit des Gens - De la Nation considérée en elle-même.
Livre II : De la Nation considérée dans ses relations avec les autres.
Tome II :
Livre III : De la Guerre & de ses différentes espèces, & du Droit de faire la guerre.
Livre IV : Du rétablissement de la Paix, & des Ambassades.
A LONDRES, MDCCLVIII
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Aux lecteurs : J'ai le plaisir de vous présenter le premier livre de l'ouvrage de Monsieur Emer(ich) de Vattel, citoyen suisse, ouvrage dont se sont inspirés les Pères fondateurs de la République des Etats-Unis d'Amérique.
J'ai noté que beaucoup de visiteurs de ce site font des recherches sur l'origine et le sens du concept de bonheur et de "recherche du bonheur", inscrit au coeur de la république américaine par cette phrase éternelle de la déclaration d'indépendance :
"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur."
Cette notion, qui définit la nature et le but de l'état-nation, trouve sa source chez le grand Leibniz, dont Vattel est un disciple. En lisant cet ouvrage vous trouverez le sens exact que les Pères fondateurs des Etas-Unis d'Amérique donnent à cette formule, au chapitre XI où De Vattel parle de la "Félicité".
Le Droit des Gens de De Vattel était connu des révolutionnaires américains, et très consulté. On trouve à la bibliothèque du Congrès un exemplaire du The Law of Nations qui a été consulté par un grand nombre de congressistes lors de la rédaction de la Constitution, en 1788-89.
C'est pourquoi je crois que qui n'a pas lu Le Droit des Gens ne sait pas correctement ce que sont les Etats-Unis d'Amérique, ni ce qu'est véritablement un état-nation.
L'oeuvre d'Emer de Vattel constitue aussi le fondement principal du droit international, qui a été si violemment ébranlé depuis 1971, et tout particulièrement sous l'administration états-unienne sortante de MM. Bush et Cheney.
Cet ouvrage est le travail le plus clair et abouti de système de droit reposant exclusivement sur la Loi Naturelle, philosophie de l'homme et de la nature héritée de la Renaissance, que l'on appelle aussi "classique" (Cette philosophie "classique" est la même que celle utilisée pour définir les types artistiques des 17ème et 18ème siècles)
Cette lecture a été un choc politique pour moi, j'espère qu'elle ne vous fera pas moins d'effet.
Bonne lecture.
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(Note du blogueur : Le Droit des gens est une traduction du latin jus gentium (gens, gentis, signifiant « nation », « peuple »))
Le Droit des Gens, cette matière si noble & si importante, n'a point été traité jusques-ici avec tout le soin qu'il mérite. Aussi la plûpart des hommes n'en ont-ils qu'une notion vague, très incomplette, souvent même fausse. La foule des Ecrivains, & des Auteurs même célèbres ne comprennent guères sous le nom de Droit des Gens, que certaines maximes, certains usages reçus entre les Nations, & devenus obligatoires pour elles, par l’effet de leur consentement. C’est resserrer dans des bornes bien étroites une Loi si étendue, si intéressante pour le Genre humain, & c’est en même-temps la dégrader, en méconnoissant sa véritable origine.
Il est certainement un Droit des Gens Naturel, puisque la Loi de la Nature n'oblige pas moins les États, les hommes unis en Société Politique, qu'elle n'oblige les particuliers. Mais pour connoître exactement ce Droit, il ne suffit pas de sçavoir ce que la Loi de la Nature prescrit aux individus humains. L’application d'une règle à des sujets divers, ne peut se faire que d'une manière convenable à la nature de chaque sujet. D'où il résulte que le Droit des Gens Naturel est une Science particulière, laquelle consiste dans une application juste & raisonnée de la Loi Naturelle aux affaires & à la conduite des Nations ou des Souverains. Tous ces Traités, dans lesquels le Droit des Gens se trouve mêlé & confondu avec le Droit Naturel ordinaire, sont donc insuffisans pour donner une idée distincte, une solide connoissance de la Loi sacrée des Nations.
