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10 janvier 2008 4 10 /01 /janvier /2008 22:50
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 
Chapitre
VII : LA CONFERENCE DE TEHERAN (autres chapitres ici)
(première partie)

conference-teheran-2-copie-1.jpg    Le premier contact avec Téhéran des soixante-dix-sept Américains qui se rendaient à la Conférence de Téhéran fut le spectacle qu'offrait de l'avion cette ville étonnamment moderne, avec ses immeubles et ses entrepôts de chemin de fer massés au pied d'une chaîne de montagnes pas très élevées. Cette chaîne, en se prolongeant l'ouest et au sud, forme une cuvette qui renferme une vaste étendue désertique, avec çà et là un village, une ou deux ramifications isolées de la voie ferrée et enfin Téhéran.
    Le choix de cette ville pour la rencontre des Trois Grands était un compromis et j'imagine qu'aucun des trois principaux participants n'était enchanté de cette solution. Staline, qui commandait effectivement son armée, avait insisté pour que l'endroit choisi ne fût pas éloigné de plus d'une journée de Moscou. C'est ainsi qu'on avait opté pour cette capitale d'un pays neutre faisant partie des Nations Unies, mais en faveur duquel aucune autre circonstance ne pouvait être invoquée.
    Les inconvénients, par contre, étaient évidents. Et d'abord, tout récemment encore, Téhéran avait été un nid d'espionnage des pays de l'Axe dans le Moyen-Orient. Mike Reilly partageait avec notre service secret et avec les agents du service secret soviétique la conviction qu'il restait encore, en dépit de toutes les précautions prises, de nombreux espions ou sympathisants nazis parmi les milliers d'étrangers qui, fuyant l'Europe, étaient venus se réfugier dans cette ville. Ensuite les conditions d'hygiène et de santé y sont déplorables. L'eau potable arrive des montagnes à la ville dans des fossés découverts. Les habitants des quartiers excentriques et élevés de la ville ont de la chance, car ils ont la primeur de cette eau pure, mais ils ne sont pas toujours doués d'un sens social suffisant pour ne pas se servir des canaux qui passent devant chez eux comme d'égoûts. Aussi, ceux qui ont la malchance d'habiter dans le centre ou dans les faubourgs de la ville basse reçoivent-ils, en guise d'eau potable, les eaux ménagères et les déjections des voisins. Comment, dans ces conditions, échapper au typhus, à la malaria ou à la dysenterie? Par quelle étrange aberration, une grande cité possédant de larges rues bien pavées, des hôpitaux relativement modernes, une université, des musées, une bonne centrale électrique et même un réseau téléphonique, n'a-t-elle pas songé avant tout à s'offrir un service des eaux rationnel et un tout-à-l'égoût ?
    Bien que Téhéran offre l'apparence d'une ville moderne et prospère, il ne nous fut pas difficile de constater que l'économie iranienne n'était nimoderne, ni prospère. D'un côté il y a la capitale et de l'autre toute la campagne environnante, servant de pâturage aux troupeaux des tribus nomades qui vivent dans une misère extrême, sauf peut-être dans le nord où le sol se prête mieux à la culture et où les conditions d'existence sont moins dures. C'est dans la partie méridionale que se trouvent les champs pétrolifères, alors concession britannique. Ces gisements ont enrichi une catégorie restreinte de Persans appartenant à la classe dirigeante et les hauts fonctionnaires, mais n'ont pratiquement rien apporté au reste de la population.
    Comme si tout cela ne faisait pas encore un tableau assez sombre, la guerre avait amené à Téhéran une forte inflation. Le prix d'un sac de farine était supérieur au revenu annuel d'un Iranien, les hauts fonctionnaires exceptés. Les réfugiés payaient pour un paquet de cigarettes américaines une somme correspondant à cinq dollars, un pneu coûtait deux mille dollars, un poste de radio huit mille dollars et une montre-bracelet suisse quinze cents dollars.
    Devant cette redoutable hausse du coût de la vie, les dirigeants iraniens levèrent les bras au ciel, mais c'était tout ce qu'ils firent.
    Nous mîmes évidemment quelques jours à faire ces découvertes. Le matin de notre arrivée nous passâmes une heure à chercher une voiture militaire pour nous faire prendre à l'aérodrome, et à examiner cet aérodrome, avec ses rangées de P-39 provenant des livraisons prêt-bail et où les étoiles rouges étaient fraîchement peintes, Je passai ensuite une autre heure à circuler dans les rues de Téhéran à la recherche d'adresses qui se révélaient fausses.
    Je commençai, bien entendu, par me rendre à la légation des Etats-Unis. J'appris là que mon père résidait à l'ambassade des Soviets. Je sus par la suite qu'il y avait de bonnes raisons pour cela. Mon père avait d'abord décliné cette invitation qui lui avait été faite par Staline lui-même. Il pensait que cela lui donnerait une certaine indépendance de n'être l'invité de personne, et ayant décliné une invitation semblable des Britanniques, il craignait d'offenser ceux-ci en agréant celle des Russes. Cependant, il finit par l'accepter pour des raisons de sécurité. La légation des U.S.A. était très éloignée, aussi bien de l'ambassade britannique que de celle des Soviets qui n'étaient séparées entre elles que par une rue. Or, dans une ville encore infestée d'espions de l'Axe, le bon sens même dictait le choix d'une résidence aussi sûre que possible. Les services secrets russes devaient faire connaître par la suite qu'ils avaient arrêté quelques individus soupçonnés de préparer un attentat contre la vie des Trois Grands. Harriman se donna beaucoup de mal pour faire comprendre à mon père que si quelque chose arrivait aux personnalités britanniques ou soviétiques sur le trajet de la Légation des E.U., c'est lui qui en porterait, en quelque sorte, la responsabilité.
    Les Russes firent certainement tout ce qu'ils purent pour rendre agréable le séjour de mon père dans leur ambassade. Staline s'était transporté dans un pavillon plus petit, laissant à mon père le bâtiment principal. Les fameux cuisiniers philippins de notre marine étaient présents cette fois encore pour préparer nos repas, comme ils l'avaient fait au Caire. L'hospitalité de l'ambassade de Russie présentait une solution réellement très commode pour mon père : ses appartements donnaient directement dans la salle du Conseil de l'Ambassade où allaient avoir lieu toutes les réunions plénières de la Conférence.
    Je ne pus voir mon père avant le lundi matin, à onze heures. Ce n'est qu'alors que j'appris combien mon retard lui avait causé d'inquiétudes.
—    N'as-tu donc pas assez de soucis sans cela, papa ? lui dis-je. La rencontre avec Staline et tout le reste, devrait te suffire sans que tu aies besoin de te préoccuper du retard de mon appareil.
—    Mais que s'est-il passé ? Nous avons téléphoné en Palestine...
    Eisenhower avait d'abord proposé d'aller visiter la Palestine en deux jours. Ce n'est qu'après le départ de mon père qu'Ike s'était ravisé et avait opté pour Louqsor.
—    Je suis navré, papa, de n'avoir pu t'envoyer un télégramme.
—    Surtout que les Anglais nous avaient prévenus du sort de ceux qui sont obligés d'atterrir en Arabie.
    Je lui demandai s'il était très occupé.
—    Peut-être ferais-je mieux de m'en aller pour revenir plus tard.
—    Je n'ai rien au programme, sauf un peu de courrier de Washington, me répondit-il. Assieds-toi pour quelques minutes.
    Nous nous trouvions dans le petit salon de son appartement situé au rez-de-chaussée, une pièce simple, confortable, aux meubles massifs. La fenêtre donnait sur les bâtiments de l'ambassade égayés par des jardins. Je pris place sur le divan près de mon père. Malgré la fatigue que m'avait laissée le vol de la nuit, j'étais animé et curieux de tout. La rencontre que mon père préparait depuis plus d'un an, depuis plus de douze mois sanglants et tragiques, était maintenant réalisée.
—    Comment est-il, papa? Mais peut-être ne l'as-tu pas vu encore ?
—    Qui ? Oncle Joe ? Bien sûr que je l'ai vu. Je voulais l'avoir à dîner samedi soir, mais il m'a fait dire qu'il était trop fatigué. Quand je suis arrivé hier pour m'installer ici, il est venu me souhaiter la bienvenue dans l'après-midi.
—    Ici même ?
    Il se mit à rire :
—    Sur ce divan même, Elliott. Le maréchal était assis à la place que tu occupes en ce moment.
—    Et Churchill ?
—    Cette fois, il n'y avait qu'Oncle Joe et moi... Et, bien entendu, son interprète, Pavlov.
    Je lui demandai si Charles Bohlen, de notre Département d'Etat, spécialiste des questions russes, avait, également assisté à cette rencontre.
—    On m'avait bien conseillé de le faire venir, dit mon père en souriant, mais il me semblait qu'en me contentant de la présence de l'interprète de Staline, je ferais preuve de confiance à l'égard de mon interlocuteur et montrerais que je n'avais aucune suspicion. En outre, cela simplifiait énormément les choses. C'est une économie de temps !
    Je hochai la tête avec approbation. L'idée me paraissait, en effet, bonne, à supposer même que Staline ne se défiât pas du tout des Anglo-Arnéricains. Ce geste plaçait les rapports sur un plan d'amitié et d'alliance de guerre, sans aucun caractère officiel ou protocolaire.
De quoi avez-vous parlé ? demandai-je. A moins que ce ne soit un secret d'Etat...
—    Pas le moins du monde, dit mon père. Nous avons surtout échangé des propos de ce genre : « Vous plaisez-vous dans cet appartement ? » — « Merci infiniment de m'avoir réservé le principal bâtiment de l'ambassade. » —« Quoi de neuf sur le front est ? » (Les nouvelles sont excellentes, soit dit en passant. Staline est très content. Il espère que l'Armée Rouge aura franchi la frontière polonaise avant la fin de la Conférence.) Tu vois le genre de conversation : bavardage courtois. Je ne tenais pas à aborder des questions sérieuses de but en blanc.
—    Vous vous mesuriez, en quelque sorte, hein ?
    Mon père fronça les sourcils.
—    Ce n'est pas tout à fait cela.
—    Je plaisantais.
—    Nous faisions connaissance. Chacun de nous découvrait à quel genre d'homme il avait affaire.
—    Eh bien, quel genre d'homme est-ce ?
