Règles à l’égard des Etrangers.
§.99 Idée générale de la conduite que l’Etat doit tenir envers les étrangers.
Nous avons parlé ailleurs (L. I. §.213) des habitans, ou des gens qui ont leur domicile dans un pays, dont ils ne sont pas Citoyens. Il n’est question ici que des Etrangers qui passent, ou séjournent dans le pays, soit pour leurs affaires, soit en qualité de simples voyageurs. Les rélations qu'ils soutiennent avec la Société, dans le sein de laquelle ils se trouvent, le but de leur voyage & de leur séjour, les devoirs de l'humanité, les droits, l’intérêt & le salut de l’Etat qui les reçoit, les droits de celui auquel ils appartiennent ; tous ces principes, combinés & appliqués suivant les cas & les circonstances servent à déterminer la conduite que l’on doit tenir avec eux, ce qui est de droit & de devoir à leur égard. Mais le but de ce Chapitre n’est pas tant de faire voir ce que l'humanité & la Justice prescrivent envers les étrangers, que d’établir les règles du Droit des Gens sur cette matière, règles tendantes à assûrer les droits d'un chacun, & à empêcher que le repos des Nations ne soit troublé par les différends des particuliers.
§.100 De l'entrée dans le territoire.
Puisque le Seigneur du Territoire peut en défende l'entrée quand il le juge à propos (§.94), il est sans-doute le maître des Conditions auxquelles il veut la permettre. C'est, comme nous l'avons déjà dit, une Conséquence du droit de Domaine. Est-il nécessaire d'avertir, que le Maître du territoire doit respecter ici les devoirs de l'humanité ? Il en est de même de tous les droits ; le propriétaire peut en user librement, & il ne fait injure à personne en usant de son droit ; mais s'il veut être exempt de faute & garder sa conscience pure, il n'en fera jamais que l’usage le plus conforme à ses devoirs. Nous parlons ici en général du droit qui appartient au Seigneur du pays ; réservant au Chapitre suivant l'examen des cas dans lesquels il ne peut refuser l'entrée de ses terres ; & nous verrons dans le Chapitre X comment ses devoirs envers tous les hommes l'obligent, en d'autres occasions, à permettre le passage & le séjour dans ses Etats.
Si le Souverain attache quelque condition particulière à la permission d'entrer dans ses terres, il doit faire ensorte que les étrangers en soient avertis, lorsqu'ils se présentent à la frontière. Il est des Etats, comme la Chine & le Japon, dans lesquels il est défendu à tout étranger de pénétrer, sans une permission expresse. En Europe, l'accès est libre par tout, à quiconque n’est point ennemi de l'Etat, si ce n'est, en quelques pays, aux vagabonds & gens sans aveu.
§.101 Les étrangers sont soumis aux Loix.
Mais dans les pays même où tout Etranger entre librement, le Souverain est supposé ne lui donner accès que sous cette condition tacite, qu'il sera soumis aux Loix ; j'entens aux Loix générales, faites pour maintenir le bon ordre, & qui ne se rapportent pas à la qualité de Citoyen, ou de sujet de l'Etat, La sûreté publique, les droits de la Nation & du Prince exigent nécessairement cette condition ; & l’Etranger s'y soumet tacitement dès qu'il entre dans le pays, ne pouvant présumer d'y avoir accès sur un autre pied. L'empire est le droit de commander dans tout le pays, & les Loix ne se bornent pas à régler la conduite des Citoyens entr'eux, elles déterminent ce qui doit être observé dans toute l'étenduë du Territoire, par-tout ordre de personnes.
§.102 Et punissables suivant les Loix.
En vertu de cette soumission, les étrangers qui tombent en faute doivent être punis suivant les Loix du pays. Le but des peines est de faire respecter les Loix & de maintenir l'ordre & la sûreté.
§.103 Quel est le Juge de leurs différends.
Par la même raison, les différends qui peuvent s'élever entre les étrangers, ou entre un étranger & un Citoyen, doivent être terminés par le Juge du lieu, suivant les Loix du lieu. Et comme le différend naît proprement par le refus du Défendeur, qui prétend ne point devoir ce qu'on lui demande ; il suit du même principe, que tout Défendeur doit être poursuivi par devant son Juge, qui seul a le droit de le condamner & de le contraindre. Les Suisses ont sagement fait de cette règle, un des Articles de leur Alliance, pour prévenir les querelles, qui pouvoient naître des abus, très-fréquens autrefois sur cette matière. Le Juge du Défendeur est le Juge du lieu où ce Défendeur a son Domicile, ou celui du lieu où le Défendeur se trouve à la naissance d'une difficulté soudaine, pourvû qu'il ne s'agisse point d'un fonds de terre, ou d'un droit attaché à un fonds.