Les Romains ont souvent confondu le Droit des Gens avec le Droit de la Nature, appellant Droit des Gens (Jus Gentium) le Droit Naturel, entant qu'il est reconnu & adopté généralement par toutes les Nations policées (a) Neque vero hoc solum natura, id est, jure gentium &c., CICER. De Offic. Lib.III C. 5). On connoit les Définitions que l’Empereur JUSTINIEN donne du Droit Naturel, du Droit des Gens, & du Droit Civil. Le Droit Naturel, dit-il, est celui que la Nature enseigne à tout les Animaux (b) Jus natura est, quod natura omnia animalia docuit, INSTIT.Lib.3. Tit.II) définissant ainsi le Droit de la Nature dans le sens le plus étendu, & non le Droit Naturel particulier à l’homme, & qui découle de sa nature raisonnable, aussi bien que de sa nature animale. Le Droit Civil, dit ensuite l’Empereur, est celui que chaque peuple s'établit à soi même, & qui est propre à chaque État ou Société Civile. & ce Droit, que la raison naturelle a établi parmi tous les hommes, également observé chez tous les peuples, s'appelle Droit des Gens, comme étant un Droit que toutes les Nations suivent (c) Ibid. §.I). Dans le paragraphe suivant, l’Empereur semble approcher davantage du sens que nous donnons aujourd'hui à ce terme. Le Droit des Gens, dit-il, est commun à tout le Genre humain. Les affaires des hommes & leurs besoins ont porté toutes les Nations à se faire certaines règles de Droit. Car les Guerres se sont élevées, & ont produit les captivités & les servitudes lesquelles sont contraires au Droit Naturel ; puisque originairement & par le Droit Naturel, tous les hommes naissoient libres (d) Ibid. §.2). Mais ce qu'il ajoûte, que presque tous les Contrats, ceux de vente & d'achat, de louage, de société, de dépôt, & une infinité d'autres doivent leur origine à ce Droit des Gens ; cela, dis-je, fait voir que la pensée de JUSTINIEN est seulement, que suivant l’État & les conjonctures dans lesquelles les hommes se sont trouvés, la droite raison leur a dicté certaines maximes de Droit, tellement fondées sur la nature des choses, qu'elles ont été reconnues & admises partout. Ce n'est là encore que le Droit Naturel qui convient à tous les hommes.
Cependant ces mêmes Romains reconnoissoient une Loi, qui oblige les Nations entr'elles, & ils rapportoient à cette Loi le Droit des Ambassades. Ils avoient aussi leur Droit Fécial, lequel n'étoit autre chose que le Droit des Gens par rapport aux Traités Publics, & particulièrement à la Guerre. Les Féciaux (Feciales) étoient les Interprètes, les Gardiens, & en quelque façon les Prêtres de la Foi publique (e) VARRO. De Ling. Lat. Lib.IV).
Les Modernes s'accordent généralement à réserver le nom de Droit des Gens au Droit qui doit régner entre les Nations ou États souverains. Ils ne diffèrent que dans l’idée qu'ils se font de l’origine de ce Droit & de ses fondemens. Le célèbre GROTIUS entend par Droit des Gens un Droit établi par le commun consentement des Peuples, & il le distingue ainsi du Droit Naturel : « Quand plusieurs personnes, en divers tems & en divers lieux, soutiennent une même chose comme certaine ; cela doit être rapporté à une cause générale. Or dans les questions dont il s'agit, cette cause ne peut être que l’une ou l’autre de ces deux : ou une juste conséquence, tirée des principes de la Nature ; ou un consentement universel. La première nous découvre le Droit Naturel ; & l’autre, le Droit des Gens (f) Droit de la Guerre & de la Paix, traduit par BARBEYRAC ; Discours Prélim. §.XLI). »
Il paroît par bien des endroits de son excellent Ouvrage, que ce Grand Homme a entrevu la vérité. Mais comme il défrichoit, pour ainsi dire, une matière importante, fort négligée avant lui, il n'est pas surprenant que, l’esprit chargé d'une immense quantité d'objets & de citations, qui entroient dans son plan, il n'ait pû parvenir toûjours aux idées distinctes, si nécessaires cependant dans les Sciences. Persuadé que les Nations, ou les Puissances souveraines sont soumises à l’autorité de la Loi Naturelle, dont il leur recommande si souvent l’observation ; ce Savant reconnoissoit dans le fonds un Droit des Gens Naturel (qu'il appelle quelque part Droit des Gens interne), & peut-être paraîtra-t-il ne différer de nous que dans les termes. Mais nous avons déjà observé, que pour former ce Droit des Gens Naturel, il ne suit pas d'appliquer simplement aux Nations ce que la Loi Naturelle décide à l’égard des particuliers. & d'ailleurs, GROTIUS, par sa distinction même, & en affectant le nom de Droit des Gens aux seules maximes établies par le consentement des Peuples, semble donner à entendre, que les Souverains ne peuvent presser entr'eux que l’observation de ces dernières maximes, réservant le Droit interne pour la direction de leur Conscience. Si partant de cette idée, que les Sociétés Politiques, ou les Nations, vivent entr'elles dans une indépendance réciproque, dans l’État de Nature, & qu'elles sont soumises, dans leur qualité de Corps Politiques, à la Loi Naturelle, GROTIUS eût de plus considéré, qu'on doit appliquer la Loi à ces nouveaux sujets d'une manière convenable à leur nature, ce judicieux Auteur eût reconnu sans peine, que le Droit des Gens Naturel est une Science particulière ; que ce Droit produit entre les Nations une obligation même externe, indépendamment de leur volonté ; & que le consentement des Peuples est seulement le fondement & la source d'une espèce particulière de Droit des Gens, que l’on appelle Droit des Gens Arbitraire.
