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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:19

EmerichDeVattel-LawOfNation.pngCHAPITRE XVII (b)
De l'interprétation des Traités.



[...]


§.290      Interprétation extensive, prise de la raison de l’Acte.

La considération de la raison d'une Loi, ou d'une Promesse ne sert pas seulement à expliquer les termes obscurs ou équivoques de l'acte, mais encore à en étendre ou resserrer les dispositions, indépendamment des termes, & en se conformant à l'intention & aux vues du Législateur, ou des Contractans, plûtôt qu'à leurs paroles.   Car suivant la remarque de C1CERON, le langage, inventé pour manifester la volonté, ne doit pas en empêcher l’effet.   Lorsque la raison suffisante & unique d'une disposition, soit d'une Loi, soit d'une Promesse, est bien certaine & bien connuë, on étend cette disposition aux cas ou la même raison est applicable, quoiqu'ils ne soient pas compris dans la signification des termes.   C'est ce qu'on appelle l'interprétation extensive.   On dit communément, qu'il faut s'attacher à l’esprit, plûtôt qu'a la lettre.   C'est ainsi que les Mahométans étendent avec raison la défense du vin, faite dans L’Alcoran, à toutes les liqueurs enyvrantes ; cette qualité dangereuse étant la seule raison qui ait pû porter leur Législateur à interdire l'usage du vin.   C'est ainsi encore que si dans un tems où l’on n'avoit d'autres fortifications que des murailles, on étoit convenu de ne point enfermer un certain lieu de murailles, il ne seroit pas permis de le munir de foirés & de remparts ; l'unique vûë du Traité étant manifestement d'empêcher que l’on ne fit de ce lieu une Place forte.

            Mais il faut apporter ici les mêmes précautions, dont nous parlions tout-à-l'heure (§.287), & de plus grandes encore ; puisqu'il s'agit d'une application, à laquelle on n'est autorisé en aucune manière par les termes de l’Acte.   Il faut être bien assûré que l’on connoît la vraie & l'unique raison de la Loi, ou de la Promesse, & que l'Auteur l'a prise dans la même étenduë qu'elle doit avoir pour comprendre le cas, auquel on veut étendre cette Loi ou cette Promesse.   Au reste, je n’oublie point ici ce que j'ai dit ci-dessus (§.268), que le vrai sens d'une promesse n’est pas seulement celui que le promettant a eû dans l'esprit, mais celui qui a été suffisamment déclaré, celui que les deux Contractans ont dû raisonnablement entendre.   La vraie raison d'une promesse est de même celle que le Contrat, la nature des choses & d'autres Circonstances donnent suffisamment à entendre ; il seroit inutile & ridicule d'alléguer quelque vûë détournée, que l’on auroit eûë sécrétement dans l'esprit.

§.291       Des fraudes tendantes à éluder les Loix ou les Promesses.

La Règle qu'on vient de faire sert encore à détruire les prétextes & les misérables évasions de ceux qui cherchent à éluder les Loix ou les Traités.   La bonne-foi s'attache à l’intention, la fraude insiste sur les termes, quand elle croit y trouver de quoi se couvrir.   L'Isle du Phare d'Alexandrie étoit, avec d'autres Isles, tributaire des Rhodiens.   Ceux-ci ayant envoyé des gens pour lever l'impôt, la Reine d'Egypte les amusa quelque tems à sa Cour, se hâtant de faire joindre le Phare au Continent par des jettées ; après quoi elle se moqua des Rhodiens, & leur fit dire, qu'ils avoient mauvaise grâce de vouloir lever sur la terre-ferme un impôt, qu'ils ne pouvoient exiger que des Isles (a) PUFENDORF, Liv. V. Chap. XII. §.18. Il cite AMMI. MARCELL. L. XXII. Ch. XVI).   Une Loi défendoit aux Corinthiens de donner des Vaisseaux aux Athéniens ; ils leur en vendirent à cinq dragmes pour chaque Vaisseau (b) PUFEND. ibid. HERODOTE Erato).   C'étoit un expédient digne de TIBERE, l'usage ne lui permettant point de faire étrangler une vierge, d'ordonner au bourreau de ravir prémièrement cette qualité à la jeune fille de SEJAN, & de l'étrangler ensuite.   Violer l'esprit de la Loi, en feignant d'en respecter la lettre, c'est une fraude non-moins criminelle qu'une violation ouverte ; elle n’est pas moins contraire à l'intention du Législateur, & marque seulement une malice plus artificieuse & plus réfléchie.

§.292       De l'interprétation restrictive.

L'interprétation restrictive, opposée à l'interprétation extensive, est fondée sur le même principe.   De même que l’on étend une disposition aux cas qui, sans être compris dans la signification des termes, le sont dans l'intention de cette disposition & tombent sous la raison qui l'a produite ; on resserre aussi une Loi, ou une Promesse, contre la signification littérale des termes, en se réglant sur la raison de cette Loi ou de cette Promesse c'est-à-dire que, s'il se présente un cas, auquel on ne puisse absolument point appliquer la raison bien connuë d'une Loi, ou d'une Promesse, ce cas doit être excepté, quoique, à ne considérer que la signification des termes il paroisse tomber sous la disposition de la Loi, ou de la Promesse.   Il est impossible de penser à tout, de tout prévoir & de tout exprimer ; il suffit d'énoncer certaines choses, de manière à faire entendre sa pensée sur les choses mêmes dont on ne parle pas.   Et comme le dit SENEQUE le Rhéteur, il est des exceptions si claires, qu'il n’est pas nécessaire de les exprimer.   La Loi condamne à mort quiconque aura frappé son Père : Punira-t-on celui qui l'aura sécoué & frappé pour le tirer d'un assoupissement léthargique ?   Fera-t-on mourir un petit enfant, ou un homme en délire, qui aura porté la main sur l'auteur de ses jours ?   Dans le prémier cas, la raison de la Loi manque tout-à-fait ; elle n’est pas applicable aux deux autres.   On doit rendre le Dépôt : Le rendrai-je au voleur qui me l'a confié, dans le tems que le vrai propriétaire se fait connoître à moi & me demande son bien ?   Un homme a mis son épée en dépôt chez moi : La lui remettrai-je, lorsque, dans un accès de fureur, il me la demande pour tuer un innocent ?

§.293       Son usage pour éviter de tomber dans l'absurde, ou dans ce qui est illicite.

On use de l'interprétation restrictive pour éviter de tomber dans l'absurde (voyez le §.282).   Un homme légue sa Maison à quelqu'un, & à un autre son Jardin, dans lequel on ne peut entrer que par la Maison.   Il seroit absurde qu'il eût légué à celui-ci un Jardin, dans lequel il ne pourroit pas entrer : Il faut donc restreindre la donation pure & simple de la Maison, & entendre que cette Maison n’est donnée que sous la réserve de laisser un passage pour le Jardin.   Cette même interprétation a lieu lorsqu'il se présente un cas, dans lequel la Loi, ou le Traité, pris à rigueur des termes, conduiroit à quelque chose d'illicite.   Il faut alors faire exception de ce cas, personne ne pouvant ni ordonner ni promettre ce qui est illicite.   Par cette raison, quoiqu'on ait promis assistance à un Allié dans toutes ses Guerres, on ne doit lui donner aucun sécours, lorsqu'il en entreprend une manifestement injuste.

§.294       Ou dans ce qui est trop dur & trop onéreux.

Quand il survient un cas, où il seroit trop dur & trop préjudiciable à quelqu'un de prendre une Loi ou une promesse à rigueur des termes, on use encore de l'interprétation restrictive, & on excepte le cas, conformément à l’intention du Législateur, ou de celui qui a fait la promesse.   Car le Législateur ne veut que ce qui est juste & équitable ; & dans les Contrats, personne ne peut s'engager en faveur d'un autre, de façon à se manquer essentiellement à soi-même.   On présume donc avec raison, que ni le Législateur, ni les Contractans, n'ont prétendu étendre leurs dispositions à des cas de cette nature, & qu'ils les excepteroient eux-mêmes, s'ils étoient présens.   Un Prince n’est plus obligé d'envoyer du sécours à ses Alliés, du moment qu'il est attaqué lui-même & qu'il a besoin de toutes ses forces, pour sa propre défense.   Il peut encore, sans aucune perfidie, abandonner une Alliance, lorsque les malheureux succès de la Guerre lui font voir son Etat sur le panchant de sa ruine, s'il ne traite pas incessamment avec l'Ennemi.   C'est ainsi que vers la fin du siècle dernier, VICTOR-AMEDEE Duc de Savoye se vit dans la nécessité de se séparer de ses Alliés, & de recevoir la loi de la France, pour ne pas perdre ses Etats.   Le Roi son fils eût eû de bonnes raisons en 1745 pour justifier une Paix particulière.   Mais son Courage le soutint, & de justes vues sur ses vrais intérêts lui firent prendre la généreuse résolution de lutter coutre une extrémité, qui le dispensoit de reste de persister dans ses engagemens.

§.295       Comment elle doit resserrer la signification convenablement au sujet.

Nous avons dit, ci-dessus (§.280), qu'il faut prendre les expressions dans le sens qui convient au sujet, ou à la matière.   L'interprétation restrictive se dirige aussi sur cette règle.   Si le sujet, ou la matière, dont il s'agit, ne comporte point que les termes d'une disposition soient pris dans toute leur étenduë ; il faut en resserrer le sens, suivant que le sujet le demande.   Supposons que dans un pays la Coûtume ne rende les Fiefs héréditaires que dans la ligne Agnatique proprement dite, dans la ligne masculine ; si un Acte d'inféodation en ce pays-là porte, que le Fief est donné à un tel, pour lui & ses Descendans mâles ; le sens de ces derniers mots doit être restreint aux mâles descendus des mâles ; car le sujet ne permet point qu'on les entende aussi des mâles issus des filles, quoiqu'ils soient au nombre des Descendans mâles du prémier acquéreur.

§.296       Comment le changement survenu dans l’Etat des choses peut former une exception.

On a proposé & agité cette Question : Si les Promesses renferment en elles mêmes cette condition tacite, que les choses demeurent dans l’Etat où elles sont ; ou, si le changement survenu dans l’Etat des choses peut faire une exception à la promesse, & même la rendre nulle ?   Le principe tiré de la raison d'une promesse doit résoudre la question.   S'il est certain & manifeste que la considération de l’Etat présent des choses est entrée dans la raison qui a donné lieu à la promesse ; que la promesse a été faite en considération, en conséquence de cet état des choses ; elle dépend de la conservation des choses dans le même état.   Cela est évident, puisque la promesse n'a été faite que sur cette supposition.   Lors donc que l’Etat des choses essentiel à la promesse, & sans lequel elle n'eût certainement pas été faite, vient à changer ; la promesse tombe avec son fondement : Et dans les cas particuliers, où les choses cessent pour un tems d'être dans l’état qui a opéré la promesse ou concourru à l'opérer ; on doit y faire une exception.   Un Prince électif, se voyant sans enfans, a promis à un Allié de faire ensorte qu'il soit désigné pour son Successeur.   Il lui naît un fils : Qui doutera que la promesse ne soit anéantie par cet événement ?   Celui qui se voyant en paix, a promis du sécours à un Allié, ne lui en doit point, lorsqu'il a besoin de toutes ses forces pour la défense de ses propres Etats.   Les Alliés d'un Prince peu formidable, qui lui auroient promis une assistance fidèle & constante, pour son agrandissement, pour lui faire obtenir un Etat voisin, par élection, ou par un Mariage, seroient très-fondés à lui refuser toute aide & tout sécours, à se liguer même contre lui, au moment qu'ils le verroient parvenu au point de menacer la liberté de l'Europe entière.   Si le grand GUSTAVE n'eût pas été tué à Lutzen, le Cardinal de RICHELIEU, qui avoit fait l'Alliance de son Maître avec ce Prince, qui l'avoit attiré en Allemagne & aidé d'argent, se fût vû, peut-être, obligé de traverser le Conquérant, devenu formidable, de mettre des bornes à ses progrès étonnans, & de soutenir ses ennemis abbattus.   Les Etats-Généraux des Provinces-Unies se conduisirent sur ces principes en 1668.   Ils formèrent la Triple-Alliance en faveur de l'Espagne, auparavant leur mortelle ennemie, contre Louis XIV leur ancien Allié.   Il falloit opposer des digues à une Puissance, qui menaçoit de tout envahir.

            Mais il faut être très-réservé dans l'usage de la présente Règle ; ce seroit en abuser honteusement que de s'autoriser de tout changement survenu dans l’Etat des choses, pour se dégager d'une Promesse : Il n'y en auroit aucune sur laquelle on pût faire fonds.   Le seul état des choses, à raison duquel la promesse a été faite, lui est essentiel, & le changement seul de cet état peut légitimement empêcher, ou suspendre l'effet de cette promesse.   C’est là le sens qu'il faut donner à cette maxime des jurisconsultes, Conventio omnis intelligitur rebus sic stantibus.

            Ce que nous disons des promesses doit s'entendre aussi des Loix.   La Loi qui se rapporte à un certain état des choses, ne peut avoir lieu que dans ce même état.   On doit raisonner de même à l'égard d'une Commission.   C’est ainsi que TITUS, envoyé par son Père pour rendre des devoirs à l'Empereur, retourna sur ses pas, lorsqu'il eut appris la mort de GALBA.

§.297       Interprétation d'un acte dans les cas imprévus.

Dans les cas imprévus, c’est à dire, lorsque l’Etat des choses se trouve tel, que l'Auteur d'une disposition ne l'a point prévu, & n'a pu y penser ; il faut suivre plûtôt son intention que ses paroles, & interpréter l’acte comme il l'interpréteroit lui-même s'il étoit présent, ou conformément a ce qu'il eût fait, s’il eût prévu les choses que l’on connoît présentement.   Cette Règle est d'un grand usage pour les juges, pour tous ceux dont la charge, dans la Société, est de donner effet aux dispositions des Citoyens.   Un père donne, par son Testament, un Tuteur à ses enfans en bas âge.   Après sa mort, le Magistrat trouve que le Tuteur nommé est un dissipateur, sans biens comme sans conduite : Il le renvoie, & en établit un autre, suivant les Loix Romaines (a) DIGEST. Lib. XXVI. Tit. III. De confirm. Tutor. Leg. 10) ; s'attachant à l'intention du Testateur, & non point à ses paroles ; car il est bien raisonnable de penser, & on doit le présumer ainsi, que ce père n'a jamais prétendu donner à ses enfans un Tuteur qui les ruïneroit : Il en eût nommé un autre, s'il eût connu les vices de celui-ci.

§.298       De la raison prise de la possibilité, & non de la seule existence d'une chose.

Quand les choses qui entrent dans la raison d'une Loi ou d'une Convention, sont considérées, non comme actuellement existantes, mais seulement comme possibles ; ou en d'autres termes, quand la crainte d'un événement est la raison d'une Loi, ou d'une promesse ; on n'en peut excepter que les cas seuls, où l’on démontrera que l'événement est véritablement impossible.   La seule possibilité de l'événement suffit pour empêcher toute exception.   Si, par exemple, un Traité porte, que l'on ne mènera point d'Armée, ou de Flotte en certain lieu ; il ne sera pas permis d'y conduire une Armée ou une Flotte en certain lieu ; il ne sera pas permis d'y conduire une Armée ou une Flotte, sous prétexte qu'on le fait sans aucun dessein de nuire.   Car le but d'une clause de cette nature n'est pas seulement de prévenir un mal réel, mais encore d'éloigner tout danger & de s'épargner jusqu'au moindre sujet d'inquiétude.   Il en est de même de la Loi qui défend de marcher la nuit dans les rues avec une torche, ou une chandelle allumée.   Il seroit inutile à celui qui viole la Loi de dire, qu'il n'en est point arrivé de mal ; qu'il a porté la torche avec tant de circonspection, que l’on n'en devoit craindre aucune suite ; c'est assez que le malheur de causer un incendie fût possible, pour que l’on eût dû obéir à la Loi ; & on l'a violée, en causant une crainte, que le Législateur vouloit prévenir.

§.299       Des expressions susceptibles d'un sens étendu & d'un sens plus resserré.

Nous avons observé dès l'entrée de ce Chapitre, que les idées des hommes & leur langage ne sont pas toûjours exactement déterminés.   Il n’est sans-doute aucune langue qui n'offre des expressions, des mots, ou des phrases entières susceptibles d'un sens plus ou moins étendu.   Tel mot convient également au genre & à l'espèce ; celui de faute comprend le dol & la faute proprement dite ; plusieurs animaux n'ont qu'un nom communaux deux genres, perdrix, aloüette, moineau &c., quand on parle des Chevaux seulement par rapport aux services qu'ils rendent aux hommes, on comprend ainsi sous ce nom les Cavales.   Un mot, dans le langage de l'art, a quelquefois plus, quelquefois moins d'étendue, que dans l’usage vulgaire : La mort, en termes de jurisprudence, signifie, non-seulement la mort naturelle, mais aussi la mort civile ; verbum, dans une Grammaire Latine, ne signifie que le verbe ; dans l'usage ordinaire, ce terme signifie un mot, une parole.   Souvent aussi la même phrase désigne plus de choses dans une occasion & moins dans une autre, suivant la nature du sujet, ou de la matière ; envoyer du sécours s'entend quelquefois d'un sécours soûdoyé & entretenu, quelquefois d'un sécours de Troupes, dont celui qui le reçoit fait les fraix.   Il est donc nécessaire d'établir des règles pour l'interprétation de ces expressions indéterminées, pour marquer les cas où on doit les prendre dans le sens le plus étendu, & ceux où il faut les réduire au sens le plus resserré.   Plusieurs des Règles que nous avons déjà exposées, peuvent servir à cette fin.

§.300       Des choses favorables, & des choses odieuses.

Mais c’est particulièrement ici que se rapporte la fameuse distinction des choses favorables & des choses odieuses.   Quelques-uns l'ont rejettée (a) Voyez les Remarques de BARBETRAC sur GROTIUS & sur PUFENDORF).   C'est sans-doute faute de la bien entendre.   En effet, les définitions qui ont été données du favorable & de l'odieux, ne satisfont pas pleinement, & ne sont point d'une application aisée.   Après avoir mûrement considéré ce que les plus habiles ont écrit sur la matière ; voici, ce me semble, à quoi se réduit toute la question, & la juste idée de cette distinction fameuse.   Quand les dispositions d'une Loi, ou d'une Convention sont nettes, claires, précises, d'une application sûre & sans difficulté ; il n'y a pas lieu à aucune interprétation, à aucun Commentaire (§.263).   Le point précis de la volonté du Législateur, ou des Contractans est ce qu'il faut suivre.   Mais si leurs expressions sont indéterminées, vagues, & susceptibles d'un sens plus ou moins étendu ; si ce point précis de leur intention, dans le cas particulier dont il s'agit, ne peut être découvert & fixé par les autres règles d'interprétation ; il faut le présumer suivant les Loix de la raison & de l'équité : Et pour cela, il est nécessaire de faire attention à la nature des choses dont il est question.   Il est des choses, dont l'équité souffre plûtôt l'extension que la restriction, c'est-à-dire, qu'à l'égard de ces choses-là, le point précis de la volonté n'étant pas marqué dans les expressions de la Loi, ou du Contrat, il est plus sûr, pour garder l'équité, de placer ce point, de le supposer, dans le sens le plus étendu, que dans le sens le plus resserré des termes, d'étendre la signification des termes, que de la resserrer : Ces choses-là sont celles que l’on appelle favorables.   Les choses odieuses, au contraire, sont celles dont la restriction tend plus sûrement à l'équité, que leur extension.   Figurons-nous la volonté, l'intention du Législateur ou des Contractans comme un point fixe.   Si ce point est clairement connu, il faut s'y arrêter précisément : Est-il incertain ?   On cherche au moins à s'en approcher.   Dans les choses favorables, il vaut mieux passer ce point, que ne pas l'atteindre ; dans les choses odieuses, il vaut mieux ne pas l'atteindre, que le passer.

§.301       Ce qui tend à l'utilité commune & à l'égalité est favorable ; le contraire est odieux.

Il ne sera pas difficile maintenant de marquer en général quelles choses sont favorables, & quelles sont odieuses.   Et d'abord, tout ce qui va à l'utilité commune dans les Conventions, tout ce qui tend à mettre l'égalité entre les Contractans, est favorable.   Que les Conditions soient égales entre les parties, c'est la voix de l'équité, la règle générale des Contrats.   On ne présume point sans de fortes raisons, que l'un des Contractans ait prétendu favoriser l'autre, à son préjudice ; & ce qui est de l'utilité commune, il n'y a point de danger à l'étendre.   S'il se trouve donc que les Contractans n'ont pas énoncé leur volonté assez clairement, avec toute la précision requise ; certainement il est plus conforme à l'équité de chercher cette volonté dans le sens qui favorise le plus l'utilité commune & l'égalité, que de la supposer dans le sens contraire.   Par les mêmes raisons, tout ce qui n’est point de l'avantage commun, tout ce qui tend à ôter l'égalité d'un Contrat, tout ce qui charge seulement l'une des parties, ou ce qui la charge plus que l'autre, est odieux.   Dans un Traité d'Amitié, d'union & d'Alliance étroite, tout ce qui, sans être onéreux à aucune des parties, tend au bien commun de la Confédération, à en resserrer les nœuds, est favorable.   Dans les Traités inégaux, & sur-tout dans les Alliances inégales ; toutes les Clauses d'inégalité, & principalement celles qui chargent l'Allié inférieur, sont odieuses.   Sur ce principe, que l’on doit étendre, en cas de doute, ce qui va à l'égalité & resserrer ce qui la détruit, est fondée cette règle si connuë : La causé de celui qui cherche à éviter une perte, est plus favorable, que celle de celui qui prétend se procurer quelque profit : Incommoda vitantis melior, quam commoda petentis est causa (a) QUINT. Instit. Orat. Lib. VII. Cap. IV.).

§.302       Ce qui est utile à la Société humaine est favorable ; le contraire est odieux.

Toutes les choses qui, sans trop charger personne en particulier, sont utiles & salutaires à la Société humaine, doivent être comptées au nombre des choses favorables.   Car une Nation se trouve déjà obligée naturellement aux choses de cette nature ; ensorte que, si elle a pris à cet égard quelques engagemens particuliers, on ne risque rien en donnant à ces engagemens le sens le plus étendu qu'ils puissent recevoir.   Craindrons-nous de blesser l'équité, en suivant la Loi Naturelle, en donnant toute leur étenduë à des obligations, qui vont au bien de l'humanité ?   D'ailleurs, les choses utiles à la Société humaine, vont par cela même au commun avantage des Contractans, & sont par conséquent favorables (§.précéd.) Tenons, au contraire, pour odieux, tout ce qui, de sa nature, est plûtôt nuisible qu'utile au genre-humain.   Les choses qui contribuent au bien de la paix, sont favorables ; celles qui mènent à la guerre, sont odieuses.

§.303       Ce qui contient une peine est odieux.

Tout ce qui contient une peine est odieux.   A l'égard des Loix tout le monde convient que dans le doute, le Juge doit se déterminer pour le parti le plus doux, & qu'il vaut mieux, sans contredit, laisser échapper un coupable, que punir un innocent.   Dans les Traités, les clauses pénales chargent l'une des parties ; elles sont donc odieuses (§.301).

§.304       Ce qui rend un Acte nul est odieux.

Ce qui va à rendre un Acte nul & sans effet, soit dans sa totalité, soit en partie, & par conséquent, tout ce qui apporte quelque changement aux choses déjà arrêtées, est odieux.   Car les hommes traitent ensemble pour leur utilité commune ; & si j'ai quelque avantage acquis par un Contrat légitime, je ne puis le perdre qu'en y renonçant.   Lors donc que je consens à de nouvelles clauses, qui semblent y déroger, je ne puis perdre de mon droit qu'autant que j'en ai relâché bien clairement ; & par conséquent, on doit prendre ces nouvelles clauses dans le sens le plus étroit dont elles soient susceptibles ; ce qui est le cas des choses odieuses (§.300).   Si ce qui peut rendre un Acte nul & sans effet, est contenu dans l'Acte même ; il est évident qu'on doit le prendre dans le sens le plus resserré & le plus propre à laisser subsister l’Acte.   Nous avons déjà vû qu'il faut rejetter toute interprétation qui tend à rendre l’Acte nul & sans effet (§.283).

§.305       Ce qui va à changer l’Etat présent des choses est odieux ; le contraire est favorable.

On doit mettre encore au nombre des choses odieuses, tout ce qui va à changer l’Etat présent des choses.   Car le propriétaire ne peut perdre de son droit, que précisément autant qu'il en cède, & dans le doute, la présomption est en faveur du possesseur.   Il est moins contraire à l'équité de ne pas rendre au propriétaire ce dont il a perdu la possession par sa négligence que de dépouiller le juste possesseur, de ce qui lui appartient légitimement.   L'interprétation doit donc s'exposer plûtôt au prémier inconvénient, qu'au dernier.   On peut rapporter encore ici, en plusieurs cas, la règle dont nous avons fait mention au §.301.   Que la Cause de celui qui cherche à éviter une perte est plus favorable, que celle de celui qui demande à faire un gain.

§.306       Des choses mixtes.

Enfin il est des choses qui tiennent tout ensemble du favorable & de l'odieux, suivant le côté par lequel on les regarde.   Ce qui déroge aux Traités, ou qui change l’Etat des choses est odieux ; mais s'il est fait au bien de la paix, il est favorable par cet endroit.   Les peines tiennent toûjours de l'odieux : Cependant elles pourront être rapportées au favorable, dans les occasions où elles sont très-particulièrement nécessaires au salut de la Société.   Quand il s'agit d'interpréter des choses de cette nature, on doit considérer si ce qu'elles ont de favorable l'emporte de beaucoup sur ce qu'elles offrent d'odieux ; si le bien qu'elles procurent en leur donnant toute l'étenduë que les termes peuvent permettre, est fort au-dessus de ce qu'il y a de dur & d'odieux ; & en ce cas, on les compte au nombre des choses favorables.   C'est ainsi qu'un changement peu considérable dans l’Etat des choses, ou dans les Conventions, est compté pour rien, quand il procure le précieux bien de la paix.   De même, on peut donner aux Loix pénales le sens le plus étendu, dans les occasions critiques, où cette rigueur est nécessaire au salut de l'Etat.   CICERON fit exécuter à mort les Complices de CATILINA, sur un Arrêt du Sénat ; le salut de la République ne lui permettant pas d'attendre qu'ils fussent condamnés par le Peuple.   Mais à moins de cette disproportion & toutes choses d'ailleurs égales, la faveur est pour le parti qui n'offre rien d'odieux ; je veux dire que l’on doit s'abstenir des choses odieuses, à moins que le bien qui s'y trouve ne surpasse si fort ce qu'il y a d'odieux, qu'il le fasse en quelque sorte disparoître.   Pour peu que l'odieux & le favorable se balancent dans une de ces choses mixtes, elle est mise au rang des choses odieuses ; & cela par une suite même du principe, sur lequel nous avons fondé la distinction du favorable & de l'odieux (§.300), parceque, dans le doute, il faut préférer le parti où l’on s'expose le moins à blesser l'équité.   On refusera avec raison, dans un cas douteux, de donner du sécours, quoique chose favorable, quand il s'agit de le donner contre un Allié, ce qui seroit odieux.

§.307       Interprétation des choses favorables.

Voici maintenant les Règles d'interprétation, qui découlent des principes que nous venons de poser.

            1°, Quand il s'agit de choses favorables, on doit donner aux termes toute l’étenduë dont ils sont susceptibles selon l’usage commun ; & si un terme a plusieurs significations, la plus étenduë doit être préférée.   Car l'équité doit être la règle de tous les hommes, par-tout où le droit parfait n’est pas exactement déterminé & connu dans sa précision.   Lorsque le Législateur, ou les Contractans n'ont pas marqué leur volonté en termes précis & parfaitement déterminés ; on présume qu'ils ont voulu ce qui est le plus équitable.   Or, en matière de choses favorables, la signification des termes la plus étenduë convient mieux à l'équité, que leur signification plus resserrée.   C'est ainsi que CICERON, plaidant pour CECINA, soutient avec raison, que l'Arrêt interlocutoire qui ordonne de remettre en possession celui qui a été chassé de son héritage, doit s'entendre aussi de celui que l’on a empêché par force d'y entrer (a) Orat. pro Cacina, Cap. XXIII) : Et le Digeste le décide ainsi (b) Digest. Lib. XLIII. Tit. XVI. De vi, & vi armata, Leg. I. & III).   Il est vrai que cette décision est fondée encore sur la règle prise de la parité de raison (§.290).   Car c’est tout un, quant à l’effet, de chasser quelqu'un de son héritage, ou de l'empêcher par force d'y entrer ; & il y a dans les deux cas la même raison pour le rétablir.

            2°, En matière de choses favorables, les termes de l'art doivent être pris dans toute l'étenduë qu'ils ont, non-seulement suivant l'usage ordinaire, mais encore comme termes techniques, si celui qui parle entend l'Art auquel ces termes appartiennent, ou s'il se conduit par les conseils de gens qui entendent cet Art.

           
3°, Mais on ne doit point, pour cette seule raison, qu'une chose est favorable, prendre les termes dans une signification impropre ; & il n’est permis de le faire, que pour éviter l'absurdité, l'injustice, ou la nullité de l'Acte, comme on en use en toute matière (§§. 282.283).   Car on doit prendre les termes d'un Acte dans leur sens propre, conformément à l'usage, à moins que l’on n'ait de très-fortes raisons de s'en écarter (§.271).

            4°, Quoiqu'une chose paroisse favorable, à l'envisager d'un certain côte ; si la propriété des termes, dans son étenduë, conduit à quelque absurdité, ou à quelque injustice, il faut en restreindre la signification suivant les règles données ci-dessus (§§.293. 294).   Car ici la chose devient mixte, dans le cas particulier, & même de celles que l’on doit mettre au rang des choses odieuses.

            5°, Par la même raison, s'il ne suit à la vérité, ni absurdité, ni injustice de la propriété des termes, mais qu'une équité manifeste, ou une grande utilité commune en demande la restriction ; on doit s'en tenir au sens le plus étroit que la signification propre puisse souffrir, même en matière qui paroît favorable en elle-même.   C'est qu'ici encore la matière est mixte, & doit être tenuë pour odieuse, dans le cas particulier.   Du reste, on doit toûjours se souvenir, qu'il ne s'agit, dans toutes ces règles, que des cas douteux ; puisqu'on ne doit point chercher d'interprétation à ce qui est clair & précis (§.263).   Si quelqu'un s'est engagé clairement & formellement à une chose qui lui est onéreuse, il l'a bien voulu ; & il ne peut être reçû après-coup à réclame r l'équité.

§.308       Interprétation des choses odieuses.

Puisque les choses odieuses sont celles dont la restriction tend plus sûrement à l'équité, que leur extension ; & puisque l’on doit prendre le parti le plus convenable à l'équité, quand la volonté du Législateur, ou des Contractans n’est pas exactement déterminée & précisément connuë ; en fait de choses odieuses, il faut prendre les termes dans le sens le plus resserré ; & même on peut admettre jusqu'à un certain point le sens figuré, pour écarter les fuites onéreuses du sens propre & littéral, ou ce qu'il renferme d'odieux.   Car on favorise l’équité & on écarte l'odieux, autant que cela se peut sans aller directement contre la teneur de l'Acte, sans faire violence aux termes.   Or le sens resserré, ni même le sens figuré ne font pas violence aux termes.   S'il est dit dans un Traité que l'un des Alliés fournira un sécours d'un certain nombre de Troupes, à ses propres dépens, & que l'autre donnera le même nombre de Troupes Auxiliaires, mais aux fraix de celui à qui il les enverra : il y a quelque chose d'odieux dans l'engagement du prémier, puisque cet Allié est plus chargé que l'autre.   Mais les termes étant clairs & précis, il n'y a point lieu à aucune interprétation restrictive.   Que si dans ce Traité il étoit stipulé, que l'un des Alliés fournira un sécours de dix-mille hommes, & l'autre seulement un de cinq mille, sans parler des fraix ; on doit entendre que le sécours sera entretenu aux dépens de celui qui le recevra ; cette interprétation étant nécessaire pour ne pas étendre trop loin l'inégalité entre les Contractans.   Ainsi encore la cession d'un Droit, ou d'une Province, faite au Vainqueur pour obtenir la paix, s'interpréte dans le sens le plus resserré.   S'il est vrai que les limites de l'Acadie ayent toûjours été incertaines, & que les François en ayent été les maîtres légitimes ; cette Nation sera fondée à prétendre, qu'elle n'a cédé l’Acadie aux Anglois, par le Traité d'Utrecht, que suivant ses limites les plus étroites.

            En matière de peines en particulier ; quand elles sont réellement odieuses, non-seulement on doit resserrer les termes de la Loi ou du Contrat dans la signification la plus étroite, & adopter même le sens figuré, suivant que le cas l'exige ou le comporte ; il faut de plus admettre les excuses raisonnables, ce qui est une espèce d'interprétation restrictive, tendante à libérer de la peine.

            Il faut observer la même chose à l'égard de ce qui peut rendre un Acte nul & sans effet.   Ainsi quand on convient que le Traité sera rompu, dès que l'un des Contractans manquera en quelque chose à son observation ; il seroit aussi peu raisonnable que contraire au but des Traités, d'étendre l'effet de cette Clause aux fautes les plus légères, & aux cas où celui qui est en défaut peut apporter des excuses bien fondées.

§.309       Exemples.

GROTIUS propose cette question ; si dans un Traité où il est parlé d'Alliés, on doit entendre seulement ceux qui l'étoient au tems du Traité, ou bien tous les Alliés, présens & à venir (a) Liv. II Chap. XVI. §.XIII) ?   Et il donne pour exemple, cet Article du Traité conclu entre les Romains & les Carthaginois, après la Guerre de Sicile : Qu'aucun des deux Peuples ne feroit aucun mal aux Alliés de l'autre.   Pour bien entendre cette partie du Traité, il faut se rappeller le barbare Droit des Gens de ces anciens Peuples : Ils se croyoient permis d'attaquer & de traiter en ennemis tous ceux à qui ils n'étoient unis par aucune Alliance.   L'Article signifie donc que de part & d'autre on traitera en amis les Alliés de son Allié, qu'on s'abstiendra de les molester, de les envahir : Et sur ce pied-là, il est si favorable à tous égards, si conforme à l'humanité & aux sentimens qui doivent unir deux Alliés, qu'on doit sans difficulté l'étendre à tous les Alliés, présens & à venir.   On ne peut point dire que cette clause tient de l'odieux, parce qu'elle gêne la liberté d'un Etat souverain, ou parce qu'elle iroit à faire rompre une Alliance.   Car en s'engageant à ne point -maltraiter les Alliés d'une autre Puissance, on ne s'ôte point la liberté de leur faire la Guerre, s'ils en donnent un juste sujet ; & quand une Clause est juste & raisonnable, elle ne devient point odieuse par la seule raison qu'elle pourra occasionner la rupture de l'Alliance.   Sur ce pied-là, il n'y en auroit aucune qui ne fût odieuse.   Cette raison, que nous avons touchée au §.précédent & au 304, n'a lieu que dans les cas douteux ; par exemple, ici elle devoit empêcher de décider trop facilement que les Carthaginois eussent attaqué sans sujet un Allié des Romains.   Les Carthaginois pouvoient donc, sans préjudice du Traité, attaquer Sagonte, s'ils en avoient un légitime sujet, ou, en vertu du Droit des Gens Volontaire, seulement un sujet apparent, ou spécieux (Prélim. §.21).   Mais ils auroient pû attaquer de même le plus ancien Allié des Romains : Et ceux-ci pouvoient aussi, sans rompre la Paix, se borner à sécourir Sagonte.   Aujourd'hui on comprend les Alliés de part & d'autre dans le Traité : Cela ne veut pas dire que l'un des Contractans ne pourra faire la Guerre aux Alliés de l'autre, s'ils lui en donnent sujet ; mais seulement, que s'il s'élève entr'eux quelque querelle, on se réserve de pouvoir assister son plus ancien Allié ; & en ce sens, les Alliés à venir ne sont pas compris dans le Traité.