—    Oh, il a une grosse voix, il parle avec aisance, il paraît très sûr de lui-même, ses gestes sont lents. Dans l'ensemble, il m'a fait une assez forte impression.
—    Tu l'as trouvé sympathique ?
    Il fit un signe nettement affirmatif. Staline, me dit-il, n'était resté que quelques minutes. Le commissaire aux Affaires Etrangères, Molotov, était venu ensuite faire à mon père une visite officielle pour son propre compte, et, à quatre heures, les Trois Grands avaient tenu leur première réunion plénière. Une fois de plus, la délégation la plus nombreuse était celle des Anglais. Ils étaient huit et avaient, bien entendu, Churchill à leur tête. Les représentants américains étaient au nombre de sept : mon père, Hopkins, Leahy, King, le major général Deane (notre attaché militaire à Moscou), le Capitaine Royal et Bohlen. Les Russes furent en minorité : Staline, Molotov, Vorochilov, un secrétaire, et Pavlov, l'interprète de Staline.
—    Nous avons montré à Staline, dit mon père, une copie de notre plan Overlord. Il l'a examiné, a posé une ou deux questions, puis a demandé simplement : « Quand ? »
    Cette réunion me paraissait importante et je demandai pourquoi Marshall et Arnold n'y avaient pas assisté. Mon père m'apprit que, par suite d'une erreur de transmission, leurs voitures parcouraient à ce moment-là les rues de Téhéran.
—    Je crois que nous nous entendrons, Staline et moi, dit mon père. Un grand nombre de malentendus et une bonne part de la méfiance du passé vont se dissiper pendant les jours qui viennent. J'espère que ce sera pour de bon. Mais en ce qui concerne Oncle Joe et Winston, eh bien...
—    Cela ne sera pas si facile, n'est-ce pas ?
—    J'aurai fort à faire entre ces deux-là. Ils sont si différents. Ils n'ont ni les mêmes idées, ni le même tempérament...
    Mon père me parla ensuite du dîner de la veille auquel il avait invité Churchill et Staline avec leurs conseillers diplomatiques. Après le repas, ils avaient parlé politique jusqu'à onze heures. Leurs propos avaient été prudents, on sentait qu'ils tâtaient le terrain. La nécessité d'avoir recours à un interprète était un obstacle mineur, l'obstacle majeur était la profonde divergence de vues entre Staline et Churchill. Un petit détail avait amusé mon père. Churchill, qui, à Casablanca portait un costume bleu rayé et, au Caire, des costumes blancs, avait, en face du maréchal soviétique en uniforme, arboré également une tenue militaire, celle d'officier supérieur de la R.A.F.
    J'étais curieux de savoir de quelles questions politiques on avait discuté au cours du dîner.
—    De toutes les questions possibles et imaginables, répondit mon père.
    Il m'apprit qu'on avait parlé entre autres de la structure de la paix dans le monde d'après-guerre et de l'organisation des trois nations qui seraient chargées de la maintenir. En vertu d'un accord formel, la paix future devait être l'oeuvre de ces trois nations agissant de concert, chacune possédant le droit de veto. Cette question du veto avait encore besoin d'être étudiée à fond, me dit mon père, mais il ajouta qu'il était, d'une manière générale, favorable à ce principe, à cause de la nécessité d'une unité durable des Trois Grands à l'avenir.
—    Et nous avons décidé, ajouta-t-il, que la paix devra être maintenue même par la force, si c'est nécessaire. Notre tâche principale est de réaliser un accord sur ce qui constituera, après la guerre, la zone de sécurité générale, pour chacun de nos pays. Nous n'avons pas encore accompli cette tâche, mais nous avons pris un bon départ.
    Le secrétaire de mon père, le lieutenant Rigdon, entrouvrit la porte et rappela que le courrier de Washington n'était toujours pas expédié. Je me levai pour partir, mais mon père me retint une minute encore.
—    A propos, me dit-il, avec un regard triomphant, je pense que tu n'es pas encore au courant du résultat du match de samedi.
—    Quel match? demandai-je, étonné.
—    Entre l'Armée et la Marine. Tu as été pour l'Armée, n'est-ce pas? Tu me dois dix dollars. Treize à zéro, dit-il en me tendant la main.
—    Je crois, papa, que tu ferais mieux de t'occuper d'affaires d'Etat, répondis-je du tac au tac.
    En passant dans le hall, je pus entendre des voix venant de la salle du Conseil de l'Ambassade. Les officiers d'état-major américains, anglais et soviétiques discutaient ferme. Je sortis pour faire une petite tournée d'exploration. On rencontrait à chaque pas des officiers de la Garde russe, tous de solides gaillards, mesurant au moins 1 m. 90. Au cours de ma promenade, je découvris que, grâce aux haies de soldats et à la Garde, l'Ambassade soviétique et l'Ambassade britannique ne formaient, en réalité, qu'un tout, entouré d'hommes vigilants, dont une grande partie en civil. C'étaient, sans doute, les agents du service secret soviétique. Le vêtement de chacun d'eux laissait apparaître une bosse suspecte : selon toute évidence, ils étaient sérieusement armés. Staline n'avait rien laissé au hasard pour assurer la sécurité de ses invités.
    Après le déjeuner, mon père reçut les chefs d'état-major américains qui lui apportaient les résultats des conversations du matin. Leur rapport fut bref et concis. En un quart d'heure, Leahy, Marshall et les autres informèrent mon père des progrès des discussions. Celles-ci concernaient, principalement, le plan Overlord : la date de sa réalisation, son envergure et le choix du commandement.
    Lorsqu'ils furent partis pour reprendre leurs conversations avec leurs collègues britanniques et l'état-major réduit des Soviets, je me hâtai de rejoindre mon père afin de ne pas manquer la visite de Staline et de Molotov qu'il attendait. Les chefs russes furent exacts à la minute. Ils arrivèrent accompagnés de l'interprète, le mince Pavlov. On me présenta. Nous approchâmes les sièges du divan de mon père, et je m'assis, tout yeux, tout oreilles.
Molotov-Staline-at-Yalta.gif     Bien que prévenu que Staline était d'une taille au-dessous de la moyenne, je fus surpris. Je me sentais à l'aise, car il m'avait salué très amicalement avec une lueur dans le regard qui me fit sourire. Il nous offrit d'abord, à mon père et à moi, des cigarettes russes : deux ou trois bouffées d'un tabac noir et fort, garnies d'un bout cartonné. Tandis qu'il parlait, mes impressions se précisaient : malgré sa voix calme, profonde et mesurée, et sa petite stature, il y avait en lui un dynamisme formidable. Il semblait posséder d'énormes réserves de patience et d'assurance. A côté de lui. Molotov paraissait terne et incolore, une sorte de copie de mon oncle Théodore Roosevelt, tel que j'en avais gardé le souvenir. Le langage pondéré de Staline, son sourire rapide et fugace dégageaient toute la volonté ferme dont son nom, « Acier », est le symbole.
    Pendant les quarante-cinq minutes qui suivirent, ce furent surtout mon père et Staline qui parlèrent. J'étais d'abord occupé à observer notre visiteur — je remarquai que son uniforme beige avait une très bonne coupe — puis, peu à peu, je me mis à suivre la conversation. On discutait de l'Extrême-Orient, de la Chine, des questions que mon père avait déjà étudiées avec Tchang-Kaï-Tchek. Mon père dit à Staline que le généralissime avait hâte de supprimer les droits exterritoriaux des Anglais à Shanghaï, à Hong-Kong et à Canton, quelles étaient ses préoccupations concernant la Mandchourie, et la nécessité de faire respecter la frontière de cette province par les Soviets. Staline déclara que la reconnaissance mondiale de la souveraineté de l'Union Soviétique était pour lui un principe essentiel et qu'il respecterait à son tour la souveraineté des autres pays, grands ou petits.
    Mon père parla ensuite de la promesse faite par Tchang : les communistes chinois participeraient au gouvernement avant les élections nationales en Chine, et ces élections auraient lieu aussitôt que possible, la guerre une fois terminée. Staline ponctuait les paroles de mon père, au fur et à mesure qu'elles étaient traduites, par des signes de tête. Il paraissait être parfaitement d'accord.
    Ce fut le seul aspect de la situation politique qui fût discuté au cours de cette entrevue. Le reste du temps, la conversation, dépourvue de tout caractère officiel, se poursuivit librement. Enfin, à trois heures et demie, Pa Watson entrouvrit la porte et annonça que tout était prêt, Nous nous levâmes et passâmes dans la salle du Conseil.
    Une cérémonie officielle de présentation commença alors, au cours de laquelle Churchill devait remettre à Staline, de la part de son roi et du peuple anglais, une épée d'honneur, une arme à deux mains, hommage aux héros et aux héroïnes de la ville indomptable de Stalingrad, contre laquelle l'offensive allemande s'était brisée définitivement, en détruisant à jamais le mythe de l'invincibilité des nazis.
    La salle était pleine d'uniformes. Il y avait là une garde d'honneur, composée d'officiers de l'Armée Rouge et des tommies anglais, un orchestre de l'Armée Rouge et les chefs de la Marine des trois principales puissances alliées contre le Reich.
    Lorsque j'entrai avec mon père, Staline et Churchill étaient déjà là. L'orchestre entonna d'abord l'hymne soviétique, puis l'hymne national anglais. Les flots harmonieux remplirent la salle et se répandirent par les fenêtres ouvertes. Tous les visages étaient solennels. Le Premier Ministre britannique dit :
    « Je suis chargé par Sa Majesté, le roi George VI, de vous remettre cette épée d'honneur, destinée à la Ville de Stalingrad, et dont le modèle a été choisi et approuvé par Sa Majesté, Cette épée est l'oeuvre d'artisans anglais dont les ancêtres furent armuriers pendant plusieurs générations. La lame porte cette inscription : Aux habitants de Stalingrad, au coeur d'acier, don du roi George VI, en témoignage d'estime du peuple anglais. ».