HOBBES, dans l’Ouvrage de qui on reconnoît une main habile, malgré ses paradoxes & ses maximes détestables ; Hobbes, dis-je, est, à ce que je crois, le prémier qui s’est donné une idée distincte, mais encore imparfaite du Droit des Gens. Il divise la Loi Naturelle en Loi Naturelle de l’Homme, & Loi Naturelle des États. Cette dernière, selon lui, est ce que l’on appelle d'ordinaire Droit des Gens. Les Maximes, ajoûte-t-il, de l’une & de l’autre de ces Loix sont précisément les mêmes ; mais comme les États acquièrent en quelque manière des propriétés personnelles ; la même Loi qui se nomme Naturelle, lorsqu'on parle des Devoirs des Particuliers, s'appelle Droit des Gens, lorsqu'on l’applique au Corps entier d'un État, ou d'une Nation (g) De Cive, cap.XIV §.4. Je me sers de la traduction de BARBEYRAC, PUFENDORF Droit de la Nature & des Gens, Liv.II Chap.III §.XXIII). Cet Auteur a fort bien observé que le Droit des Gens est le Droit Naturel appliqué aux États, ou aux Nations. Mais nous verrons dans le cours de cet Ouvrage, qu'il s'est trompé quand il a cru que le Droit Naturel ne souffroit aucun changement nécessaire dans cette application ; d'où il a conclu que les Maximes du Droit Naturel & celles du Droit des Gens sont précisément les mêmes.
PUFENDORF déclare qu'il souscrit absolument à cette opinion de HOBBES (h) Ibid). Aussi n'a-t-il point traité à-part du Droit des Gens, le mêlant par-tout avec le Droit Naturel proprement dit.
BARBEYRAC Traducteur & Commentateur de GROTIUS & de PUFENDORF, a beaucoup plus approché de la juste idée du Droit des Gens. Quoique l’Ouvrage soit entre les mains de tout le monde, je transcrirai ici, pour la commodité du Lecteur, la note de ce Savant Traducteur sur GROTIUS, Droit de la Guerre & de la Paix Liv.I Chap.I §.XIV Not.3. « J'avoue, dit-il, qu'il y a des Loix communes à tous les Peuples, ou des choses, que tous les Peuples doivent observer les uns envers les autres : & si l’on veut appeller cela Droit des Gens, on le peut très-bien. Mais, outre que le consentement des Peuples n'est pas le fondement de l’obligation où l’on est d'observer ces Loix, & ne sauroit même avoir lieu ici en aucune sorte ; les principes & les Loix d'un tel Droit sont au fond les mêmes que celles du Droit Naturel proprement ainsi nommé : Toute la différence qu'il y a, consiste dans l’application, qui peut se faire un peu autrement, à cause de la différence qu'il y a quelquefois dans la manière dont les Sociétés vuident les affaires qu'elles ont les unes avec les autres. »
L'Auteur que nous venons d’entendre, s'est bien apperçu que les règles & les décisions du Droit Naturel ne peuvent s'appliquer purement & simplement aux États Souverains, & qu'elles doivent nécessairement souffrir quelques changemens, suivant la nature des nouveaux sujets auxquels on les applique. Mais il ne paroît pas qu'il ait vû toute l’étendue de cette idée, puisqu'il semble ne pas approuver que l’on traite le Droit des Gens séparément du Droit Naturel des particuliers. Il loüe seulement la méthode de Buddeus, disant, « que cet Auteur a eû raison de marquer (dans ses Elementa Philos. Pract.), après chaque matière du Droit Naturel, l’application qu'on en peut faire aux Peuples les uns par rapport aux autres ; autant du moins que la chose le permettoit ou l’exigeoit (i) Note 2. sur PUFENDORF Droit de la Nature & des Gens, Liv.II Chap.III §.XXIII Je n’ai pû me procurer l’Ouvrage de BUDDEUS, dans lequel je soupçonne que BARBEYRAC avoit puisé cette idée du Droit des Gens). » C'étoit mettre le pied dans le bon chemin. Mais il falloit de plus profondes méditations, & des vûes plus étendues, pour concevoir l’idée d'un Systême de Droit des Gens Naturel, qui fût ainsi comme la Loi des Souverains & des Nations ; pour sentir l’utilité d'un pareil Ouvrage ; & sur-tout, pour l’exécuter le prémier.