En ce dernier cas comme ces sortes de biens doivent être possédés suivant les Loix du pays où ils sont situés, & comme c'est au Supérieur du pays qu'il appartient d'en accorder la possession ; les différends qui les concernent ne peuvent être jugés ailleurs que dans l’Etat dont ils dépendent.
Nous avons déjà fait voir (§.84) comment la Jurisdiction d'une Nation doit être respectée par les autres Souverains, & en quels cas seulement ils peuvent intervenir dans les Causes de leur sujets en pays étrangers.
§.104 Protection due aux Etrangers.
Le Souverain ne peut accorder l'entrée de ses Etats pour faire tomber les étrangers dans un piège : Dès qu'il les reçoit, il s'engage à les protéger comme ses propres sujets, à les faire joüir, autant qu'il dépend de lui, d'une entière sûreté. Aussi voyons-nous que tout Souverain, qui a donné asyle à un étranger, ne se tient pas moins offensé du mal qu'on peut lui faire, qu'il le seroit d'une violence faite à ses sujets. L'hospitalité étoit en grand honneur chez les anciens, même chez des peuples barbares, tels que les Germains. Ces Nations féroces, qui maltraitoient les étrangers ; ce peuple Scythe, qui les immoloit à Diane (a) les Tauriens ; voyez la note 7 sur le §.XL. Chap. XX. Liv. II, Droit de la Guerre & de la Paix, de GROTIUS), étoient en horreur à toutes les Nations, & GROTIUS dit avec raison, que leur extrême férocité les retranchoit de la Société humaine. Tous les autres peuples étoient en droit de s'unir pour les châtier.
§.105 Leurs Devoirs.
En reconnoissance de la protection qui lui est accordée, & des autres avantages dont il jouit, l'étranger ne doit point se borner à respecter les Loix du pays, il doit l'assister dans l’occasion, & contribuër à sa défense, autant que sa qualité de Citoyen d'un autre Etat peut se lui permettre. Nous verrons ailleurs ce qu'il peut & doit faire, quand le pays se trouve engagé dans une Guerre. Mais rien ne l'empêche de le défendre contre des Pirates ou des Brigands, contre les ravages d'une inondation, ou d'un incendie : Et prétendroit-il vivre sous la protection d'un Etat, y participer à une multitude d'avantages, sans rien faire pour sa défense, tranquille spectateur du péril des Citoyens ?
§.106 A quelles charges ils sont sujets.
A la vérité, il ne peut être assujetti aux charges, qui ont uniquement rapport à la qualité de Citoyen ; mais il doit supporter sa part de toutes les autres. Exempt de la Milice & des tributs destinés à soutenir les droits de la Nation, il payera les droits imposés sur les vivres, sur les marchandises &c. En un mot, tout ce qui a rapport seulement au séjour dans le pays, ou aux affaires qui l'y amènent.
§.107 Les étrangers demeurent membres de leur Nation.
Le Citoyen, ou le sujet d'un Etat, qui s'absente pour un tems, sans intention d'abandonner la Société dont il est membre, ne perd point sa qualité par son absence ; il conserve ses droits, & demeure lié des mêmes obligations. Reçu dans un pays étranger, en vertu de la société naturelle, de la communication & du commerce, que les Nations sont obligées de cultiver entr'elles (Prélim. §§.11 & 12, Liv. II. §.21), il doit y être considéré comme un membre de sa Nation, & traité comme tel.
§.108 L’Etat n'a aucun droit sur la personne d'un étranger.
L'Etat, qui doit respecter les droits des autres Nations & généralement ceux de tout homme, quel qu'il soit, ne peut donc s'arroger aucun droit sur la personne d'un étranger, qui, pour être entré dans son territoire, ne s’est point rendu son sujet. L'Étranger ne peut prétendre la liberté de vivre dans le pays sans en respecter les Loix ; s'il les viole, il dit punissable, comme perturbateur du repos public & coupable envers la Société : Mais il n’est point soumis comme les sujets, à tous les Commandemens du Souverain ; & si l’on éxige de lui des choses, qu'il ne veut point faire, il peut quitter le pays. Libre en tout tems de s'en aller, on n’est point en droit de le retenir, si ce n’est pour un tems, & pour des raisons très-particulières, comme seroit, en tems de guerre, la crainte, qu'instruit de l’Etat du pays & des places fortes, un étranger ne portât les lumières à l'ennemi. Les Voyages des Hollandois aux Indes Orientales nous apprennent, que les Rois de la Corée retiennent par force les étrangers, qui font naufrage sur leurs côtes ; & BODIN (a) De la République, Liv. I. Chap. IV.) assûre, qu'un usage si contraire au Droit des Gens se pratiquoit de son tems en Ethiopie & même en Moscovie. C'est blesser tout ensemble les droits du particulier & ceux de l’Etat auquel il appartient. Les choses ont bien changé en Russie ; un seul règne, le règne de PIERRE LE GRAND, a mis ce vaste Empire au rang des Etats civilisés.