            Un autre exemple rapporté par GROTIUS, est pris encore d'un Traité fait entre Rome & Carthage.   Lorsque cette dernière Ville, réduite aux abois par SCIPION EMILIEN, fut obligée de capituler ; les Romains promirent, que Carthage demeureroit libre, ou en possession de se gouverner par ses propres Loix (a) APPI. De Bello Punico).   Ces Vainqueurs impitoyables prétendirent ensuite, que cette Liberté promise regardoit les habitans, & non pas la Ville ; ils exigèrent que Carthage fût rasée, & que ses malheureux habitans s'établissent dans un lieu plus éloigné de la mer.   On ne lit point le récit de ce traitement perfide & cruel, sans regretter que le grand, que l'aimable SCIPION se soit vû obligé d'en être l'instrument.   Sans nous arrêter à la chicane des Romains, sur ce qu'on devoit entendre par Carthage ; certainement la Liberté promise aux Carthaginois, quoique fort restreinte par l’Etat même des choses, devoit bien comprendre au moins le droit de demeurer dans leur Ville.   Se voir obligés de l'abandonner pour s'établir ailleurs, perdre leurs maisons, leur port, les avantages de la situation ; c'étoit un assujettissement incompatible avec le moindre dégré de Liberté, & des pertes si considérables, qu'ils ne pouvoient s'être engagés à les souffrir, que par des termes bien exprès & bien formels.

§.310       Comment on doit interpréter les actes de pure libéralité.

Les promesses libérales, les bienfaits, les récompenses, sont en elles-mêmes au nombre des choses favorables, & reçoivent une interprétation étenduë, à moins qu’elles ne soient onéreuses au Bienfaiteur, qu'elles ne le chargent trop, ou que d'autres circonstances ne fassent voir manifestement qu'on doit les prendre dans un sens resserré.   Car la bonté, la bienveillance, la bénéficence, la généralité sont des vertus libérales ; elles n'agissent point chichement & ne connoissent d'autres bornes que celles qui viennent de la raison.   Mais si le bienfait charge trop celui qui l'accorde, il tient à cet égard de l'odieux ; dans le doute, l'équité ne permet pas alors de présumer qu'il ait été accordé, ou promis suivant toute l'étenduë des termes : On doit donc se borner à la signification plus resserrée, que les paroles peuvent recevoir, & réduire ainsi le bienfait dans les termes de la raison.   La même-chose a lieu, quand d'autres circonstances indiquent manifestement la signification la plus resserrée, comme la plus équitable.

            Sur ces principes, les bienfaits du Souverain le prennent ordinairement dans toute l'étenduë des termes (a) C’est la décision du Droit Romain : DIGEST. Lib. I. Tit. IV. De conflit. Princ. Leg. 3).   On ne présume point qu'il s'en trouve surchargé ; C’est un respect dû à sa Majesté, de croire qu'il y a été porté par de bonnes raisons.   Ils sont donc entièrement favorables en eux-mêmes ; & pour les restreindre, il faut prouver qu'ils sont onéreux au Prince, ou nuisibles à l'Etat.   Au reste, on doit appliquer aux actes de pure libéralité la règle générale établie ci-dessus (§.270) ; si ces Actes ne sont pas précis & bien déterminés, il faut les entendre de ce que l'Auteur a eû vraisemblablement dans l'esprit.

§.311       De la collision des Loix ou des Traités.

Finissons la matière de l'Interprétation par ce qui concerne la collision, le conflict des Loix, ou des Traités.   Nous ne parlons pas ici de la collision d'un Traité avec la Loi Naturelle : Celle-ci l'emporte sans-doute, comme nous l'avons prouvé ailleurs, (§§.163. 161. 170. & 293).   Il y a collision, ou conflict entre deux Loix, deux Promesses, ou deux Traités, lorsqu’il se présente un cas, dans lequel il est impossible de satisfaire en même-tems à l'un & à l'autre, quoique d'ailleurs ces Loix, ou ces Traités ne soient point contradictoires & puissent très-bien être accomplis l'un & l'autre en des tems différens.   Ils sont considérés comme contraires dans le cas particulier, & il s'agit de marquer celui qui mérite la préférence, ou celui auquel il faut faire une exception dans ce cas-là.   Pour ne pas s'y tromper, pour faire l'exception conformément à la Justice & à la raison, on doit observer les Règles suivantes.

§.312       1ère Règle pour les cas de collision.

1°, Dans tous les cas où ce qui est seulement permis se trouve incompatible avec ce qui est prescrit ; ce dernier l'emporte.   Car la simple permission n'impose aucune obligation de faire ou de ne pas faire ; ce qui est permis est laissé à notre volonté, nous pouvons le faire, ou ne le pas faire.   Mais nous n'avons pas la même liberté à l'égard de ce qui nous est prescrit ; nous sommes obligés à le faire : Le prémier ne peut donc y apporter d’obstacle ; & au contraire, ce qui étoit permis en général, ne l'est plus dans le cas particulier, où on ne pourroit profitter de la permission, sans manquer à un devoir.

§.313       2ème Règle.

2°, De même, la Loi, ou le Traité qui permet, doit céder à la Loi, ou au Traité qui défend.   Car il faut obéir à la défense ; & ce qui étoit permis en soi ou en général, se trouve impraticable, quand on ne peut le faire sans violer une défense ; la permission n'a plus de lieu pour ce cas-là.

§.314       3ème Règle.

3°, Toutes choses d'ailleurs égales, la Loi ou le Traité qui ordonne céde à la Loi ou au Traité qui défend.   Je dis, toutes choses d'ailleurs égales ; car il peut se trouver bien d'autres raisons, qui feront faire l'exception contre la Loi prohibitive, ou contre le Traité qui défend.   Les Règles sont générales ; chacune se rapporte à une idée, prise abstractivement, & marque ce qui suit de cette idée, sans préjudice des autres Règles.   Sur ce pied-là, il est aisé de voir, qu'en général, si l’on ne peut obéir à une Loi affirmative sans violer une Loi négative, il faut s'abstenir de satisfaire à sa prémière.   Car la défense est absoluë de soi ; au lieu que tout précepte, tout commandement est de sa nature conditionnel, il suppose le pouvoir, ou l'occasion favorable de faire ce qui est prescrit.   Or quand on ne peut le faire sans violer une défense ; l'occasion manque, & ce conflict de Loix produit une impossibilité morale d'agir : Ce qui est prescrit en général, ne l'est plus, dans le cas où il ne peut se faire sans commettre une action défenduë (a) La Loi qui défend, apporte dans le cas, une exception à celle qui ordonne. CICER, De Inventione, Lib. II. n. 145).   C’est sur ce fondement que l’on convient généralement, qu'il n’est pas permis d'employer des moyens illicites pour une fin loüable ; par exemple, de voler pour faire l'aumône.   Mais on voit qu'il s'agit ici d'une défense absoluë, ou des cas dans lesquels la défense générale est véritablement applicable, équivalente alors à une défense absoluë ; il est bien des défenses, auxquelles les circonstances font exception.   Nous nous ferons mieux entendre encore dans un exemple.   Il est très-expressément défendu, pour des raisons à moi inconnuës, de passer en certain lieu, sous quelque prétexte que ce soit.   On me donne ordre de porter un message ; je trouve tous les autres passages fermés : Je reviens sur mes pas plûtôt que de profitter de celui qui est si absolument interdit.   Mais si ce passage est défendu en général, seulement pour éviter quelque dommage aux fruits de la terre, il m'est aisé de juger, que les ordres dont je suis porteur doivent faire une exception.

            Pour ce qui regarde les Traités, on n’est obligé d'accomplir ce qu'un Traité prescrit, qu'autant qu'on en a le pouvoir ; or on n'est point en pouvoir de faire ce qu'un autre Traité défend : Donc, en cas de collision, on fait exception au Traité qui prescrit, & celui qui défend l'emporte : Mais, toutes choses d'ailleurs égales ; car nous allons voir par exemple, qu'un Traité ne peut déroger à un autre plus ancien, fait avec un autre Etat, ni en empêcher l'effet, directement ou indirectement.

§.315       4ème Règle.

4°, La date des Loix ou des Traités fournit de nouvelles raisons pour établir l'exception, dans les cas où il y a conflict.   Si le conflict se trouve entre deux Loix affirmatives, ou deux Traités affirmatifs aussi & conclus entre les mêmes personnes ou les mêmes Etats ; le dernier en date l'emporte sur le plus ancien.   Car il est manifeste que ces deux Loix, ou ces deux Traités émanant du même pouvoir, le dernier a pû déroger au prémier.   Mais il faut toûjours supposer les choses d'ailleurs égales.   S'il y a collision entre deux Traités faits avec deux Etats différens ; le plus ancien l’emporte.   Car on ne pouvoit s'engager à rien qui y fût contraire, dans le Traité qui a suivi : Et si ce dernier se trouve, dans un cas, incompatible avec le plus ancien, son exécution est censée impossible ; parceque le promettant n'a pas le pouvoir d'agir contre ses engagemens antérieurs.

§.316      5ème Règle.

5°, De deux Loix, ou de deux Conventions, toutes choses d’ailleurs égales, on doit préférer celle qui est la moins générale, & qui approche le plus de l’affaire dont il s'agit.   Parceque ce qui est spécial souffre moins d'exceptions que ce qui est général ; il est ordonné plus précisément, & il paroît qu'on l'a voulu plus fortement.   Servons-nous de cet exemple de PUFENDORF (a) Droit de la Nat. & des Gens, Liv. V. Chap. XII. §.XXIII) : Une Loi défend de paroître en public avec des armes, pendant les jours de fête ; une autre Loi ordonne, de sortir en armes pour se rendre à son poste, dès qu'on entendra sonner le tocsin.   On sonne le tocsin un jour de fête.   Il faut obéir à la dernière Loi, qui forme une exception à la prémière.

§.317       6ème Règle.

6°, Ce qui ne souffre point de délai, doit être préféré à ce qui peut se faire en un autre tems.   Car c’est le moyen de tout concilier, & de satisfaire à l'une & à l'autre obligation ; au lieu que si l’on préféroit celle qui peut s'accomplir dans un autre tems, on se mettroit sans nécessité dans le cas de manquer à la prémière.

§.318       7ème Règle.

7°, Quand deux devoirs se trouvent en concurrence ; le plus considérable, celui qui comprend un plus haut degré d'honnêteté & d'utilité, mérite la préférence.   Cette Règle n'a pas besoin de preuve.   Mais elle regarde les devoirs qui sont également en notre puissance, &, pour ainsi dire, à notre choix ; il faut prendre garde de n'en pas faire une fausse application à deux devoirs, qui ne sont pas véritablement en concurrence, mais dont l'un ne laisse pas de lieu à l'autre ; l'obligation qui lie au prémier, ôtant la liberté de remplir le second.   Par exemple, il est plus loüable de défendre une Nation contre un injuste aggresseur, que d'aider une autre dans une Guerre offensive.   Mais si cette dernière est la plus ancienne Alliée, on n’est pas libre de lui refuser du sécours, pour le donner à l'autre ; on est engagé : Il n'y a pas, à parler exactement, de concurrence entre ces deux devoirs ; ils ne sont pas à notre choix : Le plus ancien engagement rend le second devoir impraticable pour le présent.   Cependant, s'il s’agissoit de préserver un nouvel Allié d'une ruïne certaine, & que l'ancien ne fût pas dans la même extrémité ; ce seroit le cas de la Règle précédente.

            Pour ce qui est des Loix en particulier, on doit sans-doute la préférence aux plus importantes & aux plus nécessaires.   C'est ici la grande règle, dans leur conflict, celle qui mérite le plus d'attention, & c'est aussi celle que CICERON met à la tête de toutes les règles qu'il donne sur la matière.   C’est aller contre le but général du Législateur, contre la grande fin des Loix, que d'en négliger une de grande importance, sous prétexte d'en observer une autre moins intéressante & moins nécessaire C'est pécher en effet ; car un moindre bien, s'il en exclud un plus grand, revêt la nature du mal.

§.319       8ème Règle.

8°, Si nous ne pouvons nous acquitter en même tems de deux choses, promises à la même personne, C’est à elle de choisir celle que nous devons accomplir.   Car elle peut nous dispenser de l'autre, pour le cas ; & alors, il n'y aura plus de conflict.   Mais si nous ne pouvons nous informer de sa volonté, nous devons présumer qu'elle veut la plus importante, & la préférer.   Et dans le doute, nous devons faire celle à laquelle nous sommes le plus fortement obligés ; étant à présumer qu'elle a voulu nous lier plus fortement à celle qui l'intéresse le plus.

§.320       9ème Règle.

9°, Puisque la plus forte obligation l'emporte sur la plus foible ; s'il arrive qu'un Traité confirmé par serment se trouve en conflict avec un Traité non-juré ; toutes chose d'ailleurs égales ; le prémier l'emporte.   Parceque le serment ajoûte une nouvelle force à l'obligation.   Mais comme il ne change rien à la nature des Traités (§§.225 & suiv.) ; il ne peut, par exemple, donner l'avantage à un nouvel Allié sur un Allié plus ancien, dont le Traité ne sera pas juré.

§.321       10ème Règle.

10°, Par la même raison, & aussi toutes choses d'ailleurs égales, ce qui imposé sous une peine, l'emporte sur ce qui n'en est point accompagné ; & ce qui porte une plus grande peine, sur ce qui en porte une moindre.   Car la sanction & la Convention pénales renforcent l'obligation : Elles prouvent qu'on a voulu la chose plus fortement (a) C’est aussi la raison qu'en donne CICERON), & cela à-proportion que la peine est plus ou moins sévère.

§.322       Remarque générale sur la manière d’observer toutes les Règles précédentes.

Toutes les Règles contenuës dans ce Chapitre doivent se combiner ensemble, & l'Interprétation se faire de manière qu'elle s'accommode à toutes, selon qu'elles sont applicables au cas.   Lorsque ces Règles paroissent se croiser, elles se balancent & se limitent réciproquement, suivant leur force & leur importance, & selon qu'elles appartiennent plus particulièrement au cas dont il est question.



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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:18
CHAPITRE XVII (a)
De l'interprétation des Traités.



§.262       Qu’il est nécessaire d'établir des règles d'interprétation.

Si les idées des hommes étoient toûjours distinctes & parfaitement déterminées, s'ils n'avoient pour les énoncer que des termes propres, que des expressions également claires, précises, susceptibles d'un sens unique ; il n'y auroit jamais de difficulté à découvrir leur volonté dans les paroles par lesquelles ils ont voulu l'exprimer : il ne faudroit qu'entendre la langue.   Mais l'Art de l'Interprétation ne seroit point encore pour cela un Art inutile.   Dans les Concessions, les Conventions, les Traités, dans tous les Contrats, non plus que dans les Loix, il n’est pas possible de prévoir & de marquer tous les cas particuliers : On statuë, on ordonne, on convient sur certaines choses, en les énonçant dans leur généralité ; & quand toutes les expressions d'un Acte seroient parfaitement claires, nettes & précises, la droite interprétation consisteroit encore à faire, dans tous les cas particuliers qui se présentent, une juste application de ce qui a été arrêté d'une manière générale.   Ce n’est pas tout : les Conjonctures varient, & produisent de nouvelles espèces de cas, qui ne peuvent être ramenés aux termes du Traité, ou de la Loi, que par des inductions tirées des vues générales des Contractans, ou du Législateur.   Il se présente des contradictions, des incompatibilités, réelles ou apparentes, entre diverses dispositions ; il est question de les concilier, de marquer le parti qu'il faut prendre.   Mais c'est bien pis, si l’on considére que la fraude cherche à mettre à profit même l'imperfection du langage ; que les hommes jettent à dessein de l'obscurité, de l'ambiguïté dans leurs Traités, pour se ménager un prétexte de les éluder dans l'occasion.   Il est donc nécessaire d'établir des Règles, fondées sur la raison & autorisées par la Loi Naturelle, capables de répandre la lumière sur ce qui est obscur, de déterminer ce qui est incertain, & de frustrer l'attente d'un Contractant de mauvaise-foi.   Commençons par celles qui vont particulièrement à ce dernier but, par ces maximes de justice & d'équité, destinées à réprimer la fraude, à prévenir l'effet de ses artifices.

§.263       1ère Maxime générale : Il n’est pas permis d'interpréter ce qui n'a pas besoin d'interprétation.

La prémière Maxime générale sur l'Interprétation est, qu'il n'est pas permis d'interpréter ce qui n'a pas besoin d’interprétation.   Quand un Acte est conçû en termes clairs & précis, quand le sens en est manifeste & ne conduit à rien d'absurde ; on n'a aucune raison de se refuser au sens que cet Acte présente naturellement.   Aller chercher ailleurs des conjectures, pour le restreindre, ou pour l'étendre, c’est vouloir l'éluder.   Admettez une fois cette dangereuse méthode ; il n’est aucun Acte qu'elle ne rende inutile.   Que la lumière brille dans toutes les dispositions de vôtre Acte, qu'il soit conçû dans les termes les plus précis & les plus clairs ; tout cela vous sera inutile, s'il est permis de chercher des raisons étrangères, pour soutenir qu'on ne peut le prendre dans le sens qu'il présente naturellement.

§.264       2ème Maxime générale : Si celui qui pouvoit & devoit s'expliquer, ne l'a pas fait ; c’est à son dam.

Les Chicaneurs, qui contestent le sens d'une disposition claire & précise, ont coûtume de chercher leurs vaines défaites dans l'intention, dans les vûës, qu'ils prêtent à l'Auteur de cette disposition.   Il seroit très-souvent dangereux d'entrer avec eux dans la discussion de ces vues supposées, que l’Acte même n'indique point.   Voici une Règle plus propre à les repousser, & qui coupe court à toute chicane : Si celui qui pouvoit & devoit s'expliquer nettement & pleinement, ne l'a pas fait ; tant pis pour lui : Il ne peut être reçû à apporter subséquemment des restrictions, qu'il n'a pas exprimées.   C'est la Maxime du Droit Romain : Pactionem obscuram iis nocere, in quorum fuit potestate legem apartius conscribere (a) DIGEST. Lib. II. Tit. XIV. de Pactis, Leg. 39. & DIGEST. Lib XVIII. Tit. I. de contrabenda emptione, Leg. 21.).   L'équité de cette règle saute aux yeux ; sa Nécessité n’est pas moins évidente.   Nulle Convention assurée, nulle Concession ferme & solide, si l’on peut les rendre vaines par des limitations subséquentes, qui devoient être énoncées dans Acte, si elles étoient dans la volonté des Contractans.

§.265       3ème Maxime générale : Ni l'un ni l'autre des Contractans n'est en droit d'interpréter l'Acte à son gré.

Voici une 3ème Maxime générale, ou un 3ème Principe, au sujet de l'interprétation : ni l'un ni l'autre des intéressés, ou des Contractans n’est en droit d'interpréter à son gré l’Acte, ou le Traité.   Car si vous êtes le maître de donner à ma promesse le sens qui vous plaira, vous serez le maître de m'obliger à ce que vous voudrez, contre mon intention, & au-delà de mes véritables engagemens : Et réciproquement, s'il m'est permis d'expliquer à mon gré mes promesses, je pourrai les rendre vaines & illusoires, en leur donnant un sens tout différent de celui qu'elles vous ont présenté, & dans lequel vous avez dû les prendre, en les acceptant.

§.266       4ème Maxime générale : On prend pour vrai ce qui est suffisamment déclaré.

En toute 0ccasion, où quelqu’un a pû & dû manifester son intention, on prend pour vrai contre lui, ce qu'il a suffisamment déclaré.   C’est un Principe incontestable, que nous appliquons aux Traités ; car s'ils ne sont pas de vains jeux, les Contractans doivent y parler vrai & suivant leurs intentions.   Si l'intention suffisamment déclarée n'étoit pas prise de droit pour la vraie intention de celui qui parle & qui s'engage, il feroit fort inutile de contracter & de faire des Traités.

§.267       On doit se règler plûtôt sur les paroles du promettant, que sur celles de celui qui stipule.

Mais on demande ici quel est celui des Contractans, dont les expressions sont les plus décisives pour le vrai sens du Contrat ; s'il faut s'arrêter à celles du promettant, plutôt qu'à celles de celui qui stipule ?   La force & l’obligation de tout Contrat venant d'une promesse parfaite ; & celui qui celui qui promet n'y pouvant être engagé au-delà de sa volonté suffisamment déclarée ; Il est bien certain que, pour connoître le vrai sens d'un Contrat, il faut principalement faire attention aux paroles de celui qui promet.   Car il s'engage volontairement par ses paroles, & on prend pour vrai contre lui, ce qu'il a suffisamment déclaré.   Ce qui paroît avoir donné lieu à cette question, c'est la manière en laquelle se font quelquefois les Conventions : L'un offre les Conditions, & l’autre les accepte ; c'est-à-dire que le prémier propose ce à quoi il prétend que l'autre s'oblige envers lui, & le sécond déclare à quoi il s'oblige en effet.   Si les paroles de celui qui accepte la condition se rapportent aux paroles de celui qui l'offre ; il est vrai que l’on doit se régler sur les expressions de celui-ci ; mais c’est parceque le promettant est censé ne faire que les répéter, pour former sa promesse.   Les Capitulations des Places assiégées peuvent nous servir ici d'exemple.   L'Assiégé propose les Conditions, auxquelles il veut rendre la Place ; l'Assiégeant les accepte : les Expressions du prémier n'obligent en rien le sécond, si non entant qu'il les adopte.   Celui qui accepte la Condition est le vrai promettant, & c'est dans ses paroles que l’on doit chercher le vrai sens de l'Acte, soit qu'il les choisisse & les forme lui-même, soit qu'il adopte les expressions de l'autre partie, en s'y rapportant dans sa promesse.   Mais il faut toûjours se souvenir de ce que nous venons de dire, que l’on prend pour vrai contre lui ce qu'il a suffisamment déclaré.   Je vai me faire entendre encore plus clairement.

§.268       5ème Maxime générale : L'interprétation doit se faire suivant des règles certaines.

Il est question dans l'interprétation d'un Traité, ou d'un Acte quelconque, de savoir de quoi les Contractans sont convenus, de déterminer précisément, dans l'occasion, ce qui a été promis & accepté ; c'est -à-dire, non pas seulement ce que l'une des parties a eû l'intention de promettre, Mais encore ce que l'autre a dû croire raisonnablement & de bonne-foi lui être promis ; ce qui lui a été suffisamment déclaré, & sur quoi elle a dû régler son acceptation.   L'interprétation de tout Acte & de tout Traité doit donc se faire suivant des Règles certaines, propres à en déterminer le sens, tel qu'ont dû naturellement l'entendre les intéressés, lorsque l'Acte a été dressé & accepté.   C’est un 5ème Principe.

            Comme ces Règles seront fondées sur la droite Raison & par conséquent approuvées & prescrites par la Loi Naturelle ; tout homme, tout Souverain est obligé de les admettre & de les suivre.   Si l’on ne reconnoît pas des règles, qui déterminent le sens dans lequel les expressions doivent être prises ; les Traités ne seront plus qu'un jeu ; on ne pourra convenir de rien avec sûreté, & il fera presque ridicule de faire fonds sur l'effet des Conventions.

§.269       La foi des Traités oblige à suivre ces règles.

Mais les Souverains ne reconnoissant point de commun Juge, point de Supérieur, qui puisse les obliger à recevoir une Interprétation fondée sur de justes règles ; la Foi des Traités fait ici toute la sûreté des Contractans.   Cette Foi n’est pas moins blessée par le refus d'admettre une interprétation évidemment droite, que par une infraction ouverte.   C’est la même injustice, la même infidélité ; & pour s'envelopper dans les subtilités de la fraude, elle n'en est pas moins odieuse.

§.270       Règle générale d'interprétation.

Entrons maintenant dans le détail des règles sur lesquelles l'interprétation doit se diriger, pour être juste & droite.   Puisque l'interprétation légitime d'un Acte ne doit tendre qu'à découvrir la pensée de l'Auteur, ou des Auteurs de cet Acte ; dés qu'on y rencontre quelqu'obscurité, il faut chercher quelle a été vraisemblablement la pensée de ceux qui l'ont dressé, & l'interpréter en conséquence.   C'est la Règle générale de toute interprétation.   Elle est particulièrement à fixer le sens de certaines expressions, dont la signification n’est pas suffisamment déterminée.   En vertu de cette règle, il faut prendre ces expressions dans le sens le plus étendu, quand il est vraisemblable que celui qui parle a eû en vuë tout ce qu'elles désignent dans ce sens étendu ; & au contraire, on doit en resserrer la signification, s'il paroît que l'Auteur a borné sa pensée à ce qui est compris dans le sens le plus resserré.   Supposons qu'un mari ait légué à sa femme tout son argent.   Il s'agit de sçavoir, si cette expression marque seulement l'argent comptant, ou si elle s'étend aussi à celui qui est placé, qui est dû par Billets & autres Titres.   Si la femme est pauvre, si elle étoit chére à son mari, s'il se trouve peu d'argent comptant, & que le prix des autres biens surpasse de beaucoup celui de l'argent ; tant en comptant qu'en papiers ; il y a toute apparence que le mari a entendu léguer aussi bien l'argent qui lui est dû, que celui qu'il a dans ses Coffres.   Au contraire, si la femme est riche, s'il se trouve de grosses sommes en argent comptant, & si la valeur de celui qui est dû excéde de beaucoup celle des autres biens, il paroît que le mari n'a voulu léguer à sa femme que son argent comptant.

            On doit encore, en conséquence de la même règle, donner à une disposition toute l'étenduë qu'emporte la propriété des termes, s'il paroît que l'Auteur a eû en vûë tout ce qui est compris dans cette propriété ; mais il faut restreindre la signification, lorsqu'il est vraisemblable que celui qui a fait la disposition, n'a point entendu l'étendre à tout ce que la propriété des termes peut embrasser.   On en donne cet exemple : Un Père, qui a un fils unique, légue à la fille d'un Ami toutes ses pierreries.   Il a une épée enrichie de Diamans, qui lui a été donnée par un Roi.   Certainement il n'y a aucune apparence que le Testateur ait pensé à faire passer ce gage honorable dans une famille étrangère.   Il faudra donc excepter du Legs cette épée avec les pierreries dont elle est ornée, & restreindre la signification des termes aux pierreries ordinaires.   Mais si le Testateur n'a ni fils, ni héritier de son nom ; s'il instituë pour son héritier un étranger ; il n'y a aucune raison de restreindre la signification des termes ; il faut les prendre suivant toute leur propriété, étant vraisemblable que le Testateur les a employés de même.

§.271       On doit expliquer les termes conformément à l’usage commun.

Les Contractans sont obligés de s'exprimer de manière qu'ils puissent s'entendre réciproquement.   Cela est manifeste par la nature même de l'Acte.   Ceux qui contractent, concourrent dans la même volonté, ils s'accordent à vouloir la même chose ; & comment s'y accorderont-ils, s'ils ne s'entendent pas parfaitement ?   Leur Contrat ne sera plus qu'un jeu, ou qu'un piége.   Si donc ils doivent parler de manière à être entendus, il faut qu'ils employent les mots dans le sens que l'usage leur attribue, dans leur sens propre ; qu'ils attachent aux termes dont ils se servent, à toutes leurs expressions, une signification reçuë.   Il ne leur est pas permis de s'écarter à-dessein, & sans en avertir, de l'usage & de la propriété des termes.   Et l’on présume qu'ils s'y sont conformés, tant que l’on n'a pas des raisons pressantes, de présumer le contraire ; car la présomption est en général, que les choses ont été faites comme elles ont dû l'être.   De toutes ces vérités incontestables, résulte cette Règle : Dans l'interprétation des Traités, des Pactes & des Promesses, on ne doit point s’écarter du commun usage de la langue à moins que l’on n'en ait de très-fortes raisons.   Au défaut de la certitude, il faut suivre la probabilité dans les affaires humaines.   Il est ordinairement très-probable que l’on a parlé suivant l'usage ; cela fait toujours une présomption très-forte, laquelle ne peut être surmontée que par une présomption contraire, plus forte encore.   CAMDEN (a) Histoire d’Elisabeth, Partie II.) rapporte un Traité, dans lequel il est dit expressément, que le Traité doit être entendu précisément suivant la force & la propriété des termes.   Après une semblable clause, on ne peut, sous aucun prétexte, s'écarter du sens propre que l'usage attribuë aux termes ; la volonté des Contractans y étant formelle, & déclarée de la manière la plus précise.

§.272       De l'interprétation des Traités anciens.

L'usage dont nous parlons est celui du tems auquel le Traité, ou l'Acte en général, a été conclu & dressé.   Les langues varient sans-cesse ; la signification, la force des termes change avec le tems.   Quand on a à interpréter un Acte ancien, il faut donc connoître l'usage commun du tems où il a été écrit : Et l’on découvre cet usage dans les actes de la même date, dans les Ecrivains contemporains, en les comparant soigneusement ensemble.   C'est l'unique source où l’on puise avec sûreté.   L'usage des langues vulgaires étant très-arbitraire, comme chacun le sçait ; les recherches étymologiques & grammaticales, pour découvrir le vrai sens d'un mot, dans le commun usage, ne formeroient qu'une vaine théorie, aussi inutile que destituée de preuves.

§.273       Des chicanes sur les mots.

Les paroles ne sont destinées qu'à exprimer les pensées ; Ainsi la vraie signification d'une expression, dans l'usage ordinaire, c’est l'idée que l’on a coûtume d'attacher à cette expression.   C'est donc une chicane grossiére que de s'attacher aux mots, pris dans un sens particulier, pour éluder le vrai sens de l'expression entiére.   MAHOMET Empereur des Turcs, ayant promis à un homme, à la prise de Négrepont, d'épargner sa tête, le fit couper en deux par le milieu du corps.   TAMERLAN, après avoir reçû à composition la ville de Sèbaste, sous promesse de ne point répandre de sang, fit enterrer tout vifs les Soldats de la Garnison (a) Voyez PUFENDORF Droit de la Nat. & des Gens Liv. V. Chap. XII. §.III, LA-CROIX, Histoire de Timur-bec, Liv. V. Chap. XV. parle de cette cruauté de Timur-bec, ou Tamerlan, envers 4000. Cavaliers Arméniens, mais il ne dit rien de la perfidie, que d'autres lui attribuent).   Grossiéres échapatoires, qui ne sont qu'aggraver la faute d'un perfide, suivant la remarque de Ciceron (b) De Offic. Lib. III. c. 32) !   Epargner la tête de quelqu'un, ne point répandre de sang, sont des expressions, qui, dans l’usage ordinaire, & sur-tout en pareille occasion, disent manifestement la même chose que donner la vie sauve.

§.274       Règle à ce sujet.

Toutes ces misérables subtilités sont renversées par cette Règle incontestable : Quand on voit manifestement quel est le sens qui convient à l'intention des Contractans, il n’est pas permis de détourner leurs paroles à un sens contraire.   L'intention suffisamment connuë fournit la vraie matière de la Convention, ce qui est promis & accepté, demandé & accordé.   Violer le Traité, c'est aller contre l'intention qu'il manifeste suffisamment, plûtôt que contre les termes, dans lesquels il est conçû.   Car les termes ne sont rien, sans l'intention qui doit les dicter.

§.275       Des réservations mentales.

Est-il nécessaire, dans un siécle éclairé, de dire que les réservations mentales ne peuvent être admises dans les Traités ?   La chose est trop manifeste ; puisque, par la nature même du Traité, les parties doivent s'énoncer de maniére qu'elles puissent s'entendre réciproquement (§.271).   Il n’est guères personne aujourd'hui, qui n'eût honte de se fonder sur une réservation mentale.   A quoi tend une pareille finesse, si ce n’est à endormir quelqu'un sous la vaine apparence d'un engagement ?   C'est donc une véritable friponnerie.

§.276       De l'interprétation des termes techniques.

Les termes techniques, ou les termes propres aux Arts & aux Sciences, doivent ordinairement s'interpréter suivant la définition qu'en donnent les Maîtres de l'Art, les personnes versées dans la connoissance de l'Art ou de la Science, à laquelle le terme appartient.   Je dis ordinairement ; car cette règle n’est point si absoluë, que l’on ne puisse, ou que l’on ne doive même s'en écarter, quand on a de bonnes raisons de le faire ; comme, par exemple, s’il étoit prouvé que celui qui parle dans un Traité, ou dans tout autre Acte, n'entendoit pas l'Art, ou la Science, dont il a emprunté le terme, qu'is ne connoissoit pas la force du mot, pris comme terme technique ; qu'il l'a employé dans un sens vulgaire &c.

§.277       Des termes dont la signification admet des dégrés.

Si toutefois les termes d'art, ou autres, se rapportent â des choses qui admettent différens degrés ; il ne faut pas s'attacher scrupuleusement aux définitions, mais plûtôt on doit prendre ces termes dans un sens convenable au discours, dont ils font partie., Car on définit réguliérement une chose dans son état le plus parfait ; & cependant il est certain, qu'on ne l'entend pas dans cet état le plus parfait, toutes les fois qu'on en parle.   Or l'interprétation ne doit tendre qu'à découvrir la volonté des Contractans (§.268) ; elle doit donc attribuer à chaque terme le sens que celui qui parle a eû vraisemblablement dans l'esprit.   Ainsi, quand on est convenu dans un Traité, de se soumettre à la décision de deux ou trois habiles jurisconsultes, il seroit ridicule de chercher à éluder le Compromis, sous prétexte qu'on ne trouvera aucun jurisconsulte accompli de tout point, ou de presser les termes jusqu'à rejetter tous ceux qui n'égaleront pas CUJAS ou GROTIUS.   Celui qui auroit stipulé un sécours de dix-mille hommes de bonnes Troupes, seroit-il fondé à prétendre des Soldats, dont le moindre fût comparable aux Vétérans de JULES-CESAR ?   Et si un Prince avoit promis à son Allié un bon Général ; ne pourroit-il lui envoyer qu'un MARLBOUROUGH, ou un TURENNE ?

§.278       De quelques expressions figurées.

Il est des expressions figurées qui sont devenues si familières dans le commun usage de la langue, qu'elles tiennent lieu en mille occasions de termes propres, ensorte qu'on doit les prendre dans leur sens figuré, sans faire attention à leur signification originaire, propre & directe : Le sujet du discours indique suffisamment le sens qu'on doit leur donner.   Ourdir une trame, porter le fer & le feu dans un pays, sont des expressions de cette sorte : Il n’est presque aucune occasion, où il ne fût absurde de les prendre dans leur sens littéral & direct.

§.279       Des expressions équivoques.

Il n’est peut-être aucune langue qui n'ait aussi des mots qui signifient deux ou plusieurs choses différentes, & des phrases susceptibles de plus d'un sens.   De là naît l'équivoque dans le discours.   Les Contractans doivent l'éviter soigneusement.   L'employer à-dessein, pour éluder ensuite ses engagemens, c’est une véritable perfidie ; puisque la foi des Traités oblige les Parties contractantes à exprimer nettement leur intention (§.271).   Que si l'équivoque s’est glissée dans un Acte, c’est à l'interprétation de faire disparoître l'incertitude qu'elle produit.

§.280       Règle pour ces deux cas.