La gloire en étoit réservée à M. le Baron de WOLF. Ce grand Philosophe a vû que l’application du Droit Naturel aux Nations en Corps, ou aux États, modifiée par la nature des Sujets, ne peut se faire avec précision, avec netteté & avec solidité, qu'à l’aide des Principes généraux & des notions directrices, qui doivent la régler ; que c'est par le moyen de ces Principes seuls que l’on peut montrer évidemment, comment, en vertu du Droit Naturel même, les décisions de ce Droit à l’égard des particuliers doivent être changées & modifiées, quand on les applique aux États, ou Sociétés Politiques, & former ainsi un Droit des Gens naturel & nécessaire (†(†) S’il n’étoit pas plus à-propos, pour abréger, pour éviter les répétitions & pour profitter des notions déjà toutes formées & établies dans l’esprit des hommes ; si, dis-je, pour toutes ces raisons, il n’étoit pas plus convenable de supposer ici la connoissance du Droit Naturel ordinaire, pour en faire l’application aux États souverains ; au-lieu de parler de cette application, il seroit plus exact de dire, que comme le Droit Naturel proprement dit est la Loi Naturelle des particuliers, fondée sur la nature de l’homme, le Droit des Gens Naturel est la Loi Naturelle des Sociétés Politiques, fondée sur la nature de ces Sociétés. Mais ces deux méthodes reviennent à la même chose : J’ai préféré la plus abrégée. Le Droit Naturel ayant été fort bien traité ; il est plus court d’en faire simplement une application raisonnée aux Nations) : D'où il a conclu qu'il étoit convenable de faire un systême particulier de ce Droit des Gens ; & il l’a exécuté heureusement. Mais il est juste d'entendre M. WOLF lui-même dans sa Préface.
« Les Nations (*(*) Une Nation est ici un État Souverain, une Société Politique indépendante), dit-il, ne reconnoissant entr'elles d'autre Droit que celui-là même qui est établi par la Nature, il paroîtra peut-être superflu de donner un Traité du Droit des Gens, distingué du Droit Naturel. Mais ceux qui pensent ainsi n'ont pas assez approfondi la matière. Les Nations, il est vrai, ne peuvent être considérées que comme autant de personnes particulières, vivant ensemble dans l’État de Nature ; & par cette raison, on doit leur appliquer tous les Devoirs & tous les Droits, que la Nature prescrit & attribue à tous les hommes, entant qu'ils naissent libres naturellement & qu'ils ne sont liés les uns aux autres que par les seuls nœuds de cette même Nature. Le Droit qui naît de cette application, & les obligations qui en résultent, viennent de cette Loi immuable fondée sur la nature de l’homme ; & de cette manière, le Droit des Gens appartient certainement au Droit de la Nature : C'est pourquoi on l’appelle Droit des Gens Naturel, eû égard à son origine ; & Nécessaire, par rapport à sa force obligatoire. Ce Droit est commun à toutes les Nations, & celle qui ne le respecte pas dans ses actions, viole le Droit commun de tous les Peuples. »
« Mais les Nations, ou les États Souverains, étant des Personnes morales & les sujets des obligations & des droits résultans, en vertu du Droit Naturel, de l’Acte d'association qui a formé le Corps Politique ; la nature & l’essence de ces personnes morales diffèrent nécessairement, & à bien des égards, de la nature & de l’essence des individus physiques, sçavoir des hommes, qui les composent. Lors donc que l’on veut appliquer aux Nations les Devoirs que la Loi Naturelle prescrit à chaque homme en particulier, & les Droits qu'elle lui attribue afin qu'il puisse remplir ses Devoirs ; ces Droits & ces Devoirs ne pouvant être autres que la nature des sujets ne le comporte, ils doivent nécessairement souffrir dans l’application un changement convenable à la nature des nouveaux sujets auxquels on les applique. On voit ainsi que le Droit des Gens ne demeure point en toutes choses le même que le Droit Naturel, entant que celui-ci régit les actions des particuliers. Pourquoi donc ne le traiteroit-on pas séparément, comme un Droit propre aux Nations ? »