    Un jeune officier britannique tendit l'épée à Churchill. Celui-ci la prit, se tourna vers le maréchal soviétique et la lui remit. Derrière lui, la Garde de l'Armée Rouge était silencieuse, mais nullement inexpressive. Leurs carabines croisées sur leur poitrine, ces hommes avaient leurs regards fixés sur leur commandant qui, ayant pris l'épée, la garda un instant, puis la porta à ses lèvres pour en baiser la poignée. Les paroles qu'il prononça furent ainsi traduites :
    « Au nom des habitants de Stalingrad, je tiens vous dire combien je suis sensible au geste du roi George VI. Les habitants de Stalingrad apprécieront hautement ce don. Je vous prie, monsieur le Premier Ministre, de transmettre à Sa Majesté le Roi leurs plus vifs remerciements. »
    Un bref silence suivit, Puis le maréchal alla d'un air grave vers la table devant laquelle se tenait mon père et lui présenta l'épée afin qu'il l'examinât. Le Premier Ministre tenait le fourreau pendant que mon père en retirait la lame d'acier trempé, longue d'un mètre vingt. Il la leva en l'air et son métal scintilla. Debout derrière mon père, je vis ses mains toutes petites sur la grosse poignée de l'épée. Quatre mains auraient pu s'y poser facilement. Un roi avait envoyé, de son empire, par son Premier Ministre Tory, une arme forgée par des artisans, eux-mêmes aristocrates dans un métier médiéval et aristocratique par excellence. Et ce don était destiné à un fils de cordonnier, à un bolchevik, chef d'une dictature du prolétariat qui, impassible, regardait l'arme, tandis que le chef du pays possédant la plus forte industrie d'armements du monde la tenait levée au-dessus de sa tête.
—    C'est vrai, leurs coeurs sont d'acier, murmura mon père.
    Avec un bruit métallique, l'épée rentra dans son fourreau. Ainsi s'acheva le moment le plus solennel de la cérémonie qui fut, en quelque sorte, l'apothéose de l'unité des Alliés. Le Premier Ministre et le Maréchal se dirigèrent vers le portique de l'Ambassade où on allait les photographier ensemble avec mon père.
    Les trois chefs prirent place sur des chaises devant les six puissantes colonnes du portique. Tout autour d'eux se groupèrent leurs ministres, leurs ambassadeurs ainsi que les généraux et les amiraux. Les photographes, tantôt à genoux, tantôt accroupis, installaient les trépieds de leur caméra, avançaient ou reculaient à la recherche de la perspective la plus favorable. Les plus importants des délégués formèrent ensuite un groupe à part, avec Sarah Churchill-Oliver, en uniforme de la WAAF. Il y eut un moment de silence, lorsqu'on la présenta au maréchal. Celui-ci se leva cérémonieusement et s'inclina au-dessus de sa main.
    La séance des photographies dura un quart d'heure. Après quoi les discussions recommencèrent.
    Cette fois, il y avait douze Américains, onze Anglais et cinq Russes. Les conversations se prolongèrent pendant trois heures. Tandis que j'attendais toujours dans l'appartement de mon père, j'entendis sonner tour à tour cinq heures, six heures, puis sept heures. J'eus même le temps de faire un petit somme, qui me fit le plus grand bien. Enfin, à sept heures un quart, l'entrée de mon père me réveilla. Il était, lui aussi, passablement fatigué, et il ne s'en cacha pas.
—    Il faudra bientôt m'habiller pour dîner, gémit-il. Dommage que je ne puisse pas dormir d'abord un peu.
—    Qu'est-ce qui t'en empêche ?
—    Je suis trop fatigué et aussi trop énervé.
—    Veux-tu une boisson ?
—    Non, merci, pas maintenant. Peut-être prendrai-je un cocktail tout à l'heure, avant de commencer à m'habiller. Pour le moment, je veux simplement m'étendre.
    Et un instant plus tard :
—    Staline nous invite à dîner. Cela veut dire que ce sera un repas à la russe. Et, à moins que nos spécialistes du Département d'Etat ne commettent une nouvelle bévue, cela nous promet un bon nombre de toasts à table.
    Il ferma les yeux, mais ne s'endormit pas. L'instant d'après il les frotta de ses deux mains, après avoir enlevé ses verres, puis il poussa un soupir et prit une cigarette dans le paquet que je lui tendais.
—    Voilà un homme qui sait où il va, dit-il. Il ne perd pas de vue son but une seule seconde. Mon père parlait lentement, d'un air pensif.
—    C'est un plaisir de travailler avec lui. Jamais de détours. Il choisit le sujet qu'il veut discuter et s'y tient.
—    Par exemple le plan Overlord ?
—    C'est précisément de cela qu'il parlait. Nous en  avons tous discuté.
—    Les Anglais soulèvent-ils encore des objections ?
—    Eh bien... Winston parle maintenant de deux opérations simultanées: Il s'est déjà rendu compte, je pense, qu'il serait inutile de chercher à remettre en question le plan de débarquement à l'ouest. A telle enseigne que Marshall regarde le Premier Ministre avec l'air de quelqu'un qui n'en croit pas ses oreilles.
    Mon père se mit à rire, sans doute au souvenir d'une scène qui lui revenait à l'esprit.
—    S'il y a un général américain que Winston ne peut pas souffrir, c'est bien le général Marshall. Et il est inutile de dire que c'est parce que le général Marshall a raison qu'il ne peut le souffrir. J'espère qu'un jour tout le monde comprendra en Amérique quelle dette nous avons vis-à-vis de George Marshall. Cet homme n'a pas son pareil. Non, décidément !
—    Que veut dire Churchill, papa, en parlant de deux opérations simultanées ?
—    Une à l'ouest, l'autre... devine où ?
—    Dans les Balkans ?
—    Bien entendu.
    Il se mit à rire de nouveau, sans doute au souvenir de la réunion, s'appuya sur son coude pour me regarder et me dit :
—    Sais-tu, Elliott... Ces réunions plénières, c'est vraiment quelque chose de très curieux. Toutes les fois que le Premier Ministre formulait un argument en faveur d'une invasion par les Balkans, chacun dans l'assistance se rendait nettement compte de sa véritable intention. Ce qu'il veut avant tout, c'est s'introduire en' Europe Centrale afin de maintenir l'Armée Rouge hors d'Autriche, de Roumanie et même de Hongrie si possible. Staline ne s'y est pas mépris, pas plus que moi, pas plus que les autres...
—    Mais il n'a rien dit ?
—    Bien sûr que non. Et pendant qu'il exposait les avantages militaires d'une invasion à l'ouest et les inconvénients qu'il y aurait à diviser nos forces en .deux, « Oncle Joe » se rendait également compte des conséquences politiques qu'entraîneraient de tels plans. J'en suis sûr. Cependant, il n'en a rien laissé paraître, il n'a pas dit un mot.
    Il s'allongea et resta un moment silencieux.
—    Je ne pense pas pourtant..., dis-je avec hésitation.
—    Quoi ?
—    Je voulais dire que... Churchill... eh bien, il n'a pas...
—    Tu penses qu'il n'a peut-être pas tout à fait tort. Tu te demandes s'il ne vaudrait pas mieux pour nous de frapper dans les Balkans.
    C'est-à-dire que...
—    Ecoute, Elliott, nos chefs d'état-major sont convaincus d'une chose la meilleure manière d'exterminer le plus grand nombre possible d'Allemands, en sacrifiant le moins possible de soldats américains, c'est d'organiser une seule invasion, mais une invasion formidable et de frapper l'ennemi avec toutes les forces dont nous disposons. Cela me paraît raisonnable. Cela paraît également raisonnable à « Oncle Joe ». Cela paraît raisonnable à tous nos généraux qui ont toujours été de cet avis depuis le début de la guerre et même avant qu'elle ait commencé, sans doute, c'est-à-dire depuis que nos services stratégiques ont essayé d'imaginer ce que nous ferions dans tel ou tel cas. Cela paraît enfin raisonnable à ceux de l'Armée Rouge. C'est ainsi. C'est le moyen le plus rapide de gagner la guerre. Voilà tout.
    « L'ennui, c'est que Churchill pense trop à l'après-guerre et à la situation où se trouvera alors la Grande-Bretagne. Il a peur que les Russes ne deviennent trop forts.
    « Il est possible que les Russes deviennent très forts en Europe. Reste à savoir si c'est un mal et cela dépend de très nombreux facteurs.
    « La seule chose dont je sois sûr est ceci : si la meilleure manière d'épargner des vies américaines et de gagner la guerre aussi rapidement que possible est une attaque à l'ouest, et à l'ouest seulement, sans gaspiller des navires de débarquement et du matériel, et sans sacrifier des hommes dans les montagnes des Balkans — et c'est là un fait dont nos chefs sont convaincus — eh bien, c'est cela qu'il faut faire.
    Il eut un sourire triste.
—    Je ne vois pas pourquoi on mettrait en danger la vie des soldats américains à seule fin de protéger des intérêts britanniques, réels ou imaginaires, sur le continent européen. Nous sommes en guerre et notre tâche est de remporter la victoire le plus vite possible, avec le minimum de risques. Je crois, j'espère, qu'il a compris une fois pour toutes que c'est cela que nous voulons.
    Il ferma les yeux. Le silence se fit. On n'entendait que le tic-tac de la pendule, ce qui me rappela qu'il se faisait tard.
—    Je vais te faire couler un bain, papa, veux-tu ?
—    Est-ce l'heure ? Oh oui... et appelle Arthur, s'il te plaît. Ne m'as-tu pas parlé d'un cocktail tout à l'heure ?
—    Un old fashioned ?
—    D'accord, mais ne le fais pas trop fort, Elliott. Songe à tous les toasts qui m'attendent.
    Le dîner eut lieu dans une salle à manger communiquant avec la salle du Conseil. Le maréchal Staline avait invité, outre mon père et Churchill, Anthony Eden, Molotov, Harriman, Harry Hopkins, Clark Kerr, ainsi que Bohlen Berezhkov, et le major Birse en qualité d'interprètes.
    Je n'étais pas invité, mais dès le début du repas, un agent du service secret russe qui se tenait derrière Staline me remarqua près de l'entrée. Il se pencha vers le Maréchal et lui murmura quelques mots. Celui-ci regarda dans ma direction. J'allais m'éclipser quand, s'étant levé, il vint vers moi et me fit comprendre par gestes qu'il désirait me voir me joindre aux convives. Un interprète me répéta son invitation en anglais. Le Maréchal avait ignoré jusque-là, ajouta-t-il, que son secrétaire avait omis de m'inviter. Il me prit par le bras avec fermeté et m'entraîna dans la salle où l'on me plaça entre Eden et Harriman.