§.109 Ni sur ses biens.
Les biens d'un particulier ne cessent pas d'être à lui parce qu'il se trouve en pays étranger, & ils font encore partie de la totalité des biens de sa Nation (§.8I). Les prétentions que le Seigneur du territoire voudroit former sur les biens d'un étranger, seroient donc également contraires aux droits du Propriétaire & à ceux de la Nation dont il est membre.
§.110 Quels sont les héritiers d'un étranger.
Puisque l'étranger demeure Citoyen de son pays, & membre de sa Nation (§.107) ; les biens qu'il délaisse, en mourrant dans un pays étranger ; doivent naturellement passer à ceux qui sont ses héritiers suivant les Loix de l’Etat dont il est membre. Mais cette règle générale n'empêche point que les biens immeubles ne doivent suivre les dispositions des Loix du pays où ils sont situés (Voyez §.103).
§.111 Du Testament d'un étranger.
Comme le droit de tester, ou de disposer de ses biens à cause de mort, est un droit résultant de la propriété ; il ne peut sans injustice être ôté à un étranger. L'étranger a donc de Droit naturel, la liberté de faire un Testament. Mais on demande, à quelles Loix il est obligé de se conformer, soit dans la forme de son Testament, soit dans ses dispositions mêmes ?
1°, Quant à la forme, ou aux solennités destinées à constater la vérité d'un Testament, il paroît que le Testateur doit observer celles qui sont établies dans le pays où il teste, à moins que la Loi de l’Etat dont il est membre n'en ordonne autrement ; auquel cas, il sera obligé de suivre les formalités qu'elle lui prescrit, s'il veut disposer validement des biens qu'il possède dans sa Patrie. Je parle d'un Testament qui doit être ouvert dans le lieu du décès ; car si un Voyageur fait son Testament & l'envoie cacheté dans son pays, c’est la même chose que si ce Testament eût été écrit dans le pays même ; il en doit suivre les Loix.
2°, Pour ce qui est des dispositions en elles-mêmes, nous avons déjà observé que celles qui concernent les Immeubles doivent se conformer aux Loix des pays, où ces Immeubles sont situés. Le Testateur étranger ne peut point non plus disposer des biens, mobiliaires ou immeubles, qu'il posséde dans sa Patrie, autrement que d'une manière conforme aux Loix de cette même Patrie. Mais quant aux biens mobiliaires, argent & autres effets, qu'il possède ailleurs, qu'il a auprès de lui, ou qui suivent sa personne ; il faut distinguer entre les Loix locales, dont l'effet ne peut s'étendre au déhors du Territoire, & les Loix qui affectent proprement la qualité de Citoyen. L'Etranger demeurant Citoyen de sa Patrie, il est toûjours lié par ces dernières Loix, en quelque lieu qu'il se trouve, & il doit s'y conformer dans la disposition de ses biens libres, de ses biens mobiliaires quelconques. Les Loix de cette espèce, du pays où il se trouve, & dont il n’est pas Citoyen, ne l'obligent point. Ainsi un homme qui teste & meurt en pays étranger, ne peut ôter à sa Veuve la portion de ses biens mobiliaires assignée à cette Veuve par les Loix de la Patrie. Ainsi un Genevois, obligé par la Loi de Genève à laisser une Légitime à ses fréres, ou à ses Cousins, s'ils sont ses plus proches héritiers, ne peut les en priver en testant dans un pays étranger, tant qu'il demeure Citoyen de Genève : Et un étranger mourrant à Genève, n’est point tenu de se conformer à cet égard aux Loix de la République. C’est tout le contraire pour les Loix locales : Elles règlent ce qui peut se faire dans le Territoire, & ne s'étendent point au déhors. Le Testateur n'y est plus soumis, dès qu'il est hors du Territoire, & elles n'affectent point ceux de ses biens qui en sont pareillement dehors. L'Etranger se trouve obligé d'observer ces Loix dans le pays où il teste, pour les biens qu'il y possède. Ainsi un Neufchâtelois, à qui les substitutions sont interdites dans sa Patrie, pour les biens qu'il y possède, substituë librement aux biens qu'il a auprès de lui, qui ne sont pas sous la Jurisdiction de sa Patrie, s'il meurt dans un pays où les substitutions sont permises ; & un étranger testant à Neufchâtel, n'y pourra substituer aux biens, même mobiliaires, qu'il y possèdes si toutefois on ne peut pas dire, que ses biens nobiliaires sont exceptés par l'esprit de la Loi.