Convaincu moi-même de l’utilité d'un pareil Ouvrage, j'attendois avec impatience celui de M. WOLF ; & dès qu'il parut, je formai le dessein de faciliter à un plus grand nombre de Lecteurs la connoissance des idées lumineuses qu'il présente. Le Traité du Philosophe de Hall sur le Droit des Gens est dépendant de tous ceux du même Auteur sur la Philosophie & le Droit Naturel. Pour le faire & l’entendre, il faut avoir étudié seize ou dix-sept volumes in 4°, qui le précédent. D'ailleurs, il est écrit dans la méthode, & même dans la forme des Ouvrages de Géométrie : autant d'obstacles, qui le rendent à-peu-près inutile aux personnes, en qui la connoissance & le goût des vrais Principes du Droit des Gens sont plus importans & plus désirables. Je pensai d'abord, que je n'aurois qu'à détacher, pour ainsi dire, ce Traité du systême entier, en le rendant indépendant de tout ce qui le précéde chez M. WOLF, & qu'à le revêtir d'une forme plus agréable, plus propre à lui donner accès dans le Monde poli. J’en fis quelques essais. Mais je reconnus bientôt, que si je voulois me procurer des Lecteurs dans l’ordre des personnes pour lesquelles j'avois dessein d'écrire, & produire quelque fruit, je devois faire un Ouvrage fort différent de celui que j'avois devant les yeux & travailler à-neuf. La Méthode que M. WOLF a suivie, a répandu la sécheresse dans son Livre, & l’a rendu incomplet, à bien des égards. Les matières y sont dispersées, d'une manière très fatigante pour l’attention : & comme l’Auteur avoit traité du Droit Public Universel, dans son Droit de la Nature, il se contente souvent d'y renvoyer, lorsque, dans le Droit des Gens il parle des Devoirs d'une Nation envers elle-même.
Je me suis donc borné à prendre dans l’Ouvrage de M. WOLF ce que j'y ai trouvé de meilleur, sur-tout les Définitions & les Principes généraux ; mais j'ai puisé avec choix dans cette source, & j'ai accommodé à mon plan les matériaux que j'en tirois. Ceux qui auront lû les Traités du Droit Naturel & du Droit des Gens de M. WOLF verront combien j'en ai profitté. Si j'eusse voulu marquer par-tout ce que j'en empruntois, mes pages se trouveroient chargées de citations également inutiles & désagréables au Lecteur. Il vaut mieux reconnoître ici une fois pour toutes, les obligations que j'ai à ce grand Maître. Quoique mon Ouvrage, comme le verront ceux qui voudront se donner la peine d'en faire la comparaison, soit très-différent du sien ; j'avoue que je n'aurois jamais eû l’assurance d'entrer dans une si vaste carrière, si le célèbre Philosophe de Hall n'eût marché devant moi & ne m'eût éclairé.
J’ai osé cependant m'écarter quelquefois de mon Guide, & m'opposer à ses sentimens : j'en donnerai ici quelques exemples. M. WOLF, entraîné peut-être par la foule des Ecrivains, consacre plusieurs Propositions (k(k) Dans la VIII Partie du Droit Nat. & dans le Droit des Gens) à traiter de la nature des Royaumes Patrimoniaux, sans rejetter, ou corriger cette idée injurieuse à l’humanité. Je n'admets pas même la dénomination, que je trouve également choquante, impropre, & dangereuse dans ses effets, dans les impressions qu'elle peut donner aux Souverains ; & je me flatte qu'en cela j'obtiendrai le suffrage de tout homme qui aura de la raison & du sentiment, de tout vrai Citoyen.
M. WOLF décide (J. Gent. §.878) qu'il est permis naturellement de se servir à la guerre d'armes empoisonnées. Cette décision m'a révolté, & je suis mortifié de la trouver dans l’Ouvrage d'un si grand homme. Heureusement pour l’humanité, il n'est pas difficile de démontrer le contraire, & par les principes mêmes de M. Wolf. On verra ce que je dis sur cette question, Liv.III §.156.