Voici la Règle, qui doit diriger l'interprétation, dans ce cas, de même que dans le précédent : On doit toûjours donner aux expressions le sens le plus convenable au sujet, ou à la matière dont il s'agit.   Car on cherche par une droite interprétation, à découvrir la pensée de ceux qui parlent, des Contractans dans un Traité.   Or on doit présumer que celui qui emploie un mot susceptible de plusieurs significations, l'a pris dans celle qui convient au sujet.   A mesure qu'il s'occupe de la matière dont il s'agit, ses termes propres à exprimer sa pensée se présentent à lui ; ce mot équivoque n'a donc pû s'offrir que dans le sens par lequel il est propre à rendre la pensée de celui qui s'en sert ; c'est-à-dire, dans le sens qui convient au sujet.   Il seroit inutile d'opposer, que l’on a recours quelquefois à des expressions équivoques, dans la vuë de donner à entendre toute autre chose, que ce que l’on a véritablement dans l’esprit ; & qu'alors le sens qui convient au sujet, n’est pas celui qui répond à l'intention de l'homme qui parle.   Nous avons déjà observé que, toutes les fois qu'un homme peut & doit manifester son intention, on prend pour vrai contre lui ce qu'il a suffisamment déclaré (§.266) Et comme la bonne-foi doit régner dans les Conventions ; on les interpréte toûjours dans la supposition, qu'elle y a règné en effet.   Eclaircissons la Règle par des exemples.   Le mot de jour s'entend du jour naturel, ou du tems que le soleil nous éclaire de sa lumière, & du jour civil, ou d'un espace de vingt quatre heures.   Quand on l'emploie dans une Convention, pour désigner un espace de tems, le sujet même indique manifestement que l’on veut parler du jour civil, ou d'un terme de vingt-quatre heures.   C'étoit donc une misérable chicane, ou plûtôt une perfidie insigne de CLEOMENE, lorsqu'ayant fait une Trève de quelques jours avec ceux d'Argos, & les trouvant endormis la troisième nuit, sur la foi du Traité, il en tua une partie & fit les autres prisonniers ; alléguant que les nuits n'étoient point comprises dans la Trève (a) Voyez PUFENDORF Liv.   V. Chap. XII. §.VII.).   Le mot de fer peut s'entendre ou du métal même, ou de certains instruments faits de ce métal.   Dans une Convention portant que les Ennemis poseront le fer, ce dernier mot désigne évidemment les armes : ainsi PERICLES, dans l'exemple que nous avons rapporté ci-dessus (§.233), donna à ses paroles une interprétation frauduleuse, puisqu'elle étoit contraire à ce que la nature du sujet indiquoit manifestement.   Q. FABIUS LABEO, dont nous avons parlé au même paragraphe, ne fut pas un interpréte plus honnête-homme de son Traité avec ANTIOCHUS ; car un Souverain, réservant qu'on lui rendra la moitié de sa flotte, ou de ses Vaisseaux, entend indubitablement qu'on lui rendra des vaisseaux dont il puisse faire usage, & non point la moitié de chaque vaisseau scié en deux.   Périclès & Fabius sont condamnés aussi par la Règle établie ci-dessus (§.274), laquelle défend de détourner le sens des paroles contre l'intention manifeste des Contractans.

§.281       Ce n’est point une nécessité de ne donner à un terme que le même sens, dans un même Acte.

Si quelqu'une de ces expressions qui ont plusieurs significations différentes, se rencontre plus d'une fois dans le même Acte ; on ne peut point se faire une Loi de la prendre par-tout dans la même signification.   Car il faut, conformément à la Règle précédente, prendre cette expression, dans chaque article, suivant que la matière le demande, pro substrata materia, comme disent les Maîtres de l'Art.   Le mot de jour, par exemple, a deux significations, comme nous venons de le dire (§.280) : S'il est dit dans une Convention, qu'il y aura une Trêve de cinquante jours, à condition que des Commissaires de part & d'autre travailleront ensemble, pendant huit jours consécutifs, à ajuster les différends ; les cinquante jours de la Trève sont des jours civils de vingt-quatre heures ; mais il seroit absurde de l'entendre de même dans le second article, & de prétendre que les Commissaires travaillassent pendant huit jours & huit nuits, sans relâche.

§.282       On doit rejetter toute interprétation qui mène à l'absurde.

Toute interprétation qui mène à l’absurde doit être rejettée ; ou, en d'autres termes, on ne peut donner à aucun Acte un sens, dont il suit quelque chose d'absurde, mais il faut l'interpréter de manière que l’on évite L’absurdité.   Comme on ne présume point que personne veuille ce qui est absurde ; on ne peut supposer que celui qui parle ait prétendu que ses paroles fuirent entendues de manière qu'il s'en suivît une absurdité.   Il n’est pas permis non plus de présumer, qu'il ait voulu se jouer dans un acte sérieux ; car on ne présume point ce qui est haineux & illicite.   On appelle absurde, non seulement ce qui est impossible physiquement mais encore ce qui l’est moralement, ce qui est tellement contraire à la raison, qu'on ne peut l'attribuer à un homme qui est dans son bon sens.   Ces Juifs fanatiques qui n'osoient se défendre, quand l'Ennemi les attaquoit le jour du Sabbath, donnoient une interprétation absurde au IVème Commandement de la Loi.   Que ne s'abstenoient-ils aussi de marcher, de s'habiller & de manger ?   Ce sont-là aussi des œuvres, si l’on veut presser les termes à la rigueur.   On dit qu'un homme en Angleterre épousa trois femmes, pour n'être pas dans le cas de la Loi, qui défend d'avoir deux femmes.   C'est sans-doute un Conte populaire, fait pour jetter du ridicule sur l'extrême circonspection des Anglois, qui ne veulent point qu'on s'écarte de la Lettre dans l'application de la Loi.   Ce peuple sage & libre a trop vû par l'expérience des autres Nations, que les Loix ne sont plus une barrière ferme, une sauve-garde assurée, dès qu'une fois il est permis à la Puissance exécutrice de les interpréter à son gré.   Mais il ne prétend point sans-doute, qu'en aucune occasion, on presse la lettre de la Loi dans un sens manifestement absurde.

            La Règle que nous venons de rapporter est d'une nécessité absoluë, & on doit la suivre même lorsqu'il n'y a ni obscurité, ni équivoque dans le discours, dans le texte de la Loi, ou du Traité, considéré en lui-même.   Car il faut observer, que l'incertitude du sens que l’on doit donner à une Loi, ou à un Traité, ne vient pas seulement de l’obscurité, ou de quelqu'autre défaut de l'expression ; mais encore des bornes de l'esprit humain, qui ne sçauroit prévoir tous les cas & toutes les circonstances, ni embrasser toutes les conséquences de ce qui est statué, ou promis ; & enfin de l'impossibilité d'entrer dans cet immense détail.   On ne peut énoncer les Loix ou les Traités que d'une manière générale ; & l'interprétation doit les appliquer aux cas particuliers, conformément à l'intention du Législateur, ou des Contractans.   Or on ne peut présumer en aucun cas, qu'ils ayent voulu aller à l'absurde.   Lors donc que leurs expressions, prises dans leur sens propre & ordinaire, y conduisent ; il faut les détourner de ce sens, précisément autant qu'il est nécessaire pour éviter l'absurdité.   Figurons-nous un Capitaine, qui a reçu ordre de s'avancer en droite ligne, avec sa Troupe, jusqu'à un certain poste : Il rencontre un précipice en son chemin.   Certainement il ne lui est pas ordonné de se précipiter.   Il doit donc se détourner de la droite ligne, autant qu'il est nécessaire pour éviter le précipice ; mais pas davantage.

            L'application de la Règle est plus aisée, quand les expressions de la Loi, ou du Traité, sont susceptibles de deux sens différens.   Alors on prend sans difficulté celui de ces deux sens, duquel il ne suit rien d'absurde.   De même, si l'expression est telle, qu'on puisse lui donner un sens figuré ; il faut sans-doute le faire, lorsque cela est nécessaire pour éviter de tomber dans l'absurde.

§.283       Et celle qui rendroit l’Acte nul & sans effet.

On ne présume point que des personnes sensées ayent prétendu ne rien faire en traitant ensemble, ou en faisant tout autre acte sérieux.   L'interprétation qui rendroit un Acte nul & sans effet, ne peut donc être admise.   On peut regarder cette Règle comme une branche de la précédente ; car c’est une espèce d'absurdité, que les termes mêmes d'un Acte le réduisent à ne rien dire.   Il faut l'interpréter de maniére, qu'il puisse avoir son effet, qu'il ne se trouve pas vain & illusoire.   Et on y procéde comme nous venons de le dire, dans le paragraphe précédent.   Dans l'un & l'autre cas, comme en toute interprétation, Il s'agit de donner aux paroles le sens que l’on doit présumer être le plus conforme à l'intention de ceux qui parlent.   S'il se présente plusieurs interprétations différentes, propres à éviter la nullité de l'Acte, ou l'absurdité ; il faut préférer celle qui paroît la plus convenable à l'intention qui a dicté l’Acte : les circonstances particulières, aidées d'autres règles d'interprétation, serviront à la faire connoître.   THUCYDIDE rapporte (a) Lib. IV. c. 98), que les Athéniens, aprés avoir promis de sortir des Terres des Béotiens, prétendirent pouvoir rester dans le pays, sous prétexte que les terres qu'occupoit actuellement leur Armée, n'appartenoient pas aux Béotiens.   Chicane ridicule ; puisqu'en donnant ce sens au Traité, on le réduisait à rien, ou plûtôt à un jeu puéril.   Par les terres des Béotiens, on devoit manifestement entendre tout ce qui étoit compris dans leurs anciennes limites, sans excepter ce dont l'ennemi s'était emparé pendant la guerre.

§.284       Expressions obscures interprétées par d'autres plus claires du même Auteur.

Si celui qui s'est énoncé d'une manière obscure, ou équivoque, a parlé ailleurs plus clairement sur la même matière, il est le meilleur interprète de soi-même.   L’on doit interpréter ses expressions obscures ou équivoques, de manière qu’elles s'accordent avec les termes clairs & sans ambiguïté, dont il a usé ailleurs, soit dans le même Acte, soit en quelqu'autre occasion semblable.   En effet, tant que l’on n'a point de preuve qu'un homme ait changé de volonté, ou de façon de penser, on présume qu'il a pensé de même, dans les occasions semblables ; ensorte que, s'il a quelque part manifesté clairement son intention au sujet d'une certaine chose, on doit donner le même sens à ce qu'il aura dit obscurément ailleurs, sur la même matière.   Supposons, par exemple, que deux Alliés se soient réciproquement promis, en cas de besoin, un sécours de dix mille hommes d'infanterie, entretenus aux fraix de celui qui les envoie, & que par un Traité postérieur, ils conviennent, que le sécours sera de quinze mille hommes, sans parler de leur entretien : L’obscurité, ou l'incertitude, qui reste dans cet article du nouveau Traité, est dissipée par la stipulation claire & formelle du prémier.   Les Alliés ne témoignant point qu'ils ayent changé de volonté, quant à l'entretien des Troupes auxiliaires, on ne doit pas le présumer ; & ces quinze mille hommes seront entretenus comme les dix mille, promis dans le prémier Traité.   La même chose a lieu, & à plus forte raison, quand il s'agit de deux Articles d'un même Traité ; lors, par exemple, qu'un Prince promet dix mille hommes entretenus & soudoyés, pour la défense des Etats de son Allié, & dans un autre Article, seulement quatre mille hommes, au cas que cet Allié fasse une Guerre offensive.

§.285       Interprétation fondée sur la liaison du discours.

Souvent, pour abréger, on exprime imparfaitement, & avec quelque obscurité, ce que l’on suppose suffisamment éclairci par les choses qui ont précédé, ou même ce que l’on se propose d'expliquer dans la suite ; & d’ailleurs, les expressions ont une force, quelquefois même une signification toute différente, suivant l'occasion, suivant leur liaison & leur rapport avec d'autres paroles.   La liaison & la suite du discours est donc encore une source d'interprétation.   Il faut considérer le discours tout entier, pour en bien saisir le sens, & donner à chaque expression, non point tant la signification qu'elle pourroit recevoir en elle-même, que celle qu'elle doit avoir par la contexture & l’esprit du discours.   C’est la maxime du Droit Romain : Incivile est, nisi totâ Lege perspectâ, unâ aliquâ particulâ ejus propositâ, judicare, vel responderce (a) Digest. Lib. I. Tit. III. De Legibus, Leg. 24).

§.286       Interprétation tirée de la liaison & des rapports des choses mêmes.

La liaison & les rapports des choses mêmes servent encore à découvrir & à établir le vrai sens d'un Traité, ou de tout autre Acte.   L'interprétation doit s'en faire de, maniére, que toutes les parties en soient consonnantes, que ce qui suit s'accorde avec ce qui a précédé ; à moins qu’il ne paroisse manifestement que par les dernières clauses, on a prétendu changer quelque chose aux précédentes.   Car on présume que les Auteurs d'un Acte ont pensé d'une manière uniforme & soutenuë ; qu'ils n'ont pas voulu des choses qui cadrent mal ensemble, des contradictions ; mais plûtôt qu'ils ont prétendu expliquer les unes par les autres ; en un mot, qu'un même esprit règne dans un même Ouvrage, dans un même Traité.   Rendons ceci plus sensible par un exemple.   Un Traité d'Alliance porte, que l'un des Alliés étant attaqué, chacun des autres lui fournira un sécours de dix mille fantassins soudoyés & entretenus ; & dans un autre article, il est dit, qu'il sera libre à l'Allié attaqué, de demander le sécours en Cavalerie, plûtôt qu'en Infanterie.   Ici l’on voit que dans le prémier article, les Alliés ont déterminé la quantité du sécours, sa valeur, sçavoir celle de dix mille fantassins ; & dans le dernier article, ils laissent la nature du sécours au choix de celui qui en aura besoin, sans qu'ils paroissent vouloir rien changer à sa valeur, ou à sa quantité.   Si donc l'Allié attaqué demande de la Cavalerie ; on lui en donnera, suivant la proportion connue, l'équivalent de dix mille hommes de pied.   Mais s'il paroissoit que le but du dernier article eût été d'amplifier, en certains cas, le sécours promis ; si, par exemple, il étoit dit, qu'un des Alliés venant à être attaqué par un Ennemi beaucoup plus puissant que lui, & fort en Cavalerie, le sécours sera fourni en Cavalerie, & non en Infanterie : Il paroît qu'alors, & pour ce cas, le sécours devroit être de dix-mille Chevaux.

            Comme deux Articles d'un même Traite peuvent être rélatifs l'un à l'autre, deux Traités différens peuvent l'être de même ; & en ce cas, ils s'expliquent aussi l'un par l'autre.   On aura promis à quelqu'un, en vûë d'une certaine chose, de lui livrer dix-mille sacs de bled.   Dans la suite, on convient, qu'au lieu de bled, on lui donnera de l'avoine.   La quantité d'avoine n’est point exprimée : Mais elle se détermine en comparant la séconde Convention avec la prémiére.   Si rien n'indique qu'on ait prétendu, par le sécond Accord, diminuer la valeur de ce qui devoit être livré ; il faut entendre une quantité d'avoine proportionnée au prix de dix-mille sacs de bled : S'il paroît manifestement, par les circonstances, par les motifs de la séconde Convention, que l'intention a été de réduire la valeur de ce qui étoit dû en vertu de la prémière ; les dix-mille sacs de bled seront convertis en dix-mille sacs d'avoine.

§.287       Interprétation fondée sur la raison de l’Acte.

La raison de la Loi, ou du Traité, C’est-à-dire le motif qui a porté à les faire, la vûë que l’on s'y est proposée, est un des plus sûrs moyens d'en établir le véritable sens ; & l’on doit y faire grande attention, toutes les fois, qu'il s'agit ou d'expliquer un point obscur, équivoque, indéterminé, soit d'une Loi, soit d'un Traité, ou d'en faire l'application à un cas particulier.   Dès que l’on connoît certainement la raison, qui seule a déterminé la volonté de celui qui parle ; il faut interprêter ses paroles & les appliquer, d'une manière convenable à cette raison unique.   Autrement on le feroit parler & agir contre son intention, d'une façon opposée à ses vuës.   En vertu de cette règle, un Prince qui, en accordant sa fille en mariage, aura promis du sécours à son Gendre futur, dans toutes ses Guerres, ne lui doit rien, si le Mariage n'a pas lieu.

            Mais il faut être bien assuré que l’on connoît la vraie & l'unique raison de la Loi, de la Promesse, ou du Traité.   Il n’est point permis de se livrer ici à des conjectures vagues & incertaines, de supposer des raisons & des vues, là où il n'y en a point de bien connues.   Si l’Acte dont il s'agit est obscur en lui-même ; si pour en connoître le sens, il ne reste d'autre moyen que de rechercher les vues de l'Auteur, la raison de l'Acte ; on peut alors recourrir aux conjectures, & au défaut de la certitude, recevoir pour vrai ce qui est le plus probable.   Mais c'est un abus dangereux, que d'aller sans Nécessité chercher des raisons, des vues incertaines, pour détourner, resserrer, ou étendre le sens d'un Acte assez clair en lui-même, & qui ne présente rien d'absurde ; c’est pécher contre cette maxime incontestable, qu'il n’est pas permis d'interpréter ce qui n'a pas besoin d'interprétation (§.263).   Bien moins seroit-il permis, quand l'Auteur d'un Acte y a lui-même énoncé des raisons, des motifs, de lui attribuer quelque raison sécrette, pour fonder une interprétation contraire au sens naturel des termes.   Quand il auroit eû en effet cette vûë qu'on lui prête ; s'il l'a cachée, s'il en a énoncé d'autres, l'interprétation ne peut se fonder que sur celles-ci, & non sur une vûë que l'Auteur n'a pas exprimée ; on prend pour vrai contre lui ce qu'il a suffisamment déclaré (§.266).

§.288       Du cas on plusieurs raisons ont concourru à déterminer la volonté.

On doit être d'autant plus circonspect dans cette espèce d'interprétation, que souvent plusieurs motifs concourrent à déterminer la volonté de celui qui parle dans une Loi, ou dans une Promesse.   Il se peut que la volonté n'ait été déterminée que par la réunion de tous ces motifs, ou que chacun, pris à part, eût été suffisant pour la déterminer : Dans le prémier cas, si l’on est bien certain que le Législateur, ou les Contractans n'ont voulu la Loi, ou le Contrat qu'en considération de plusieurs motifs, de plusieurs raisons prises ensemble ; l'interprétation & l'application doivent se faire d'une manière convenable à toutes ces raisons réunies, & on n'en peut négliger aucune.   Mais dans le sécond cas, quand il est évident que chacune des raisons qui ont concourru à déterminer la volonté, étoit suffisante pour produire cet effet, ensorte que l'Auteur de l' Acte dont il s'agit eût voulu pour chacune de ces raisons prise à part, la même chose qu'il a voulu pour toutes ensemble ; ses paroles se doivent interpréter & appliquer de manière qu'elles puissent convenir à chacune de ces mêmes raisons, prise en particulier.   Supposons qu'un Prince ait promis certains avantages à tous les Protestans & Artisans étrangers qui viendront s'établir dans ses Etats : Si ce Prince ne manque point de sujets, mais seulement d'Artisans, & si d'un autre côté il paroît qu'il ne veut point d'autres sujets que des Protestans ; on doit interpréter sa promesse de manière qu'elle ne regarde que les Etrangers qui réuniront ces deux qualités de Protestant & d'Artisan.   Mais s'il est évident que ce Prince cherche à peupler son pays, & que tout en préférant les sujets Protestans à d'autres, il a en particulier un si grand besoin d'Artisans, qu'il les recevra volontiers, de quelque Religion qu'ils soient ; il faut prendre ses paroles dans un sens disjonctif, ensorte qu'il suffira d'être ou Protestant, ou Artisan, pour joüir des avantages promis.

§.289       De ce qui fait la raison suffisante d'un acte de la volonté.

Pour éviter les longueurs & l'embarras de l'expression, nous appellerons Raison suffisante d'un acte de la volonté, ce qui a produit cet acte, ce qui a déterminé la volonté dans l'occasion dont il s'agit ; soit que la volonté ait été déterminée par une seule raison, soit qu'elle l'ait été par plusieurs raisons prises ensemble.   Il se trouvera donc quelquefois que cette raison suffisante consiste dans la réunion de plusieurs raisons diverses, de façon que là où une seule de ces raisons manque, la raison suffisante n'y est plus : Et dans le cas où nous disons que plusieurs motifs, plusieurs raisons ont concourru à déterminer la volonté, ensorte cependant que chacune en particulier eût été capable de produire seule le même effet ; il y aura alors plusieurs raisons suffisantes d'un seul & même Acte de la volonté.   Cela se voit tous les jours : Un Prince, par exemple, déclarera la Guerre pour trois ou quatre injures reçûës, dont chacune auroit été suffisante pour opérer la déclaration de Guerre.


[...]

 


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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:17
CHAPITRE XVI
Des sûretés données pour l’observation des Traités.



§.235       De la Garentie.

Une malheureuse expérience n'ayant que trop appris aux hommes, que la Foi des Traités, si sainte & si sacrée, n’est pas toujours un sûr garent de leur observation ; on a cherché des sûretés contre la perfidie, des moyens dont l'efficace ne dépendît pas de la bonne-foi des Contractans.   La Garentie est un de ces moyens.   Quand ceux qui sont un Traité de Paix, ou tout autre Traité, ne sont point absolument tranquilles sur son observation ; ils recherchent la Garentie d'un Souverain puissant.   Le Garent promet de maintenir les conditions du Traité, d'en procurer l'observation.   Comme il peut se trouver obligé d'employer la force contre celui des Contractans qui voudroit manquer à ses promesses ; c'est un engagement qu'aucun Souverain ne doit prendre légèrement & sans de bonnes raisons.   Les Princes ne s'y prêtent guères que quand ils ont un intérêt indirect à l'observation du Traité, ou sur des rélations particulières d'Amitié.   La Garentie peut se promettre également à toutes les Parties contractantes, à quelques unes seulement, ou même à une seule : Ordinairement elle se promet à toutes en général.   Il peut arriver aussi, que plusieurs Souverains entrant dans une Alliance commune, ils se rendent réciproquement Garents de son observation, les uns envers les autres.   La Garentie est une espèce de Traité, par, lequel on promet assistance & sécours à quelqu'un, au cas qu'il en ait besoin pour contraindre un infidèle à remplir ses engagemens.

§.236       Elle ne donne aucun droit au Garent d'intervenir dans l'exécution du Traité sans en être requis.

La Garentie étant donnée en faveur des Contractans, ou de l'un d'eux, elle n'autorise point le Garent à intervenir dans l'exécution du Traité, en presser l'observation de lui-même & sans en être requis.   Si les Parties, d'un commun accord, jugent à propos de s'écarter de la teneur du Traité, d'en changer quelques dispositions, de l'annuller même entiérement ; si l'une veut bien se relâcher de quelque chose en faveur de l'autre ; elles sont en droit de le faire, & le Garent ne peut s'y opposer.   Obligé, par sa promesse, de soutenir celle qui auroit à se plaindre de quelque infraction ; il n'a acquis aucun droit pour lui-même.   Le Traité n'a pas été fait pour lui ; autrement il ne seroit pas simple Garent, mais aussi Partie principale contractante.   Cette observation est importante.   Il faut prendre garde que sous prétexte de Garentie, un Souverain puissant ne s'érige en Arbitre des affaires de ses voisins, & ne prétende leur donner des Loix.

            Mais il est vrai que si les Parties apportent du changement aux dispositions du Traité, sans l'aveu & le concours du Garent, celui-ci n’est plus tenu à la Garentie ; car le Traité ainsi changé, n’est plus celui qu'il a garenti.

§.237       Nature de l'obligation qu'elle impose.

Aucune Nation n'étant obligée de faire pour une autre ce que celle-ci peut faire elle-même ; naturellement le Garent n’est tenu à donner du sécours, que dans le cas où celui à qui il a accordé sa Garentie n'en pas en état de se procurer lui-même justice.

            S'il s'élève des contestations entre les Contractans, sur le sens de quelque article du Traité ; le Garent n’est point obligé tout de suite à assister celui, en faveur de qui il a donné sa garentie.   Comme il ne peut s'engager à soutenir l'injustice, c'est à lui d'examiner, de chercher le vrai sens du Traité, de peser les prétentions de celui qui réclame sa garentie ; & s'il les trouve mal-fondées, il refuse de les soutenir, sans manquer à ses engagemens.

§.238       La garentie ne peut nuire au droit d'un tiers.

Il n’est pas moins évident que la garentie ne peut nuire au droit d'un tiers.   S'il arrive donc que le Traité garenti se trouve contraire au droit d'un tiers ; ce Traité étant injuste en ce point, le Garent n’est aucunement tenu à en procurer l'accomplissement ; car il ne peut jamais, comme nous venons de le dire, s'être obligé à soutenir l'injustice.   C'est la raison que la France a alléguée, lorsqu'elle s’est déclarée pour la Maison de Baviére, contre l'Héritiére de CHARLES VI, quoiqu'elle eût garenti la fameuse Sanction Pragmatique de cet Empereur.   La raison est incontestable dans sa généralité : il ne s'agissoit donc que de voir si la Cour de France en faisoit une juste application.   Non nostrum inter vos tantas componere lites.

            J’observerai à cette occasion, que dans l’usage ordinaire, on prend souvent le terme de garentie dans un sens un peu différent du sens précis que nous avons donné à ce mot.   La plûpart`des Puissances de l'Europe garentirent l'Acte par lequel CHARLES VI avoit réglé la Succession aux Etats de sa Maison ; les Souverains se garentissent quelquefois réciproquement leurs Etats respectifs : Nous appellerions plûtôt cela des Traités d'Alliance pour maintenir cette Loi de Succession, pour soutenir la possession de ces Etats.

§.239       Durée de la garentie.

La Garentie subsiste naturellement autant que le Traité qui en fait l'objet ; & en cas de doute, on doit toûjours le présumer ainsi, puisqu'elle en recherchée & donnée pour la sûreté du Traité.   Mais rien n'empêche qu'elle ne puisse être restreinte à un certain tems, à la vie des Contractans, à celle du Garent &c.   En un mot, on peut appliquer à un Traité de garentie tout ce que nous avons dit des Traités en général.

§.240       Des Traités de Cautionnement.

Lorsqu'il s'agit de choses, qu'un autre peut faire, ou donner, aussi bien que celui qui promet, comme par exemple, de payer une somme d'argent ; il est plus sûr de demander une Caution, qu'un Garent.   Car la Caution doit accomplir la promesse, au défaut de la Partie principale ; au lieu que le Garent est seulement obligé à faire ce qui dépend de lui, pour que la promesse soit remplie par celui qui l'a faite.

§.241       Des gages, des engagemens, des hypothèques.

Une Nation peut remettre quelques-uns de ses biens entre les mains d'une autre, pour sûreté de sa parole, de ses dettes, ou de ses engagemens.   Si elle remet ainsi des choses mobiliaires, elle donne des Gages.   La Pologne a mis autrefois en gage une Couronne & d'autres joyaux entre les mains des Souverains de la Prusse.   Mais on donne quelquefois des Villes & des Provinces en engagement.   Si elles sont engagées seulement par un Acte, qui les assigne pour sûreté d'une Dette, elles servent proprement d'Hypothèque: Si on les remet entre les mains du Créancier, ou de celui avec qui l’on a traité, il les tient à titre d'engagement : Et si on lui en céde les revenus, en équivalent de l'intérêt de la dette, c’est le Pacte qu'on appelle d'Antichrèse.

§.242       Des droits d'une Nation sur ce qu'elle tient en engagement.

Tout le droit de celui qui tient une Ville ou une Province en engagement, se rapporte à la sûreté de ce qui lui est dû, ou de la promesse qui lui a été faite.   Il peut donc garder la Ville, ou la Province en sa main, jusques-à-ce qu'il soit satisfait ; mais il n’est point en droit d'y faire aucun changement car cette Ville, ou ce pays ne lui appartient point en propre.   Il ne peut même se mêler du Gouvernement, au-delà de ce qu'exige sa sûreté ; à-moins que l'Empire, ou l'exercice de sa Souveraineté ne lui ait été expressément engagé.   Ce dernier point ne se présume pas ; puisqu'il suffit à la sûreté de l'Engagiste, que le pays soit mis en ses mains & sous sa puissance.   Il est encore obligé, comme tout Engagiste en général, à conserver le pays qu'il tient par engagement, à en prévenir, autant qu'il est en lui, la détérioration ; il en est responsable, & si ce pays vient à se perdre par sa faute, il doit indemniser l’Etat qui le lui a remis.   Si l'Empire lui est engagé avec le pays même ; il doit le gouverner suivant ses Constitutions, & précisément comme le Souverain de ce pays étoit obligé de le gouverner ; car ce dernier n'a pû lui engager que son droit légitime.

§.243       Comment elle est obligée de le restituer.

Aussitôt que la dette est payée, ou que le Traité est accompli, l'engagement finit ; & celui qui tient une Ville, ou une Province à ce titre, doit la restituer fidèlement, dans le même état où il l'a reçuë, autant que cela dépend de lui.

            Mais parmi ceux qui n'ont de règle que leur avarice, ou leur ambition, qui, comme ACHILLE, mettent tout le Droit à la pointe de leur épée ; la tentation est délicate : Ils ont recours à mille chicanes, à mille prétextes, pour retenir une Place importante, un pays à leur bienséance.   La matière est trop odieuse, pour alléguer des exemples : Ils sont assez connus, & en assez grand nombre, pour convaincre toute Nation sensée, qu'il est très imprudent de donner de pareils engagemens.

§.244       Comment elle peut se l'approprier.

Mais si la Dette n’est point payée dans le tems convenu, si le Traité n’est point accompli ; on peut retenir & s'approprier ce qui a été donné en engagement, ou s'emparer de la chose hypothéquée, au moins jusqu'à concurrence de la Dette, ou d'un juste dédommagement.   La Maison de Savoie avoit hypothéqué le pays de Vaud aux deux Cantons de Berne & de Fribourg.   Comme elle ne payoit point, ces deux Cantons prirent les armes, & s'emparèrent du pays.   Le Duc de Savoie leur opposa la force, au lieu de les satisfaire promptement ; il leur donna d'antre sujets de plainte encore : les Cantons victorieux ont retenu ce beau pays, tant pour se payer de la Dette, que pour les fraix de la Guerre, & pour une juste indemnité.

§.245       Des Otages.

Enfin, une précaution de sûreté, très-ancienne & très-usitée parmi les Nations, est d'exiger des Otages.   Ce sont des personnes considérables, que le Promettant livre à celui envers qui il s'engage, pour les retenir jusqu'à l'accomplissement de ce qui lui est promis.   C’est encore ici un Contrat d'engagement, dans lequel on livre des Personnes libres, au lieu de livrer des villes, des pays, ou des joyaux précieux.   Nous pouvons donc nous borner à faire sur ce Contrat les observations particulières, que la différence des choses engagées rend nécessaires.

§.246       Quel droit on a sur les Otages.

Le Souverain qui reçoit des Otages n'a d'autre droit sur eux que celui de s'assurer de leur personne, pour les retenir jusqu'à l'entier l'accomplissement des promesses dont ils sont le gage.   Il peut donc prendre des précautions, pour éviter qu'ils ne lui échappent ; mais il faut que ces précautions soient modérés par l'humanité, envers des gens, à qui on n’est point en droit de faire souffrir aucun mauvais traitement, & elles ne doivent point s'étendre au-delà de ce qu'exige la prudence.

            Il est beau de voir aujourd'hui les Nations Européennes se contenter entr'elles de la parole des Otages.   Les Seigneurs Anglois remis à la France, en cette qualité, suivant le Traité d’Aix-la-Chapelle en 1748, jusqu'à la restitution du Cap-Breton, liés par leur seule parole, vivoient à la Cour & dans Paris, plûtôt en Ministres de leur Nation, qu'en Otages.

§.247       La Liberté seule des Otages est engagée.

La Liberté seule des Otages est engagée ; & si celui qui les a donnés manque à sa parole, on peut les retenir en captivité.   Autrefois on les mettoit à mort, en pareil cas : Cruauté barbare, fondée sur l'erreur.   On croyoit que le Souverain pouvoit disposer arbitrairement de la vie de ses sujets, ou que chaque homme étoit le maître de sa propre vie, & en droit de l'engager lorsqu'il se donnoit en ôtage.

§.248       Quand on doit les renvoyer.

Dés que les engagemens sont remplis, le sujet pour lequel les Otages avoient été livrés ne subsiste plus ; ils sont libres, & on doit les rendre sans délai.   Ils doivent être rendus de même, si la raison pour laquelle on les avoit demandés n'a pas lieu : les retenir alors, ce seroit abuser de la foi sacrée, sous laquelle ils ont été livrés.   Le perfide CHRISTIERNE II Roi de Dannemarck, se trouvant arrêté par les vents contraires devant Stockholm, & prêt à périr de faim avec toute son Armée navale, fit des propositions de paix : L’administrateur STENON se fia imprudemment à lui, fournit des vivres aux Danois, & même donna GUSTAVE & six autres Seigneurs en ôtage, pour la sûreté du Roi, qui feignoit de vouloir descendre à terre.   Christierne leva l'ancre, au prémier bon vent, & emmena les Otages ; répondant à la générosité de son Ennemi, par une infâme trahison.

§.249       S'ils peuvent être retenus pour un autre sujet.

Les Otages étant livrés sur la foi des Traités, & celui qui les reçoit promettant de les rendre, aussitôt que la Promesse, dont ils sont la sûreté, aura été effectuée ; de pareils engagemens doivent s'accomplir à la Lettre : Il faut que les Otages soient réellement & fidèlement rendus à leur prémier état, dès que l'accomplissement de la promesse les dégage.   Il n’est donc point permis de les retenir pour un autre sujet.   Je suis surpris de voir que d'habiles gens (a) GROTIUS, Liv. III. Chap. XX, §.LV. WOLF, Jus Gent. §.503) enseignent le contraire.   Ils se fondent sur ce qu'un Souverain peut saisir & retenir les sujets d'un autre, pour l’obliger à lui rendre justice.   Le principe est vrai ; mais l'application n’est pas juste.   Ces Auteurs ne font pas attention, qu'un Otage ne seroit pas sous la main de ce Souverain, sans la foi du Traité en vertu duquel il a été livré, ni exposé à être saisi si facilement ; & que la foi d'un pareil Traité ne souffre pas qu'on en fasse aucun autre usage que celui auquel il est destiné, ni qu'on s'en prévaille au-delà de ce qui a été précisément convenu.   L'Orage est livré pour sûreté d'une promesse & pour cela uniquement ; dès que la promesse est accomplie, l'Otage, comme nous venons de le dire, doit être remis en son prémier état.   Lui dîre qu'on le relâche comme Otage, mais qu'on le retient pour gage, pour sûreté de quelqu'autre prétention ; ce seroit profitter de son état d’Otage, contre l'esprit manifeste, & même contre la lettre de la Convention, suivant laquelle, dès que la Promesse est accomplie, l'Otage doit être rendu à lui-même & à sa Patrie & remis dans l’Etat où il étoit, comme s'il n'eût jamais été donné en Otage.   Si l’on ne se tient rigoureusement à ce principe, il n'y aura plus de sûreté à donner des Otages : Il seroit facile aux Princes de trouver toûjours quelque prétexte pour les retenir.   ALBERT le sage, Duc d'Autriche, faisant la Guerre à la Ville de Zurich, en l'année 1351, les deux Parties remirent à des Arbitres la décision de leurs différends, & Zurich donna des Otages.   Les Arbitres rendirent une Sentence injuste, dictée par la partialité.   Cependant Zurich, après de justes plaintes, prenoit le parti de s'y soumettre.   Mais le Duc forma de nouvelles prétentions, & retint les Otages (a) TSCHUDI, Tom. I p. 421) ; certainement contre la foi du Compromis, & au mépris du Droit des Gens.