§.112 Du Droit d'Aubaine.
Ce que nous avons établi dans les trois paragraphes précédens, suffit pour faire voir avec combien peu de Justice le Fisc s'attribuë, dans quelques Etats, les biens qu'un étranger y délaisse en mourrant. Cette pratique est fondée sur ce qu'on appelle le Droit d'Aubaine, par lequel les étrangers sont exclus de toute succession dans l'Etat, soit aux biens d'un Citoyen, soit à ceux d'un étranger, & par conséquent ne peuvent être institués héritiers par Testament, ni recevoir aucun Legs. GROTIUS dit avec raison, que cette Loi vient des Siécles ou les Etrangers étoient presque regardés comme Ennemis (a) Droit de la G. & de la P. Liv. II. Chap. VI. §. 14.). Lors même que les Romains furent devenus un peuple très-poli & très-éclairé, ils ne pouvoient s'accoûtumer à regarder les étrangers comme des hommes avec lesquels ils eussent un Droit commun. « Les peuples, dit le Jurisconsulte POMPONIUS, avec lesquels nous n'avons ni amitié, ni hospitalité, ni alliance, ne sont point nos ennemis ; cependant si une chose qui nous appartient tombe entre leurs mains, ils en sont propriétaires ; les hommes libres deviennent leurs esclaves ; & ils sont dans les mêmes termes à notre égard (a) Digest. Lib XLIX. Tit. XV. De Captivis & Poslimin. Je me sers de la Traduction de M. le Président de MONTESQUIEU, dans l’Esprit des Loix). » Il faut croire qu'un Peuple si sage ne retenoit des Loix si inhumaines, que par une rétorsion nécessaire, ne pouvant avoir autrement raison des Nations Barbares avec lesquelles il n'avoit aucune liaison, ni aucun Traité. BODIN (b) De la République, Liv. I, Chap. VI) fait voir que le Droit d’Aubaine est dérivé de ces dignes sources. Il a été successivement adouci, ou même aboli, dans la plûpart des Etats civilisés. L'Empereur FRIDERIC II y dérogea le prémier par un Edit, qui permet à tous Etrangers mourrans aux enclaves de l'Empire, de disposer de leurs biens par testament, ou s'ils meurent sans tester, de laisser leurs proches parens héritiers (c) BODIN. Ibid). Mais BODIN se plaint que cet Edit est bien mal éxécuté. Comment reste-t-il quelque chose d'un Droit si barbare, dans notre Europe, si éclairée, si pleine d'humanité ? La Loi Naturelle ne peut en souffrir l'exercice, que par manière de rétorsion. Ainsi qu'en use le Roi de Pologne, dans ses Etats héréditaires : Le Droit d'Aubaine est établi en Saxe ; mais le Souverain juste & équitable, n'en fait usage que contre les Nations qui y assujettissent les Saxons.
§.113 Du Droit de Traite-foraine.
Le Droit de Traite-Foraine est plus conforme à la Justice Du Droit de & aux devoirs mutuels des Nations. On appelle ainsi le droit en vertu duquel le Souverain retient une portion des biens, soit de Citoyens, soit d'Étrangers, qui sortent de son Territoire, pour passer en des mains étrangères. Comme la sortie de ces biens est une perte pour L'Etat, il peut bien en recevoir un équitable dédommagement.
§.114 Des Immeubles possédés par un étranger.
Tout Etat est le maître d'accorder ou de refuser aux étrangers la faculté de posséder des terres, ou d'autres biens immeubles dans son territoire. S'il la leur accorde, ces biens des étrangers demeurent soumis à la Jurisdiction & aux Loix du pays, sujets aux taxes comme les autres. L'Empire du Souverain s'étend dans tout le Territoire ; & il seroit absurde d'en excepter quelques parties, par la raison qu'elles sont possédées par des étrangers. Si le Souverain ne permet point aux étrangers de posséder des Immeubles ; personne n’est en droit de s'en plaindre ; car il peut avoir de très-bonnes raisons d'en agir ainsi, les étrangers ne pouvant s’attribuer aucun droit dans son Territoire (§.79), ils ne doivent pas même trouver mauvais, qu'il use de son pouvoir & de ses droits, de la manière qu'il croit la plus salutaire à l'Etat. Et puisque le Souverain peut refuser aux étrangers la faculté de posséder des Immeubles, il est le maître sans doute de ne l'accorder qu'à certaines conditions.
§.115 Mariages des étrangers.
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