Dès le commencement de mon Ouvrage, on trouvera que je diffère entiérement de M. Wolf dans la maniére d'établir les fondemens de cette espèce de Droit des Gens, que nous appellons Volontaire. M. Wolf le déduit de l’idée d'une espèce de grande République (Civitatis Maximae) instituée par la Nature elle-même, & de laquelle toutes les Nations du Monde sont les Membres. Suivant lui, le Droit des Gens Volontaire sera comme le Droit Civil de cette grande République. Cette idée ne me satisfait point, & je ne trouve la fiction d'une pareille République ni bien juste, ni assez solide pour en déduire les règles d'un Droit des Gens universel & nécessairement admis entre les États souverains. Je ne reconnois point d'autre Société naturelle entre les Nations, que celle-là même que la Nature a établie entre tous les hommes. Il est de l’essence de toute Société Civile (Civitatis) que chaque membre ait cédé une partie de ses droits au Corps de la Société, & qu’il y ait une Autorité capable de commander à tous les membres, de leur donner des Loix, de contraindre ceux qui refuseroient d'obéir. On ne peut rien concevoir, ni rien supposer de semblable entre les Nations. Chaque État Souverain se prétend, & est effectivement, indépendant de tous les autres. Ils doivent tous, suivant M. Wolf lui-même être considérés comme autant de particuliers libres, qui vivent ensemble dans l’État de Nature & ne reconnoissent d'autres Loix que celles de la Nature même, ou de son Auteur. Or la Nature a bien établi une Société générale entre tous les hommes lorsqu'elle les a faits tels qu'ils ont absolument besoin du sécours de leurs semblables, pour vivre comme il convient à des hommes de vivre ; mais elle ne leur a point imposé précisément l’obligation de s'unir en Société Civile proprement dite ; & si tous suivoient les Loix de cette bonne Mére, l’assujettissement à une Société Civile leur seroit inutile. Il est vrai que les hommes étant bien éloignés d'observer volontairement entr'eux les règles de la Loi Naturelle, ils ont eû recours à une Association Politique, comme au seul remède convenable contre la dépravation du grand nombre, au seul moyen d'assûrer l’État des bons & de contenir les méchans : & la Loi Naturelle elle-même approuve cet Etablissement. Mais il est aisé de sentir qu'une Société Civile entre les Nations n'est point aussi nécessaire, à beaucoup près, qu'elle l’a été entre les particuliers. On ne peut donc pas dire que la Nature la recommande également, bien moins qu'elle la prescrive. Les particuliers sont tels, & ils peuvent si peu de chose par eux-mêmes, qu'ils ne sçauroient guéres se passer du sécours & des Loix de la Société Civile. Mais dès qu'un nombre considérable se sont unis sous un même Gouvernement, ils se trouvent en état de pourvoir à la plûpart de leurs besoins, & le sécours des autres Sociétés Politiques ne leur est point aussi nécessaire que celui des particuliers l’est à un particulier. Ces Sociétés ont encore, il est vrai, de grands motifs de communiquer & de commercer entr'elles, & elles y sont même obligées ; nul homme ne pouvant, sans de bonnes raisons, refuser son sécours à un autre homme. Mais la Loi Naturelle peut suffire pour régler ce commerce, cette correspondance. Les États se conduisent autrement que des particuliers. Ce n'est point d'ordinaire le caprice ou l’aveugle impétuosité d'un seul, qui en forme les résolutions, qui détermine les démarches publiques : On y apporte plus de conseil, plus de lenteur & de circonspection : & dans les occasions épineuses, ou importantes, on s'arrange, on se met en règle par le moyen des Traités. Ajoûtez que l’indépendance est même nécessaire à chaque État, pour s'acquitter exactement de ce qu'il se doit à soi-même & de ce qu'il doit aux Citoyens, & pour se gouverner de la manière qui lut est la plus convenable. Il suffit donc, encore un coup, que les Nations se conforment à ce qu'exige d'elles la Société naturelle & générale, établie entre tous les hommes.
Mais, dit M. Wolf, la rigueur du Droit Naturel ne peut être toûjours suivie dans ce commerce & cette société des Peuples ; il faut y faire des changemens, lesquels vous ne sçauriez déduire que de cette idée d'une espèce de grande République des Nations, dont les Loix, dictées par la saine raison & fondées sur la nécessité, régleront ces changemens à faire au Droit Naturel & Nécessaire des Gens, comme les Loix Civiles déterminent ceux qu'il faut faire, dans un État, au Droit Naturel des particuliers. Je ne sens pas la nécessité de cette conséquence, & j'ose me promettre de faire voir dans cet Ouvrage, que toutes les modifications, toutes les restrictions, tous les changemens, en un mot, qu'il faut apporter, dans les affaires des Nations, à la rigueur du Droit Naturel, & dont se forme le Droit des Gens Volontaire ; que tous ces changemens, dis-je, se déduisent de la Liberté naturelle des Nations, des intérêts de leur salut commun, de la nature de leur correspondance mutuelle, de leurs Devoirs réciproques, & des distinctions de Droit interne & externe, parfait & imparfait, en raisonnant à-peu-près comme M. Wolf a raisonné à l’égard des particuliers, dans son Traité du Droit de la Nature.