§.250       Ils peuvent l'être pour leurs propres faits.

Mais on peut retenir un Otage pour ses propres faits, pour des attentats commis, ou pour des dettes contractées dans le pays, pendant qu'il y est en ôtage.   Ce n’est point donner atteinte à la foi du Traité.   Pour être assuré de recouvrer sa liberté aux termes du Traité, l'Otage ne doit point être en droit de commettre impunément des attentats contre la Nation qui le garde ; & lorsqu'il doit partir, il est juste qu'il paye ses dettes.

§.251       De l'entretien des Otages.

C'est à celui qui donne des Otages de pourvoir à leur entretien ; car ils sont là par son ordre & pour son service.   Celui qui les reçoit pour sa sûreté ne doit point faire les fraix de leur subsistance, mais seulement ceux de leur garde, s'il juge à propos de les faire garder.

§.252       Un sujet ne peut refuser d'aller en ôtage.

Le Souverain peut disposer de ses sujets pour le service de l'Etat ; il peut donc aussi les donner en ôtage, & celui qui est nommé doit obéir, comme en toute autre occasion, où il est commandé pour le service de la Patrie.   Mais comme les charges doivent être portées avec égalité par les Citoyens ; l'Otage doit être défrayé & indemnisé aux dépens du Public.

            Le sujet comme on voit, peut être donné en ôtage malgré-lui.   Le Vassal n’est point dans le cas.   Ce qu'il doit au Souverain est déterminé par les Conditions du Fief ; & il n’est tenu à rien de plus.   Aussi est-il décidé que le Vassal ne peut être contraint d'aller en ôtage, s'il n’est en même-tems sujet.

            Quiconque peut faire un Traité, ou une Convention, peut donner & recevoir des Otages.   Par cette raison, non-seulement le Souverain est en droit d'en donner, mais aussi les Puissances subalternes, dans les Accords qu'elles font, suivant le pouvoir de leur Charge & l'étenduë de leur Commission.   Le Commandant d'une Place & le Général assiégeant donnent & reçoivent des Orages, pour sûreté de la Capitulation : Quiconque est sous leur Commandement, doit obéir s’il est nommé.

§.253       De la qualité des Otages.

Les Otages doivent être naturellement des personnes considérables, puisqu'ils sont exigés comme une sûreté.   Des personnes viles formeroient une foible assurance, à moins qu'elles ne fussent en grand nombre.   On a soin ordinairement de convenir de la qualité des Otages qui doivent être livrés ; & c'est une insigne mauvaise-foi que de manquer à cet égard aux Conventions.   Ce fut une honteuse perfidie à LA-TRIMOUILLE, que de donner aux Suisses quatre Otages de la lie du peuple, au lieu de quatre des principaux Citoyens de Dijon, comme on en étoit convenu, dans le fameux Traité dont nous avons parlé ci-dessus (§.212).   On donne quelquefois les Principaux de l'Etat, & des Princes même, en ôtage.   FRANCOIS I donna ses propres fils, pour la sûreté du Traité de Madrid.

§.254       Ils ne doivent point s'enfuir.

Le Souverain qui donne des Otages doit les donner de bonne-foi, comme des gages de sa parole, & par conséquent dans l'intention qu'ils soient gardés jusqu'à l'entier accomplissement de sa promesse.   Il ne peut donc approuver qu'ils s'enfuient : Et s'ils le font ; bien loin de les recevoir, il doit les livrer de nouveau.   L'Otage, de son côté, répondant à l'intention qui est à présumer dans son Souverain, doit demeurer fidèlement chez celui à qui il est remis, sans chercher à s'évader.   CLELIE s'échappa des mains de PORSENA, à qui elle avoit été donnée en ôtage : les Romains la rendirent, pour ne pas rompre le Traité (a) TIT. LIV. Lib. Il Cap. XII).

§.255       Si l'Otage qui meurt doit être remplacé.

Si l'Otage vient à mourir, celui qui l'a donné n’est point obligé de le remplacer, à moins qu'il n'en soit convenu.   C'est une sûreté que l’on avoit exigée de lui : on la perd sans qu'il y ait de sa faute ; aucune raison ne l'oblige à en donner une autre.

§.256       De celui qui prend la place d'un Otage.

Si quelqu'un se met pour quelque tems à la place d'un Otage, & que celui-ci vienne à mourir de mort naturelle, celui qui avoit pris la place de l'Otage est libre.   Car les choses doivent être mises au même état où elles seroient, si l’on n'eût point permis à l'Otage de s'absenter, en se faisant remplacer.   Et par la même raison, l'Otage n'est point délivré par la mort de celui, qui avoit pris sa place seulement pour un tems.   Ce seroit tout le contraire, si l'Otage avoit été échangé pour un autre : Le prémier seroit absolument libre de tout engagement, & celui qui l'auroit remplacé, seroit seul lié.

§.257       D'un Otage qui parvient à la Couronne.

Un Prince donné en ôtage parvenant à la Couronne, il doit être délivré, en fournissant un autre Otage recevable, ou plusieurs, qui puissent faire ensemble une sûreté équivalente à celle qu'il formoit lorsqu'il fut livré.   Cela est manifeste par le Traité même, lequel ne portoit point que le Roi seroit en ôtage.   Que la personne du Souverain soit entre les mains d'une Puissance étrangère, c'est une chose de trop grande conséquence, pour que l’on puisse présumer que l’Etat ait voulu s'y exposer.   La bonne-foi doit régner en toute Convention, & on doit suivre l'intention manifeste, ou justement présumée des Contractans.   Si FRANCOIS I fût mort, après avoir donné ses Fils en ôtage ; certainement le Dauphin auroit dû être relâché.   Car il n'avoit été livré qu'en vûë de rendre le Roi à son Royaume ; & si l'Empereur l'eût retenu, cette vûë se trouvoit frustrée, le Roi de France eût encore été captif.   Je suppose, comme il est aisé de le voir, que le Traité ne soit pas violé par l’Etat qui a donné le Prince en ôtage.   En cas que cet Etat eût manqué à sa parole ; on profitteroit avec raison d'un événement, qui lui rendroit l'Otage beaucoup plus précieux & sa délivrance plus nécessaire.

§.258       L'engagement de l'Otage finit avec le Traité.

L'engagement d'un Otage, comme celui d'une Ville, ou d'un pays, finit avec le Traité, dont il doit faire la sûreté (§.245).   Et par conséquent, si le Traité est personnel, l'Otage est libre au moment que l'un des Contractans vient à mourir.

§.259       La violation du Traité fait injure aux Otages.

Le Souverain qui manque à sa parole, après avoir donné des Otages, fait injure non-seulement à l'autre Partie contractante, mais aussi aux Otages eux-mêmes.   Car les sujets sont bien obligés d'obéir à leur Souverain, qui les donne en ôtage ; mais ce Souverain n’est point en droit de sacrifier mal-à-propos leur liberté, & de mettre, sans juste raison, leur vie en péril.   Livrés pour servir d'assurance à la parole du Souverain, & non pour souffrir aucun mal ; s'il les précipite dans l'infortune en violant sa foi, il se couvre d'une double infamie.   Les gages, & les engagemens servent de sûreté pour ce qui est dû ; leur acquisition dédommage celui à quoi on manque de parole.   Les Otages sont plûtôt des gages de la foi de celui qui les donne ; on suppose qu’il auroit horreur de sacrifier des innocens.   Que si des conjonctures particulières obligent un Souverain à abandonner des Otages ; Si, par exemple, celui qui les a reçus manquant le prémier à ses engagemens, on ne pouvoit plus accomplir le Traité sans mettre l’Etat en péril ; on ne doit rien négliger pour délivrer ces Otages infortunés, & l’Etat ne peut refuser de les dédommager de leurs souffrances, de les récompenser, soit en leur personne &, soit en celle de leurs proches.

§.260       Sort de l'Otage, quand celui qui l'a donne manque à ses engagemens.

Du moment que le Souverain qui a donné l'Otage a violé sa foi, l'Otage perd cette qualité & devient le Prisonnier de celui qui l'a reçu.   Celui-ci est en droit de le retenir dans une captivité perpétuelle.   Mais il est d'un Prince généreux d'en profitter de ses droits, pour le malheur d'un innocent.   Et comme l'Otage n’est plus tenu à rien, envers le Souverain, qui l'a abandonné par une perfidie ; s'il veut se donner à celui qui est devenu le maître de sa destinée, celui-ci pourra acquerir un sujet utile, au lieu d'un prisonnier misérable, objet importun de sa commisération.   Ou bien il peut le renvoyer libre, en convenant avec lui des conditions.

§.261       Du droit fondé sur la Coûtume.

Nous avons déjà observé, qu'on ne peut légitimement ôter la vie à un Otage, pour la perfidie de celui qui l'a livré.   La Coûtume des Nations, L’usage le plus constant ne sçauroit justifier une cruauté barbare, contraire à la Loi Naturelle.   Dans un tems même, où cette affreuse coûtume n'étoit que trop autorisée, le Grand SCIPION déclara hautement, qu'il ne feroit point tomber sa vengeance sur d'innocens Otages, mais sur ses perfides eux-mêmes, & qu'il ne sçavoit punir que des ennemis armés (a) TIT. LIV. Lib. XXVIII cap. XXXIV).   L'Empereur JULIEN fit la même déclaration (b) Voyez GROTIUS Liv. III. Chap. XI. §.XVIII. not. 2).   Tout ce qu'une pareille Coûtume peut opérer, c’est l'impunité entre les Nations qui la pratiquent.   Quiconque la suit, ne peut se plaindre qu'un autre en faire autant.   Mais toute Nation peut & doit déclarer qu'elle la regarde comme une barbarie injurieuse à la nature humaine.


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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:16
CHAPITRE XV
De la Foi des Traités.



§.218       De ce qui est sacré parmi les Nations.

Quoique nous ayons suffisamment établi (§§.163 & 164) la nécessité & l'obligation indispensable de garder sa parole & d'observer les Traités ; la matière est si importante, que nous ne pouvons nous dispenser de la considérer ici dans une vûë plus générale, comme intéressant, non-seulement les parties contractantes, mais encore toutes les Nations, la Société universelle du Genre-humain.

            Tout ce que le salut public rend inviolable, est Sacré dans la Société.   Ainsi la personne du Souverain est sacrée, parceque le salut de l’Etat exige qu'elle soit dans une parfaite sûreté, inaccessible à la violence : Ainsi le peuple de Rome avoit déclaré sacrée la personne de ses Tribuns, regardant comme essentiel à son salut, de mettre ses Défenseurs à couvert de toute violence, & de leur épargner jusqu'à la crainte.   Toute chose donc, qui, pour le salut commun des Peuples, pour la tranquillité & le salut du Genre humain, doit être inviolable, est une chose sacrée entre les Nations.

§.219       Les Traités sont sacrés entre les Nations

Qui doutera que les Traités ne soient au nombre de ces choses sacrées entre les Nations ?   Ils décident des matières les plus importantes ; ils mettent en règle les prétentions des Souverains ; ils doivent faire reconnoître les Droits des Nations, assûrer leurs intérêts les plus précieux.   Entre des Corps Politiques, des Souverains, qui ne reconnoissent aucun Supérieur sur la terre, les Traités sont l'unique moyen d’ajuster les prétentions diverses, de se mettre en règle, de savoir sur quoi compter & à quoi s'en tenir.   Mais les Traités ne sont que de vaines paroles, si les Nations ne les considérent pas comme des engagemens respectables, comme des règles inviolables pour les Souverains, sacrées dans toute la terre.

§.220       La foi des Traités est sacrée.

La foi des Traités, cette volonté ferme & sincère, cette confiance invariable à remplir ses engagemens, dont on fait la déclaration dans un Traité, est donc Sainte & Sacrée entre les Nations, dont elle assûre le salut & le repos : Et si les peuples ne veulent pas se manquer à eux-mêmes, l'infamie doit être le partage de quiconque viole sa foi.

§.221       Celui qui viole ses Traités viole le Droit des Gens.

Celui qui viole ses Traités viole en même-tems le Droit des Gens ; car il méprise la Foi des Traités, cette Foi que la Loi des Nations déclare sacrée ; & il la rend vaine, autant qu'il est en son pouvoir.   Doublement coupable, il fait injure à son Allié, il fait injure à toutes les Nations & blesse le Genre-humain.   De l'observation & de l'exécution des Traités, disoit un Souverain respectable, dépend toute la sûreté que les Princes & les Etats ont les uns à l'égard des autres, & on ne pourroit plus compter sur des Conventions à faire, si celles qui sont faites n'étoient point maintenuës (a) Résolution des Etats-Généraux, du 16 Mars 1726, en réponse au Mémoire du Marquis de St. Philippe Ambassadeur d'Espagne).

§.222       Droit des Nations contre celui qui méprise la foi des Traités.

Ainsi que toutes les Nations sont intéressées à maintenir la Foi des Traités, à la faire envisager partout comme inviolable & sacrée, elles sont de même en droit de se réunir pour réprimer celui qui témoigne la mépriser, qui s'en jouë ouvertement, qui la viole & la foule aux pieds.   C'est un Ennemi public, qui sappe les fondemens du repos des Peuples, de leur sûreté commune.   Mais il faut prendre garde de ne pas étendre cette maxime au préjudice de la Liberté, de l’indépendance qui appartient à toutes les Nations.   Quand un Souverain rompt ses Traités, refuse de les remplir ; cela ne veut pas dire tout de suite, qu'il les regarde comme de vains noms, qu'il en méprise la foi.   Il peut avoir de bonnes raisons pour se croire déchargé de ses engagemens ; & les autres Souverains ne sont pas en droit de le juger.   C’est celui qui manque à ses engagemens, sur des prétextes manifestement frivoles, ou qui ne se met pas seulement en peine d'alléguer des prétextes, de colorer sa conduite & de couvrir sa rnauvaise-foi ; c'est un tel Souverain qui mérite d'être traité comme l'Ennemi du Genre-humain.

§.223       Atteintes données par les Papes au Droit des Gens.

En traitant de la Religion, au Livre I de cet Ouvrage, nous n'avons pû nous dispenser de marquer plusieurs abus énormes, que les Papes ont fait autrefois de leur Autorité.   Il en étoit un qui blessoit également toutes les Nations & renversoit le Droit des Gens.   Divers Papes ont entrepris de rompre les Traités des Souverains ; ils osoient délier un Contractant de ses engagemens & l'absoudre des sermens par lesquels il les avoit confirmés.   CESARINI Légat du Pape EUGENE IV, voulant rompre le Traité d'ULADISLAS Roi de Pologne & de Hongrie avec le Sultan AMURATH, déclara le Roi absous de ses sermens au nom du Pape (a) Histoire de Pologne par M. le Chevalier de SOLIGNAC Tom. IV. p. 112).   Dans ces tems d'ignorance, on ne se croyait véritablement lié que par le serment, & on attribuoit au Pape la puissance d'absoudre de toute espèce de serment ; ULADISLAS reprit les armes contre le Turc.   Mais ce Prince, digne d'ailleurs d'un meilleur sort, paya cher sa perfidie, ou plûtôt sa superstitieuse facilité : Il périt avec son Armée auprès de Varna : Perte funeste à la Chrétienté, & qui lui fut attirée par son Chef spirituel.   On fit à ULADISLAS cette Epitaphe:

            Romulidae Cannas, ego Varnam clade notavi
            Difeite, mortales, non temerare fidem
            Me nisi Pontifices jussissent rumpere Fœdus,
            Non ferret Scythicum Pannonis ora jugum

           
Le Pape JEAN XXII déclara nul le serment que s'étoient prêté mutuellement l'Empereur Louis DE BAVIERE & son Concurrent FRIDERIC D'AUTRICHE lorsque l'Empereur mit celui-ci en liberté.   PHILIPPE Duc de Bourgogne, abandonnant l'Alliance des Anglois, se fit absoudre de son serment par le Pape & par le Concile de Basle.   Et dans un tems où le retour des Lettres & l'établissement de la Réformation auroient dû rendre les Papes plus circonspects, le Légat CARAFFE, pour obliger HENRI II Roi de France à recommencer la Guerre, osa bien l'absoudre en 1556 du serment qu'il avoit fait d'observer la Trêve de Vaucelles.   La fameuse Paix de Westphalie déplaisant au Pape par bien des endroits, il ne se borna pas à protester contre les dispositions d'un Traité, qui intéressoit toute l'Europe ; il publia une Bulle, dans laquelle, de sa certaine science & pleine-Puissance Ecclésiastique, il déclare certains articles du Traité nuls, vains, invalides, iniques, injustes, condamnés, réprouvés, frivoles, sans force & effet, & que personne n’est tenu de les observer ou aucun d'iceux, encore qu'ils filent fortifiés par un serment…. Ce n’est pas tout ; le Pape prend le ton de Maître absolu, & poursuit ainsi : Et néanmoins, pour une plus grande précaution, & autant qu'il est besoin, des mêmes mouvements, science, délibération & plénitude de Puissance, nous condamnons, réprouvons, cassons, annulons & privons de toute force & effet lesdits Articles & toutes les autres choses préjudiciables à ce que dessus &c. (
a) Histoire du Traité de Westphalie par le P. BOUGEANT, in 12°, T. IV. pp. 413, 414).   Qui ne voit que ces entreprises des Papes, très-fréquentes autrefois, étoient des attentats contre le Droit des Gens, & alloient directement à détruire tous les liens qui peuvent unir les Peuples, à sapper les fondemens de leur tranquillité, ou à rendre le Pape seuil Arbitre de leurs affaires ?

§.224       Cet abus autorisé par les Princes.

Mais qui ne seroit indigné de voir cet abus étrange autorisé par les Princes eux-mêmes ?   En l'année 1371, dans le Traité fait à Vincennes entre CHARLES Roi de France & ROBERT STUART Roi d'Ecosse, il fut convenu, que le Pape déchargeroit les Ecossois de tous les sermens qu’ils avoient pû faire, en jurant la trêve avec les Anglois, & qu’il promettrait de ne jamais décharger les François & les Ecossois des sermens qu'ils alloient faire en jurant le nouveau Traité (a) CHOISY, Histoire de Charles V, p. p. 282. 283).

§.225       Usage du serment dans les Traités. Il n'en constitue point l'obligation.

L’usage autrefois généralement reçu, de jurer l'observation des Traités, avoit fourni aux Papes le prétexte de s’attribuer le pouvoir de les rompre, en déliant les Contractans de leurs sermens. Les enfans mêmes savent aujourd’hui, que le serment ne constituë point l'obligation de garder une Promesse ou un Traité : Il prête seulement une nouvelle force à cette obligation, en y faisant intervenir le nom de Dieu.   Un homme sensé, un honnête homme, ne se croit pas moins lié par sa parole seule, par sa foi donnée, que s'il y avoit ajoûté la religion du serment.   CICERON ne vouloit point que l’on mît beaucoup de différence entre un parjure & un menteur.   « L'habitude de mentir, dit ce grand-homme, est volontiers accompagnée de la facilité à se parjurer.   Si l’on peut engager quelqu'un à manquer à sa parole, sera-t-il bien difficile d'obtenir de lui un parjure?   Dès qu'une fois on s'écarte de la vérité, la religion du serment n'en plus un frein suffisant.   Quel est l’homme qui sera retenu par l'invocation des Dieux, s’il ne respecte point sa foi & sa conscience ?   C’est pourquoi les Dieux réservent la même peine au menteur & au parjure.   Car il ne faut pas croire que ce soit en vertu de la formule du serment, que les Dieux immortels s'irritent contre le parjure ; c’est plûtôt à cause de la perfidie & de la malice de celui qui dresse un piége à la bonne foi d'autrui ».

            Le serment ne produit donc point une obligation nouvelle : Il fortifie seulement celle que le Traité impose ; & il suit en tout le sort de cette obligation : Réel, & obligatoire par surabondance, quand le Traité l’étoit déjà ; il devient nul avec le Traité même.

§.226       Il n'en change point la nature.

Le serment est un acte personnel ; il ne peut regarder que la personne même de celui qui jure, soit qu'il jure lui-même, soit qu'il donne charge de jurer en son nom.   Cependant, comme cet acte ne produit point une obligation nouvelle, il ne changera rien à la nature d'un Traité.   Ainsi une Alliance jurée, n’est jurée que pour celui qui l'a faite ; mais si elle est réelle, elle subsiste après-lui, & passe à ses Successeurs comme Alliance non-jurée.

§.227       Il ne donne point de prérogative à un Traite sur les autres.

Par la même raison, puisque le serment ne peut imposer d'autre obligation que celle qui résulte du Traité même ; il ne donne point de prérogative à un Traité, au préjudice de ceux qui ne sont pas jurés.   Et comme, en cas de collision entre deux Traités, le plus ancien Allié doit être préféré (§.167) ; il faut garder la même régle, quand même le dernier Traité auroit été confirmé par serment.   De même, puisqu'il n'est pas permis de s'engager dans des Traités contraires à ceux qui subsistent (§.165) ; le serment ne justifiera point de pareils Traités, & ne les fera point prévaloir sur ceux qui leur sont contraires : Ce seroit un moyen commode de se délier de ses engagemens.

§.228       Il ne peut donner force à un Traité invalide.

C'est ainsi encore que le serment ne peut rendre valide un Traité qui ne l'est pas, ni justifier un Traité injuste en lui-même, ni obliger à remplir un Traité conclu légitimement, lorsqu'il se présente un cas, où son observation seroit illégitime ; comme, par exemple, si l'Allié à qui on a promis sécours, entreprend une Guerre manifestement injuste.   Enfin tout Traité fait pour cause déshonnête (§.161), tout Traité pernicieux à l'Etat (§.160), ou contraire à ses Loix fondamentales (L. I. §.26) étant nul en soi ; le serment qui pourroit avoir accompagné un Traité de cette nature, est absolument nul aussi & tombe avec l'Acte qu'il devait fortifier.

§.229       Des assévérations.

Les assévérations dont on use en prenant des engagemens, sont des formules d'expressions destinées à donner plus de force aux promesses.   C'est ainsi que les Rois promettent saintement, de bonne-foi, solemnellement, irrévocablement, qu’ils engagent leur parole Royale &c.   Un honnête-homme se croit suffisamment obligé par sa seule parole.   Cependant ces assévérations ne sont pas inutiles ; elles servent à marquer que l’on s'engage avec réfléxion & connoissance de cause.   De là vient qu'elles rendent l'infidélité plus honteuse.   Il faut tirer parti de tout parmi les hommes, dont la foi est si incertaine ; & puisque la honte agit plus fortement sur eux que le sentiment de leur devoir, il seroit imprudent de négliger ce moyen.

§.230       La foi des Traités ne dépend point de la différence de Religion.

Après ce que nous avons dit ci-dessus (§.162), nous pouvons nous dispenser de prouver que la Foi des Traités n'a aucun rapport à la différence de Religion & ne peut en dépendre en aucune manière.   La monstrueuse maxime, que l’on ne doit point garder la foi aux Hérétiques, a pû lever la tête autrefois, entre la fureur de parti & la Superstition : Elle est généralement détestée aujourd'hui.

§.231       Précautions à prendre en dressant les Traités.

Si la sûreté de celui qui stipule quelque chose en sa faveur l'invite à exiger la précision, la netteté, la plus grande clarté dans les expressions ; la bonne-foi demande, d'un autre côté, que chacun énonce ses promesses clairement & sans aucune ambiguïté.   C'est se joûer indignement de la Foi des Traités que de chercher à les dresser en termes vagues ou équivoques, à y glisser des Expressions louches, à se réserver des sujets de chicane, à surprendre celui avec qui l’on traite, & faire assaut de finesse & de mauvaise-foi.   Laissons un habile en ce genre se glorifier de ses heureux talens, s'estimer comme un bon Négociateur ; la Raison & la Loi sacrée de la Nature le mettront autant au-dessous d'un fripon vulgaire, que la Majesté des Rois est élevée au-dessus des particuliers.   La vraie habileté consiste à se garder des surprises ; jamais à en faire.

§.232       Des subterfuges dans les Traités.

Les subterfuges dans un Traité ne sont pas moins contraires à la bonne-foi.   FERDINAND Roi Catholique, ayant fait un Traité avec l'Archiduc son Gendre, crut se tirer d'affaire par des protestations sécrettes contre ce même Traité ; Finesse puérile qui, sans donner aucun droit à ce Prince, manifestait seulement sa foiblesse & sa mauvaise-foi.

§.233       Combien une interprétation manifestement fausse est contraire à la foi des Traites.

Les règles qui établissent une interprétation légitime des Traités sont assez importantes pour faire la matière d'un Chapitre.   Observons seulement ici, qu'une interprétation manifestement fausse est tout ce qu'on peut imaginer de plus contraire à la Foi des Traités.   Celui qui en use, ou se joue impudemment de cette Foi sacrée, ou il témoigne assez qu'il n'ignore pas combien il est honteux d'y manquer : Il voudroit agir en malhonnête homme, & garder la réputation d'un homme de bien : C'est le Caffard, qui ajoûte à son crime l'odieuse hypocrisie.   GROTIUS rapporte divers exemples d'une interprétation manifestement fausse (a) Droit de la G. & de la P. Liv. II. Chap. XVI. §, V.) : Les Platéens ayant promis aux Thébains de rendre les Prisonniers, les rendirent après leur avoir ôté la vie.   PERICLES avoit promis la vie à ceux des Ennemis qui poseroient le fer ; il fit tuer ceux qui avoient des agraffes de fer à leurs manteaux.   Un Général Romain (b) Q. Fabius Labeo, au rapport de VALERE-MAXIME ; TITE-LIVE ne parle point de cela.) étoit convenu avec ANTIOCHUS, de lui rendre la moitié de ses Vaisseaux ; il les fit tous scier par le milieu : Toutes interprétations aussi frauduleuses que celle de RHADAMISTE, qui, suivant que TACITE le raconte (c) Annal. Lib. XII.), ayant juré à MITHRIDATE qu'il n'useroit contre lui ni du fer, ni du poison, le fit étouffer sous un tas de vêtemens.

§.234       De la foi tacite.

On peut engager sa foi tacitement, Aussi bien qu'expressément : il suffit qu’elle soit donnée, pour devenir obligatoire ; la manière n'y peut mettre aucune différence : La foi tacite est fondée sur un consentement tacite ; & le consentement tacite est celui qui se déduit, par une juste conséquence, des démarches de quelqu'un.   Ainsi tout ce qui est renfermé, comme le dit GROTIUS (a) Liv. III, Chap. XXIV. §.I.), dans la nature de certains actes dont on est convenu, est tacitement compris dans la Convention ; ou, en d'autres termes, toutes les choses sans lesquelles ce dont on est convenu ne peut avoir lieu, sont accordées tacitement.   Si, par exemple, on promet à une Armée ennemie, engagée bien avant dans le pays, un retour assuré chez elle ; il est manifeste qu'on ne peut lui refuser des vivres ; car elle ne sçauroit s'en retourner sans cela.   De même, en demandant, ou en acceptant une entrevue, on promet tacitement toute sûreté.   TITE-LIVE dit avec raison, que les Gallogrecs violèrent le Droit des Gens, en attaquant le Consul MANLIUS, dans le tems qu'il se rendoit au lieu de l'entrevuë, à laquelle ils l'avoient invité (b) TITE-LIVE, Lib. XXXVIII, cap. 25).   L'Empereur VALERIEN, ayant perdu une bataille contre SAPOR Roi des Perses, lui fit demander la paix.   Sapor déclara qu'il vouloit traiter avec l'Empereur en personne ; & Valérien s'étant prêté à l'entrevuë sans défiance fut enlevé par un Ennemi perfide, qui le retint prisonnier jusqu'à la mort, & le traita avec la plus brutale cruauté (c) Hist. des Empereurs par M.CREVIER, Vie de VALERIEN).

            GROTIUS, en traitant des Conventions tacites, parle de celles où l’on s'engage par des signes muëts.   Il ne faut point confondre ces deux espèces.   Le consentement suffisamment déclaré par un signe, est un consentement exprès aussi bien que s'il eût été signifié de vive voix.   Les paroles elles-mêmes ne sont autre chose que des signes d'institution.   Il est des signes muëts, que l'usage reçû rend aussi clairs & aussi exprès que les paroles.   C'est ainsi aujourd'hui qu'en arborant un Drapeau blanc, on demande à parlementer, tout aussi expressément qu'on pourroit le faire de vive-voix.   La sûreté de l'Ennemi, qui s'avance sur cette invitation, est tacitement promise.


Table des matières

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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:15
CHAPITRE XIV
         Des autres Conventions Publiques, de celles qui sont faites par les Puissances inférieures, en particulier de l'Accord appellé en Latin Sponsio, & des Conventions du Souverain avec les Particuliers.



§.206       Des Conventions faites par les Souverains.

Les Pactes publics, que l’on appelle Conventions, accords &c., quand ils sont faits entre Souverains, ne différent des Traités que dans leur objet (§.153).   Tout ce que nous avons dit de la validité des Traités, de leur exécution, de leur rupture, des obligations & des droits qu'ils font naître &c., tout cela est applicable aux diverses Conventions que les Souverains peuvent faire entr'eux. Traités, Conventions, Accords, ce sont tous Engagemens Publics, à l'égard desquels il n'y a qu'un même Droit & les mêmes Règles.   Nous ne tomberons point ici dans de fastidieuses répétitions.   Il seroit également inutile d'entrer dans le détail des diverses espèces de ces Conventions, dont la nature est toujours la même, & qui ne différent que dans la matière qui en fait l'objet.

§.207       De celles qui se font par des Puissances subalternes.

Mais il est des Conventions Publiques, qui se font par les Puissances subalternes, soit en vertu d'un Mandement exprès du Souverain, soit par le pouvoir de leur Charge, dans les termes de leur Commission & suivant que le comporte, ou l'exige, la nature des affaires qui leur sont commises.

            Ou appelle Puissances inférieures ou subalternes, des Personnes Publiques, qui exercent quelque partie de l'Empire, au nom & sous l'Autorité du Souverain : Tels sont les Magistrats préposés pour l'administration de la Justice, les Généraux d'Armée & les Ministres.

            Quand ces Personnes font une Convention, par l'ordre exprès du Souverain dans le cas particulier, & munies de ses Pouvoirs ; la Convention est faite au nom du Souverain lui-même, qui contracte par l'entremise & le ministère du Mandataire, ou Procureur : C'est le cas dont nous avons parlé (§.156).

            Mais les Personnes Publiques, en vertu de leur Charge, ou de la Commission qui leur est donnée, ont aussi le pouvoir de faire elles-mêmes des Conventions sur les Affaires Publiques, exerçant en cela le Droit & l'Autorité de la Puissance supérieure, qui les a établies.   Ce pouvoir leur vient de deux manières ; ou il leur est attribué en termes exprès par le Souverain, ou il découle naturellement de leur Commission même, la nature des affaires dont ces personnes sont chargées exigeant qu'elles ayent le pouvoir de faire de pareilles Conventions ; sur-tout dans les cas ou elles ne pourroient attendre les ordres du Souverain.   C'est ainsi que le Gouverneur d'une Place & le Général qui l'assiége ont le pouvoir de convenir de la Capitulation.   Tout ce qu'ils ont ainsi conclu dans les termes de leur Commission est obligatoire pour L'Etat, ou le Souverain, qui leur en a commis le pouvoir.   Ces sortes de Conventions ayant lieu principalement dans la Guerre, nous en traiterons plus au long dans le Livre III.

§.208       Des Traités faits par une personne publique, sans ordre du Souverain, ou sans pouvoir suffisant.

Si une personne publique, un Ambassadeur, ou un Général d’Armée, fait un Traité, ou une Convention, sans ordre du Souverain, ou sans y être autorisé par le pouvoir de sa Charge, & en sortant des bornes de sa Commission ; le Traité est nul, comme fait sans pouvoir suffisant (§.157) : Il ne peut prendre force que par la ratification du Souverain, expresse ou tacite.   La ratification expresse est un acte, par lequel le Souverain approuve le Traité, & s'engage à l'observer.   La ratification tacite se tire de certaines démarches, que le Souverain est justement présumé ne faire qu'en vertu du Traité, & qu'il ne pourrait pas faire s'il ne le tenait pour conclu & arrêté.   C’est ainsi que la Paix étant signée par les Ministres Publics, qui auront même passé les Ordres de leurs Souverains ; si l'un de ceux-ci fait passer des Troupes, sur le pied d'amies, par les terres de son Ennemi réconcilié, il ratifie tacitement le Traité de Paix.   Mais si la ratification du Souverain a été réservée ; comme cela s'entend d'une ratification expresse, il est nécessaire qu'elle intervienne de cette maniére, pour donner au Traité toute sa force.

§.209       De l'Accord appellé Sponsio.

On appelle en Latin Sponsio, un Accord touchant les Affaires de l'Etat, fait par une Personne Publique, hors des termes de sa Commission, & sans Ordre ou Mandement du Souverain.   Celui qui traite ainsi pour l'Etat, sans en avoir la Commission, promet, par cela même de faire en sorte que l'Etat, ou le Souverain, ratifie l'accord & le tienne pour bien fait ; autrement son engagement seroit vain & illusoire.   Le fondement de cet Accord ne peut être, de part & d'autre, que dans l'espérance de la ratification.

            L'Histoire Romaine nous fournit des exemples de cette espèce d'Accords : Arrêtons-nous au plus fameux, à celui de Fourches Caudines ; il a été discutté par les plus illustres Auteurs.   Les Consuls T. VETURIUS CALVINUS & Sp. POSTUMIUS, se voyant engagés avec l'Armée Romaine dans le défilé des Fourches Caudines, sans espérance d'échapper, firent avec les Samnites un Accord honteux, les avertissant toutefois, qu'ils ne pouvoient faire un véritable Traité Public (Foedus) sans ordre du Peuple Romain, sans les Féciaux & les Cérémonies consacrées par l'usage.   Le Général Samnite se contenta d'exiger la parole des Consuls & des principaux Officiers de l'Armée, & de se faire donner six-cents Otages.   Il fit poser les armes à l'Armée Romaine, & la renvoya, en la faisant passer sous le joug.   Le Sénat ne voulut point accepter le Traité ; il livra ceux qui l'avoient conclu aux Samnites, qui refusérent de les recevoir, & Rome se crut libre de tout engagement & à couvert de tout reproche (
a) TITE-LIVE, Liv. IX au commencement).   Les Auteurs pensent différemment sur cette conduite.   Quelques-uns soutiennent, que si Rome ne vouloit pas ratifier le Traité, elle devoit remettre les choses dans l’Etat où elles étoient avant l'Accord, renvoyer l'Armée entiére dans son Camp aux Fourches Caudines : Et c'étoit aussi la prétention des Samnites.   J'avouë que je ne suis pas absolument satisfait des raisonnemens que je trouve sur cette question, dans les Auteurs mêmes dont je reconnois d'ailleurs l'entière supériorité.   Essayons, en profittant de leurs lumières, de mettre la matière dans un nouveau jour.

§.210       L’Etat n’est point lié par un semblable Accord.

Elle présente deux questions :

 

1°, à quoi est tenu celui qui a fait l'Accord (Sponsor) si l’Etat le désavoue ?