à suivre : Chapitre VII - LA CONFERENCE DE TEHERAN (seconde partie)
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7 janvier 2008 1 07 /01 /janvier /2008 16:26
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Voici un petit extrait qui résume bien la merveilleuse pensée de Leibniz, père spirituel de ce blog.
Tiré du livre La justice et le droit.



(..) Or le droit est quelque puissance morale, et l'obligation quelque nécessité morale. Or j'appelle moral, ce qui chez un homme bon équivaut à naturel: car comme un jurisconsulte romain illustre l'a dit, les choses qui sont opposées aux bonnes mœurs (contra bonos mores), on ne peut croire que nous puissions les faire. Or l'homme bon est celui qui aime tous les autres autant que la raison le permet. La justice donc, qui est la vertu qui guide cette affection, que les Grecs appellent philanthropie, nous la définirons, si je ne me trompe, plus commodément comme la charité du sage, c'est-à-dire comme la charité suivant les décrets (dictata) de la sagesse.
Ainsi, le propos que l'on attribue à Carnéade, selon lequel la justice est la plus grande folie, parce qu'elle nous ordonne de prendre soin de l'utilité des autres en négligeant la nôtre propre, provient de l'ignorance de sa définition. La charité est la bienveillance universelle, et la bienveillance est l'habitude d'aimer ou d'estimer (amandi sive diligendi). Or aimer ou estimer est se réjouir du bonheur d'autrui, ou ce qui revient au même faire rentrer la félicité d'autrui dans la  sienne. Grâce à cela, une difficile question (difficitis nodus) est résolue, d'une grande importance même en théologie, à savoir comment peut être donné un amour non mercenaire, qui soit séparé de l'espoir et de la crainte et de toute considération d'utilité: à savoir que le bonheur de ceux dont le bonheur nous réjouit, devient une partie de notre propre bonheur, car les choses qui nous plaisent sont recherchées par elles-mêmes. Et comme la contemplation même des choses belles est agréable, et qu’un tableau peint par Raphaël affecte celui qui le comprend, même s’il ne lui apporte aucun profit, au point que l'on est emporté dans les délices du regard, par quelque ressemblance avec l'amour; de même lorsque la chose belle est en même temps capable aussi de félicité, cette affection se transforme en véritable amour.
Mais l'amour de Dieu l'emporte sur tous les autres amours parce que Dieu peut être aimé avec le meilleur résultat, car rien ne peut être conçu à la fois de plus heureux, de plus beau et de plus digne de félicité que Dieu. Et puisqu'il est doué à la fois de la puissance et de la sagesse suprêmes, sa félicité non seulement pénètre la nôtre (si nous sommes sages, c'est-à-dire si nous l'aimons lui-même) mais aussi la constitue. Mais puisque la sagesse doit diriger la charité, la sagesse aussi aura besoin d'une définition. Or je juge satisfaire le mieux possible à la notion que les hommes en ont, si je dis que la sagesse n'est rien d'autre que la science de la félicité elle-même. Ainsi de nouveau nous retournons à la notion de la félicité, qu'il n'est pas ici le lieu d'expliquer.

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31 décembre 2007 1 31 /12 /décembre /2007 12:10
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 
Chapitre
VI : LE CAIRE I  (autres chapitres ici)
(Seconde partie)


Mrs-chiang-kai-shek-copie-1.jpg      A quatre heures et demie j'interrompis mes fonctions de chef de réception et j'allai représenter mon père à la cocktail-party des Tchang. Arrivé dans la villa du généralissime chinois, à deux ou trois kilomètres de là, je constatai que Sarah Churchill y remplissait un rôle analogue au mien ; elle aussi représentait son père. Toutefois, je n'eus guère l'occasion de m'entretenir avec elle. Dès mon arrivée, Mme Tchang me guida vers une chaise et s'assit près de moi. Je fus frappé par ses dons de comédienne. Pendant plus d'une demi-heure, elle parla avec animation, créant une atmosphère d'intérêt intense. Elle fit toujours en sorte que je sois, moi, le sujet central de la conversation. Je ne me souviens pas qu'on ait jamais déployé à mon égard un tel arsenal de charme et de flatteries.
    Elle parla de son pays, mais tout ce qu'elle disait tendait à me persuader que je devais aller en Chine, après la guerre, et m'y fixer. La vie des ranches me tentait-elle? Le nord-ouest de la Chine était exactement le pays qu'il me fallait. Tout en brossant un tableau doré des richesses qu'un homme résolu et capable pouvait amasser grâce au labeur des coolies chinois, elle se penchait en avant, me regardait avec des yeux brillants, se déclarait d'accord avec moi sur tous les points et appuyait fermement sa main sur mon genou.
    Au début je me disais que cette dame s'intéressait purement et simplement à notre conversation et qu'elle n'avait aucune arrière-pensée. Mais il y avait dans toute sa façon d'être une ostentation qui me parut incompatible avec la sincérité. Je ne crois pas une seconde qu'elle m'ait estimé assez important pour vouloir me gagner à sa cause et faire de moi rapidement un ami avec une intention déterminée. Je crois bien plutôt que Mme Tchang avait placé depuis si longtemps ses rapports avec les gens — et surtout avec les hommes — sur le plan du charme irrésistible et qu'elle avait si bien pris l'habitude de simuler de l'intérêt pour ses interlocuteurs, que ce comportement est devenu chez elle une seconde nature. Et je n'aimerais pas voir sa première nature à l'oeuvre. Franchement, cela me ferait peur.
    Lorsqu'elle m'eut quitté pour s'occuper d'un autre visiteur, j'avalai un verre de boisson forte et fis un tour dans la salle, en échangeant quelques mots avec les gens que je connaissais. La pièce était pleine de militaires chamarrés et galonnés. Tous les membres des missions alliées venant tout de suite après les grands chefs étaient présents. Le brouhaha des conversations emplissait la salle. J'eus l'occasion d'être présenté au généralissime. Comme il ne parle pas anglais, nous échangeâmes quelques plaisanteries banales par l'intermédiaire d'un interprète. Au bout d'une heure je pris congé de mes hôtes pour regagner la villa de mon père. L'entretien avec Steinhardt n'était pas encore terminé lorsque j'arrivai. George Allen, l'un des experts du State Department pour les questions du Proche-Orient, y assistait.
—    Eh bien, cette réception ?
—    O. K., fis-je.
    Steinhardt et Allen restèrent encore quelques instants pour convenir d'une prochaine rencontre avec mon père, à son retour de Téhéran, et pour discuter de l'opportunité de faire venir au Caire Ismet Inonu, le Président de la République Turque, étant donné l'attitude de mon père à l'égard de la question de l'entrée en guerre de la Turquie. Lorsqu'ils furent partis, je dis :
—    Je suppose qu'ils pensent, comme toi, que la Turquie n'a pas à intervenir.
    Il acquiesça de la tête puis recommença à parler de la cooktail-party. Il voulait savoir quelle impression les Tchang m'avaient faite. Je lui dis surtout ce que je pensais de Mme Tchang. Il m'écouta, les sourcils froncés, et, lorsque j'eus terminé, il me dit
—    Je n'irai pas aussi loin que toi. C'est une opportuniste, bien sûr. Et je ne voudrais certainement pas être considéré comme son ennemi, dans son pays. Mais, en ce moment, qui, en Chine, pourrait prendre la place de Tchang ? Il n'y a aucun autre chef. Malgré leurs défauts, c'est sur les Tchang que nous devons compter.
    J'avais rencontré à la cocktail-party le général Royce et il m'avait invité à dîner et à passer la soirée avec lui en ville. Je demandai donc à mon père la permission de m'absenter, ce qu'il m'accorda volontiers :
—    Je n'ai rien de particulier pour ce soir. De toute façon, dit-il, je n'attends que Harry, Bill Leahy, Pat Watson et Mac. Il était question de faire une partie de cartes. Sors donc et tâche de t'amuser.
    Je passai la soirée dans une boîte de nuit en compagnie du général Royce et de quelques autres personnes. Lorsque je revins dans la villa de mon père, un peu après minuit, ses invités étaient en train de prendre congé de lui. J'accompagnai mon père dans sa chambre à coucher. Il voulait savoir comment j'avais passé la soirée et pour ma part, j'étais curieux des résultats des dernières discussions des chefs de l'état-major interallié. En passant devant la maison de Mena, je pouvais voir chaque fois, sur les balcons, des officiers qui prenaient des bains de soleil ou d'air frais sans interrompre leurs conversations.
    Mon père me dit que, selon les rapports de Leahy, des progrès avaient été réalisés, mais qu'on n'était pas encore parvenu à un accord final. Pourtant, les Anglais, faisant preuve d'une grande détermination (à l'origine de laquelle mon père devinait Churchill), soulignaient les divers points faibles, réels ou imaginaires, du plan Overlord, établi pendant l'été précédent et révisé en automne. De leur côté, les Américains, avec encore plus de détermination (à l'origine de laquelle je pouvais deviner mon père et le général Marshall), soutenaient que ce plan constituait la solution la plus sage et qu'il était préférable à des opérations de moindre envergure en Norvège ou en Méditerranée.
—    J'imagine, dit mon père, que Marshall et King sont découragés de constater qu'un projet sur lequel l'accord s'est fait à deux reprises est de nouveau remis en question. J'avoue que je comprends leur découragement.
    Les frictions entre les chefs militaires anglais et américains qui commandaient au C.B.I. n'étaient pas tout à fait étrangères à la fermeté que les Anglais mettaient à s'opposer à l'opération projetée à l'ouest. Les divergences de vues étaient très simples : d'après les Anglais, les Chinois pouvaient être utilisés dans n'importe quel système de combat et ils n'étaient pas d'accord avec Stilwell dont les méthodes n'avaient pas encore fait leurs preuves. D'autre part, la stratégie des Anglais en Birmanie consistait à avancer progressivement, avec lenteur, tandis que la nôtre était basée sur des avances aussi rapides que possible. Il me semblait que les conceptions militaires des Anglais, au moins, ne manquaient pas de logique en ce sens qu'elles s'accordaient avec les engagements de l'Angleterre vis-à-vis de l'Empire.