On voit dans ce Traité, comment les règles qui, en vertu de la Liberté naturelle, doivent être admises dans le Droit externe, ne détruisent point l’obligation, imposée à un chacun dans sa Conscience, par le Droit interne. Il est aisé de faire l’application de cette Doctrine aux Nations, & de leur apprendre, en distinguant soigneusement le Droit interne du Droit externe, c'est-à-dire le Droit des Gens Nécessaire du Droit des Gens Volontaire, à ne point se permettre tout ce qu'elles peuvent faire impunément, si les Loix immuables du juste & la voix de la Conscience ne l’approuvent.
Les Nations étant également obligées d'admettre entr'elles ces exceptions & ces modifications apportées à la rigueur du Droit Nécessaire soit qu'on les déduise de l’idée d'une grande République, dont on conçoit que tous les Peuples sont membres, soit qu'on les tire des sources où je me propose de les chercher ; rien n'empêche que l’on n'appelle le Droit qui en résulte Droit des Gens Volontaire, pour le distinguer du Droit des Gens Nécessaire, interne & de Conscience. Les noms sont assez indifférens : Ce qui est véritablement important, c'est de distinguer soigneusement ces deux sortes de Droit, afin de ne jamais confondre ce qui est juste & bon en soi, avec ce qui est seulement toléré par nécessité.
Le Droit des Gens Nécessaire & le Droit des Gens Volontaire sont donc établis l’un & l’autre par la Nature ; mais chacun à sa maniére : Le prémier, comme une Loi sacrée que les Nations & les Souverains doivent respecter & suivre dans toutes leurs actions ; le sécond, comme une règle, que le bien & le salut commun les obligent d'admettre, dans les affaires qu'ils ont ensemble. Le Droit Nécessaire procéde immédiatement de la Nature ; cette Mère commune des hommes recommande l’observation du Droit des Gens Volontaire, en considération de l’État où les Nations se trouvent les unes avec les autres, & pour le bien de leurs affaires. Ce double Droit, fondé sur des Principes certains & constans, est susceptible de démonstration : Il sera le principal sujet de mon Ouvrage.
Il est une autre espèce de Droit des Gens, que les Auteurs appellent Arbitraire, parce qu'il vient de la volonté, ou du consentement des Nations. Les États, de même que les particuliers, peuvent acquérir des droits & contracter des obligations par des engagemens exprès, par des Pactes & des Traités : Il en résulte un Droit des Gens Conventionnel, particulier aux Contractans. Les Nations peuvent encore se lier par un consentement tacite : C’est là-dessus qu'est fondé tout ce que les mœurs ont introduit parmi les Peuples, & qui forme la Coûtume des Nations, ou le Droit des Gens fondé sur la Coûtume. Il est évident que ce Droit ne peut imposer quelque obligation qu'aux Nations seules qui en ont adopté les maximes par un long usage. C'est un Droit particulier, de même que le Droit Conventionnel. L’un & l’autre tirent toute leur force du Droit Naturel, qui prescrit aux Nations l’observation de leurs engagemens, exprès ou tacites. Ce même Droit Naturel doit régler la conduite des États, par rapport aux Traités qu'ils concluent, aux Coûtumes qu'ils adoptent. Je dois me borner à donner les Principes généraux & les Règles, que la Loi Naturelle fournit pour la direction des Souverains à cet égard : Le détail des différens Traités & des diverses Coûtumes des Peuples appartient à l’Histoire, & non pas à un Traité systématique du Droit des Gens.
Un pareil Traité doit consister principalement, comme nous l’avons déjà observé dans une application judicieuse & raisonnée des Principes de la Loi Naturelle aux Affaires & à la conduite des Nations & des Souverains. L’étude du Droit des Gens suppose donc une connoissance préalable du Droit Naturel ordinaire. Je suppose en effet, au-moins à un certain point, cette connoissance dans mes Lecteurs. Cependant, comme on n'aime point à aller chercher ailleurs les preuves de ce qu'un Auteur avance, j'ai pris soin d'établir en peu de mots les plus importans de ces Principes du Droit Naturel, dont j'avois à faire l’application aux Nations. Mais je n'ai point cru que, pour les démontrer, il fallût toûjours remonter jusques à leurs premiers fondemens, & je me suis quelquefois contenté de les appuyer sur des Vérités communes, reconnues de tout Lecteur de bonne-foi, sans pousser l’analyse plus loin. Il me suffit de persuader ; & pour cet effet, de ne rien avancer comme Principe, qui ne soit facilement admis par toute personne raisonnable.