            2°, à quoi est tenu l’Etat lui-même ?   Mais avant toutes choses, il faut observer avec GROTIUS (
a) Droit de la Guerre & de la Paix, Liv. II, Chap. XV. §.XVI), que l’Etat n’est point lié par un Accord de cette nature.   Cela est manifeste par la définition même de l'Accord appellé Sponsio.   L’Etat n'a point donné ordre de le faire, & il n'en a conféré le pouvoir en aucune manière ; ni expressément par un Mandement, ou par des Pleins-Pouvoirs ; ni tacitement, par une suite naturelle ou nécessaire de l'Autorité confiée à celui qui fait l'Accord (Sponsori).   Un Général d'Armée a bien, en vertu de sa Charge, le pouvoir de faire des Conventions particulières, dans les cas qui se présentent, des Pactes rélatifs à lui-même, à ses Troupes & aux occurrences de la Guerre ; mais non celui de conclure un Traité de paix.   Il peut se lier lui-même & les Troupes qui sont sous son Commandement, dans toutes les rencontres où ses fonctions exigent qu'il ait le pouvoir de traiter ; mais il ne peut lier l’Etat au-delà des termes de sa Commission.

§.211       A quoi est tenu le Promettant, quand il est désavoué.

Voyons maintenant à quoi est tenu le Promettant (Sponsor), quand l’Etat le désavoûe.   Il ne faut point ici raisonner d'après ce qui a lieu en Droit Naturel, entre particuliers ; la nature des choses & la condition des Contractans y mettent nécessairement de la différence.   Il est certain qu'entre particuliers, celui qui promet purement & simplement le fait d'autrui, sans en avoir la Commission, est obligé, si on le désavoüe, d'accomplir lui-même ce qu'il a promis, ou de faire l'équivalent, ou de remettre les choses dans leur prémier état, ou enfin de dédommager pleinement celui avec qui il a traité, selon les diverses circonstances : Sa Promesse (Sponsio) ne peut être entendue autrement.   Mais il n'en est pas ainsi de l'homme public, qui promet sans ordre & sans pouvoir le fait de son Souverain.   Il s'agit de choses, qui passent infiniment sa Puissance & toutes ses facultés, de choses qu'il ne peut exécuter lui-même, ni faire exécuter, & & pour lesquelles il ne sçauroit offrir ni équivalent, ni dédommagement proportionné : Il n’est pas même en liberté de donner à l'Ennemi ce qu'il auroit promis sans y être autorisé : Enfin il n’est pas plus en son pouvoir de remettre les choses dans leur entier dans leur prémier état.   Celui qui traite avec lui ne peut rien espérer de semblable.   Si le Promettant l'a trompé, en se disant suffisamment autorisé ; il est en droit de le punir.   Mais si, comme les Consuls Romains aux Fourches Caudines, le Promettant a agi de bonne-foi, avertissant lui-même qu'il n’est pas en pouvoir de lier l’Etat par un Traité ; on ne peut présumer autre chose, sinon, que l'autre Partie a bien voulu courir le risque de faire un Traité qui deviendra nul s'il n’est pas ratifié, espérant que la considération de celui qui promet, & celle des Otages, s'il en exige, portera le Souverain à ratifier ce qui aura été ainsi conclu.   Si l'événement trompe ses espérances, il ne peut s'en prendre qu'à sa propre imprudence.   Un désir précipité d'avoir la paix à des conditions avantageuses, l'appât de quelques avantages présens, peuvent seuls l'avoir porté à faire un accord si hazardé.   C'est ce qu'observa judicieusement le Consul POSTUMIUS lui-même, après son retour à Rome.   On peut voir le Discours que TITE LIVE lui fait tenir en Sénat.   « Vos Généraux, dit-il, & ceux des Ennemis, ont également perdu la tête : Nous, en nous engageant, imprudemment dans un mauvais pas ; eux, en laissant échapper une Victoire, que la nature des lieux leur donnoit, se défiant encore de leurs avantages, & se hâtant, à quelque prix que ce fût, de désarmer des gens toûjours redoutables les armes à la main.   Que ne nous retenoient-ils enfermés dans notre camp ?   Que n'envoyoient-ils à Rome, afin de traiter sûrement de la Paix, avec Sénat & le Peuple ? ».

            Il est manifeste que les Samnites se contentèrent de l’espérance que l'engagement des Consuls & des principaux Officiers, & le désir de sauver six-cents Chevaliers laissés en ôtage, porteroient les Romains à ratifier l'Accord ; considérant que quoiqu'il en arrivât, ils auroient toûjours ces six cents Otages, avec les Armes & les Bagages de l'Armée, & la gloire, vaine, ou plûtôt funeste par les suites, de l'avoir fait passer sous le joug.

            A quoi donc étoient tenus les Consuls & tous les Promettans (Sponsores) ?   Ils jugèrent eux-mêmes qu'ils devoient être livrés aux Samnites.   Ce n'est point une conséquence naturelle de l'Accord (Sponsionis) ; & suivant les observations que nous venons de faire, il ne paroît point que le Promettant ayant promis des choses que l'Acceptant savoit bien n’être pas en son pouvoir, soit obligé, étant désavoué, de se livrer lui-même par forme de dédommagement.   Mais comme il peut s'y engager expressément, cela étant dans les termes de Pouvoirs, ou de sa Commission ; l'usage de ces tems-là avoit sans-doute fait de cet engagement une Clause tacite de l'Accord appellé Sponsio, puisque les Romains livrèrent tous les Sponsores, tous ceux qui avoient promis : C'étoit une Maxime de leur Droit Fécial (*
(*) J’ai déjà dit dans ma Préface, que le Droit Fécial des Romains étoit leur Droit de la Guerre.   Le Collège des Féciaux étoit consulté sur les causes qui pouvoient autoriser à entreprendre la Guerre, sur les Questions qu’elle faisoit naître : il étoit chargé aussi des Cérémonies de la Déclaration de Guerre & du Traité de Paix.   On consultoit aussi les Féciaux, & on se servoit de leur ministère dans tout les Traités Publics).

            Si le Sponsor ne s’est point engagé expressément à se livrer, & si la Coutume reçuë ne lui en impose pas la Loi ; tout ce à quoi il semble que sa parole l'oblige, c'est de faire de bonne-foi tout ce qu'il peut faire légitimement, pour engager le Souverain à ratifier ce qu'il a promis : Et il n'y a pas de doute, pour peu que le Traité soit équitable, avantageux à l'Etat, ou supportable en considération du malheur dont il l'a préservé.   Se proposer d'épargner à l’Etat un échec considérable, par le moyen d'un Traité, que l’on Conseillera bien-tôt au Souverain de ne point ratifier, non parce qu'il est insupportable, mais en se prévalant de ce qu'il est fait sans pouvoir ; ce seroit sans-doute un procédé frauduleux ; ce seroit abuser honteusement de la foi des Traités.   Mais que fera le Général, qui, pour sauver son Armée, a été forcé de conclure un Traité pernicieux, ou honteux à l'Etat ?   Conseillera-t-il au Souverain de le ratifier ?   Il se contentera d'exposer les motifs de sa conduite, la nécessité qui l'a contraint à traiter ; il remontrera, comme fit POSTUMIUS, que lui seul est lié, & qu'il veut bien être désavoüé & livré pour le salut public.   Si l'Ennemi est abusé, c’est par sa propre sottise.   Le Général devoit-il l'avertir, que selon toute apparence, ses Promesses ne seroient point ratifiées ?   Ce seroit trop exiger.   Il suffit qu'il ne lui en impose point, en se vantant de Pouvoirs plus étendus qu'il n'en a en effet, & qu'il se borne à profitter de ses propositions, sans l'induire à traiter par de trompeuses espérances.   C'est à l'Ennemi à prendre toutes ses sûretés : S'il les néglige, pourquoi ne profitteroit-on pas de son imprudence, comme d'un bienfait de la Fortune ?   « C’est elle, disoit POSTUMIUS, qui a sauvé notre Armée, après l'avoir mise dans le danger.   La tête a tourné à l'Ennemi dans sa prospérité, & ses avantages n'ont été pour lui qu'un beau songe ».

            Si les Samnites n'avoient exigé des Généraux & de l'Armée Romaine que des engagemens qu'ils fussent en pouvoir de prendre, par la nature même de leur état & de leur Commission ; s'ils les eussent obligés à se rendre prisonniers de Guerre, ou si ne pouvant les garder tous, ils les eussent renvoyés sur leur parole de ne point porter les armes contre eux de quelques années, au cas que Rome refusât de ratifier la Paix : L'Accord étoit valide, comme fait avec pouvoir suffisant ; l'Armée entière étoit liée à observer ; car il faut bien que les Troupes, ou leurs Officiers, puissent contracter dans ces occasions & sur ce pied-là.   C'est le cas des Capitulations, dont nous parlerons en traitant de la Guerre.

            Si le Promettant a fait une Convention équitable & honorable, sur une matière telle de sa nature, qu'il soit en son pouvoir de dédommager celui avec qui il a traité, en cas que la Convention soit désavoüée ; il est présumé s'être engagé à ce dédommagement, & il doit l’effectuer pour dégager sa parole, comme fit FABIUS MAXIMUS dans l'exemple rapporté par GROTIUS (
a) Liv. II Ch. XV. §.XVI. à la fin : FABIUS MAXIMUS ayant fait avec les Ennemis un Accord, que le Sénat désapprouva, vendit une Terre, dont il tira deux cens mille Sesterces pour dégager sa parole.   Il s'agissoit de la rançon des Prisonniers.   AUREL. VICTOR de Viris Illustr. PLUTARQUE, vie de Fabius Maximus).   Mais il est des occasions, où le Souverain pourroit lui défendre d'en user ainsi & de rien donner aux Ennemis de l'Etat.

§.212       A quoi est tenu le Souverain.

Nous avons fait voir que l’Etat ne peut être lié par un Accord fait sans son ordre & sans pouvoirs de sa part.   Mais n’est-il absolument tenu à rien ?   C'est ce qui nous reste à examiner.   Si les choses sont encore dans leur entier, l'Etat, ou le Souverain, peut tout simplement désavoüer le Traité, lequel tombe par ce désaveu, & se trouve parfaitement comme non-avenu.   Mais le Souverain doit manifester sa volonté, Aussi-tôt que le Traité est parvenu à sa connoissance ; non à la vérité que son silence seul puisse donner force à une Convention, qui n'en doit avoir aucune sans son approbation ; mais il y auroit de la mauvaise-foi à laisser le tems à l'autre Partie d'exécuter de son côté un Accord, que l’on ne veut pas ratifier.

            S'il s’est déjà fait quelque chose en vertu de l'Accord, si la Partie qui a traité avec le Sponsor a rempli de son côté ses engagemens, en tout ou en partie ; doit-on la dédommager, ou remettre les choses dans leur entier, en désavoüant le Traité ; ou serait-il permis d'en recueillir les fruits, en même-tems qu'on refuse de le ratifier ?   Il faut distinguer ici la nature des choses qui ont été exécutées, celle des avantages qui en sont revenus à l'Etat.   Celui qui ayant traité avec une Personne publique non munie de Pouvoirs suffisants, exécute l'Accord de son côté, sans en attendre la ratification, commet une imprudence & une faute insigne, à laquelle l’Etat avec lequel il croit avoir contracté, ne l'a point induit.   S'il a donné du sien, On ne peut le retenir en profittant de sa sottise.   Ainsi lorsqu'un Etat, croyant avoir fait la paix avec le Général ennemi, a livré en conséquence une de ses Places, ou donné une somme d'argent ; le Souverain de ce Général doit sans-doute restituer ce qu'il a reçu, s'il ne veut pas ratifier l'Accord.   En agir autrement, ce seroit vouloir s'enrichir du bien d'autrui, & retenir ce bien sans titre.

            Mais si l'Accord n'a rien donné à l’Etat qu'il n'eût déjà auparavant, si, comme dans celui des Fourches Caudines, tout l'avantage consiste à l'avoir tiré d’un danger, préservé d'une perte ; c’est un bienfait de la Fortune, dont on profitte sans scrupule.   Qui refusera d'être sauvé par la sottise de son Ennemi ?   Et qui se croira obligé d'indemniser cet Ennemi de l'avantage qu'il a laissé échapper, quand on ne l'a pas induit frauduleusement à le perdre ?   Les Samnites prétendaient, que si les Romains ne vouloient pas tenir le Traité fait par leurs Consuls, ils devoient renvoyer l'Armée aux Fourches Caudines, & remettre toutes choses en état : Deux Tribuns du Peuple, qui avoient été au nombre des Sponsores, pour éviter d'être livrés, osèrent soutenir la même chose ; & quelques Auteurs se déclarent de leur sentiment.   Quoi !   Les Samnites veulent se prévaloir des conjonctures, pour donner la Loi aux Romains, pour leur arracher un Traité honteux : Ils ont l'imprudence de traiter avec les Consuls, qui déclarent eux-mêmes n'être pas en pouvoir de contracter pour l'Etat ; ils laissent échapper l'Armée Romaine après l'avoir couverte d'ignominie : Et les Romains ne profitteront pas de la folie d'un Ennemi si peu généreux !   Il faudra, ou qu'ils ratifient un Traité honteux, ou qu'ils rendent à cet Ennemi des avantages, que la situation des lieux lui donnoit, & qu'il a perdus par sa propre & pure faute !   Sur quel principe peut-on fonder une pareille décision ?   Rome avoit-elle promit quelque chose aux Samnites ?   Les avoit-elle engagés à laisser aller son Armée, en attendant la ratification de l'Accord fait par les Consuls ?   Si elle eût reçu quelque chose en vertu de cet Accord, elle auroit été obligée de le rendre, comme nous l'avons dit ; parcequ'elle l'eût possédé sans titre, en déclarant le Traité nul.   Mais elle n’avoit point de part au fait de ses Ennemis à leur faute grossière ; & elle en profittoit aussi justement, que l’on profitte à la Guerre de toutes les bévûës d'un Général mal-habile.   Supposons qu'un Conquérant, après avoir fait un Traité avec des Ministres, qui auront expressément réservé la ratification de leur Maître, ait l'imprudence d'abandonner toutes ses Conquêtes, sans attendre cette ratification ; faudra-t-il bonnement l'y rappeller & l'en remettre en possession, au cas que le Traité ne soit pas ratifié ?

            J'avoüe cependant, je reconnois volontiers, que si l'Ennemi qui laisse échapper une Armée entière, sur la foi d'un Accord, qu'il a conclu avec le Général, dénué de Pouvoirs suffisans & simple Sponsor ; j'avoue, dis-je, que si cet Ennemi en a usé généreusement, s'il ne s'est point prévalu de ses avantages pour dicter des Conditions honteuses, ou trop dures, l'équité veut, ou que l’Etat ratifie l'Accord, ou qu'il fasse un nouveau Traité, à des Conditions justes & raisonnables, se relâchant même de ses prétentions, autant que le bien public pourra le permettre.   Car il ne faut jamais abuser de la générosité & de la noble confiance même d'un Ennemi.   PUFENDORF (
a) Droit de la Nature & des Gens, Liv. VIII. Chap. IX. §. XII.) trouve que le Traité des Fourches Caudines ne renfermoit rien de trop dur ou d'insupportable.   Cet Auteur ne paroît pas faire grand cas de la honte & de l'ignominie qui en eût réjailli sur la République entière.   Il n'a pas vû toute l'étenduë de la Politique des Romains, qui n'ont jamais voulu, dans leurs plus grandes détresses, accepter un Traité honteux, ni même faire la paix comme vaincus : Politique sublime, à laquelle Rome fut redevable de toute sa grandeur.

            Remarquons enfin, que la Puissance inférieure ayant fait, sans ordre & sans pouvoirs, un Traité équitable & honorable, pour tirer l'Etat d'un péril imminent ; le Souverain, qui, se voyant délivré du danger, refuseroit de ratifier le Traité, non qu'il le trouvât désavantageux, mais seulement pour épargner ce qui devoit faire le prix de sa délivrance, agiroit certainement contre toutes les règles de l'honneur & de l'équité.   Ce seroit là le cas d'appliquer la maxime, Summum jus, Summa injuria.

            A l'exemple que nous avons tiré de l'Histoire Romaine, ajoûtons-en un fameux, pris de l’Histoire moderne.   Les Suisses, mécontens de la France, se liguèrent avec l'Empereur contre Louis XII & firent une irruption en Bourgogne, l'an 1513.   Ils assiégèrent Dijon.   LA TRIMOUILLE, qui commandait dans la Place, craignant de ne pouvoir la sauver, traita avec les Suisses, & sans attendre aucune Commission du Roi, fit un Accord, en vertu duquel se Roi de France devoit renoncer à ses prétentions sur le Duché de Milan, & payer aux Suisses en certains termes la somme de six cents mille Ecus ; les Suisses, de leur côté, ne s'obligeant à autre chose qu'a s'en retourner chez eux ; ensorte qu'ils étoient libres d'attaquer de nouveau la France, s'ils le jugeoient à propos.   Ils reçurent des Otages, & partirent.   Le Roi fut très-mécontent du Traité, quoiqu'il eût sauvé Dijon & préservé le Royaume d'un très-grand danger ; il refusa de le ratifier (
a) GUICHARDIN Liv. XII. CH. II. Hist. De la Confédér. Helvétique, par M. De WATTEVILLE, Part. II. p. 185. & suiv.) ; Il est certain que La Trimouille avoit passé le pouvoir de sa Charge, surtout en promettant que le Roi renonceroit au Duché de Milan.   Aussi ne se proposoit-il vraisemblablement que d'éloigner un Ennemi, plus aisé à surprendre dans une Négociation, qu'à vaincre les armes à la main.   Louis n'étoit point obligé de ratifier & d'exécuter un Traité, fait sans ordre & sans Pouvoirs ; & si les Suisses furent trompés, ils dûrent s'en prendre à leur propre imprudence.   Mais comme il paroît manifestement que La Trimouille n'agit point avec eux de bonne-foi, puisqu'il usa de supercherie au sujet des Otages, donnant en cette qualité des gens de la plus basse condition, au lieu de quatre Citoyens distingués, qu'il avoit promis (b) Voyez le même Ouvrage de M. De WATTEVILLE, p. 190) ; les Suisses auroient eû un juste sujet de ne point faire la paix, à moins qu'on ne leur fit raison de cette perfidie, soit en leur livrant celui qui en étoit l'auteur, soit de quelque autre manière.

§.213       Des Contrats privés du Souverain.

Les Promesses, les Conventions, tous les Contrats privés du Souverain sont naturellement soumis aux mêmes règles, que ceux des particuliers.   S'il s'élève quelques difficultés à ce sujet, il est également conforme à la bienséance, à la délicatesse de sentimens, qui doit briller particulièrement dans un Souverain, & à l'amour de la justice, de les faire décider par les Tribunaux de l’Etat : aussi la pratique de tous les Etats policés, & gouvernés par les Loix.

§.214       De ceux qu'il fait au nom de l’Etat avec des particuliers.

Les Conventions, les Contrats, que le Souverain fait avec des Particuliers étrangers, en sa qualité de Souverain & au nom de l'Etat, suivent les règles que nous avons données pour les Traités Publics.   En effet, quand un Souverain contracte avec des gens, qui ne dépendent point de lui, ni de l'Etat ; que ce soit avec un particulier ou avec une Nation, avec un Souverain, cela ne produit aucune différence de droit.   Si le particulier qui a traité avec un Souverain est son sujet, le droit est bien le même aussi ; mais il y a de la différence dans la manière de décider les Controverses, auxquelles le Contrat peut donner lieu.   Ce particulier, étant sujet de l'Etat, obligé de soumettre ses prétentions aux Tribunaux établis pour rendre la justice.   Les Auteurs ajoûtent, que le Souverain peut rescinder ces Contrats, s'il se trouve qu'ils soient contraires au bien public.   Il le peut sans-doute ; mais ce n’est point par aucune raison prise de la nature particulière de ces Contrats : Ce sera, ou par la même raison qui rend invalide un Traité Public même, quand il est funeste à l'Etat, contraire au salut public ; ou en vertu du Domaine éminent, qui met le Souverain en droit de est disposer des biens des Citoyens, en vûë du salut commun.   Au reste, nous parlons ici d'un Souverain absolu.   Il faut voir dans la Constitution de chaque Etat, qui sont les Personnes, quelle est la Puissance, qui a le droit de contracter au nom de l'Etat, d'exercer l'Empire suprême, & de prononcer sur ce que demande le bien public.

§.215       Ils obligent la Nation & les Successeurs..

Dès qu'une Puissance légitime contracte au nom de L’Etat, elle oblige la Nation elle-même, & par conséquent tous les Conducteurs futurs de la Société.   Lors donc qu'un Prince a le pouvoir de contracter au nom de l'Etat, il oblige tous ses Successeur s & ceux-ci ne sont pas moins tenus que lui-même à remplir ses engagemens.

§.216       Des dettes du Souverain & de l'Etat.

Le Conducteur de la Nation peut avoir ses affaires privées, ses dettes particulières : Ses biens propres sont seuls obligés pour cette espèce de dettes.   Mais les emprunts faits pour le service de l'Etat, les dettes créées dans l'administration des Affaires publiques, sont des Contrats de droit étroit, obligatoires pour l’Etat & la Nation entière.   Rien ne peut la dispenser d'acquitter ces dettes-là.   Dès qu'elles ont été contractées par une Puissance légitime, le droit du Créancier est inébranlable.   Que l'argent emprunté ait tourné au profit de l'Etat, ou qu'il ait été dissipé en folles dépenses ; ce n’est pas l'affaire de celui qui a prêté.   Il a confié son bien à la Nation ; elle doit le lui rendre : Tant pis pour elle, si elle a remis le soin de ses affaires en mauvaises mains.

            Cependant cette maxime a ses bornes, prises de la nature même de la chose.   Le Souverain n'a en général le pouvoir d'obliger le Corps de l’Etat par les dettes qu'il contracte, que pour le bien de la Nation, pour se mettre en état de pourvoir aux occurrences : Et s'il est absolu, c'est bien à lui de juger, dans tous les cas susceptibles de doute, de ce qui convient au bien & au salut de l'Etat.   Mais s'il contractoit, sans nécessité, des dettes immenses, capables de ruiner à jamais la Nation ; il n'y auroit plus de doute : Le Souverain agiroit manifestement sans droit, & ceux qui lui auroient prêté, auroient mal confié.   Personne ne peut présumer qu'une Nation ait voulu se soumettre à se laisser ruïner absolument, par les caprices & les folles dissipations de son Conducteur.

            Comme les Dettes d'une Nation ne se peuvent payer que par des Contributions, par des Impôts ; le Conducteur, le Souverain à qui elle n'a point confié le droit de lui imposer des taxes, des contributions, de faire, en un mot, de son autorité, des levées de deniers, n'a point non plus le droit de l'obliger par ses emprunts, de créer des Dettes de l'Etat.   Ainsi le Roi d'Angleterre, qui a le droit de faire la Guerre & la Paix, n'a point celui de contracter des Dettes Nationales, sans le concours du Parlement ; parcequ'il ne peut, sans le même concours, lever aucun argent sur son peuple.

§.217       Des Donations du Souverain.

Il n'en est pas des Donations du Souverain comme de ses Dettes.   Lorsqu'un Souverain a emprunté sans nécessité, ou pour un usage peu raisonnable ; le Créancier a confié son bien à l’Etat ; il est juste que l’Etat le lui rende, si ce Créancier a pû raisonnablement présumer qu'il prêtoit à l'Etat.   Mais quand le Souverain donne le bien de l'Etat, quelque portion du Domaine, un Fief considérable ; il n’est en droit de le faire qu'en vûë du bien public, pour services rendus à l'Etat, ou pour quelqu'autre sujet raisonnable & qui intéresse la Nation : S'il a donné sans raison, sans cause légitime, il a donné sans pouvoir.   Le Successeur, ou l’Etat peut toujours révoquer une pareille Donation : Et par là on ne fait aucun tort au Donataire, puisqu'il n'y a rien mis du sien.   Ce que nous disons ici est vrai de tout Souverain, à qui la Loi ne donne pas expressément la libre & absoluë disposition des biens de l'Etat : Un pouvoir si dangereux ne se présume jamais.

            Les Immunités, les Privilèges, concédés par la pure libéralité du Souverain, sont des espèces de Donations, & peuvent être révoqués de même, sur tout s'ils tournent au préjudice de l'Etat.   Mais un Souverain ne peut les révoquer de sa pure autorité, s'il n’est Souverain absolu ; & en ce cas même, il ne doit user de son pouvoir que sobrement avec autant de prudence que d'équité.   Les Immunités accordées pour cause, ou en vûë de quelque retour, tiennent du Contrat onéreux, & ne peuvent être révoquées qu'en cas d'abus, ou lorsqu'elles deviennent contraires au salut de l'Etat.   Et si on les supprime pour cette dernière raison, on doit dédommager ceux qui en joüissoient.



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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:14
CHAPITRE XIII
         De la dissolution & du renouvellement des traités.



§.198       Extinction des Alliances à terme.

L’alliance prend fin, Aussi-tôt que son terme est arrivé.   Ce terme est quelquefois fixe, comme lorsqu'on s'allie pour un certain nombre d'années, & quelquefois incertain, comme dans les Alliances personnelles, dont la durée dépend de la vie des Contractans.   Le terme est incertain encore, lorsque deux ou plusieurs Souverains forment une Alliance en vûë de quelque affaire particulière ; par exemple, pour chasser une Nation barbare, d'un pays, qu'elle aura envahi dans le voisinage ; pour rétablir un Souverain sur son Trône &c.   Le terme de cette Alliance est attaché à la consommation de l'entreprise, pour laquelle elle a été formée.   Ainsi, dans le dernier exemple, lorsque le Souverain est rétabli, & si bien raffermi sur son Trône, qu'il peut y demeurer tranquille ; l'Alliance formée uniquement pour son rétablissement, est finie, Mais si l'entreprise ne réussit point ; au moment où l’on reconnoit l'impossibilité de l'exécuter, l'Alliance finit de même ; car il faut bien renoncer à une entreprise ; quand elle est reconnuë impossible.

§.199       Du renouvellement des Traités.

Un Traité fait pour un tems peut se renouveller par le commun consentement des Alliés ; & ce consentement se manifeste, ou d'une manière expresse, ou tacitement.   Lors qu'on renouvelle expressément le Traité, c’est comme si on en faisoit un nouveau tout semblable.

            Le renouvellement tacite ne se présume pas aisément ; car des engagemens de cette importance méritent bien un consentement exprès.   On ne peut donc fonder le renouvellement tacite que sur des actes de telle nature, qu'ils ne peuvent être faits qu'en vertu du Traité.   Encore la chose n’est-elle pas alors sans difficulté ; car, suivant les circonstances, & selon la nature des actes dont il s'agit, ils peuvent ne fonder qu'une simple continuation, qu'une extension du Traité : Ce qui est bien différent du renouvellement, quant au terme sur tout.   Par exemple, l'Angleterre a un Traité de subsides avec un Prince d'Allemagne, qui doit entretenir pendant dix ans un certain nombre de Troupes à la disposition de cette Couronne, à condition d'en recevoir chaque année une somme convenu & les dix ans écoulés, le Roi d'Angleterre fait compter la somme stipulée pour une année ; son Allié la reçoit : Le Traité est bien continué tacitement pour une année ; mais on ne peut pas dire qu’il soit renouvellé ; car ce qui s'est passé cette année n'impose point l'obligation d'en faire autant pendant dix années de suite.   Mais supposons qu'un Souverain soit convenu avec un Etat voisin, de lui donner un million, pour avoir droit de tenir garnison dans une de ses Places, pendant dix ans.   Le terme expiré ; au lieu de retirer sa Garnison, il délivre un nouveau million, & son Allié l'accepte : Le Traité, en ce cas là, est renouvellé tacitement.

            Lorsque le terme du Traité arrive, chacun des Alliés est parfaitement libre, & peut accepter, ou refuser le renouvellement, comme il le trouve à propos.   Cependant il faut avouer, qu'après avoir recueilli presque seul les fruits d'un Traité, refuser, sans de grandes & justes raisons, de le renouveller, lorsqu'on croit n'en avoir plus besoin, & quand on prévoit que le tems est venu pour son Allié d'en profitter à son tour, ce seroit une conduite peu honnête, indigne de la générosité qui sied si bien aux Souverains, & fort éloignée des sentimens de reconnoissance & d'amitié, qui sont dûs à un ancien & fidèle Allié.   Il n'est que trop ordinaire de voir les grandes Puissances négliger dans leur élévation, ceux qui les ont aidées à y parvenir.

§.200       Comment un Traité se rompt, quand il est violé par l'un des Contractans.

Les Traités contiennent des Promesses parfaites & réciproques.   Si l'un des Alliés manque à ses engagemens, l'autre peut le contraindre à les remplir ; c'est le droit que donne une Promesse parfaite.   Mais s'il n'a d'autre voie que celle des armes, pour contraindre un Allié à garder sa parole ; il lui est quelquefois plus expédient de se dégage aussi de ses promesses, de rompre le Traité : Et il est indubitablement en droit de le faire ; n'ayant rien promis que sous la condition, que son Allié accompliroit de son côté toutes les choses, auxquelles il s'est obligé.   L'Allié offensé, ou lézé dans ce qui fait l'objet du Traité, peut donc choisir, ou de contraindre un infidèle à remplir ses engagemens, ou de déclarer le Traité rompu, par l'atteinte qui y a été donnée C'est à la prudence, à une sage Politique de lui dicter, dans l'occasion, ce qu'il aura à faire.

§.201       La violation d'un Traité n'en rompt pas un autre.

Mais lorsque des Alliés ont ensemble deux ou plusieurs Traités différens & indépendans l'un de l'autre ; la violation de l'un des Traités ne dégage point directement la partie lézée de l'obligation qu'elle a contractée dans les autres.   Car les promesses contenues dans ceux-ci ne dépendent point de celles que renfermoit le Traité violé.   Mais l'Allié offensé peut menacer celui qui manque à un Traité, de renoncer de son côté à tous les autres qui les lient ensemble & effectuer sa menace, si l'autre n'en tient compte.   Car si quelqu'un me ravit, on me refuse mon droit ; je puis, dans l’Etat de Nature, pour l'obliger à me faire justice, pour le punir, ou pour m'indemniser, le priver aussi de quelques-uns de ses droits, ou m'en saisir & les retenir, jusqu'à une entière satisfaction.   Que si l’on en vient à prendre les armes, pour se faire raison de ce Traité violé, l'offensé commence par dépouiller son Ennemi de tous les droits qui lui étoient acquis par leurs Traités : Et nous verrons en parlant de la Guerre, qu'il peut le faire avec justice.

§.202       Que la violation d’un Traité dans un article peut en opérer la rupture dans tous.

Quelques-uns (a) Voyez WOLF. Jus Gent. §.432) veulent étendre ce que nous venons de dire, aux divers articles d'un Traité, qui n'ont point de liaison avec l'article qui a été violé, disant que l’on doit envisager ces différens articles comme autant de Traités particuliers, conclus en même tems.   Ils prétendent donc, que si l'un des Alliés manque à un Article du Traité, l'autre n’est pas tout de suite en droit de rompre le Traité entier ; mais qu'il peut, ou refuser à son tour ce qu'il avoit promis en vûë de l'Article violé, ou obliger son Allié à remplir ses promesses, si cela se peut encore, si non, à réparer le dommage ; & qu'à cette fin, il lui est permis de menacer de renoncer au Traité entier ; menace qu'il effectuera légitimement, si elle est méprisée.   Telle est sans-doute la conduite que la prudence, la modération, l'amour de la paix & la charité prescriront pour l'ordinaire aux Nations.   Qui voudroit le nier, & avancer en furieux, qu'il est permis aux Souverains de courrir tout de suite aux armes, ou seulement de rompre tout Traité d'Alliance & d'Amitié, pour le moindre sujet de plainte ?   Mais il s'agit ici du Droit, & non de la marche qu'on doit tenir pour se faire rendre justice, & je trouve le principe, sur lequel on fonde une pareille décision, absolument insoutenable.   On ne peut envisager comme autant de Traités particuliers & indépendans, les divers Articles d'un même Traité.   Quoiqu'on ne voye point de liaison immédiate entre quelques-uns de ces Articles, ils sont tous liés par ce rapport commun, que les Contractans les passent en vuë les uns des autres, par manière de compensation.   Je n'aurois peut-être jamais passé cet Article, si mon Allié n'en eût accordé un autre, qui par sa matière n'y a nul rapport.   Tout ce qui est compris dans un même Traité, a donc la force & la nature des promesses réciproques, à moins qu'il n'en soit formellement excepté.   GROTIUS dit fort bien, que tous les Articles du Traité ont force de Condition, dont le défaut le rend nul (a) Droit de la Guerre & de la Paix, Liv. II. Chap. XV §.XV).   Il ajoûte, que l’on met quelquefois cette clause, que la violation de quelqu'un des articles du Traité ne le rompra point, afin qu'une des Parties ne puisse pas se dédire de ses engagemens pour la moindre offense.   La précaution est très-sage, & très conforme au soin que doivent avoir les Nations d'entretenir la paix & de rendre leurs Alliances durables.

§.203       Le Traité périt avec l'un des Contractans.

De même qu'un Traité personnel expire à la mort du Roi, le Traité réel s'évanouit si l'une des Nations alliés est détruite, c'est-à-dire non-seulement si les hommes qui la composent viennent tous à périr, mais encore si elle perd, par quelque cause que ce soit, sa qualité de Nation, ou de Société Politique indépendante.   Ainsi quand un Etat est détruit & le peuple dispersé, ou quand il est subjugué par un Conquérant, toutes ses Alliances, tous ses Traités périssent avec la Puissance Publique, qui les avoit contractés.   Mais il ne faut point confondre ici les Traités, ou les Alliances, qui portant l'obligation de prestations réciproques, ne peuvent subsister que par la conservation des Puissances contractantes, avec ces Contrats qui donnent un droit acquis &consommé, indépendant de toute prestation mutuelle.   Si, par exemple, une Nation avoit cédé à perpétuité à un Prince voisin le droit de pêche dans une rivière, ou celui de tenir Garnison dans une Forteresse ; ce Prince ne perdroit point ses droits, quand-même la Nation de qui il les a reçus viendroit à être subjuguée, ou à passer de quelqu'autre manière sous une Domination étrangère.   Ses droits ne dépendent point de la conservation de cette Nation ; elle les avoit aliénés, & celui qui l'a conquise n'a pû prendre que ce qui étoit à elle.   De même, les dettes d'une Nation, ou celles pour lesquelles un Souverain a hypothéqué quelqu'une de ses Villes ou de ses Provinces, ne sont point anéanties par la Conquête.   Le Roi de Prusse, en acquérant la Silésie par Conquête & par le Traité de Breslau s'est chargé des Dettes, pour lesquelles cette Province étoit engagée à des Marchands Anglois.   En effet, il ne pouvoit y conquérir que les Droits de la Maison d'Autriche, il ne pouvoit prendre la Silésie que telle qu'elle se trouvoit au moment de la Conquête, avec ses Droits & ses Charges.   Refuser de payer les Dettes d'un pays que l’on subjugue, ce seroit dépouiller les Créanciers, avec lesquels on n’est point en Guerre.

§.204       Des Alliances d'un Etat, qui a passé ensuite sous la Protection d'un autre.

Une Nation, ou un Etat quelconque ne pouvant faire aucun Traité contraire à ceux le lient actuellement (§.165) ; il ne peut se mettre sous la Protection d'un autre, sans réserver toutes ses Alliances, tous ses Traités subsistans.   Car la Convention, par laquelle un Etat se met sous la Protection d'un autre Souverain, est un Traité (§.175) ; s'il le fait librement, il doit le faire de manière que ce nouveau Traité ne donne aucune atteinte aux anciens.   Nous avons vû (§.176) quel droit le soin de sa conservation lui donne, en cas de nécessité.

            Les Alliances d'une Nation ne sont donc point détruites lorsqu'elle se met sous la Protection d'une autre ; à moins qu'elles ne soient incompatibles avec les Conditions de cette Protection : Ses obligations subsistent envers ses anciens Allié ; & ceux-ci lui demeurent obligés, tant qu'elle ne s'est pas mise hors d'état de remplir ses engagemens envers eux.