—    Bien sûr, dit mon père avec animation. Les conceptions des Anglais en ce qui concerne l'Empire datent du XIXe siècle, sinon du XVIIIe ou du XVIIe. Or, la guerre que nous menons est une guerre du XXe siècle. Dieu merci, le rapport des forces s'est modifié quelque peu. Nous ne nous battons plus pour survivre, mais nous en avons été près, très près. Et si nous avons failli en arriver là, la faute en est à leur conception de l'Empire éternel.
    « J'ai donné en exemple à Winston notre politique aux Philippines. Je lui ai dit que nous y avons jeté les bases de l'instruction publique et que nous nous sommes efforcés de faire passer la responsabilité de la vie du pays de nos épaules sur celles des indigènes. »
—    Qu'a-t-il répondu ?
—    Il a dit, comme tu le penses bien, que les Philippins étaient une race différente, qu'ils étaient par nature plus indépendants, plus disposés à assumer des responsabilités. Il m'a dit que nous ne comprenons pas les Indiens, ni les Birmans, ni les Javanais, ni... même les Chinois.
    Mon père se sentait à l'aise. La journée du lendemain n'était pas trop chargée et il avait envie de poursuivre la conversation. Nous allumâmes une cigarette et continuâmes à parler de choses et d'autres, notamment de la conférence de Téhéran. Nous essayâmes de prévoir ses résultats et l'attitude d'Oncle Joe.
—    Il y a, en tout cas, une chose dont je suis sûr, dit-il en riant, c'est que je ne serai plus seul à soutenir la nécessité d'attaquer l'Europe par l'ouest. Etant donné la marche des événements en Russie, il se peut d'ailleurs qu'au printemps prochain, le second front ne soit plus nécessaire.
    A cette époque l'Armée Rouge poursuivait rapidement son avance dans les plaines, s'approchant chaque jour davantage de la frontière polonaise. Elle en avait été auparavant éloignée de 160 kilomètres, puis de 100, puis de 80. Kiev venait d'être libéré. Nous étions tous pleins d'espoir : on commençait à entrevoir la fin de la guerre. Je rappelai à mon père sa prédiction, à savoir que la débâcle de l'Allemagne aurait lieu dans douze mois, et ce disant, je n'avais pas la sensation de tenter le sort.
—    Laisse-moi treize mois, Elliott, pas douze mais treize, dit mon père.
    Après une seconde de réflexion, il se reprit :
—    Ou plutôt disons quatorze mois. Pas de treize pour ces choses-là.
—    Il faudra tout de même qu'on en passe par le treizième.
—    Non. De douze mois cela passera à quatorze, comme dans la maison de ta mère à Washington Square. T'en souviens-tu ? On a escamoté le treizième étage.
—    Au fait, papa, il est minuit passé. Nous sommes déjà jeudi. Je puis te présenter mes vœux à l'occasion du Thanksgiving Day.
—    C'est juste. Tout à fait un jour à actions de grâces.
    Vers une heure et demie du matin, je le laissai à son roman policier et allai me coucher.
    Le lendemain matin, les premiers visiteurs furent Averell Harriman et Sir Alexander Cadogan. Le courrier qui venait d'arriver de Washington par la valise diplomatique occupa ensuite mon père pendant une heure. Vers midi, Churchill et les Tchang arrivèrent, accompagnés des membres de leurs états-majors de l'Armée et de la Marine. Tout le monde se rendit dans le jardin où l'on prit des photographies.
    A table, l'on parla de livraisons du matériel de guerre. Lord Leathers et l'ambassadeur Winant discutaient avec Lewis Mac Cloy, secrétaire adjoint à la guerre.
    Comme nous sortions de table, on me dit que Otis Bryan venait d'arriver. Il avait effectué, sur notre demande, avec Mike Renill, le vol Le Caire-Téhéran et retour, afin de se rendre compte si les montagnes qui se trouvaient sur le trajet justifiaient les craintes de l'amiral McIntire. A ma vue, Otis fit avec son pouce et son index un signe marquant sa satisfaction.
—    Tout va bien, m'annonça-t-il. Si le temps n'est pas bouché, nous nous en tirerons très bien au-dessous de 2.500 mètres.
Mon père se réjouit de cette nouvelle. La perspective d'un long voyage dans un train surchauffé ne le séduisait aucunement.
    Dans la vaste cuisine de la villa, on préparait activement le grand banquet que mon père allait donner à l'occasion du Thanksgiving Day.
Chiang-kai-chek-Roosevelt-Churchill-Mrs-Chiang-at-Cairo-conf.gif     Le généralissime chinois et sa femme qui, ce soir-là, ne pouvaient être des nôtres, restèrent cependant pour prendre le thé avec nous. Ce fut un goûter à quatre sous les ombrages du jardin de la villa. C'est Mme Tchang qui menait la conversation. Elle développa avec beaucoup de persuasion son plan de lutte contre l'ignorance dans la Chine d'après-guerre. Elle proposait d'adopter une sorte de Basic Chinese, qui permettrait de réduire le nombre d'idéogrammes à douze ou quinze cents, chiffre correspondant à celui des mots utilisés dans ce qu'on appelle le Basic English. Elle esquissa également d'autres projets d'avenir tendant à favoriser le progrès de son pays, et mon père, qui avait toujours eu une profonde estime pour le peuple chinois et portait un vif intérêt aux questions touchant à son développement, écouta avec une attention soutenue. J'avais encore présente à la mémoire la réflexion qu'il avait faite la veille au sujet de la Chine : il n'y avait pas d'autre chef que Tchang, capable de maintenir la Chine en guerre. Et je me demandais si mon père ne se disait pas en ce moment que, pour voir la réalisation des réformes que Mme Tchang était en train d'exposer, la Chine devrait peut-être attendre un autre chef que Tchang.
    Avant de se retirer, Mme Tchang, qui servait d'interprète à son mari, fit allusion à un accord que celui-ci avait conclu avec mon père dans le but de renforcer l'unité intérieure de la Chine, réalisant notamment un rapprochement avec les communistes chinois. Je dressai l'oreille, mais les choses en restèrent là. La question avait dû être déjà discutée en détail avec mon père. Les deux hommes d'Etat semblaient parfaitement d'accord sur la façon dont il fallait rechercher cette unité.
    Le dîner du Thanksgiving Day fut très réussi. D'abord, le moment était propice pour une telle manifestation. Ainsi que nous l'avions observé, la veille, mon père et moi, les armées soviétiques poursuivaient leur avance foudroyante. La conférence du Caire, venant après les autres réunions des Alliés, touchait à sa fin, une fin que tous espéraient satisfaisante. La suivante, la plus importante peut-être et la plus féconde, allait avoir lieu. L'unité des Alliés, malgré toutes les épreuves qu'elle avait dû subir, avait atteint son point culminant et elle allait s'étendre à la personne du quatrième des Quatre Grands. Les batailles de Tarawa et Makin, qui avaient entraîné de si lourds sacrifices, appartenaient au passé, ainsi que celle des Iles Gilbert. Nos forces aériennes au-dessus de l'Europe gagnaient chaque jour en puissance. A Berlin, qui venait de subir pour la cinquième fois un raid massif de pilonnage aérien, il ne pouvait plus y avoir de doutes là-dessus.
    Assis autour de la grande table, dans la villa de Kirk, nous étions bien disposés à célébrer ce jour d'actions de grâces. Mon père avait apporté du pays ses propres dindes — don d'Edward Stettinius, sous-secrétaire d'Etat, et d'un certain Joe Carter, de Burnt, Alabama.
—    Imagine seulement la surprise de Joe, me dit mon père en découpant l'une des volailles, quand il apprendra jusqu'où ses dindes ont volé avant d'être mangées.
    Et il découpa la dinde, ainsi qu'il aimait à le faire, pour tous les convives : Churchill, sa fille Sarah, Eden, le commandant Thompson, Lord Moran, Leahy, Winant, Harriman, Hopkins et son fils Bob, Pat Watson, les amiraux Mc Intire et Brown, Steinhardt, Kirk, dont nous étions tous les hôtes, John Boettiger et moi. Pendant le repas, un orchestre de Camp Huckstep, camp militaire proche du Caire, jouait dehors des airs de danse.
    Vers la fin, mon père leva un verre de vin pour porter un toast. Il dit d'abord quelques mots de la coutume du Thanksgiving Day et de son origine, puis, en termes chaleureux, parla de tous les soldats et marins américains qui, à travers le monde, apportent cette tradition américaine dans des dizaines de pays étrangers. Et il conclut :
    Tout cela m'amène évidemment à dire que personnellement, je suis ravi de pouvoir partager ce repas de Thanksgiving Day avec le Premier Ministre de la Grande-Bretagne.
    Churchill se leva pour répondre au toast, mais mon père n'avait pas encore fini.
—    Les grandes familles, dit-il, sont généralement plus étroitement unies que les petites... et, cette année, le Royaume-Uni faisant partie de notre famille, nous sommes une grande famille, plus unie que jamais. Je propose un toast à cette unité. Puisse-t-elle durer longtemps!
    Le Premier Ministre répondit, avec la plus parfaite aisance. Son don d'improvisation est vraiment remarquable. A son tour, il fit l'éloge de l'unité dans la guerre; il but à sa durée et à son efficacité.
    Le seul entretien privé que mon père put se ménager avec le général Stilwell eut lieu ce soir-là, après dîner. Le général, type achevé de soldat, grand et sec, arriva vers dix heures et, à dix heures et demie ils étaient assis l'un près de l'autre sur le divan du salon, têtes rapprochées. J'avais pris place un peu plus loin, à côté de mon beau-frère John et de Harry Hopkins. De temps en temps, nous échangions quelques paroles, mais le plus souvent nous écoutions.
gen-stilwell.jpg     Stilwell, surnommé « Vinegar Joe », parlait sans détours, calmement et avec aisance. Il n'élevait jamais la voix, ni ne se plaignait, bien qu'il eût pu le faire, et non sans raison. Sa mission lui donnait pas mal de fil à retordre. Il parla des difficultés qu'il avait avec Tchang et le général Ho, le ministre de la Guerre chinois. En réponse à une question de mon père, il dit laconiquement qu'il comptait bien surmonter ces difficultés. Sa tâche, cependant, serait plus facile s'il était à même d'offrir plus de matériel en prêt-bail, mais il s'empressa aussitôt d'ajouter, prévenant la réponse de mon père, qu'il était, évidemment, impossible d'élever le contingent.