Le Droit des Gens est la Loi des Souverains. C'est pour eux principalement, & pour leurs Ministres, qu'on doit l’écrire. Il intéresse véritablement tous les hommes ; & l’étude de ses maximes convient, dans un pays libre, à tous les Citoyens : Mais il importeroit peu d'en instruire seulement des particuliers, qui ne sont point appellés aux Conseils des Nations, & qui n'en déterminent point les démarches. Si les Conducteurs des Peuples, si tous ceux qui sont employés dans les affaires publiques daignoient faire une étude sérieuse d'une Science, qui devroit être leur Loi & leur boussole, quels fruits ne pourroit-on pas attendre d'un bon Traité du Droit des Gens ? On sent tous les jours ceux d'un bon Corps de Loix, dans la Société Civile Droit des Gens est autant au-dessus du Droit Civil, dans son importance, que les démarches des Nations & des Souverains surpassent dans leurs conséquences celles des particuliers.
Mais une funeste expérience ne prouve que trop, combien peu ceux qui sont à la tête des Affaires se mettent en peine du Droit, sa où ils espérent trouver leur avantage. Contens de s'appliquer à une Politique, souvent fausse, puisqu'elle est souvent injuste ; la plûpart croient en avoir assez fait, quand ils l’ont bien étudiée. Cependant on peut dire des États, ce qu'on a reconnu il y a long-tems, à l’égard des particuliers, qu'il n'est point de meilleure & de plus sûre Politique, que celle qui est fondée sur la Vertu. CICERON, aussi grand Maître dans la conduite d'un État que dans l’Eloquence & la Philosophie, ne se contente pas de rejetter la maxime vulgaire, que l’on ne peut gouverner heureusement la République sans commettre des injustices ; il va jusqu'à établir le contraire, comme une vérité constante, & il soutient que l’on ne peut administrer salutairement les Affaires publiques, si l’on ne s'attache à la plus exacte justice (l(l) CICER. Fragment ex Lib. De Republica).
La Providence donne de tems-en-tems au Monde des Rois & des Ministres pénétrés de cette grande vérité. Ne perdons point l’espérance que le nombre de ces sages Conducteurs des Nations se multipliera quelque jour ; & en attendant, que chacun de nous travaille, dans sa sphére, à amener des tems si heureux.
C'est principalement dans la vûë de faire goûter cet Ouvrage à ceux de qui il importe le plus qu'il soit lû & goûté, que j'ai quelquefois joint des exemples aux maximes ; & j'ai été confirmé dans mon idée par l’approbation d'un de ces Ministres, amis éclairés du Genre-humain, & qui seuls devroient entrer dans le Conseil des Rois. Mais j'ai usé avec retenue de cet ornement. Sans jamais chercher à faire un vain étalage d'érudition, j'ai voulu seulement délasser de tems-en-tems mon Lecteur, ou rendre la Doctrine plus sensible dans un exemple ; quelquefois faire voir que la pratique des Nations est conforme aux Principes ; & lorsque j'en ai trouvé l’occasion, je me suis proposé sur toutes choses d'inspirer l’amour de la Vertu, en la montrant si belle, si digne de nos hommages, dans quelques hommes véritablement grands, & même si solidement utile, dans quelque trait frappant de l’Histoire. J'ai pris la plupart de mes exemples dans l’Histoire Moderne, comme plus intéressans, & pour ne pas répéter ceux que GROTIUS, PUFENDORF, & leurs Commentateurs ont accumulés.
Au reste, & dans ces exemples, & dans mes raisonnemens, je me suis étudié à n'offenser personne, me proposant de garder religieusement le respect qui est dû aux Nations & aux Puissances Souveraines. Mais je me suis fait une Loi plus inviolable encore, de respecter la vérité & l’intérêt du Genre-humain. Si de lâches flatteurs du Despotisme s'élèvent contre mes principes, j'aurai pour moi les hommes vertueux, les gens de cœur, les amis des Loix, les vrais Citoyens.
Je prendrois le parti du silence, si je ne pouvois suivre dans mes Ecrits les lumières de ma Conscience. Mais rien ne lie ma plume ; & je ne suis point capable de la prostituer à la flatterie. Je suis né dans un pays, dont la Liberté est l’âme, le trésor & la Loi fondamentale : Je puis être encore, par ma naissance, l’ami de toutes les Nations. Ces heureuses circonstances m'ont encouragé à tenter de me rendre utile aux hommes par cet Ouvrage. Je sentois la foiblesse de mes lumières & de mes talens ; j'ai vû que j'entreprenois une tâche pénible : Mais je serai satisfait, si des Lecteurs estimables reconnoissent dans mon travail l’honnête-homme & le Citoyen.
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