            Lorsque la nécessité contraint un Peuple à se mettre sous la Protection d'une Puissance étrangère, & à lui promettre l’assistance de toutes ses forces, envers & contre tous, sans excepter ses Alliés ; ses anciennes Alliances subsistent, autant qu'elles ne sont point incompatibles avec le nouveau Traité de Protection.   Mais si le cas arrive qu'un ancien Allié entre en Guerre avec le Protecteur, l’Etat protégé sera obligé de se déclarer pour ce dernier, auquel il est lié par des nœuds plus étroits, & par un Traité, qui déroge à tous les autres en cas de collision.   C'est ainsi que les Népésiniens ayant été contraints de se rendre aux Etruriens, se crurent obligés dans la suite, à tenir le Traité de leur soumission, ou leur Capitulation, préférablement à l'Alliance qu'ils avoient avec les Romains ; postquam deditionis, quàm societatis, fides sanctior erat, dit TITE LIVE.

§.205       Traités rompus d'un commun accord.

Enfin, comme les Traités se sont par le commun consentement des Parties, ils peuvent se rompre aussi d'un commun accord, par la volonté libre des Contractans.   Et quand-même un tiers se trouveroit intéressé à la conservation du Traité, & souffriroit de sa rupture ; s'il n'y est point intervenu, si on ne lui a rien promis directement, ceux qui se sont fait réciproquement des promesses qui tournent à l'avantage de ce tiers, peuvent s'en décharger réciproquement aussi sans le consulter, & sans qu'il soit en droit de s'y opposer.   Deux Monarques se sont réciproquement promis de joindre leurs forces, pour la défense d'une Ville voisine : Cette Ville profitte de leurs sécours ; mais elle n'y a aucun droit ; & aussi-tôt que les deux Monarques voudront s'en dispenser mutuellement, elle en sera privée, sans avoir aucun sujet de se plaindre, puisqu'on ne lui avoit rien promis.



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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:13
EmerichDeVattel-LawOfNation.pngCHAPITRE XII
         Des Traités d'Alliance & autres Traités Publics.



§.152       Ce que c’est qu'un Traité.

La matière des Traités est sans-doute l'une des plus importantes que les rélations mutuelles & les affaires des Nations puissent nous présenter.   Trop convaincuës du peu de fonds qu'il y a à faire sur les obligations naturelles des Corps Politiques, sur les Devoirs réciproques que l'humanité leur impose ; les plus prudentes cherchent à se procurer par des Traités, les sécours & les avantages, que la Loi Naturelle leur assûreroit, si les pernicieux conseils d'une fausse Politique ne la rendoient inefficace.

            Un Traité, en Latin Foedus, est un Pacte soit en vue du bien public, par les Puissances supérieures, soit à perpétuïté, soit pour un tems considérable.

§.153       Des pactions, accords, ou conventions.

Les Pactes qui ont pour objet des affaires transitoires, s'appellent Accords, Conventions, Pactions.   Ils s’accomplissent par un acte unique, & non point par des prestations réitérées.   Ces Pactes se consomment, dans leur exécution, une fois pour toutes : les Traités reçoivent une exécution successive, dont la durée égale celle du Traité.

§.154       Qui sont ceux qui font les Traités.

Les Traités Publics ne peuvent se faire que par les Puissances supérieures, par les Souverains, qui contractent au nom de l'Etat.   Ainsi les Conventions que les Souverains font entr'eux, pour leurs affaires particulières, & celles d'un Souverain avec un particulier ne sont pas des Traités Publics.

            Le Souverain qui possède l'Empire plein & absolu, est sans-doute en droit de traiter au nom de l'Etat, qu'il réprésente, & ses engagemens lient toute la Nation.   Mais tous les Conducteurs des Peuples n'ont pas le pouvoir de faire seuls des Traités Publics : Quelques-uns sont astreints à prendre l'avis d'un Sénat, ou des Réprésentans de la Nation.   C'est dans les Loix fondamentales de chaque Etat, qu'il faut voir quelle est la Puissance capable de contracter validement au nom de l'Etat.

            Ce que nous disons ici, que les Traités Publics ne se sont que par les Puissances supérieures, n'empêche point que des Traités de cette nature ne puissent être faits par des Princes, ou des Communautés, qui en auront le droit, soit par la concession du Souverain, soit par la Loi fondamentale de l'Etat, par des réserves, ou par la Coûtume.   C'est ainsi que les Princes & les Villes libres d'Allemagne ont le droit de faire des Alliances avec les Puissances Etrangères, quoiqu'ils relèvent de l'Empereur & de l'Empire.   Les Constitutions de l'Empire leur donnent, à cet égard comme à plusieurs autres, les Droits de la Souveraineté.   Quelques Villes de Suisse, quoique sujettes d'un Prince, ont fait des Alliances avec les Cantons : La permission, ou la tolérance du Souverain a donné naissance à ces Traités, & un long usage en a établi le Droit.

§.155       Si un Etat protégé peut faire des Traités.

Un Etat qui s'est mis sous la Protection d'un autre, ne perdant pas pour cela sa qualité d'Etat souverain (L. I. §.192) ; il peut faire des Traités & contracter des Alliances, à moins qu'il n'ait expressément renoncé à ce droit dans le Traité de Protection.   Mais ce même Traité de Protection le lie pour toute la suite des tems, ensorte qu'il ne peut prendre aucun engagement qui y soit contraire, c'est-à-dire, qui donne atteinte aux Conditions expresses de la Protection, ou qui répugne en soi à tout Traité de Protection.   Ainsi le Protégé ne peut promettre du sécours aux Ennemis de son Protecteur, ni leur accorder le passage.

§.156       Traités conclus par les Mandataires, ou Plénipotentiaires des Souverains.

Les Souverains traitent ensemble par le ministère de leurs Procureurs, ou Mandataires, revêtus de pouvoirs suffisans, & que l’on appelle communément Plénipotentiaires.   On peut appliquer ici toutes les règles du Droit Naturel sur les choses qui se font par Commission.   Les droits du Mandataire se définissent par le Mandement qui lui est donné.   Il ne doit point s'en écarter ; mais tout ce qu'il promet dans les termes de sa Commission & suivant l'étenduë de ses Pouvoirs, lie son Constituant.

            Aujourd'hui, pour éviter tout danger & toute difficulté, les Princes se réservent de ratifier ce qui a été conclu en leur nom par leurs Ministres.   Le Pleinpouvoir n’est autre chose, qu'une Procuration cum libera.   Si cette Procuration devoit avoir son plein effet, on ne sçauroit être trop circonspect à la donner.   Mais les Princes ne pouvant être contraints, autrement que par les armes, à remplir leurs engagemens, on s’est accoutumé à ne faire fonds sur leurs Traités, qu'autant qu'ils les ont agréés & ratifiés.   Tout ce qu'a conclu le Ministre demeurant donc sans force, jusqu'à la ratification du Prince, il y a moins de danger à lui donner un Pleinpouvoir.   Mais pour refuser avec honneur de ratifier ce qui a été conclu en vertu d'un Pleinpouvoir, il faut que le Souverain en ait de fortes & solides raisons, & qu'il fasse voir en particulier, que son Ministre s’est écarté de ses Instructions.

§.157       De la validité des Traités.

Un Traité et valide, s'il n'y a point de vice dans la manière en laquelle il a été conclu : Et pour cela, on ne peut exiger autre chose qu'un Pouvoir suffisant dans les Parties contractantes, & leur Consentement mutuel, suffisamment déclaré.

§.158       La lésion ne les rend pas nuls.

La lézion ne peut donc rendre un Traité invalide.   C'est à celui qui prend des engagemens, de bien peser toutes les choses, avant que de conclure ; il peut faire de son bien ce qu'il lui plaît, relâcher de ses droits, renoncer à ses avantages, comme il le juge à propos ; l'acceptant n’est point obligé de s'informer de ses motifs & d'en peser la juste valeur.   Si l’on pouvoit revenir d'un Traité parce qu'on s'y trouveroit lézé, il n'y auroit rien de stable dans les Contrats des Nations.   Les Loix Civiles peuvent bien mettre des bornes à la lézion, & en déterminer le point capable d'opérer la nullité d'un Contrat.   Mais les Souverains ne reconnoissent point de juge.   Comment faire conster entr'eux de la lézion ?   Qui en déterminera le dégré suffisant pour invalider un Traité ?   Le bonheur & la paix des Nations exigent manifestement que leurs Traités ne dépendent point d'un moyen de nullité si vague & si dangereux.

§.159       Devoir des Nations en cette matière.

Mais un Souverain n'en en pas moins obligé en Conscience de respecter l'équité, de l'observer autant qu'il est possible dans tous ses Traités.   Et s'il arrive qu'un Traité, conclu de bonne-foi, sans y appercevoir aucune iniquité, tourne par la suite au dommage d'un Allié ; rien n'est plus beau, plus loüable, plus conforme aux devoirs réciproques des Nations, que de s'en relâcher, autant qu'on peut le faire sans se manquer à soi-même, sans se mettre en danger, ou sans souffrir une perte considérable.

§.160       Nullité des Traités pernicieux à l'Etat.

Si la simple lézion, ou quelque désavantage dans un Traité ne suffit pas pour le rendre invalide ; il n'en est pas de même des inconvéniens qui iroient à la ruine de la Nation.   Puisque tout Traité doit être fait avec un pouvoir suffisant, un Traité pernicieux à l’Etat est nul & point du tout obligatoire ; aucun Conducteur de Nation n'ayant le pouvoir de s'engager à des choses capables de détruire l'Etat, pour le salut duquel l'Empire lui est confié.   La Nation elle-même, obligée nécessairement à tout ce qu'exigent sa conservation & son salut (L. I. §§.16. & suiv.), ne peut prendre des engagemens contraires à ses obligations indispensables.   L'an 1506, Les Etats-Généraux du Royaume de France, assemblés à Tours, engagèrent Louis XII à rompre le Traité qu'il avoit fait avec L'Empereur MAXIMILIEN & l'Archiduc PHILIPPE son fils, parceque ce Traité étoit pernicieux au Royaume.   On trouva aussi que ni le Traité, ni le serment qui l'avoit accompagné ne pouvoit obliger le Roi, qui n'étoit pas en droit d'aliéner le bien de la Couronne (a) Voyez les Historiens de France).   Nous avons parlé de ce dernier moyen de nullité, dans le Chapitre XXI du Livre I.

§.161       Nullité des Traités faits pour cause injuste ou deshonnète.

Par la même raison, par le défaut de pouvoir, un Traité fait pour cause injuste ou déshonnête est nul ; personne ne pouvant s'engager à faire des choses contraires à la Loi Naturelle.   Ainsi une Liguë offensive, faite pour dépouiller une Nation, de qui on n'a reçu aucune injure, peut, ou plûtôt doit être rompuë.

§.162       S'il est permis de faire Alliance avec ceux qui ne professent pas la vraie Religion.

On demande s'il est permis de faire Alliance avec une Nation, qui ne professe pas la vraie Religion ?   Si les Traités fait avec les Ennemis de la Foi sont valides ?   GROTIUS (b) Droit de la G. & de la P. Liv. II. Chap. XV. §. VIII. & suiv.) a traité la Question assez au long.   Cette discussion pouvoit être nécessaire dans un tems où la fureur des partis obscurcissoit encore des principes, qu’elle avoit long-tems fait oublier : Osons croire qu'elle seroit superfluë dans notre Siécle.   La Loi Naturelle seule régit les Traités des Nations : La différence de Religion y est absolument étrangère.   Les Peuples traitent ensemble en qualité d'hommes, & non en qualité de Chrêtiens, ou de Musulmans.   Leur salut commun éxige qu'ils puissent traiter entr'eux, & traiter avec sûreté.   Toute Religion qui heurteroit en ceci la Loi Naturelle, porteroit un caractère de réprobation ; elle ne sçauroit venir de l'Auteur de la Nature, toûjours constant, toûjours fidèle à lui-même.   Mais si les maximes d'une Religion vont à s'établir par la violence, à opprimer tous ceux qui ne la reçoivent pas ; la Loi Naturelle défend de favoriser cette Religion, de s'unir sans nécessité à ses inhumains sectateurs ; & le salut commun des Peuples les invite plûtôt à se liguer contre des furieux, à réprimer des fanatiques, qui troublent le repos public & menacent toutes les Nations.

§.163       Obligation d'observer les Traités.

On démontre en Droit Naturel que celui qui promet à quelqu'un lui confére un véritable droit d'exiger la chose promise, que par conséquent, ne point garder une promesse parfaite, c'est violer le droit d'autrui ; c’est une injustice aussi manifeste que celle de dépouiller quelqu'un de son bien.   Toute la tranquillité, le bonheur & la sûreté du Genre-humain reposent sur la justice, sur l'obligation de respecter les droits d'autrui.   Le respect des autres pour nos droits de domaine & de propriété, fait la sûreté de nos possessions actuelles ; la foi des promesses est notre garent pour les choses qui ne peuvent être livrées ou exécutées sur le champ.   Plus de sûreté, plus de commerce entre les hommes, s'ils ne se croient point obligés de garder la foi, de tenir leur parole.   Cette obligation est donc aussi nécessaire qu'elle est naturelle & indubitable, entre les Nations, qui vivent ensemble dans l’Etat de Nature, & qui ne reconnoissent point de Supérieur sur la terre, pour maintenir l'ordre & la paix dans leur Société.   Les Nations & leurs Conducteurs doivent donc garder inviolablement leurs promesses & leurs Traités.   Cette grande vérité, quoique trop souvent négligée dans la pratique, est généralement reconnuë de toutes les Nations (a) Mahomet recommandoit fortement à ses Disciples l’observation des Traités. OCKLEY Histoire des Sarrasins T. I) : Le reproche de perfidie est une injure atroce parmi les Souverains ; or celui qui n'observe pas un Traité est assurément perfide, puis qu'il viole sa foi.   Au contraire, rien n’est si glorieux à un Prince & à sa Nation, que la réputation d'une fidélité inviolable à sa parole.   Par là, autant & plus encore que par sa bravoure, la Nation Suisse s'est renduë respectable dans l'Europe, & a mérité d'être recherchée des plus grands Monarques, qui lui confient même la garde de leur personne.   Le Parlement d'Angleterre a plus d'une fois remercié le Roi, de sa fidélité & de son zèle à sécourir les Alliés de la Couronne.   Cette grandeur d’âme nationale est la source d'une Gloire immortelle ; elle fonde la confiance des Nations, & devient ainsi un sûr instrument de puissance & de splendeur.

§.164       La violation d'un Traité est une injure.

Si les engagemens d'un Traité imposent d'un côté une obligation parfaite, ils produisent de l'autre un droit parfait.   Violer un Traité, c'est donc violer le droit parfait de celui avec qui on a contracté ; c’est lui faire injure.

§.165       On ne peut faire des Traites contraires à ceux qui subsistent.

Un Souverain déjà lié par un Traité, ne peut en faire d'autres, contraires au prémier.   Les choses sur lesquelles il a pris des engagemens, ne sont plus en sa disposition.   S'il arrive qu'un Traité postérieur se trouve, dans quelque point, en contradiction avec un Traité plus ancien, le nouveau est nul quant à ce point là, comme disposant d'une chose qui n'en plus au pouvoir de celui qui paroit en disposer : (Il s'agit ici de Traités faits avec différentes Puissances).   Si l'ancien Traité est sécret, il y auroit une insigne mauvaise-foi à en conclure un contraire, qui se trouveroit nul au besoin ; & même il n’est pas permis de prendre des engagemens, qui dans les occurrences, pourroient se trouver en opposition avec ce Traité sécret, & nuls par cela même ; à moins que l’on ne soit en état de dédommager pleinement son nouvel Allié : Autrement, ce seroit l'abuser que de lui promettre quelque chose, sans l'avertir qu'il pourra se présenter des cas, dans lesquels on n'aura pas la liberté de réaliser cette promesse.   L’allié ainsi abusé, est sans-doute le maître de renoncer au Traité ; mais s'il aime mieux le conserver, le Traité subsiste dans tous les points, qui ne sont pas en contradiction avec un Traité plus ancien.

§.166       Comment on peut contracter avec plusieurs dans le même objet.

Rien n'empêche qu'un Souverain ne puisse prendre des engagemens de même nature, avec deux ou plusieurs Nations, s'il est en état de les remplir en même-tems envers tous ses Alliés.   Par exemple, un Traité de Commerce avec une Nation n'empêche point que dans la suite on ne puisse en faire de pareils avec d'autres, à moins que l’on n'ait promis dans le prémier Traité, de n'accorder à personne les mêmes avantages.   On peut de même promettre des sécours de Troupes à deux Alliés différens, si l’on est en état de les fournir, ou s'il n'y a pas d'apparence qu'ils en ayent besoin l'un & l'autre dans le même tems.

§.167       Le plus ancien Allié doit être préféré.

Si néanmoins le contraire arrive, le plus ancien Allié doit être préféré : car l'engagement étoit pur & absolu envers lui, au lieu qu'il n'a pû se contracter avec le sécond, qu'en réservant le droit du prémier.   La réserve est de droit, & tacite, si on ne l’a pas faite expressément.

§.168       On ne doit aucun sécours pour une guerre injuste.

La justice de la Cause est une autre raison de préférence entre deux Alliés.   Et même on ne doit point assister celui dont la Cause est injuste, soit qu'il ait guerre avec un de nos Alliés, soit qu'il la fasse à un autre Etat.   Car ce seroit la même chose que si l’on contractoit une Alliance pour une cause injuste ; ce qui n'en point permis (§.161).   Nul ne peut être validement engagé à soutenir l'injustice.

§.169       Division générale des Traités. 1°, De ceux qui concernent des choses déjà dues par le Droit Naturel.

GROTIUS divise d'abord les Traités en deux Classes générales ; la prémiére, de ceux qui roulent simplement sur des choses auxquelles on étoit déjà tenu par le Droit Naturel, & la séconde, de ceux par lesquels on s'engage à quelque chose de plus (a) Droit de la G. & de la P. Liv. II. Chap. XV. §.V).   Les prémiers servent à se procurer un droit parfait à des choses, auxquelles on n'avoit qu'un droit imparfait, ensorte qu'on peut exiger désormais ce qu'auparavant on étoit seulement fondé à demander comme un office d'humanité.   De pareils Traités devenoient fort nécessaires parmi les anciens peuples, lesquels, comme nous l'avons observé, ne se croyoient tenus à rien envers les Nations qui n'étoient pas au nombre de leurs Alliés.   Ils sont utiles même entre les Nations les plus polies, pour assûrer d'autant mieux les sécours qu'elles peuvent attendre, pour déterminer ces sécours & savoir sur quoi compter ; pour régler ce qui ne peut être déterminé en général par le Droit Naturel, & aller ainsi au-devant des difficultés, & des diverses interprétations de la Loi Naturelle.   Enfin, comme le fonds d’assistance n’est inépuisable chez aucune Nation, il est prudent de se ménager un droit propre à des sécours, qui ne pourroient suffire à tout le monde.

            De cette prémiére Classe sont tous les Traités simples de paix & d'Amitié, lorsque les engagemens que l’on y contracte n'ajoûtent rien à ce que les hommes se doivent comme frères & comme membres de la Société humaine ; ceux qui permettent le Commerce, le passage &c.

§.170       De la collision de ces Traités avec les Devoirs envers soi-même.

Si l'assistance & les offices, qui sont dûs en vertu d'un de ces pareil Traité, se trouvent, dans quelque rencontre, incompatibles avec les Devoirs d'une Nation envers elle-même, ou avec ce que le Souverain doit à sa propre Nation, le cas est tacitement & nécessairement excepté dans le Traité.   Car ni la Nation, ni le Souverain, n'ont pû s'engager à abandonner le soin de leur propre salut, du salut de l'Etat, pour contribuër à celui de leur Allié.   Si le Souverain a besoin, pour la conservation de sa Nation, des choses qu'il a promises par le Traité ; si, par exemple, il s'est engagé à fournir des bleds, & qu'en un tems de disette, il en ait à-peine pour la nourriture de son peuple ; il doit sans difficulté préférer sa Nation.   Car il ne doit naturellement l'assistance à un peuple étranger, qu'autant que cette assistance est en son pouvoir ; & il n'a pû la promettre par un Traité que sur le même pied.   Or il n'a pas en son pouvoir d'ôter la subsistance à sa Nation, pour en assister une autre.   La nécessité forme ici une exception y & il ne viole point le Traité parce qu'il ne peut y satisfaire.

§.171       Des Traités où l’on promet simplement de ne point léser.

Les Traités par lesquels on s'engage simplement à ne point faire de mal à son Allié, à s'abstenir envers lui de toute lésion, de toute offense, de toute injure, ne sont pas nécessaires & ne produisent aucun nouveau droit ; chacun ayant déjà naturellement le droit parfait de ne souffrir ni lésion, ni injure, ni véritable offense.   Cependant ces Traités deviennent très-utiles, & accidentellement nécessaires, parmi ces Nations barbares, qui se croient en droit de tout oser contre les étrangers.   Ils ne sont pas inutiles avec des Peuples moins féroces, qui sans dépouiller à ce point l'humanité, sont cependant beaucoup moins touchés d'une obligation naturelle, que de celle qu'ils ont eux-mêmes contractée, par des engagemens solemnels : Et plût au Ciel que cette façon de penser fût absolument reléguée chez les Barbares !   On en voit des effets trop fréquens, parmi ceux qui se vantent d'une perfection bien supérieure à la Loi Naturelle.   Mais le nom de perfide est nuisible aux Conducteurs des peuples, & il devient par là redoutable à ceux-là même, qui sont peu curieux de mériter celui d'hommes vertueux, & qui savent se débarasser des reproches de la Conscience.

§.172       Traités concernant des choses qui ne sont pas dues naturellement. Des Traités égaux.

Les Traités dans lesquels on s'engage à des choses, auxquelles on n'étoit pas tenu par la Loi Naturelle, sont ou égaux, ou inégaux.

            Les Traités égaux sont ceux dans lesquels les Contractans se promettent les mêmes choses, ou des choses équivalentes, ou enfin des choses équitablement proportionnées ; ensorte que leur condition est égale.   Telle est, par exemple, une Alliance défensive, dans laquelle on stipule les mêmes sécours réciproques.   Telle est une Alliance offensive, dans laquelle on convient que chacun des Alliés fournira le même nombre de Vaisseaux, de Troupes de Cavalerie & d'Infanterie ou l'équivalent en Vaisseaux, en Troupes, en Artillerie, en argent.   Telle est encore une Ligue, dans laquelle le contingent de chacun des Alliés est réglé à-proportion de l'intérêt qu'il prend, ou qu'il peut avoir au but de la Ligue.   C'est ainsi que l'Empereur & le Roi d'Angleterre, pour engager les Etats-Généraux des Provinces-Unies à accéder au Traité de Vienne du 16 Mars 1731, consentirent à ce que la République ne promît à ses Alliés qu'un sécours de 4000 fantassins & 1000 Chevaux, quoiqu'ils s'engageassent à lui fournir, au cas qu'elle fût attaquée, chacun 8000 hommes de pied & 4000 Chevaux.   On doit mettre enfin au nombre des Traités égaux ceux qui portent, que les Alliés feront cause commune & agiront de toutes leurs forces.   Quoiqu'en effet leurs forces ne soient pas égales, ils veulent bien les considérer comme égales.

            Les Traités égaux peuvent se subdiviser en autant d'espèces, que les Souverains ont de différentes affaires entr'eux.   Ainsi ils traitent des conditions du Commerce, de leur défense mutuelle, d'une Société de Guerre, du passage qu'ils s'accordent réciproquement, ou qu'ils refusent aux ennemis de leur Allié ; ils s'engagent à ne point bâtir de Forteresse en certains lieux &c.   Mais il seroit inutile d'entrer dans ce détail.   Les généralités suffisent, & s'appliquent aisément aux espèces particulières.

§.173       Obligation de garder l'égalité dans les Traités.

Les Nations n'étant pas moins obligées que les particuliers de respecter l'équité, elles doivent garder l'égalité dans leurs Traités, autant qu'il est possible.   Lors donc que les Parties sont en état de se faire les mêmes avantages réciproques, la Loi Naturelle demande que leur Traité soit égal, à moins qu'il n'y ait quelque raison particulière de s'écarter de l'égalité ; telle seroit, par exemple, la reconnoissance d'un bienfait précédent, l'espérance de s'attacher inviolablement une Nation, quelque motif particulier, qui feroit singulièrement désirer à l'un des Contractans de conclure le Traité &c.   Et même, à le bien prendre, la considération de cette raison particulière remet dans le Traité l'égalité, qui semble en être ôtée par la différence des choses promises.

            Je vois rire de prétendus grands Politiques, qui mettent toute leur subtilité à circonvenir ceux avec qui ils traitent, à ménager de telle sorte les conditions du Traité, que tout l'avantage en revienne à leur Maître.   Loin de rougir d'une conduite si contraire à l'équité, à la droiture, à l'honnêteté naturelle, ils en font gloire & prétendent mériter le nom de grands Négociateurs.   Jusques-à-quand les hommes publics se glorifieront-ils de ce qui deshonoreroit un particulier ?   L'homme privé, s'il est sans Conscience, rit aussi des règles de la Morale & du Droit ; mais il en rit sous cape ; il lui seroit dangereux & préjudiciable de paroître s'en moquer : Les puissans abandonnent plus ouvertement l'honnête pour l'utile.   Mais il arrive souvent, pour le bonheur du Genre-humain, que cette prétende utilité leur devient funeste ; &, même entre Souverains, la Candeur & la Droiture se trouvent être la Politique la plus sûre.   Toutes les subtilités, toutes les tergiversations d'un fameux Ministre, à l'occasion d'un Traité fort intéressant pour l'Espagne, tournèrent enfin à sa confusion & au dommage de son Maître, tandis que la bonne-foi, la générosité de l'Angleterre envers ses Alliés lui a procuré un Crédit immense & l'a élevée au plus haut état d'influence & de considération.

§.174       Différence des Traités égaux & des Alliances égales.

Lorsqu'on parle de Traités égaux, on a ordinairement dans l'esprit une double idée d'égalité & d'égalité dans la Dignité des Contractans.   Il est nécessaire d'ôter toute équivoque, & pour cet effet on peut distinguer entré les Traités égaux & les Alliances égales.   Les Traités égaux seront ceux où l'égalité est gardée dans les promesses, comme nous venons de l'expliquer (§.172) ; & les Alliances égales, celles où l’on traite d'égal à égal, ne mettant aucune différence dans la Dignité des Contractans, ou au moins n'admettant aucune supériorité trop marquée, mais seulement quelque prééminence d'honneurs & de rang.   Ainsi les Rois traitent avec l'Empereur d'égal à égal, quoiqu'ils lui cèdent le pas sans difficulté.   Ainsi les grandes Républiques traitent avec les Rois d'égal à égal malgré la prééminence qu'elles leur cèdent aujourd'hui.   Ainsi tout vrai Souverain devroit-il traiter avec le plus puissant Monarque, puisqu'il est aussi bien souverain & indépendant que lui ; (voyez ci-dessus le §.37 de ce Livre).

§.175       Des Traités inégaux & des Alliances inégales.

Les Traités inégaux sont ceux dans lesquels les Alliés ne se promettent pas les mêmes choses, ou l'équivalent ; & l'Alliance est inégale, entant qu'elle met de la différence dans la Dignité des Parties contractantes.   Il est vrai que le plus souvent un Traité inégal fera en même-tems une Alliance inégale ; les grands Potentats n'ayant guéres accoûtumé de donner plus qu'on ne leur donne, de promettre plus qu'on ne leur promet, s'ils n'en sont récompensés du côté de la Gloire & des honneurs ; ou au contraire, un Etat plus foible ne se soumettant point à des conditions onéreuses, sans être obligé de reconnoître aussi la supériorité de son Allié.

            Ces Traités inégaux, qui sont en même-tems des Alliances inégales, se divisent en deux espèces : La 1ère, de ceux où l'inégalité se trouve du côté de la Puissance la plus considérable.   La 2nde, comprend les Traités dont l'inégalité est du côté de la Puissance inférieure.

            Dans la prémiére espèce, sans attribuer au plus puissant aucun droit sur le plus foible, on lui donne seulement une supériorité d'honneurs & de considération.   Nous en avons parlé dans le Livre I. au §.5.   Souvent un grand Monarque, voulant attacher à ses intérêts un Etat plus foible, lui fait des Conditions avantageuses, lui promet des Secours gratuits, ou plus grands que ceux qu'il stipule pour lui-même ; mais il s’attribuë en même-tems une supériorité de Dignité, il éxige des respects de son Allié.   C'est ce dernier point qui fait l'Alliance inégale.   C'est à quoi il faut bien prendre garde ; car on ne doit pas confondre avec ces Alliances, celles dans lesquelles on traite d'égal à égal, quoique le plus puissant des Alliés, par des raisons particulières, donne plus qu'il ne reçoit, promette des sécours gratuits, sans les éxiger tels, des sécours plus considérables, ou même l'assistance de toutes ses forces : Ici l'Alliance est égale, mais le Traité est inégal ; si toutefois il n'est pas vrai de dire, que celui qui donne le plus ayant un plus grand intérêt à conclure le Traité, cette considération y ramène l'égalité.   C'est ainsi que la France se trouvant embarrassée dans une grande Guerre avec la Maison d'Autriche, & le Cardinal de RICHELIEU voulant abbaisser cette Puissance formidable ; en Ministre habile, il fit avec GUSTAVE-ADOLPHE un Traité, dont tout l’avantage paroissoit être du côté de la Suède.   A ne regarder qu'aux stipulations, on eût dit le Traité inégal ; mais les fruits qu'en tira la France compensèrent largement cette inégalité.   L'Alliance de la France avec les Suisses est encore un Traité inégal, si l’on s'arrête aux stipulations.   Mais la Valeur des Troupes Suisses y a remis dès long-tems l'égalité.   La différence des intérêts & des besoins l'y rappelle encore.   La France, souvent impliquée dans des Guerres sanglantes, a reçu des Suisses des services essentiels : Le Corps Helvétique, sans Ambition, sans esprit de Conquêtes, peut vivre en paix avec tout le monde ; il n'a rien à craindre, depuis qu'il a fait sentir aux Ambitieux, que l'amour de la Liberté donne à la Nation des forces suffisantes pour la défense de ses frontières ; Cette Alliance a pû, en certains tems, paroître inégale.   Nos Aïeux étudioient peu le Cérémonial.   Mais dans la réalité, & sur-tout depuis que l'absoluë indépendance des Suisses est reconnuë de l'Empire même, l'Alliance est certainement égale ; quoique le Corps Helvétique défére sans difficulté au Roi de France toute la prééminence, que l'usage moderne de l'Europe attribuë aux Têtes Couronnées, sur-tout aux grands Monarques.

            Les Traités où l'inégalité se trouve du côté de la Puissance inférieure, c'est-à-dire, ceux qui imposent au plus foible des obligations plus étendues, de plus grandes charges, ou qui l'astreignent à des choses pesantes & désagréables ; ces Traités inégaux, dis-je, sont toûjours en même tems des Alliances inégales.   Car il n'arrive point que le plus foible se soumette à des Conditions onéreuses, sans qu'il soit obligé aussi de reconnoître la supériorité de son Allié.   Ces Conditions sont d'ordinaire imposées par le Vainqueur, ou dictées par la Nécessité, qui oblige un Etat foible à rechercher la protection ou l'assistance d'un autre plus puissant ; & par là même, il reconnoît son infériorité.   D'ailleurs cette inégalité forcée, dans un Traité d'Alliance, le ravalle, & déprime sa Dignité, en même-tems qu'elle relève celle de l'Allié plus puissant.   Il arrive encore que le plus foible ne pouvant promettre les mêmes sécours que le plus puissant, il faut qu'il en fasse la compensation, par des engagemens, qui l'abbaissent au-dessous de son Allié, souvent'même qui le soumettent, à divers égards, à sa volonté.   De cette espèce sont tous les Traités où le plus foible s'engage seul à ne point faire la Guerre sans le consentement du plus fort, à avoir les mêmes Amis & les mêmes Ennemis que lui, à maintenir & respecter sa Majesté, à n'avoir point de Places fortes en certains lieux, à ne point commercer ni lever des Soldats en certains pays libres, à livrer ses Vaisseaux de Guerre, & à n'en point construire d'autres, comme firent les Carthaginois envers les Romains ; à n'entretenir qu'un certain nombre de Troupes &c.

            Ces Alliances inégales se subdivisent encore en deux espèces ; ou elles donnent quelque atteinte à la Souveraineté, ou elles n'y donnent aucune atteinte.   Nous en avons touché quelque chose aux Chapitres I. & XVI. du Liv. I.

            La Souveraineté subsiste en son entier, lors qu'aucun des Droits qui la constituent n’est transporté à l'Allié supérieur, ou rendu dépendant de sa volonté, dans l'exercice qui s'en peut faire.   Mais la Souveraineté reçoit une atteinte, quand quelqu'un de ses Droits est cédé à un Allié, ou même si l'exercice en est simplement rendu dépendant de la volonté de cet Allié.   Par exemple, le Traité ne donne aucune atteinte à la Souveraineté, si l’Etat plus foible promet seulement de ne point attaquer une certaine Nation sans le consentement de son Allié.   Par là il ne se dépouille point de son droit, il n'en soumet pas non plus l'exercice, il consent seulement à une restriction, en faveur de son Allié ; & de cette manière, il ne diminuë pas plus sa Liberté, qu'on ne la diminuë nécessairement dans toute sorte de promesses.   Tous les jours on s'engage à de pareilles réserves, dans des Alliances parfaitement égales.   Mais s'engager à ne faire la Guerre à qui que ce soit, sans le consentement, ou la permission d'un Allié, qui, de son côté, ne fait pas la même promesse, c’est contracter une Alliance inégale, avec diminution de la Souveraineté ; car c'est se priver de l'une des parties les plus importantes du souverain Pouvoir, ou en soumettre l'exercice à la volonté d'autrui.   Les Carthaginois ayant promis, dans le Traité qui termina la séconde Guerre Punique, de ne faire la Guerre à personne, sans le consentement du Peuple Romain ; dès-lors, & par cette raison, ils furent considérés comme dépendans des Romains.

§.176       Comment une Alliance avec diminution de Souveraineté peut annuller des Traités précédens.

Lorsqu'un Peuple est forcé de recevoir la Loi, il peut légitimement renoncer à ses Traités précédens, si celui à qui il est contraint de s'allier l'exige de lui.   Comme il perd alors une partie de sa Souveraineté, ses Traités anciens tombent avec la Puissance qui les avoit conclus.   C'est une des Nécessité, qui ne peut lui être imputée ; &puisqu’il auroit bien le droit de se soumettre absolument lui-même, de renoncer à son Souverain, s'il le falloit, pour se sauver ; à plus forte raison a-t-il, dans la même Nécessité, celui d'abandonner ses Alliés.   Mais un Peuple généreux épuisera toutes ses ressources, avant que de subir une Loi si dure & si humiliante.

§.177       On doit éviter autant qu'il se peut de faire de pareilles Alliances.

En général, toute Nation devant être jalouse de sa Gloire, soigneuse de maintenir sa dignité & de conserver son indépendance ; elle ne doit se porter qu'à l'extrémité, ou par les raisons les plus importantes, à contracter une Alliance inégale.   Ceci regarde sur-tout les Traités où l'inégalité se trouve du côté de l'Allié le plus foible, & plus encore ces Alliances inégales, qui donnent atteinte à la Souveraineté : les gens de cœur ne les reçoivent que des mains de la nécessité.