    Mon père lui demanda où en était la route de Ledo. Il voulait avoir des renseignements de première main sur cette importante entreprise. Les Anglais, avait-il entendu dire, invoquaient les raisons les plus diverses, depuis la malaria jusqu'au mauvais temps, pour différer la réalisation de ce projet. Cependant, au cours des conférences tenues à la Maison de Mena, les Américains avaient su imposer leur point de vue et Stilwell, avec calme mais fermement, avait aidé mon père à démontrer la nécessité de construire cette route.
    Au Caire, les Anglais s'étaient efforcés de faire réviser les tonnages des livraisons destinées au front du Pacifique, tonnages fixés à la conférence de Québec. Il s'agissait moins de réduire ces tonnages que de leur faire prendre une autre direction. Stilwell fit une brève allusion à ces modifications qu'il désapprouvait : si on voulait déjà changer quelque chose aux contingents fixés à Québec, ce devait être plutôt dans le sens de l'augmentation.
    Stilwell n'avait pas besoin de discuter avec mon père de la valeur militaire des Chinois. Sur ce point, Père était tout prêt à soutenir le général. Mais il voulait connaître les résultats de l'entraînement dirigé par Stilwell. Celui-ci lui apprit que d'ores et déjà deux divisions de Chinois instruits par les Américains étaient en ligne.
—    Ils ne donnent pas encore toute leur mesure, déclara-t-il avec un sourire forcé. A vrai dire, j'ai hâte de retourner là-bas pour les aider à surmonter leurs premières appréhensions. C'est une sorte de trac, pas davantage, j'en suis sûr. Malheureusement, les Anglais se sont empressés de tirer des conclusions de leur attitude dans leur première bataille.
    Stilwell était persuadé que son appréciation de la valeur au combat des soldats chinois finirait pas se vérifier. Et c'est avec plaisir qu'on constate, aujourd'hui, que cet excellent général avait raison.
    Il était clair que mon père ressentait de l'amitié pour le général Stilwell. Il le retint auprès de lui pendant près d'une heure. Et lorsque le général se leva pour prendre congé de nous, mon père l'assura de toute sa sympathie : il n'ignorait pas que le chemin que Stilwell devait suivre en Extrême-Orient était plein d'épines.
    Plus tard, comme je fumais une fois de plus la dernière cigarette de la journée avec mon père, dans sa chambre, il parla encore de ce chemin épineux. Les Anglais, me dit-il d'abord, étaient opposés même à la stratégie que nous appliquions dans le Pacifique.
—    Ils n'approuvent pas notre façon d'avancer d'île en île et ils ne nous suivent pas du tout lorsque nous envisageons d'établir dans les îles Philippines notre base d'opérations contre le Japon.
    Mon père eut un sourire amer.
—    Peut-être ne sont-ils pas contents de voir les Philippins se rallier à notre drapeau, pour cette bonne raison qu'ils ne peuvent espérer voir leurs coloniaux se rallier au leur.
—    Quoi qu'il en soit, continua-t-il, ils sont d'avis que nous devrions renoncer à cette avance d'île en île et nous attacher à libérer la péninsule de Malaisie. Cela nous permettrait de nous glisser ensuite sur la côte chinoise pour en faire une base en vue de futures opérations contre le Japon.
    J'avais entendu quelques officiers de la marine américaine faire allusion à une possibilité de débarquements sur la côte chinoise.
—    Oh! certainement, dit mon père. C'est prévu dans nos projets, mais beaucoup plus au nord que les Britanniques ne le croient réalisable. Une fois de plus, nos services de renseignements nous peignent un tableau fort différent de celui présenté par les Anglais. Ces derniers imaginent une côte chinoise infestée de Japonais, alors qu'en réalité, et nous le savons, une grande partie de cette côte est aux mains des guérillas chinoises.
    Je demandai si ces guérillas étaient des troupes communistes chinoises. Il me fit un signe affirmatif.
—    A ce propos, dit-il, Tchang voudrait nous faire croire que les communistes chinois ne font rien contre les Japonais. Là, encore, nos informations sont différentes.
    J'avais entendu dire que les résultats des reconnaissances photographiques et des travaux du service cartographique relatifs à la Chine, effectués par notre quatorzième groupe d'aviation, étaient tenus rigoureusement secrets devant les Anglais. Je le dis à mon père, mais il le savait déjà.
—    Nous avons conclu, avec les Chinois, un accord à ce sujet, il y a quelque temps déjà, dit-il. Les Chinois tenaient beaucoup à ce que nous ne montrions pas nos photos aériennes aux Anglais. Avant même que nous nous soyons mis à l'oeuvre, ils nous avaient fait promettre de ne pas communiquer nos résultats. Ils se rendent compte que les Anglais aimeraient bien les voir pour des raisons commerciales... pour le commerce d'après-guerre.
    « J'en ai même parlé à Tchang, il y a quelques jours, pendant le dîner, poursuivit-il. Vois-tu, il voudrait beaucoup que nous l'aidions à empêcher les Anglais de s'établir à Hong-Kong, à Shanghaï et à Canton avec les fameux droits d'exterritorialité dont ils bénéficiaient avant la guerre.
»
    Je demandai à mon père si nous leur accorderions notre appui.
—    Pas pour rien, me répondit-il. Avant que cette question fût posée, j'avais déjà exprimé mon mécontentement à cause du caractère du gouvernement de Tchang. Je lui ai dit qu'il était loin de représenter la démocratie moderne, idéal qui aurait dû l'inspirer. Je lui avais dit aussi qu'il devrait constituer un gouvernement d'union nationale, avec la participation des communistes à Yenan pendant que la guerre se poursuivait encore. Il fut d'accord. Il fut relativement d'accord. Il accepta de former un gouvernement démocratique à condition d'avoir notre garantie que l'Union Soviétique accepterait de respecter la frontière de la Mandchourie. Cette question doit être discutée à la conférence de Téhéran.
—    Donc, si tu peux t'entendre sur ce point avec Staline, Tchang acceptera de former un gouvernement plus démocratique en Chine, moyennant quoi...
—    Moyennant quoi nous lui prêterons notre appui pour contester aux Anglais et aux autres nations le privilège d'une législation impériale particulière à Hong-Kong, à Shanghaï et à Canton. C'est exact.
    Tout cela était très prometteur.
—    J'étais particulièrement heureux, continua mon père, d'entendre le généralissime chinois accepter d'inviter les communistes à participer A un gouvernement d'union nationale, et cela avant les élections. Au fond, il ne nous demande, comme preuve de notre bonne foi, que de l'assurer qu'une fois le Japon vaincu, aucun navire de guerre britannique n'entrera dans les ports chinois. Seuls, des navires américains y auraient accès. Et je lui ai personnellement promis qu'il en serait ainsi.
—    Il sera difficile d'obtenir l'accord de Churchill sur une telle convention, fis-je observer.
—    Cela ne soulèvera pas beaucoup de discussions, étant donné que c'est le matériel de guerre américain et les troupes américaines qui, dans la proportion de 99 %, auront contribué à la défaite du Japon, dit mon père d'un ton péremptoire. La politique étrangère des Etats-Unis, après la guerre, devra s'attacher à faire comprendre aux Britanniques, aux Français et aux Hollandais qu'il n'y a pour eux qu'une seule façon d'administrer leurs colonies, c'est celle que nous avons appliquée aux Philippines...
    Il me dit ensuite que la majorité des Chinois avaient une meilleure opinion de la politique coloniale japonaise que de celle des Français, des Anglais ou des Hollandais.
    L'avenir de la Chine n'avait pas été le sujet exclusif des conversations de mon père et du généralissime chinois. Ils avaient également parlé de la Malaisie, de la Birmanie, de l'Indochine et des Indes. Tchang avait été, de toute évidence, réconforté par l'attitude de mon père à l'égard de la question coloniale. Mon père lui avait dit, en effet, que, d'une part, les Anglais devraient se contenter, aux Indes, de maintenir le système économique préférentiel, en accordant au pays son indépendance politique et que, d'autre part, les Français ne pourraient, après la guerre, retourner purement et simplement en Indochine et revendiquer ce riche territoire sous ce seul prétexte qu'il avait été leur colonie. Il avait souligné que les Français pourraient, tout au plus, prendre ces colonies sous tutelle et qu'ils en seraient responsables devant l'organisation des Nations Unies. La tutelle devrait enfin faire place à une indépendance politique le jour où les Nations Unies considéreraient ces pays comme capables de s'administrer eux-mêmes. C'est la même opinion que mon père avait exprimée un an auparavant. Le temps n'avait fait que raffermir ses convictions.
    Le lendemain, après une matinée bien remplie, au cours de laquelle mon père reçut tour à tour James Landis, Averell Harriman, Lord Louis Mountbatten (qui exposa sa version personnelle des difficultés du front CBI), Mme Tchang, l'amiral Leahy et l'ambassadeur Winant, je pus enfin lui parler seul à seul pendant un instant et j'en profitai pour lui annoncer que la Légion of Merit qu'il m'avait demandée venait d'arriver.
—    A la bonne heure ! s'écria-t-il.
    Il aimait beaucoup réserver à ses amis ce genre de surprises.
—    Fais le nécessaire, me dit-il, pour que Ike vienne ici après le déjeuner.
    C'est ainsi qu'à deux heures et demie, lorsque le général Eisenhower, accompagné du général Marshall, vint voir mon père, celui-ci lui annonça qu'il avait une petite surprise pour lui. Et devant un général Ike, droit comme un cierge, il demanda à Pa Watson de lire la citation. La lecture terminée, mon père fit signe à Ike d'avancer. Celui-ci s'inclina et mon père épingla la médaille sur sa tunique.
—    Vous méritez bien cela, Ike, et beaucoup plus que cela.
    Les yeux pleins de larmes, Ike répondit :
« C'est le moment le plus heureux de ma vie, monsieur le Président. Cette décoration m'est plus précieuse que toutes celles que je pourrais recevoir. »
    L'après-midi fut consacré à la dernière réunion politique de la conférence. Pendant deux heures, le Président s'entretint, dans le jardin, avec Tchang, le Premier Ministre, Harriman, Eden et Cadogan, mettant au point le communiqué qui devait être publié après la Conférence de Téhéran, choisissant les termes qui allaient apprendre au monde que la Mandchourie, Formose et les Pescadores reviendraient à la Chine et que la Corée allait retrouver, après tant d'années, sa liberté.
    Mon père dîna dans l'intimité et se coucha tôt car il devait se lever le lendemain à cinq heures du matin afin d'être à Téhéran dans l'après-midi. Les conditions atmosphériques étaient favorables et rien ne s'opposait à son projet d'effectuer tout le trajet en avion.
    Je ne devais pas être du voyage. Le Major Léon Gray était venu au Caire avec mon appareil et je me proposais d'utiliser celui-ci pour me rendre à Téhéran. J'ignorais en effet combien de temps je pourrais rester en Iran, et je devais songer au moyen de revenir en Afrique, le cas échéant. En outre, le général Eisenhower m'avait invité à passer une journée avec lui. Nous devions visiter ensemble Louqsor.
    Mon père était parti depuis la veille quand j'allai rejoindre Ike qu'escortaient quelques membres de son état-major. J'étais moi-même accompagné de Léon Gray et du sergent Cram qui faisait partie de notre équipage. Nous descendîmes le Nil et le samedi soir, nous étions à l'hôtel de Louqsor où les chambres réservées à notre intention nous attendaient. Autre chose encore nous attendait : un piano vétuste que nous découvrîmes, après le dîner, dans une pièce attenante au hall. Avec un cri de joie, le sergent Gram se rua sur l'instrument. En des temps plus cléments, il avait été pianiste dans l'orchestre de Kay Kyser. Il était maintenant heureux de pouvoir se dérouiller les doigts et nous l'écoutâmes avec plaisir. Nous n'eûmes qu'à fermer les yeux pour avoir l'illusion que la guerre était finie et que nous étions de nouveau chez nous.
    Le lendemain, nous visitâmes les tombeaux des Pharaons, et après un pique-nique organisé dans de vieilles Ford trouvées en route, nous fîmes le tour de l'immense et majestueux temple de Karnak. Bref, ce fut une journée de calme, de repos, de loisirs.
    Seul le général Eisenhower se lamentait à la pensée que, les conférences du Caire et de Téhéran une fois terminées et les discussions sur l'invasion de l'Europe par l'ouest closes, ce serait le général Marshall qui commanderait la dernière poussée des alliés, alors que lui, Eisenhower serait renvoyé dans quelque bureau, à Washington. Au cours de l'après-midi, il s'en plaignit à trois ou quatre reprises. Je ne sais pas s'il le faisait intentionnellement, pour que le fils du commandant de l'armée américaine pût l'entendre. A la vérité je ne pouvais rien pour lui, même si j'avais eu le sentiment qu'il, me fallait tenter quelque chose en sa faveur. Il ne me restait qu'à le rassurer en lui disant:
—    Les chefs d'état-major interallié ne manqueront sûrement pas de vous consulter, mon général, avant d'entreprendre une action décisive.
    A vrai dire, d'ailleurs, je n'en étais pas du tout sûr.
    J'avais projeté de m'envoler vers Téhéran avec Léon Gray et le sergent Gram dès le lendemain. Force nous fut cependant d'ajourner notre départ, le moteur de notre B-25 réclamant une révision. Nous prîmes enfin l'air le lundi 29 novembre, tard dans l'après-midi. Nous avions décidé de survoler les déserts d'Arabie avec une escale à Habbaniyya pour faire le plein d'essence, à quatre heures du matin,
    Le mardi matin, à neuf heures et demie, nous atterrîmes à l'aérodrome de Téhéran et apprîmes aussitôt que nous venions d'être la cause involontaire d'une grande effervescence. Etant donné l'état des communications, dans cette région comme dans le reste du monde, il nous avait été impossible d'avertir mon père de notre retard, et tout le monde nous croyait en panne quelque part dans le désert d'Arabie. Une expédition aérienne se préparait déjà à partir à notre recherche. Le fait est qu'un atterrissage forcé en cours de route n'aurait pas été une partie de plaisir. Les nomades de l'Arabie Séoudite sont des hommes rudes et durs. Aussi mon père éprouva-t-il un réel soulagement en nous voyant arriver. J'en étais bien aise, moi aussi.


…à suivre : Chapitre VII : LA CONFERENCE DE TEHERAN

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31 décembre 2007 1 31 /12 /décembre /2007 12:00
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 Chapitre VI : LE CAIRE I (autres chapitres ici)
(Première partie)


over-pyramids.jpg     Tandis que nous survolions, de nuit, les vastes étendues du désert entre Tunis et l'Egypte, j'entendis mon beau-frère s'entretenir avec le général Eisenhower. Il déplorait entre autres les difficultés auxquelles se heurtaient les officiers du gouvernement militaire en Italie. Je finis cependant par m'endormir et ne me réveillai que juste à temps pour ne pas manquer le spectacle des approches du Caire.
    Le panorama est, en effet, magnifique. Le désert déploie, à perte de vue, sa nappe de sable brunâtre. Puis, soudain, sans transition, le sable fait place à une mer de verdure, d'un vert si éclatant qu'on est comme aveuglé. C'est la bande étroite de terre fertile qui s'étend du nord au sud : la vallée du Nil. Nous allongeâmes le cou pour apercevoir les pyramides de Gizeh. Quelques propos s'échangèrent : « Où est le Sphinx ? » « Est-ce ça ? », et déjà notre avion plongeait vers la verdure, décrivant une courbe au-dessus du ruban bleu sale du Nil, pour venir se poser sur l'aérodrome de Payne, au sud-est de la ville.
    Des voitures militaires nous attendaient pour nous ramener sur la rive gauche du Nil et nous conduire, à travers les rues grouillantes du Caire, vers le faubourg de Mena, à l'ouest de la ville, où la conférence se poursuivait déjà depuis deux jours.
    Comme à Casablanca, Mike Reilly et ses hommes avaient veillé à ce que l'enceinte réservée à la réunion fût entourée de fils de fer barbelés.
    La plupart des membres étaient logés à Mena House, hôtel dû à un architecte de l'époque victorienne, à en juger par son apparence. Mon père habitait dans la villa de l'Ambassadeur Kirk. Churchill ainsi que Tchang et sa femme, arrivés là un jour avant mon père, étaient également installés dans des villas proches.
    J'imagine que la Conférence du Caire devait donner pas mal de soucis à Mike, en dépit du fil de fer barbelé. A ses yeux, le Caire était une ville remplie d'individus que les querelles politiques risquaient de conduire tout droit à l'idée d'assassiner une des personnalités résidant dans le quartier de Mena, sinon toutes.
    Dès que la voiture de l'armée m'eut déposé devant la villa de l'Ambassadeur Kirk, j'allai dire bonjour à mon père. Il n'était pas encore dix heures et demie. Mon père était au lit, et prenait son petit déjeuner seul. Il avait bonne mine et semblait reposé. Je lui demandai ce qui s'était passé pendant ces deux jours.
—    Beaucoup de choses, beaucoup de choses... me dit-il.
—    C'est-à-dire ?
—    Oh... J'ai eu une entrevue avec le généralissime chinois, j'ai visité les Pyramides, j'ai reçu un télégramme d'Oncle Joe.
—    Tiens ! Et qu'est-ce qu'il te dit ?
—    Il dit qu'il sera à Téhéran le 28, dimanche prochain.
—    Alors, la réunion est décidée ?
—    Ça en a bien l'air.
    Tout en continuant à manger ses oeufs, il me lança un regard.
—    Que penses-tu du généralissime? demandai-je.
—    A peu près ce que je prévoyais, dit-il avec un haussement d'épaules. Il est venu dîner ici, hier soir, avec Mme Tchang, et ils sont restés jusqu'à onze heures. Il sait ce qu'il veut, et il sait aussi qu'il ne peut pas obtenir tout ce qu'il veut. Mais nous trouverons une solution.
    Il écarta le plateau et dit :
—    Veux-tu bien me donner la main, Elliott?
    En s'appuyant sur moi, il se leva et commença à s'habiller, tout en parlant, tandis que je dégustais une rôtie restée sur son plateau et me versais un peu de café.
—    Nous avons eu déjà deux réunions plénières. Les chefs d'état-major y ont assisté. Mais, vois-tu, cela a été... comment dirais-je ? trop officiel. Il n'y a pas été question de ce qui se passe réellement en Chine, en Birmanie et aux Indes. En causant hier soir avec Tchang et sa femme, j'en ai appris plus qu'au cours de ces quatre heures de conférence avec les chefs d'état-major.
—    A quel sujet ?
—    Au sujet de la guerre ou plutôt au sujet des raisons pour lesquelles on ne fait pas la guerre en Chine. Le fait est que les troupes de Tchang ne se battent pas du tout, quoi qu'en disent les communiqués publiés par la presse. Le généralissime affirme que ses troupes ne sont pas entraînées et qu'elles manquent d'équipement. C'est d'ailleurs facile à croire. Mais cela n'explique pas pourquoi il met tant de zèle à empêcher Stilwell d'instruire les troupes chinoises. Et cela n'explique pas non plus pourquoi il garde ses meilleurs soldats massés par milliers dans le nord-ouest, aux frontières de la Chine Rouge.
    Arthur Prettyman, le valet de chambre de mon père, entra pour enlever le plateau du petit déjeuner et revint bientôt afin d'aider mon père à terminer sa toilette.
    Cependant, notre conversation continuait. Mon père me parla des difficultés de transport du matériel et de l'attitude des Anglais qui s'étaient opposés à la construction de la route de Ledo et à l'organisation de la moindre offensive dans la jungle birmane... Il me parla aussi des problèmes que posaient les livraisons aéroportées au-dessus de Hump et des sacrifices tragiques que réclamait cette tâche particulière en matière d'approvisionnement. J'avais déjà eu l'occasion de m'entretenir avec plusieurs aviateurs de l'A.T.C. qui connaissaient, pour y avoir travaillé, la situation qui régnait dans le secteur C.B.I. (Chine-Birmanie-Indes). et je savais par conséquent que l'on pouvait trouver beaucoup à y redire. J'en parlai à mon père. Il m'écouta, puis hocha la tête.
stilwell.jpg —    Une mission, dans cette région-là, n'est pas une partie de plaisir, me dit-il. Certains parlent du front du Pacifique comme d'un front oublié. Or, comparé au C.B.I., le Pacifique est aussi mouvementé que le Times Square à Broadway et la Quarante-deuxième rue. Je n'envie pas ceux qui sont là-bas, à commencer par Stilwell. Ils ont pour tâche de mener le combat dans toute la mesure du possible, et ils ne sont pour ainsi dire pas ravitaillés. On ne peut leur en vouloir de ne pas se rendre compte que la guerre se joue surtout en Europe et que, dès que cette guerre sera gagnée, le centre de gravité sera reporté au Japon et dans les Philippines. Il ne sera jamais dans leur secteur, mais on ne peut leur faire grief de chercher à l'attirer vers eux.