§.178       Devoirs mutuels les Nations à l'égard des Alliances inégales.

Quoiqu'en dise une Politique intéressée, il faut ou soustraire absolument les Souverains à l'autorité de la Loi Naturelle, ou convenir qu'il ne leur est pas permis d'obliger, sans de justes raisons, les Etats plus foibles, à compromettre leur dignité, moins encore leur liberté, dans une Alliance inégale.   Les Nations se doivent les mêmes sécours, les mêmes égards, la même Amitié, que les particuliers vivans dans l’Etat de Nature.   Loin de chercher à avilir les foibles, à les dépouiller de leurs avantages les plus précieux ; elles respecteront, elles maintiendront leur dignité & leur liberté, si la vertu les inspire plûtôt que l'orgueil, si elles sont plus touchées de l'honnêteté que d'un grossier intérêt ; que dis-je ?   Si elles sont assez éclairées pour connoître leurs véritables intérêts.   Rien n'affermit plus sûrement la puissance d'un grand Monarque, que ses égards pour tous les Souverains.   Plus il ménage les foibles, plus il leur témoigne d'estime, & plus ils le révérent ; ils aiment une Puissance, qui ne leur fait sentir sa supériorité que par ses bienfaits ; ils s'attachent à elle comme à leur soutien : Le Monarque devient l'Arbitre des Nations.   Il eût été l'objet de leur jalousie & de leurs craintes, s'il se fût comporté orgueilleusement ; & peut-être eût-il un jour succombe sous leurs efforts réunis.

§.179       Dans celles qui sont inégales du côté le plus haut.

Mais comme le foible doit accepter avec reconnoissance, dans le besoin, l'assistance du plus puissant, & ne point lui refuser des honneurs des déférences, qui flattent celui qui les reçoit, sans avilir celui qui les rend, rien aussi n’est plus conforme à la Loi Naturelle, qu'une Alliance donnée généreusement par l’Etat le plus puissant, sans exiger de retour, ou au moins sans en exiger d'équivalent.   Et il arrive encore ici que l'utile se trouve dans la pratique du devoir.   La bonne Politique ne permet point qu'une grande Puissance souffre l'oppression des petits Etats de son voisinage.   Si elle les abandonne à l'ambition d'un Conquérant, celui-ci lui deviendra bien-tôt formidable à elle-même.   Aussi les Souverains, pour l'ordinaire assez fidèles à leurs intérêts, ne manquent-ils guéres à cette maxime.   De là ces Ligues, tantôt contre la Maison d'Autriche, tantôt contre sa Rivale, suivant que la puissance de l'une ou de l'autre devient prédominante.   De là cet Equilibre, objet perpétuel de Négociations & de Guerres.

            Lorsqu'Une Nation foible & pauvre a besoin d'une autre espèce d'assistance, lorsqu'elle est dans la disette, nous avons vû (§.5) que celles qui ont des vivres, doivent lui eu fournir à juste prix.   Il sera beau de les lui donner à vil prix, de lui en faire présent, si elle n'a pas de quoi les payer.   Les lui faire acheter par une Alliance inégale, & sur-tout aux dépens de sa Liberté, la traiter comme JOSEPH traita autrefois les Egyptiens ; ce seroit une dureté presque aussi révoltante, que de la laisser périr de faim.

§.180       Comment l'inégalité des Traites & des Alliances peut se trouver conforme à la Loi Naturelle.

Mais il est des cas, où l'inégalité des Traités & des Alliances, dictée par quelque raison particulière, n’est point contraire à l'Equité, ni par conséquent à la Loi Naturelle.   Ces cas sont en général tous ceux dans lesquels les devoirs d'une Nation envers elle-même, ou ses devoirs envers les autres l'invitent à s'écarter de l'égalité.   Par exemple, un Etat foible veut, sans nécessité, construire une Forteresse, qu'il ne sera pas capable de défendre, dans un lieu où elle deviendrait très-dangereuse à son voisin, si jamais elle tombait entre les mains d'un Ennemi puissant.   Ce voisin peut s'opposer à la construction de la Forteresse : Et s'il ne lui convient pas de payer la complaisance qu'il demande, il peut l'obtenir en menaçant de rompre de son côté les chemins de communication, d'interdire tout Commerce, de bâtir des Forteresses, ou de tenir une armée sur la frontière, de regarder ce petit Etat comme suspect &c.   Il impose ainsi une condition inégale ; mais le soin de sa propre sûreté l'y autorise.   De même, il peut s'opposer à la construction d'un grand-chemin, qui ouvriroit à l'Ennemi l'entrée de ses Etats.   La Guerre pourroit nous fournir quantité d'autres exemples.   Mais on abuse souvent d'un droit de cette nature ; il faut autant de modération que de prudence, pour éviter de le tourner en oppression.

            Les devoirs envers autrui conseillent aussi quelquefois & autorisent l'inégalité dans un sens contraire, sans que pour cela le Souverain puisse être accusé de se manquer à soi-même, ou à son peuple.   Ainsi la reconnoissance, le désir de marquer sa sensibilité pour un bienfait, portera un Souverain généreux à s'allier avec joie, & à donner dans le Traité plus qu'il ne reçoit.

§.181       De l'inégalité imposée par forme de peine.

On peut encore avec justice imposer les conditions d'un Traité inégal, ou même d'une Alliance inégale, par forme de peine, pour punir un injuste aggresseur & le mettre hors d'état de nuire aisément dans la suite.   Tel fut le Traité, auquel SCIPION le prémier Africain, força les Carthaginois, après qu'il eût vaincu HANNIBAL.   Le vainqueur donne souvent des Loix pareilles ; & par là il ne blesse ni la justice, ni l’Equité, s'il demeure dans les bornes de la modération, après qu'il a triomphé dans une Guerre juste & nécessaire.

§.182       Autres espèces, dont on a parlé ailleurs.

Les différens Traités de Protection, ceux par lesquels un Etat se rend tributaire, ou feudataire d'un autre ; tous ces Traités, dis-je, forment autant d'espèces d'Alliances inégales.   Mais nous ne répéterons point ici ce que, nous en avons dit aux Chapitres I. & XVI. du Liv. I.

§.183       Des Traites personnels, & des Traités réels.

Par une autre division générale des Traités, ou des Alliances, on les distingue en Alliances personnelles & Alliances réelles.   Les prémiéres sont celles qui se rapportent à la personne des Contractans, qui y sont restreintes & pour ainsi dire attachées.   Les Alliances réelles se rapportent uniquement aux choses dont on traite, sans dépendance de la personne des contractans.

            L'Alliance personnelle expire avec celui qui l'a contractée.

            L'Alliance réelle est attachée au Corps même de l’Etat & subsiste autant que l'Etat, si on n'a pas marqué le tems de sa durée.

            Il est très-important de ne pas confondre ces deux sortes d'Alliances.   Aussi les Souverains ont-ils allez accoûtumé aujourd'hui de s'expliquer dans leurs Traités de manière à ne laisser aucune incertitude à cet égard ; & c'est sans-doute le meilleur & le plus sûr.   Au défaut de cette précaution, la matière même du Traité, ou les expressions dans lesquelles il est conçû, peuvent fournir les moyens de reconnoître s'il est réel, ou personnel.   Donnons là-dessus quelques Règles générales.

§.184       Le nom des Contractans inséré dans le Traité, ne le rend pas personnel.

Prémièrement, de ce que les Souverains qui contractent sont nommés dans le Traité, il n'en faut pas conclure que le Traité soit personnel.   Car souvent on y insére le nom du Souverain qui gouverne actuellement, dans la seule vue de montrer avec qui on l'a conclu, & non point pour donner à entendre qu'on ait traité avec lui personnellement.   C'est une observation des jurisconsultes PEDIUS & ULPIEN (a) DIGEST. Lib. Tit. XIV. De Pactis, Leg. VII. §. 8.) répétée par tous les Auteurs.

§.185       Une Alliance faite par une République est réelle.

Toute Alliance faite par une République est réelle de sa nature ; car elle se rapporte uniquement au Corps de l'Etat.   Quand un Peuple libre, un Etat populaire, ou une République Aristocratique fait un Traité, c'est l’Etat même qui contracte ; ses engagemens ne dépendent point de la vie de ceux qui n'en ont été que les instruments : les membres du peuple, ou de la Régence changent & se succèdent ; l’Etat est toûjours le même.

            Puis donc qu'un pareil Traité regarde directement le Corps de l'Etat ; il subsiste, quoique la forme de la République vienne à changer, quand même elle se transformeroit en Monarchie.   Car l’Etat & la Nation sont toûjours les mêmes, quelque changement qui se fasse dans la forme du Gouvernement ; & le Traité fait avec la Nation demeure en force, tant que la Nation existe.   Mais il est manifeste qu'il faut excepter de la Règle tous les Traités qui se rapportent à la forme du Gouvernement.   Ainsi deux Etats populaires, qui ont traité expressément, ou qui paroissent évidemment avoir traité dans la vûë de se maintenir de concert dans leur état de Liberté & de Gouvernement populaire, cessent d'être Alliés, au moment que l'un des deux s'est soumis à l'empire d'un seul.

§.186       Des Traités conclus par des Rois ou autres Monarques.

Tout Traité public conclu par un Roi, ou par-tout autre Monarque, est un Traité de l'Etat ; il oblige l’Etat entier, la Nation que le Roi réprésente & dont il exerce le pouvoir & les droits.   Il semble donc d'abord que tout Traité Public doive être présumé réel, comme concernant l’Etat lui-même.   Il n'y a pas de doute sur l'obligation d'observer le Traité ; il s'agit seulement de sa durée.   Or il y a souvent lieu de douter si les contractans ont prétendu étendre les engagemens réciproques au-delà de leurs vies & lier leurs Successeurs.   Les conjonctures changent ; une charge, aujourd'hui légère, peut devenir insupportable, ou trop onéreuse, en d'autres Circonstances : La façon de penser des Souverains ne varie pas moins ; & il est des choses dont il convient que chaque Prince puisse disposer librement, suivant son système.   Il en est d'autres, que l’on accordera volontiers à un Roi, & que l’on ne voudroit pas permettre à son Successeur.   Il faut donc chercher dans les termes du Traité, ou dans la matière qui en fait l'objet, de quoi découvrir l'intention des Contractans.

§.187       Traités perpétuels, ou pour un tems certain.

Les Traités perpétuels, ou faits pour un tems déterminé sont des Traités réels ; puisque leur durée ne peut dépendre de la vie des Contractans.

§.188       Traités faits pour un Roi & ses successeurs.

De même, lorsqu'un Roi déclare dans le Traité, qu'il le fait pour lui & ses Successeurs, il est manifeste que le Traité est réel.   Il est attaché à l'Etat, & fait pour durer autant que le Royaume même.

§.189       Traité fait pour le bien du Royaume.

Lorsqu'un Traité porte expressément, qu'il est fait pour le bien le bien du Royaume, c'est un indice manifeste que les Contractans n'ont point prétendu en faire dépendre la durée de celle de leur vie, mais plûtôt l'attacher à la durée du Royaume même : Le Traité est donc réel.

            Indépendamment même de cette déclaration expresse, lorsqu'un Traité est fait pour procurer à l’Etat un avantage toûjours subsistant ; il n'y a aucune raison de croire, que le Prince qui l'a conclu ait voulu en limiter la durée à celle de sa vie.   Un pareil Traité doit donc parer pour réel, à-moins que des raisons très-fortes ne fassent voir, que celui avec qui on l'a conclu, n'a accordé ce même avantage dont il s'agit, qu'en considération de la personne du Prince alors régnant, & comme une faveur personnelle ; auquel cas le Traité finit avec la vie de ce Prince, la raison de la concession expirant avec lui.   Mais cette réserve ne se présume pas aisément ; car il semble que si on l'eût eue dans l'esprit, on devoit l’exprimer dans le Traité.

§.190       Comment se forme la présomption, dans ses cas douteux.

En cas de doute, lorsque rien n'établit clairement ou la personnalité, ou la réalité d'un Traité ; on doit le présumer réel s'il roule : sur des choses favorables, & personnel en matières odieuses.   Les choses favorables sont ici celles qui tendent à la commune utilité des Contractans & qui favorisent également les deux Parties ; les choses odieuses sont celles qui chargent une Partie seule, ou qui la chargent beaucoup plus que l'autre.   Nous en parlerons plus au long dans le Chapitre de l'Interprétation des Traités.   Rien n’est plus conforme que cette règle à la raison & à l'équité.   Dès que la certitude manque dans les affaires des hommes, il faut avoir recours aux présomptions.   Or si les Contractans ne se sont pas expliqués, il est naturel, quand il s'agit de choses favorables, également avantageuses aux deux Alliés, de penser que leur intention a été de faire un Traité réel, comme plus utile à leurs Royaumes ; si l’on se trompe en le présumant ainsi, on ne fait tort ni à l'un ni à l'autre.   Mais si les engagemens ont quelque chose d'odieux, si l'un des Etats contractans s'en trouve surchargé ; comment présumer que le Prince, qui a pris de pareils engagemens, ait voulu imposer ce fardeau à perpétuité sur son Royaume ?   Tout Souverain est présumé vouloir le salut & l'avantage de l’Etat qui lui est confié ; on ne peut donc supposer qu'il ait consenti à le charger pour toûjours d'une obligation onéreuse.   Si la nécessité lui en faisoit une Loi, c'étoit à son Allié de le faire expliquer clairement ; & il est probable que celui-ci n'y eût pas manqué, sachant que les hommes, & particulièrement les Souverains, ne se soumettent guéres à des charges pesantes & désagréables, s'ils n'y sont formellement obligés.   S'il arrive donc que la présomption trompe & lui fasse perdre quelque chose de son droit, c’est par une suite de sa négligence.   Ajoûtons que si l'un ou l'autre doit perdre de son droit, l'équité sera moins blessée par la perte que celui-ci fera d'un gain, qu'elle ne le seroit par le dommage que l’on causeroit à l'autre : C’est la fameuse distinction, de lucro captando, & de damno vitando.

            On met sans difficulté les Traités égaux de Commerce au nombre des matières favorables, puisqu'ils sont en général avantageux & très-conformes à la Loi Naturelle.   Pour ce qui est des Alliances faites pour la Guerre, GROTIUS dit avec raison, que les Alliances Défensives tiennent plus du favorable & que les Alliances Offensives ont quelque chose qui approche d'avantage de l'onéreux ou de l'odieux (a) Droit de 1a G. & de 1a P. Liv. II Chap. XVI §.XVL).

            Nous ne pouvons nous dispenser de toucher en peu de mots ces discussions, pour ne point laisser ici un vuide choquant.   Au reste, elles ne sont plus guéres d'usage dans la pratique ; les Souverains observant généralement aujourd'hui la sage précaution de déterminer clairement la durée de leurs Traités.   Ils traitent pour eux & leurs Successeurs, pour eux & leurs Royaumes à perpétuité, pour un certain nombre d'années &c.   Ou bien ils traitent pour le tems de leur règne seulement, pour une affaire qui leur est propre, pour leur Famille &c.

§.191       Que l'obligation & le droit résultans d'un Traité réel passent aux Successeurs.

Puisque les Traités Publics, même personnels, conclus par un Roi, ou par-tout autre Souverain qui en a le pouvoir, sont Traités de l'Etat, & obligent la Nation entière (§.186) ; les Traités réels, faits pour subsister indépendamment de la personne qui les a conclus, obligent sans doute les Successeurs.   L'obligation qu'ils imposent à l’Etat passe successivement à tous ses Conducteurs, à mesure qu'ils prennent en mains l'Autorité Publique.   Il en est de même des droits acquis par ces Traités : Ils sont acquis à l'Etat, & passent à ses Conducteurs Successifs.

            C'est aujourd'hui une Coûtume assez générale, que le Successeur confirme, ou renouvelle les Alliances même réelles, conclues par ses Prédécesseurs : Et la prudence veut que l’on ne néglige pas cette précaution ; puisqu'enfin les hommes font plus de cas d'une obligation qu'ils ont eux-mêmes contractée expressément, que de celle qui leur est imposée d'ailleurs, ou dont ils ne se sont chargés que tacitement.   C’est qu'ils croient leur parole engagée dans la prémiére, & leur Conscience seulement dans les autres.

§.192       Des Traités accomplis une fois pour toutes & consommés.

Les Traités qui ne concernent point des prestations réitérées, mais des actes transitoires, uniques & qui se consomment tout d'un coup ; ces Traités, si toutefois on n'aime mieux les appeller d'un autre nom (voyez le §.153), ces Conventions, ces Pactes, qui s'accomplissent une fois pour toutes, & non par des aces successifs ; dès qu'ils ont reçu leur exécution, sont des choses consommées & finies.   S'ils sont valides, ils ont de leur nature un effet perpétuel & irrévocable ; on ne les a point en vûë quand on recherche si un Traité est réel, ou personnel.   PUFENDORF (a) Droit de la Nature & des Gens, Liv. VIII. Chap. IX. §.VIII) nous donne pour Règles dans cette recherche:

            1°, Que les Successeurs doivent garder les Traités de Paix faits par leurs Prédécesseurs ;

            2°, Qu’un Successeur doit garder toutes les Conventions légitimes, par lesquelles son Prédécesseur à transféré quelque Droit à un tiers.   C'est visiblement sortir de la question ; c'est dire seulement que ce qui est fait validement par un Prince ne peut être annulé par son Successeur : Qui en doute ?   Le Traité de Paix est, de sa nature, fait pour durer perpétuellement ; dès qu'une fois il est dûement conclu & ratifié, c'est une affaire consommée ; il faut l'accomplir de part & d'autre, & l'observer selon sa teneur.   S'il s'exécute sur le champ, tout est fini.   Que si le Traité contient des engagemens à quelques prestations successives & réitérées, il sera toûjours question d'examiner, suivant les règles que nous venons de donner, s’il est, à cet égard, réel ou personnel, si les Contractans ont prétendu obliger leurs Successeurs à ces prestations, ou s'ils ne les ont promises que pour le tems de leur règne seulement.   De même, aussi-tôt qu'un droit est transféré par une Convention légitime, il n'appartient plus à l’Etat qui l'a cédé : L'affaire est conclue & terminée.   Que si le Successeur trouve quelque vice dans l'Acte, & le prouve ; ce n’est pas prétendre que la Convention ne l'oblige pas, & refuser de l'accomplir ; c’est montrer qu'elle n'a point été faite ; car un Acte vicieux & invalide est nul & comme non-avenu.

§.193       Des Traités déjà accomplis d'une part.

La 3ème Règle de PUFENDORF n’est pas moins inutile à la Question.   Elle porte, que si l'autre Allié ayant déjà exécuté quelque chose à quoi il étoit tenu en vertu du Traité, le Roi vient à mourir avant que d'avoir effectué à son tour ce quoi il s'était engagé ; son Successeur doit indispensablement suppléer.   Car ce que l'autre Allié a exécuté sous condition de recevoir l'équivalent, ayant tourné à l'avantage de l'Etat, ou du moins ayant été fait dans cette vûë, il est clair, que, si l’on n’effectuë pas ce qu'il avoit stipulé, il acquiert alors le même droit, qu'un homme qui a payé ce qu'il ne devoit pas, & qu'ainsi le Successeur est tenu, ou de le dédommager entièrement de ce qu'il a fait ou donné, ou de tenir lui-même ce à quoi son Prédécesseur s'étoit engagé.   Tout cela, dis-je, est étranger à notre question.   Si l'Alliance est réelle, elle subsiste malgré la mort de l'un des Contractans ; si elle est personnelle, elle expire avec eux, ou avec l'un des deux (§.183).   Mais lors qu'une Alliance personnelle vient à finir de cette manière, de savoir ce à quoi l'un des Etats Alliés est tenu au cas que l'autre ait déjà exécuté quelque chose en vertu du Traité, c'est une autre Question, & qui se décide par d'autres principes.   Il faut distinguer la nature de ce qui a été fait en accomplissement du Traité.   Si ce sont de ces prestations déterminées & certaines, que l’on se promet réciproquement, par manière d'échange, ou d'équivalent ; il est hors de doute que celui qui a reçu doit donner ce qui avoit été promis en retour, s'il veut tenir l'accord, & est obligé à le tenir ; s'il n'y est pas obligé & s'il ne veut pas le tenir, il doit restituer ce qu'il a reçu, remettre les choses dans leur prémier état, ou dédommager l'Allié qui a donné.   En agir autrement, ce seroit retenir le bien d'autrui.   C'est le cas d'un homme, non qui a payé ce qu'il ne devoit pas, mais qui a payé d'avance une chose, laquelle ne lui a pas été livrée.   Mais s'il s'agissoit dans le Traité personnel, de prestations incertaines & contingentes, qui s'accomplissent dans l'occasion, de ces promesses qui n'obligent à rien si le cas de les remplir ne se présente pas ; le réciproque, le retour de semblables prestations n’est dû que pareillement aussi dans l'occasion ; & le terme de l'Alliance arrivé, personne n’est plus tenu à rien.   Dans une Alliance défensive, par exemple, deux Rois se seront promis réciproquement un sécours gratuit, pour le tems de leur vie.   L'un se trouve attaqué ; il est sécouru par son Allié, & meurt, avant que d'avoir eû occasion de le sécourir à son tour : L'Alliance est finie, & le Successeur du mort n’est tenu à rien ; si ce n’est qu'il doit assurément de la reconnoissance au Souverain qui a donné à son Etat un sécours salutaire.   Et il ne faut pas croire que, de cette manière, l'Allié qui a donné du sécours sans en recevoir, se trouve lézé dans l'Alliance.   Son Traité étoit un de ces Contrats aventuriers, dont les avantages, ou les désavantages dépendent de la fortune : Il pouvoit y gagner, comme il y a perd

u.

            On pourrait faire ici une autre question.   L'Alliance personnelle expirant à la mort de l'un des Alliés ; si le survivant, dans l'idée qu'elle doit subsister avec le Successeur, remplit le Traité à son égard, défend son pays, sauve quelqu'une de ses Places, ou fournit des vivres à son Armée ; que fera le Souverain ainsi sécouru ?   Il doit sans-doute, ou laisser en effet subsister l'Alliance, comme l'Allié de son Prédécesseur a cru qu'elle devait subsister ; & ce sera un renouvellement tacite, une extension du Traité ; ou il doit payer le service réel qu'il a reçû, suivant une juste estimation de son importance, s'il ne veut pas continuer dans cette Alliance.   Ce seroit alors le cas de dire avec PUFENDORF, que celui qui a rendu un pareil service acquiert le droit d'un homme qui a payé ce qu'il ne devoit pas.

§.194       L'Alliance personnelle expire, si l'un des Contractans cesse de règner.

La durée d'une Alliance personnelle étant restreinte à la personne des Souverains contractans ; si l'un des deux cesse de régner, par quelque cause que ce puisse être, l'Alliance expire.   Car ils ont contracté en qualité de Souverains, & celui qui cesse de régner, n'existe plus comme Souverain, quoiqu'il vive encore en sa qualité d'homme.

§.195       Traites personnels de leur nature.

Les Rois ne traitent pas toûjours uniquement & directement pour leur Royaume ; quelquefois, en vertu du pouvoir qu'ils ont en mains, ils sont des Traités relatifs à leur personne, ou à leur Famille ; & ils peuvent les faire légitimement ; la sûreté & l'avantage bien entendu du Souverain étant du bien de l'Etat.   Ces Traités sont personnels de leur nature, & s'éteignent avec le Roi, ou avec sa famille.   Telle est une Alliance faite pour la défense d'un Roi & de sa famille.

§.196       D'une Alliance faite pour la défense du Roi & de la famille Royale.

On demande si cette Alliance subsiste avec le Roi & la Famille Royale, lorsque par quelque révolution, ils sont privés de la Couronne.   Nous avons remarqué tout-à-l'heure (§.194) qu'une Alliance personnelle expire avec le règne de celui qui l'a contractée.   Mais cela s'entend d'une Alliance avec l'Etat, limitée, quant à sa durée, au règne du Roi contractant.   Celle dont il s'agit ici est d'une autre nature.   Quoiqu'elle lie l'Etat, puisque tous les Actes publics du Souverain le lient, elle est faite directement en faveur du Roi & de sa famille ; il seroit absurde qu'elle finît au moment qu'ils en ont besoin, & par l'événement contre lequel elle a été faite.   D'ailleurs un Roi ne perd pas sa qualité, par cela seul qu'il perd la possession de son Royaume.   S'il en est dépouillé injustement par un Usurpateur, ou par des rebelles, il conserve ses droits, au nombre desquels sont ses Alliances.

            Mais qui jugera si un Roi est dépouillé légitimement, ou par violence ?   Une Nation indépendante ne reconnoit point de juge.   Si le Corps de la Nation déclare le Roi déchû de son droit par l'abus qu'il en a voulu faire, & le dépose ; il peut le faire avec justice, lorsque ses griefs sont fondés ; & il n'appartient à aucune autre Puissance d'en juger.   L'Allié personnel de ce Roi ne doit donc point l'assister contre la Nation, qui a usé de son droit en le déposant : S'il l'entreprend, il fait injure à cette Nation.   L'Angleterre déclara la Guerre à Louis XIV en 1688 parce qu'il soutenoit les intérêts de Jaques II déposé dans les formes par la Nation.   Elle la lui déclara une seconde fois, au commencement du siécle, parceque ce Prince reconnut sous le nom de JAQUES III le fils du Roi déposé.   Dans les cas douteux & lorsque le Corps de la Nation n'a pas prononcé, ou n'a pû prononcer librement, on doit naturellement soutenir & défendre un Allié ; & c’est alors que le Droit des Gens Volontaire règne entre les Nations.   Le parti qui a chassé le Roi, prétend avoir le droit de son côté ; ce Roi malheureux & ses Alliés se flattent du même avantage ; & comme ils n'ont point de commun juge sur la terre, il ne leur reste que la voie des armes, pour terminer le différend : Ils se font une Guerre en forme.

            Enfin, lorsque la Puissance étrangère a rempli de bonne-foi ses engagemens envers un Monarque infortuné, lorsqu'elle a fait pour sa défense, ou pour son rétablissement, tout ce à quoi elle étoit obligée en vertu de l'Alliance ; si ses efforts sont infructueux, le Prince dépouillé ne peut exiger qu'elle soutienne en sa faveur une Guerre sans fin, qu'elle demeure éternellement ennemie de la Nation, ou du Souverain, qui l'a privé du Trône.   Il faut un jour penser à la Paix, abandonner un Allié, & le considérer comme ayant lui-même abandonné son droit par nécessité.   Ainsi Louis XIV fut obligé d'abandonner JAQUES II & de reconnoître le Roi GUILLAUME, quoiqu'il l'eût d'abord traité d'Usurpateur.

§.197       A quoi oblige une Alliance réelle, quand le Roi Allié est chassé du Trône.

La même question se présente dans les Alliances réelles & en général dans toute Alliance faite avec un Etat, & non en particulier avec un Roi pour la défense de sa personne.   On doit sans-doute défendre son Allié contre toute invasion, contre toute violence étrangère, & même contre des sujets rebelles ; on doit de même défendre une République contre les entreprises d'un Oppresseur de la Liberté publique.   Mais on doit se souvenir qu'on est Allié de l’Etat, ou de la Nation, & non pas son Juge.   Si la Nation a déposé son Roi dans les formes, si le peuple d'une République a chassé ses Magistrats & s'est mis en liberté, ou s'il a reconnu l'Autorité d'un Usurpateur, soit expressément soit tacitement ; s'opposer à ces dispositions domestiques, en contester la justice ou la validité, ce seroit s'ingérer dans le Gouvernement de sa Nation, lui faire injure (voyez les §§. & suivans de ce Livre).   L'Allié demeure Allié de l'Etat, malgré le changement qui y est arrivé.   Toutefois si ce changement lui rend l'Alliance inutile, dangereuse, ou désagréable ; il est le Maître d'y renoncer.   Car il peut dire avec fondement, qu'il ne se seroit pas allié à cette Nation, si elle eût été sous la forme présente de son Gouvernement.

            Disons encore ici ce que nous venons de dire d'un Allié personnel : Quelque juste que fût la Cause d'un Roi chassé du Trône, soit par ses sujets, soit par un Usurpateur étranger ; ses Alliés ne sont point obligés de soutenir en sa faveur une Guerre éternelle.   Après d'inutiles efforts pour le rétablir, il faut enfin qu'ils donnent la paix à leurs peuples, qu'ils s'accommodent avec l'Usurpateur, & pour cet effet, qu'ils traitent avec lui, comme avec un Souverain légitime.   Louis XIV épuisé par une Guerre sanglante & malheureuse, offroit à Gertruidenberg d'abandonner son Petit-fils, qu'il avoit placé sur le Trône d'Espagne : Et quand les affaires eurent changé de face, CHARLES d'Autriche, rival de PHILIPPE, se vit à son tour abandonné de ses Alliés.   Ils se lassérent d'épuiser leurs Etats, pour le mettre en possession d'une Couronne, qu'ils croyoient lui être duë, mais qu'il n'y avoit plus d'apparence de pouvoir lui procurer.



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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:12
CHAPITRE XI
De l’Usucapion & de la Prescription entre les Nations.



§.140       Définition de l'Usucapion & de la Prescription.

Finissons ce qui regarde le Domaine & la Propriété, par l'examen d'une Question célébre, sur laquelle les Savans se sont fort partagés.   On demande si l’Usucapion & la Prescription peuvent avoir lieu entre les Peuples ou les Etats indépendans ?

            L’Usucapion est l'acquisition du Domaine, fondée sur une longue possession, non-interrompuë & non contestée ; c’est-à-dire une acquisition qui se prouve par cette seule possession.   M. WOLF la définit, une acquisition de Domaine fondée sur l'abandonnement présumé.   Sa Définition explique la manière dont une longue & paisible possession peut servir à établir l'acquisition du Domaine.   MODESTINUS, Digest. L. 3. de usurp. & usucap., dit conformément aux Principes du Droit Romain, que 1'Usucapion est l'acquisition du Domaine par une possession continuée pendant un tems défini par la Loi.   Ces trois Définitions n'ont rien d'incompatible, & il est aisé de les concilier, en faisant abstraction de ce qui se rapporte au Droit Civil dans la dernière : Nous avons cherché à exprimer clairement dans la prémiére, l'idée que l’on attache communément au terme d'Usucapion.

            La Prescription est l'exclusion de toute prétention à quelque droit, fondée sur la longueur du tems pendant lequel on l'a négligé ; ou, comme l’a définit M. WOLF, c'est la perte d'un droit propre, en vertu d'un consentement présumé.   Cette Définition encore est réelle, c'est-à-dire qu'elle explique comment une longue négligence d'un droit, en opère la perte, & elle s'accorde avec la Définition nominale que nous donnons de la Prescription, & dans laquelle nous nous bornons à exposer ce que l’on entend communément par ce terme.   Au reste le terme d'Usucapion est peu usité en François, & dans cette Langue, celui de Prescription réunit tout ce que daignent en Latin les mots Ufucapio & Praescriptio.   Nous nous servirons donc du terme de Prescription, toutes les fois que nous n'aurons point de raison particulière d'employer l'autre.

§.141       Que l'Usucapion & la Prescription sont de Droit Naturel.

Pour décider maintenant la Question que nous nous sommes proposée, il faut voir d'abord si l'Usucapion & la Prescription sont de Droit Naturel.   Plusieurs illustres Auteurs l'ont dit & prouvé (a) Voyez GROTIUS, PUFENDORF, WOLF).   Quoique dans ce Traité nous supposions souvent au Lecteur la connoissance du Droit Naturel, il convient d'en établir ici la décision, puisque la matière est controversée.

            La Nature n'a point elle-même établi la propriété des biens & en particulier celle des terres ; elle approuve seulement cette introduction, pour l'avantage du Genre-humain.   Dès lors, il seroit absurde de dire, que le Domaine & la Propriété une fois établis, la Loi Naturelle puisse assûrer au Propriétaire quelque droit capable de porter le trouble dans la Société humaine.   Tel seroit le droit de négliger entiérement une chose qui lui appartient, de la laisser, pendant un long espace de tems, sous toutes les apparences d'un bien abandonné, ou qui n’est point à lui, & d'en venir enfin dépouiller un Possesseur de bonne-foi, qui l'aura peut-être acquise à titre onéreux, qui l'aura reçuë en héritage de ses pères, ou comme la dot de son Epouse, & qui auroit fait d'autres acquisitions, s'il eût pû connoître que celle-là n'étoit ni légitime, ni solide.   Loin de donner un pareil droit, la Loi Naturelle prescrit au Propriétaire le soin de ce qui lui appartient, & lui impose l'obligation de faire connoître ses droits, pour ne point induire les autres en erreur : Elle n'approuve sa Propriété, elle ne la lui assûre qu'a ces conditions.   S'il la néglige pendant un tems assez long pour qu'il ne puisse être admis à la réclamer, sans mettre en péril les droits d'autrui ; la Loi Naturelle ne l'admet point à la revendiquer.   Il ne faut donc point concevoir la Propriété comme un droit si étendu, & tellement inamissible, qu'on puisse le négliger absolument pendant long-tems, au risque de tous les inconvéniens qui en pourront résulter dans la Société humaine, pour le faire valoir ensuite, suivant son caprice.   Pourquoi la Loi Naturelle ordonne-t-elle à tous de respecter ce droit de Propriété dans celui qui s'en sert, si ce n’est pour le repos, le salut & l'avantage de la Société humaine ?   Elle veut donc, par la même raison, que tout Propriétaire qui néglige son droit pendant long-tems & sans aucune raison, soit présumé l'abandonner entiérement & y renoncer.   Voilà ce qui forme la présomption absoluë, ou Juris & de Jure, de l'abandonnement, & sur laquelle un autre se fonde légitimement, pour s'approprier la chose abandonnée.   La présomption absoluë ne signifie pas ici une conjecture de la volonté sécrette du Propriétaire ; mais une position, que la Loi Naturelle ordonne de prendre pour vraie & stable, cela en vûë de maintenir l'ordre & la paix parmi les hommes : Elle fait donc un titre aussi ferme & aussi juste que celui de la propriété même, établi & soutenu par les mêmes raisons.   Le possesseur de bonne-foi, fondé sur une présomption de cette nature, a donc un droit approuvé de la Loi Naturelle ; & cette même Loi, qui veut que les droits d'un chacun soient fermes & certains, ne permet point qu'on le trouble dans sa possession.

            Le Droit d' Usucapion signifie proprement que le Possesseur de bonne-foi n’est point obligé, après une longue & paisible possession , de mettre sa Propriété en compromis ; il la prouve par sa possession même, & il repousse la Demande du prétendu Propriétaire, par la Prescription.   Rien n’est plus équitable que cette règle.   Si le Demandeur étoit admis à prouver sa Propriété, il pourroit arriver qu'il administreroit des preuves très-évidentes en apparence, mais qui ne seroient telles que par la perte de quelque Document, de quelque témoignage, qui eût fait voir comment il avoit perdu ou transporté son Droit.   Seroit-il raisonnable qu'il pût mettre les droits du Possesseur en compromis, lorsque par sa faute, il a laisse venir les choses en tel état, que la vérité coureroit risque d'être méconnue ?   S'il faut que l'un des deux soit exposé à perdre le sien, il est juste que ce soit celui qui est en faute.

            Il est vrai que si le Possesseur de bonne-foi vient à découvrir avec une entière certitude, que le Demandeur est vrai Propriétaire, & qu'il n'a jamais abandonné son droit, il doit alors en Conscience & par le Droit interne, restituer tout ce dont il se trouvera plus riche du bien du Demandeur.   Mais cette estimation n’est pas aisée à faire, & elle dépend des circonstances.

§.142       De ce qui est requis pour fonder la Prescription ordinaire.

La Prescription ne pouvant être fondée que sur une présomption absolue, ou sur une présomption légitime, elle n'a point lieu si le Propriétaire n'a pas véritablement négligé son Droit.   Cette condition emporte trois choses :

 

1°, Que le Propriétaire n'ait point à alléguer une ignorance invincible, soit de sa part, soit de celle de ses Auteurs.

 

2°, Qu'il ne puisse justifier son silence par des raisons légitimes & solides.

 

3°, Qu'il ait négligé son droit, ou garde le silence, pendant un nombre considérable d'années ; car une négligence de peu d'années, incapable de produire la confusion & de mettre dans l'incertitude les droits respectifs des parties, ne suffit pas pour fonder ou autoriser une présomption d'abandonnement.   Il est impossible de déterminer en Droit Naturel, le nombre d'années requis pour fonder la Prescription.   Cela dépend de la nature de la chose, dont la propriété est disputée, & des circonstances.

§.143       De la Prescription immémoriale.

Ce que nous venons de remarquer dans le paragraphe précédent, regarde la Prescription ordinaire.   Il en est une autre, que l’on appelle immémoriale, parce qu'elle est fondée sur une possession immémoriale : c'est-à-dire, sur une possession dont l'origine est inconnue, ou tellement chargée d'obscurité, que l’on ne sçauroit prouver si le Possesseur tient véritablement son Droit du Propriétaire, ou s'il a reçu la possession d'un autre.   Cette Prescription Immémoriale met le droit du Possesseur à couvert de toute éviction ; car il est de droit présumé Propriétaire, tant qu'on n'a point de raisons solides à lui opposer ; & où prendroit-on ces raisons, lorsque l'origine de sa possession se perd dans l'obscurité des tems ?   Elle doit même le mettre à couvert de toute prétention contraire à son droit.   Où en seroit-on, s’il étoit permis de révoquer en doute un droit reconnu pendant un tems immémorial, & lorsque les moyens de le prouver sont détruits par le tems ?   La possession immémoriale est donc un Titre inexpugnable, & la Prescription immémoriale un moyen qui ne souffre aucune exception : L'une & l'autre est fondée sur une présomption, que la Loi Naturelle nous prescrit de prendre pour une vérité incontestable.

§.144       De celui qui allégue les raisons de son silence.

Dans les cas de Prescription ordinaire, on ne peut opposer ce moyen à celui qui allègue de justes raisons de son silence, comme l'impossibilité de parler, une crainte bien fondée &c. parce qu'alors il n'y a plus de lieu à la présomption qu'il a abandonné son droit.   Ce n’est pas sa faute, si on a cru pouvoir le présumer ; & il n'en doit pas souffrir.   On ne peut refuser de l'admettre à prouver clairement sa Propriété.   Ce moyen de défense contre la Prescription, a été souvent employé contre des Princes, dont les forces redoutables avoient long-tems réduit au silence les foibles, victimes de leurs usurpations.

§.145       De celui qui témoigne suffisamment qu'il ne veut pas abandonner son droit.

Il est bien évident aussi, que l’on ne peut opposer la Prescription au Propriétaire, qui, ne pouvant poursuivre son droit, se borne à marquer suffisamment par quelque signe que ce soit, qu'il ne veut pas l'abandonner.   C'est à quoi servent les Protestations.   Entre Souverains, on conserve le Titre & les Armes d'une Souveraineté, d'une Province, pour marquer que l’on n'abandonne pas ses droits.

§.146       Prescription fondée sur les actions du Propriétaire.

Tout Propriétaire qui fait, ou qui omet expressément des choses, qu'il ne peut faire, ou omettre, s'il ne renonce à son droit ; indique suffisamment par là qu'il ne veut pas le conserver, à moins qu'il n'en fasse la réserve expresse.   On est sans-doute en droit de prendre pour vrai ce qu'il indique suffisamment, dans les occasions où il doit dire la vérité ; par conséquent on présume légitimement qu'il abandonne son droit, & s'il veut un jour y revenir, on est fondé à lui opposer la prescription.

§.147       L'Usucapion & la Prescription ont lieu entre Nations.

Après avoir démontré que l’Usucapion & la Prescription sont de Droit Naturel, il est aisé de prouver qu'elles sont pareillement de Droit des Gens & qu’elles doivent avoir lieu entre Nations.   Car le Droit des Gens n'en autre chose que l'application du Droit de la Nature aux Nations, faite d'une manière convenable aux sujets (Prélim. §.6).   Et bien loin que la nature des sujets apporte ici quelque exception, l'Usucapion & la Prescription sont d'un usage beaucoup plus nécessaire entre les Etats souverains, qu'entre les particuliers.   Leurs querelles sont d'une toute autre conséquence, leurs différends ne se terminent d'ordinaire que par des Guerres sanglantes ; & par conséquent la paix & le bonheur du Genre humain exigent bien plus fortement encore, que la possession des Souverains ne soit pas troublée facilement, & qu'après un grand nombre d'années, si elle n'a point été contestée, elle soit réputée juste & inébranlable.   S'il étoit permis de remonter toûjours aux tems anciens, il est peu de Souverains qui fussent assûrés de leurs droits ; il n'y auroit point de paix à espérer sur la terre.

§.148       Il est plus difficile de les fonder entre Nations sur un abandonnement présumé.

Il faut avouer cependant que l'Usucapion & la Prescription sont souvent d'une application plus difficile entre Nations, entant que ces droits sont fondés sur une présomption tirée d'un long silence.   Personne n'ignore combien il est dangereux pour l'ordinaire à un Etat foible, de laisser entrevoir seulement quelque prétention sur les possessions d'un Monarque puissant.   Il est donc difficile de fonder une légitime présomption d'abandonnement sur un long silence.   Ajoûtez que le Conducteur de la Société n'ayant pas ordinairement le pouvoir d'aliéner ce qui appartient à l'Etat, son silence ne peut faire préjudice à la Nation, ou à ses Successeurs, quand même il suffiroit à faire présumer un abandonnement de sa part.   Il sera question alors de voir, si la Nation a négligé de suppléer au silence de son Conducteur, si elle y a participé, par une approbation tacite.

§.149       Autres principes qui en sont la force.

Mais il est d'autres principes, qui établissent la force de la Prescription entre Nations.   La tranquillité des Peuples, le salut des Etats, le bonheur du Genre-humain ne souffrent point que les Possessions, l'Empire & les autres Droits des Nations demeurent incertains, sujets à contestation, & toûjours en état d'exciter des Guerres sanglantes.   Il faut donc admettre entre les Peuples la Prescription fondée sur un long espace de tems, comme un moyen solide & incontestable.   Si quelqu'un a garde le silence par crainte, par une espéce de nécessité ; la perte de son droit est un malheur, qu'il doit souffrir patiemment, puisqu'il n'a pû l'éviter.   Et pourquoi ne le supporteroit-il pas aussi bien que celui de se voir enlever des Villes & des Provinces, par un Conquérant injuste, & forcé de les lui céder par un Traité ?   Ces raisons au reste n'établissent l'usage de la Prescription que dans le cas d'une très-longue possession, non contestée & non interrompe, parce qu'il faut bien enfin que les affaires se terminent & prennent une assiéte ferme & stable.   Tout cela n'a point lieu quand il s'agit d'une possession de peu d'années, pendant lesquelles la prudence peut engager à garder le silence, sans que l’on puisse être accusé de laisser tomber les choses dans l'incertitude, & de renouveller des querelles sans fin.

            Quant à la Prescription immémoriale, ce que nous en avons dit (§.143) suffit pour convaincre tout le monde qu’elle doit nécessairement avoir lieu entre Nations.

§.150       Effets du Droit des Gens Volontaire en cette matière.

L'Usucapion & la Prescription étant d'un usage si nécessaire à la tranquillité & au bonheur de la Société, on présume de droit que toutes les Nations ont consenti à en admettre l'usage légitime & raisonnable, en vûë du bien commun & même de l'avantage particulier de chaque Nation.

            La Prescription de longues années, de même que l’Usucapion, sont donc établies encore par le Droit des Gens Volontaire (Prélim. §.21).

            Bien plus ; comme en vertu de ce même Droit, les Nations, dans tous les cas susceptibles de doute sont réputées agir entr'elles avec un droit égal (ibid) ; la Prescription doit avoir son effet entre Nations, dés qu'elle est fondée sur une longue possession non-contestée, sans qu’il soit permis, à moins d'une évidence palpable, d'opposer que la possession est de mauvaise foi.   Car hors ce cas de l'évidence, toute Nation est censée posséder de bonne foi.   Tel est le droit qu'un Etat souverain doit accorder aux autres ; mais il ne peut se permettre à lui-même que l'usage du Droit interne & nécessaire (Prélim. §.28).   La Prescription n’est légitime, au Tribunal de la conscience, que pour le Possesseur de bonne-foi.

§.151       Du Droit des Traités, ou de la Coûtume en cette matière.

Puisque la Prescription est sujette à tant de difficultés, Il seroit très-convenable que les Nations voisines se missent en règle à cet égard, par des Traités, principalement sur le nombre d'années requis pour fonder une légitime Prescription ; puisque ce dernier point ne peut être déterminé en général par le Droit Naturel seul.   Si, au défaut de Traités, la Coûtume a déterminé quelque chose en cette matière, les Nations entre lesquelles cette Coûtume est en vigueur, doivent s'y conformer (Prélim. §.26).



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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:11
CHAPITRE X
         Comment une Nation doit user de son Droit de Domaine, pour s'acquitter de ses Devoirs envers les autres, à l'égard de l'utilité innocente.



§.131       Devoir général du propriétaire.

Puisque le Droit des Gens traite aussi bien des Devoirs des Nations que de leurs Droits, il ne suffit pas d'avoir exposé sur la matière de l’usage innocent, ce que toutes les Nations sont en droit d'exiger du Propriétaire ; nous devons considérer maintenant l'influence des devoirs envers les autres dans la conduite de ce même Propriétaire.   Comme il lui appartient de juger si l’usage est véritablement innocent, s'il ne lui cause ni dommage, ni incommodité ; non-seulement il ne doit fonder un refus que sur des raisons vraies & solides ; c'est une maxime d'équité : Il ne doit pas même s'arrêter à des minuties, à une perte légère, à quelque petite incommodité ; l'humanité le lui défend, & l'amour mutuel que les hommes se doivent exige de plus grands sacrifices.   Certes ce seroit trop s'écarter de cette bienveillance universelle, qui doit unir le Genre-humain, que de refuser un avantage considérable à un particulier, ou à toute une Nation, dès qu'il en peut résulter une perte minime, ou la moindre incommodité pour nous.   Une Nation doit donc, à cet égard, se règler en toute rencontre sur des raisons proportionnées aux avantages & aux besoins des autres, & compter pour rien une petite dépense, une incommodité supportable, quand il en résulte un grand bien pour quelqu'autre.   Mais rien ne l'oblige à se mettre en fraix, ou dans l'embarras, pour accorder à d'autres un usage, qui ne leur sera ni nécessaire, ni fort utile.   Le sacrifice que nous exigeons ici, n’est point contraire aux intérêts de la Nation.   Il est naturel de penser que les autres useront du réciproque ; & quels avantages n'en résultera-t-il pas pour tous les Etats ?

§.132       Du passage innocent.

La propriété n'a pû ôter aux Nations le droit général de parcourrir la terre, pour communiquer ensemble, pour commercer entr'elles, & pour d'autres justes raisons.   Le Maître d'un pays peut seulement refuser le passage, dans les occasions particulières, où il se trouve préjudiciable ou dangereux.   Il doit donc l'accorder, pour des causes légitimes, toutes les fois qu'il est sans inconvénient pour lui.   Et il ne peut légitimement attacher des conditions onéreuses à une concession, qui est d'obligation pour lui, qu'il ne peut refuser, s'il veut remplir ses devoirs & ne point abuser de son droit de Propriété.   Le Comte de Lupfen ayant arrêté mal-à-propos quelques marchandises en Alsace ; sur les plaintes qui en furent portées à l'Empereur SIGISMOND, qui se trouvoit pour lors au Concile de Constance, ce Prince assembla les Electeurs, les Princes & les Députés des Villes, pour examiner l'affaire.   L'opinion du Bourgrave de Nuremberg mérite d'être rapportée : Dieu, dit-il, a créé le Ciel pour lui & ses Saints, & il a donné la terre aux hommes, afin qu'elle fût utile au pauvre & au riche.   Les chemins sont pour leur usage, & Dieu ne les a assujettis à aucun impôt.   Il condamna le Comte de Lupfen à restituer les marchandises & à payer les fraix & le dommage ; parce qu'il ne pouvoit justifier sa faute par aucun droit particulier.   L'Empereur approuva cette opinion, & prononça en conséquence (a) STETTLER, Tom. I. p. 114. TSCHUDI, Tom. II. p. 27-28).

§.133       Des sûretés que l’on peut exiger.

Mais si le passage menace de quelque danger, l’Etat est en droit d'exiger des sûretés ; celui qui veut passer ne peut les refuser, le passage ne lui étant dû qu'autant qu'il est sans inconvénient.

§.134       Du passage des marchandises.

On doit de même accorder le passage pour les marchandises ; & comme il est pour l'ordinaire sans inconvénient, le refuser sans justes raisons, c'est blesser une Nation & vouloir lui ôter les moyens de commercer avec les autres.   Si ce passage cause quelque incommodité, quelques fraix pour l'entretien des canaux & des grands chemins, on s'en dédommage par les droits de péage (Liv. I. §.103).

§.135       Du séjour dans le pays.

En expliquant les effets du Domaine, nous avons dit ci-dessus (§§.94. & 100) que le Maître du Territoire peut en défendre l'entrée, ou la permettre à telles conditions qu'il juge à propos : Il s'agissoit alors de son droit externe, de ce droit que les étrangers sont obligés de respecter.   Maintenant que nous considérons la chose sous une autre face, rélativément aux devoirs du Maître, à son droit interne ; dirons qu'il ne peut sans des raisons particulières & importantes, refuser ni le passage, ni même le séjour, aux étrangers qui le demandent pour de justes causes.   Car le passage, ou le séjour étant, en ce cas, d'une utilité innocente ; la Loi Naturelle ne lui donne point le droit de le refuser ; & quoique les autres Nations, les autres hommes en général soient obligés de déférer à son jugement (§§.128 & 130), il n'en péche pas moins contre son devoir, s'il refuse mal-à-propos : il agit sans aucun droit véritable, il abuse seulement de son droit externe.   On ne peut donc sans quelque raison particulière & pressante, refuser le séjour à un étranger, que l'espérance de recouvrer la santé attire dans le pays, ou qui vient chercher des lumières dans les Ecoles & les Académies.   La différence de Religion n'est point une raison de l'exclure, pourvu qu'il s'abstienne de dogmatiser ; cette différence ne lui ôtant point les droits de l'humanité.

§.136       Comment on doit agir envers les étrangers qui demandent une habitation perpétuelle.

Nous avons vû (§.125) comment le droit de Nécessité peut autoriser, en certains cas, un peuple chassé de sa demeure, à s'établir dans le territoire d'autrui.   Tout Etat doit sans-doute à un peuple si malheureux l’assistance & les sécours, qu'il peut lui donner sans se manquer à soi-même.   Mais lui accorder un Etablissement dans les Terres de la Nation, est une démarche très-délicate, dont le Conducteur de l’Etat doit peser mûrement les conséquences.   Les Empereurs PROBUS & VALENS se trouvèrent mal d'avoir reçuë dans les Terres de l'Empire, des bandes nombreuses de Gépides, de Vandales, de Goths & d'autres Barbares (a) VOPISCUS, Prob. c. XVIII. AMMIAN. MARCELL. Lib. XXXI. SOCRAT. Hist. Eccles. Lib. IV. c. 28.).   Si le Souverain y voit trop d'inconvénient & de danger ; il est en droit de refuser un Etablissement à ces peuples fugitifs, ou de prendre, en les recevant, toutes les précautions que lui dictera la prudence.   L'une des plus sûres sera de ne point permettre que ces étrangers habitent tous ensemble dans une même contrée & s'y maintiennent en forme de Peuple.   Des gens qui n'ont point sçû défendre leurs foyer ne peuvent prétendre aucun droit de s'établir dans le Territoire d'autrui, pour s'y maintenir en Corps de Nation (b) CESAR répondit aux Teuctériens & aux Usipètes, qui vouloient garder les Terres dont ils s'étoient emparés, qu'il n'étoit pas juste qu'ils envahissent le bien d'autrui, après qu'ils n'avoient pû défendre le leur. De Bello Gallico Lib. IV. cap. VIII).   Le Souverain qui les reçoit peut les disperser, les distribuer dans les Villes & Provinces qui manquent d'habitans.   De cette manière, sa charité tournera à son avantage, à l'accroissement de sa puissance & au plus grand bien de l’Etat.   Quelle différence dans le Brandebourg depuis l'arrivée des Réfugiés François !   Le Grand Electeur, FRIDERIC-GUILLAUME offrit un asyle à ces infortunés, il fournit aux fraix de leur voyage, il les établit dans ses Etats avec une dépense royale ; le Prince bienfaisant & généreux, mérita le nom de sage & habile Politique.

§.137       Du droit provenant d'une permission générale.

Lorsque par les Loix ou la Coutume d'un Etat, certains actes sont généralement permis aux étrangers, comme par exemple de voyager librement & sans permission expresse dans le pays, de s'y marier, d'y acheter ou d'y vendre certaines marchandises, d'y chasser, d'y pécher &c., on ne peut exclure une Nation de la permission générale, sans lui faire injure, à moins que l’on n'ait quelque raison particulière & légitime de lui refuser ce que l’on accorde aux autres indifféremment.   Il s'agit ici, comme on voit d'actes qui peuvent être d'une utilité innocente : Et par cela même que la Nation les permet indistinctement aux étrangers, elle fait assez connoître qu'elle les juge en effet innocens par rapport à elle ; c’est déclarer que les Etrangers y ont droit (§.127) : L'innocence est manifeste, par l'aveu de l’Etat ; & le refus d'une utilité manifestement innocente, est une injure (§.129).   D'ailleurs, défendre sans aucun sujet à un Peuple, ce que l’on permet indifféremment à tous, c'est une distinction injurieuse, puisqu'elle ne peut procéder que de haine, ou de mépris.   Si l’on a quelque raison particulière & bien fondée de l'excepter, la chose n’est plus d'une utilité innocente par rapport à ce Peuple, & on ne lui fait aucune injure.   L’Etat peut encore, par forme de punition, excepter de la permission générale un Peuple qui lui aura donné de justes sujets de plainte.

§.138       Du droit accordé en forme de bienfait.

Quant aux droits de cette nature, accordés à une ou à Plusieurs Nations, pour des raisons particulières ; ils leur sont donnés en forme de bienfait, ou par convention, ou en reconnoissance de quelque service : Ceux à qui on refuse les mêmes droits, ne peuvent se tenir offensés.   La Nation ne juge pas que les actes dont il s'agit soient d'un utilité innocente, puisqu'elle ne les permet pas à tout le monde indifféremment ; & elle peut, selon son bon plaisir, céder des droits sur ce qui lui appartient en propre, sans que personne soit fondé à s'en plaindre, ou à prétendre la même faveur.

§.139       La Nation doit être officieuse.

L'humanité ne se borne pas à permettre aux Nations étrangères l'utilité innocente qu'elles peuvent tirer de ce qui nous appartient ; elle exige que nous leur facilitions même les moyens d'en profitter, autant que nous pouvons le faire sans nous nuire à nous-mêmes.   Ainsi il est d'un Etat bien policé de faire en sorte qu'il y ait par-tout des Hôtelleries où les Voyageurs puissent être logés & nourris à un juste prix, de veiller à leur sûreté, à ce qu'ils soient traités avec équité & avec humanité.   Il est d'une Nation polie de bien accueillir les étrangers, de les recevoir avec politesse, de leur montrer en toutes choses un caractère officieux.   Par là, chaque Citoyen, en s'acquittant de ses devoirs envers tous les hommes, servira utilement sa Patrie.   La Gloire est la récompense assurée de la Vertu ; & la bienveillance que s'attire un caractère aimable, a souvent des suites très-importantes pour l'Etat.   Nul Peuple n’est plus digne de loüange à cet égard, que la Nation Françoise : les étrangers ne reçoivent point ailleurs un accueil plus gracieux, plus propre à les empêcher de regretter les sommes immenses, qu’ils versent chaque année dans Paris.



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12 décembre 2004 7 12 /12 /décembre /2004 00:10
CHAPITRE IX
         Des Droits qui restent à toutes les Nations, après l’introduction du Domaine & de la Propriété.



§.116       Quels sont les droits dont les hommes ne peuvent être privés.

Si l'Obligation, comme nous l'avons observé, donne le droit aux choses sans lesquelles elle ne peut être remplie ; toute obligation absoluë, nécessaire & indispensable, produit de cette manière des droits également absolus, nécessaires & que rien ne peut ôter.   La Nature n'impose point aux hommes des obligations, sans leur donner les moyens d'y satisfaire.   Ils ont un droit absolu à l'usage nécessaire de ces moyens : Rien ne peut les priver de ce droit, comme rien ne peut les dispenser de leurs obligations naturelles.

§.117       Du droit qui reste de la Communion primitive.

Dans la communion primitive, les hommes avoient droit indistinctement à l'usage de toutes choses, autant qu'il leur étoit nécessaire pour satisfaire à leurs obligations naturelles.   Et comme rien ne peut les priver de ce droit, l'introduction du Domaine & de la Propriété n'a pû se faire, qu'en laissant à tout homme l'usage nécessaire des choses, c’est-à-dire l'usage absolument requis pour l'accomplissement de ses obligations naturelles.   On ne peut donc les supposer introduits qu'avec cette restriction tacite, que tout homme conserve quelque droit sur les choses soumises à la propriété, dans les cas où, sans ce droit il demeurerait absolument privé de l'usage nécessaire des choses de cette nature.   Ce droit est un reste nécessaire de la Communion primitive.

§.118       Du droit qui reste à chaque Nation sur ce qui appartient aux autres.

Le Domaine des Nations n'empêche donc point que chacune n’ait encore quelque droit sur ce qui appartient aux autres, dans les cas où elle se trouveroit privée de l'usage nécessaire de certaines choses, si la propriété d'autrui l'en excluoit absolument.   Il faut peser soigneusement toutes les circonstances, pour faire une juste application de ce Principe.

§.119       Du Droit de nécessité.

J'en dis autant du Droit de nécessité.   On appelle ainsi le Droit que la nécessité seule donne à certains actes, d'ailleurs illicites, lorsque sans ces actes il est impossible de satisfaire à une obligation indispensable.   Il faut bien prendre garde que l'obligation doit être véritablement indispensable dans le cas, & l'acte dont il s'agit, l'unique moyen de satisfaire à cette obligation.   Si l'une ou l'autre de ces deux conditions manque, il n'y a point de Droit de nécessité.   On peut voir ces matières développées dans les Traités de Droit Naturel, & particulièrement dans celui de M. WOLF.   Je me borne à rappeller ici en peu de mots les principes dont nous avons besoin pour expliquer les droits des Nations.

§.120       Du droit de se procurer des vivres par la force.

La terre doit nourrir les habitans ; la propriété des uns ne peut réduire celui qui manque de tout à mourir de faim.   Lors donc qu'une Nation manque absolument de vivres, elle peut contraindre les voisins, qui en ont de reste, à lui en céder à juste prix, ou même en enlever de force, si on ne veut pas lui en vendre.   L'extrême nécessité fait renaître la Communion primitive, dont l'abolition ne doit priver personne du nécessaire (§.117).   Le même droit appartient à des particuliers, quand une Nation étrangère leur refuse une juste assistance.   Le Capitaine Bontekoe, Hollandois, ayant perdu son Vaisseau en pleine mer, il se sauva dans la Chaloupe avec une partie de l'Equipage, & aborda à une côte Indienne, dont les barbares habitans lui refusèrent des vivres : les Hollandois s'en procurèrent l'épée à la main (a) Voyages des Hollandois aux Indes orientales, Voyage de Bontekoe).

§.121       Du droit de se servir de choses appartenantes à autrui.

De même, si une Nation a un besoin pressant de vaisseaux, de chariôts, de chevaux, ou du travail même des étrangers, elle peut s'en servir, de gré ou de force ; pourvû que les propriétaires ne soient pas dans la même nécessité qu'elle.   Mais comme elle n'a pas plus de droit à ces choses que la nécessité ne lui en donne, elle doit payer l'usage qu'elle en fait, si elle a de quoi le payer.   La pratique de l'Europe est conforme à cette maxime.   On retient, dans un besoin, les Vaisseaux étrangers qui se trouvent dans le port ; mais ou paye le service que l’on en tire.

§.122       Du droit d'enlever des femmes.

Disons un mot d'un cas plus singulier, puisque les Auteurs en ont parlé, d'un cas où il n'arrive plus aujourd'hui que l’on soit réduit à employer la force.   Une Nation ne peut se conserver & se perpétuer que par la propagation.   Un Peuple d'hommes est donc en droit de se procurer des femmes, absolument nécessaires à sa conservation ; & si ses Voisins qui en ont de reste lui en refusent, il peut justement recourir à la force.   Nous en avons un exemple fameux dans l'enlèvement des Sabines (a) Tit. Livius, Lib. I).   Mais s'il est permis à une Nation de se procurer, même à main armée, la liberté de rechercher des filles en mariage ; aucune fille en particulier ne peut être contrainte dans son choix, ni devenir de droit la femme d'un ravisseur.   C’est à quoi n'ont pas fait attention ceux qui ont décidé sans restriction, que les Romains ne firent rien d'injuste dans cette occasion (b) Voir WOLF II Jus Gent. §.341).   Il est vrai que les Sabines se soumirent de bonne grâce à leur sort ; & quand leur Nation prit les armes pour les venger, il parut assez au zèle avec lequel elles se précipitèrent entre les Combattans, qu'elles reconnoissoient volontiers dans les Romains de légitimes Epoux.

            Disons encore que si les Romains, comme plusieurs le prétendent, n'étoient au commencement qu'un amas de Brigands réunis sous ROMULUS, ils ne formoient point une vraie Nation, un juste Etat ; les Peuples voisins étoient fort en droit de leur refuser des femmes ; & la Loi Naturelle, qui n'approuve que les justes Sociétés Civiles, n'exigeoit point que l’on fournît à cette société de Vagabonds & de Voleurs les moyens de se perpétuer.   Bien moins l'autorisoit-elle à se procurer ces moyens par la force.   De même, aucune Nation n'étoit obligée de fournir des Mâles aux Amazones.   Ce Peuple de femmes, si jamais il a existé, se mettoit par sa faute hors d'état de se soutenir sans sécours étrangers.

§.123       Du droit de passage.

Le droit de passage est encore un reste de la Communion primitive, dans laquelle la terre entière étoit commune aux hommes, & l'accès libre par-tout à chacun, suivant ses besoins.   Personne ne peut être entiérement privé de ce droit (§.117) ; mais l'exercice en est restreint par l’introduction du Domaine & de la Propriété : Depuis cette introduction, on ne peut en faire usage qu'en respectant les droits propres d'autrui.   L'effet de la Propriété est de faire prévaloir l'utilité du Propriétaire sur celle de tout autre.   Lors donc Que le Maître d'un Territoire juge à propos de vous en refuser l'accès, il faut que vous ayez quelque raison, plus forte que toutes les siennes, pour y entrer malgré lui.   Tel est le Droit de nécessité : il vous permet une action, illicite en d'autres rencontres, celle de ne pas respecter le Droit de Domaine.   Quand une vraie nécessité vous oblige à entrer dans le pays d'autrui ; par exemple, si vous ne pouvez autrement vous soustraire à un péril imminent, si vous n'avez point d'autre passage pour vous procurer les moyens de vivre, ou ceux de satisfaire à quelqu'autre obligation indispensable ; vous pouvez forcer le passage qu'on vous refuse injustement.   Mais si une égale nécessité oblige le Propriétaire à vous refuser l'accès ; il le refuse justement ; & son droit prévaut sur se vôtre.   Ainsi un Vaisseau battu de la tempête a droit d'entrer, même de force, dans un port étranger.   Mais si ce Vaisseau est infecté de la peste, le Maître du port l'éloignera à coups de canon, & ne péchera ni contre la justice, ni même contre la charité, laquelle, en pareil cas, doit sans-doute commencer par soi-même.

§.124       Et de se procurer les choses dont on a besoin.

Le droit de passage dans un pays seroit le plus souvent inutile, si l’on n'avoit celui de se procurer à juste prix les choses dont on a besoin : Et nous avons déjà fait voir (§.120) que l’on peut, dans la nécessité, prendre des vivres, même par force.

§.125       Du droit d'habiter dans un pays étranger.

En parlant des exilés & des bannis, nous avons observé (L. I, §§.229-231) que tout homme a droit d'habiter quelque part sur la terre.   Ce que nous avons démontré à l'égard des particuliers, peut s'appliquer aux Nations entières.   Si un peuple se trouve chassé de sa demeure, il est en droit de chercher une retraite.   La Nation à laquelle il s'adresse, doit donc lui accorder l'habitation, au moins pour un tems, si elle n'a des raisons très-graves de la refuser.   Mais si le pays qu'elle habite est à-peine suffisant pour elle-même, rien ne peut l'obliger à y admettre pour toûjours des étrangers.   Et même, lorsqu'il ne lui convient pas de leur accorder l'habitation perpétuelle, elle peut les renvoyer.   Comme ils ont la ressource de chercher un Etablissement ailleurs, ils ne peuvent s'autoriser du Droit de nécessité, pour demeurer malgré le Maître du pays.   Mais il faut enfin que ces fugitifs trouvent une retraite & si tout le monde les refuse, ils pourront avec justice se fixer dans le prémier pays, où ils trouveront assez de terres, sans en priver les habitans.   Toutefois, en ce cas même, la nécessité ne leur donne que le droit d'habitation, & ils devront se soumettre à toutes les conditions supportables, qui leur seront imposées par le Maître du pays ; comme de lui payer un Tribut, de devenir ses sujets, ou au moins de vivre sous sa Protection & de dépendre de lui à certains égards.   Ce droit, aussi bien que les deux précédens, est un reste de la Communion primitive.

§.126       Des choses d'un usage inépuisable.

Nous avons été quelquefois obligés d'anticiper sur le présent Chapitre, pour suivre l'ordre des matières.   C’est ainsi qu'en parlant de la pleine mer, nous avons remarqué (L. I, §.281) que les choses d'un usage inépuisable n'ont pû tomber dans le Domaine, ou la Propriété de personne ; parce qu'en cet état libre & indépendant où la Nature les a produites, elles peuvent être également utiles à tous les hommes.   Les choses mêmes qui, à d'autres égards, sont assujetties au Domaine ; si elles ont un usage inépuisable, elles demeurent communes, quant à cet usage.   Ainsi un fleuve peut être soumis au Domaine & à l'Empire ; mais dans sa qualité d'eau courrante, il demeure commun ; c'est-à-dire, que le Maître du fleuve ne peut empêcher personne d'y boire & d'y puiser de l'eau.   Ainsi la mer, même dans ses parties occupées, suffit à la navigation de tout le mondes ; celui qui en a le Domaine, ne peut donc y refuser passage à un Vaisseau dont il n'a rien à craindre.   Mais il peut arriver par accident que cet usage inépuisable sera refusé avec justice par le Maître de la chose, & c'est lorsqu'on ne pourroit en profitter, sans l'incommoder, ou lui porter du préjudice.   Par exemple, si vous ne pouvez parvenir à ma rivière pour y puiser de l'eau, sans passer sur mes terres & nuire aux fruits qu'elles portent, je vous exclus, par cette raison, de l'usage inépuisable de l'eau courrante ; vous le perdez par accident.   Ceci nous conduit à parler d'un autre droit, qui a beaucoup de connéxion avec celui-ci, & même qui en dérive ; c'est le droit d’usage innocent.

§.127       Du droit d’usage innocent.

On appelle usage innocent, ou utilité innocente, celle que l’on peut tirer d'une chose, sans causer ni perte, ni incommodité au Propriétaire ; & le Droit d’usage innocent est celui que l’on a à cette utilité, ou à cet usage, que l’on peut tirer des choses appartenantes à autrui, sans lui causer ni perte, ni incommodité.   J'ai dit que ce Droit dérive du Droit aux choses d'un usage inépuisable.   En effet, une chose qui peut être utile à quelqu'un, sans perte ni incommodité pour le Maître, est à cet égard d'un usage inépuisable ; & c’est pour cette raison que la Loi Naturelle y réserve un droit à tous les hommes, malgré l'introduction du Domaine & de la Propriété.   La Nature, qui destine ses présens à l'avantage commun des hommes, ne souffre point qu'on les soustraise à un usage, qu'ils peuvent fournir sans aucun préjudice du Propriétaire & en laissant subsister toute l'utilité & les avantages qu'il peut retirer de ses droits.

§.128       De la nature de ce droit en général.

Ce Droit d'usage innocent n’est point un droit parfait, comme celui de nécessité ; car c'est au Maître de juger si l'usage que l’on veut faire d'une chose qui lui appartient ne lui en causera ni dommage ni incommodité.   Si d'autres prétendent en juger & contraindre le Propriétaire, en cas de refus ; il ne sera plus le maître de son bien.   Souvent l’usage d'une chose paroîtra innocent à celui qui veut en profitter, quoi qu'en effet il ne le soit point : Entreprendre de forcer le Propriétaire, c'est s'exposer à commettre une injustice, ou plûtôt c’est la commettre actuellement, puisque c'est violer le droit qui lui appartient de juger de ce qu'il a à faire.   Dans tous les cas susceptibles de doute, l’on n'a donc qu'un droit imparfait à l'usage innocent des choses qui appartiennent à autrui.

§.129       Et dans les cas non douteux.

Mais lorsque l'innocence de l'usage est évidente & absolument indubitable, le refus est une injure.   Car outre qu'il prive manifestement de son droit celui qui demande l’usage innocent, il témoigne envers lui d'injurieuses dispositions de haine ou de mépris.   Refuser à un Vaisseau marchand le passage dans un Détroit, à des pêcheurs la liberté de sécher leurs filets sur le rivage de la mer, ou celle de puiser de l'eau dans une rivière ; c'est visiblement blesser leur droit à une utilité innocente.   Mais dans tous les cas, si l’on n'en pressé d'aucune nécessité, on peut demander au Maître les raisons de son refus ; & s’il n'en rend aucune, le regarder comme un injuste, ou comme un Ennemi, avec lequel on agira suivant les règles de la prudence.   En général on réglera ses sentimens & sa conduite envers lui, sur le plus ou le moins de poids des raisons dont il s'autorisera.

§.130       De l'exercice de ce droit entre les Nations.

Il reste donc à toutes les Nations un droit général à l’usage innocent des choses qui sont du Domaine de quelqu'une.   Mais dans l'application particulière de ce droit, c’est à la Nation propriétaire de voir, si l'usage que l’on veut faire de ce qui lui appartient, est véritablement innocent ; & elle le refuse, elle doit alléguer ses raisons, ne pouvant priver les autres de leur droit par pur caprice.   Tout cela est de droit ; car il faut bien se souvenir, que l'utilité innocente des choses n’est point comprise dans le Domaine, ou la Propriété exclusive.   Le Domaine donne seulement le droit de juger, dans le cas particulier, si l'utilité est véritablement innocente.   Or celui qui juge doit avoir des raisons ; & il faut qu'il les dise, s'il veut paroître juger, & non-point agir par caprice, ou par mauvaise volonté.   Tout cela, dis-je, est de droit ; nous allons voir, dans le Chapitre suivant, ce que prescrivent à la Nation ses Devoirs envers les autres, dans l’usage qu'elle fait de ses droits.



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