    « J'ai vu Stilwell l'autre soir, poursuivit-il, à la réunion de l'état-major. Je lui ai demandé de se rendre libre pour quelque temps, dès que nous aurions l'occasion de causer un peu entre nous. Je n'ose pas penser à ce qu'il adviendrait en Chine s'il n'y était pas.
    « Notre tâche se ramène pratiquement à ceci : il faut maintenir la Chine dans la guerre afin d'immobiliser une partie des armées japonaises.
    Je demandai à mon père ce qu'il pensait des Anglais du C. B. I. :
—    Je croyais qu'il s'y passerait de grandes choses à l'arrivée de Mountbatten, ajoutai-je.
    Mon père sourit :
—    Je crois que Mountbatten a fait effectivement de grandes choses. Ce qu'il veut faire maintenant, c'est réunir assez de bateaux de débarquement pour lancer une attaque amphibie dans les Iles Andaman.
—    Les Iles Andaman ? Où sont-elles ?
—    A entendre Churchill, on croirait que c'est le point stratégique le plus important du côté de ses chers Balkans. Elles se trouvent, en réalité, dans le Golfe du Bengale au large de la Birmanie méridionale. Les Anglais croient que, des Iles Andaman, ils pourraient attaquer Rangoon.
—    Je présume que tous les navires de débarquement dont on dispose sont réservés au second front, pour le printemps prochain.
—    Tu me croiras ou tu ne me croiras pas, Elliott, mais les Anglais recommencent à soulever des questions et à faire des réserves au sujet du front occidental.
—    Au sujet du plan Overlord? Je croyais pourtant que la chose était réglée à Québec.
—    Nous le croyions tous. Le fait est que c'est une chose réglée. Mais cela n'empêche pas Winston d'exprimer ses doutes à tout bout de champ et à qui veut l'entendre.
—    Quelle justification en donne-t-il ?
—    Il s'agit toujours de l'idée d'une attaque par les Balkans, d'un « front commun avec la Russie », ou quelque chose comme ça. Le général Marshall est... très patient, très poli et très ferme. Il me semble que depuis quelque temps Winston n'a pas beaucoup de sympathie pour le général Marshall. Il constate que, quelle que soit la manière dont il use à son égard, flatterie, logique ou emportement, Marshall préfère toujours la politique qui consiste à asséner un grand coup de poing sur la mâchoire d'Hitler.
—    Je ne voudrais pas être à la place de ceux qui doivent tenir tête à Churchill.
—    Eh bien, dit mon père, je vais te nommer un homme qui mérite une médaille pour savoir à merveille s'y prendre avec lui. C'est Ike Eisenhower.
—    Au fait ! m'écriai-je. Cela me fait penser à quelque chose.
—    A quoi ? demanda mon père. Et dépêche-toi car, à onze heures, j'ai une réunion avec les chefs d'état-major. Je n'ai plus que cinq minutes.
—    As-tu dit sérieusement qu'Eisenhower méritait une médaille ?
—    Bien sûr. Mais il ne veut pas en accepter. Au moment où l'on décernait à Mac Arthur la Medal of Honor, la même décoration était également offerte à Ike, mais il l'a refusée, sous prétexte qu'elle est destinée à récompenser des actes de bravoure et qu'il n'en a accompli aucun.
—    Il y a un mois, fis-je, j'en ai parlé à Beedle Smith. Il m'a dit que la seule décoration dont Eisenhower eût envie parmi celles qu'il n'avait pas était la Legion of Merit. Il le tenait d'Ike lui-même. Cette décoration, me dit Smith, ferait plaisir à Eisenhower, parce que tout le monde peut l'avoir dans l'armée, ne serait-ce qu'à titre de bon cuisinier. Pourtant Ike ne l'a pas reçue.
    Mon père réfléchit un instant, un sourire aux lèvres.
—    Peut-on arranger ça en secret?
—    Pourquoi pas ?
—    Bien. Si tu peux faire envoyer un message à Smith lui demandant de rédiger une citation — campagne nord-africaine, campagne de Sicile, etc. — et s'il peut recevoir la médaille ici, je la lui épinglerai moi-même, avant de partir pour Téhéran.
—    Je ferai le nécessaire, fis-je.
    Cependant que mon père se rendait à sa réunion avec les chefs d'état-major, je montai dans la chambre qui avait été préparée à mon intention, fis ma toilette et commandai un petit déjeuner digne de ce nom. On me servit sur le toit en terrasse de la villa, un endroit charmant et ensoleillé avec vue sur les Pyramides.
    Tout ce luxe me rappela que la conférence du Caire ne se déroulait pas dans les mêmes conditions que celle de Casablanca. Cette fois, la Marine avait envoyé huit maîtres d'hôtel et maîtres-queux, tous des Philippins qui savaient organiser merveilleusement, avec des rations militaires, des banquets convenables et prévenir le moindre désir des convives.
    Cela me dispenserait de veiller à ce que les verres ne fussent jamais vides. Je n'avais pas à être constamment sur le qui-vive comme aux conférences précédentes, et je conservais mes fonctions auprès de mon père. Cela me promettait aussi un peu de temps libre et la possibilité de m'absenter de la villa pour aller faire un tour en ville.
pyramid-oasis.jpg     Ce matin-là, assis au soleil sur la terrasse, je pus me détendre complètement, contempler à loisir les Pyramides et méditer — comme tant d'autres ont dû le faire avant moi devant ce spectacle — sur le temps et l'éternité, sur les guerres qui, au cours des siècles, furent livrées autour de ces tombes, sur les généraux qui se sont succédé, sur les Pharaons, les Césars, les rois, les maréchaux et les généralissimes.
    L'amiral McIntire vint fort heureusement troubler cette rêverie qui accompagnait ma dernière tasse de café. Il était aussi le médecin de mon père, et le projet de celui-ci de se rendre à Téhéran en avion lui causait des inquiétudes.
—    Comment pouvez-vous, Mac, vous laisser envahir par les soucis sous un soleil aussi radieux ? dis-je.
—    Je parle sérieusement, Elliott. Je crois qu'il devrait se contenter d'aller en avion jusqu'à Bassora seulement et, là, prendre le train. Dans les montagnes de l'Iran, on est obligé de voler très haut. Or, l'altitude...
—    Il doit y avoir des cols dans les montagnes.
—    Certes, mais tout de même... Vous déjeunez avec lui, n'est-ce pas ?
—    Oui, sauf imprévu.
—    Il vous écoutera, vous. Dites-lui qu'il devrait faire la dernière partie de son voyage en chemin de fer. C'est sérieux.
—    En avez-vous parlé à Otis Bryan ?
—    Non.
—    Pourquoi ne pas lui demander d'examiner la question, de voir s'il y a des cols ? Jusqu'à quelle altitude mon père peut-il aller sans danger ?
—    Jusqu'à 2.500 mètres au grand maximum.
—    Parfait. J'en parlerai à Bryan. Il a assez souvent piloté l'avion de mon père pour comprendre la question. Ne vous faites plus de soucis à ce sujet, Mac, je m'en charge.
    La conférence avait commencé un peu avant une heure. J'allai saluer le Premier Ministre et Harry Hopkins ainsi que tous ceux que je n'avais pas rencontrés à Casablanca : le général Marshall, le général Arnold, l'amiral King et le général Somerwell, ainsi que leurs collègues britanniques.
    Juste avant le déjeuner j'eus l'occasion d'échanger quelques mots avec mon père. Je lui demandai où en était le plan Overlord.
—    Remis en question, fit-il en souriant. Du moins du point de vue des Anglais. Les plans de Québec sont pourtant maintenus.
Il allait me quitter quand il reprit :
—    Ils ont conçu une nouvelle idée, celle d'une attaque de moindre envergure, peut-être en Norvège. Le point de gravité resterait néanmoins fixé en Méditerranée. Mais la discussion n'est pas encore terminée.
    Il fit, dans la direction du général Marshall, un signe accompagné d'un regard éloquent.
—    C'est le général George, ajouta-t-il, qui est le meilleur d'entre nous à la table de conférence. Pour lui, la seule question qui se pose est celle-ci : Qui commandera les troupes d'invasion à l'Ouest ?
    Harry Hopkins et John Boettiger s'approchèrent de nous et mon père sortit avec eux pour attendre l'heure du déjeuner dans le jardin. A table, on ne parla pas de politique. Harry rappela à mon père que Tchang et sa femme donnaient une cocktail-party l'après-midi.
—    C'est exact, ma foi. Mais je ne pourrai pas y aller. Cela te dit quelque chose, à toi, Elliott?
—    Une cocktail-party chez les Tchang? Parfait. Si toutefois tu n'as pas besoin de moi.
—    Cet après-midi, me dit mon père, il n'y aura pas grand'chose, sauf quelques visites protocolaires. Reste là un moment à t'occuper des visiteurs en attendant que je les reçoive. Mais, à quatre heures et demie, laisse tout et fais-toi conduire à la villa des Tchang.
—    Comment t'excuserai-je ?
—    Dis-leur que j'ai rendez-vous à cinq heures avec Lawrence Steinhardt.
    Steinhardt était notre ambassadeur en Turquie. Des bruits couraient à cette époque avec persistance sur une prochaine entrée en guerre de la Turquie aux côtés des Alliés. Je demandai à mon père si quelque décision avait été prise à ce sujet.
—    Non, rien de définitif n'a été arrêté, répondit-il. Mais ma décision à moi est prise.
Harry Hopkins eut un petit rire. Il était facile de deviner que cette question venait justement d'être discutée et qu'un désaccord s'était manifesté quant à la décision définitive. Une tierce personne s'y était sans doute opposée. Il n'était pas non plus difficile de deviner que cette tierce personne n'était autre que Churchill.
—    Et ta propre décision concernant la Turquie, papa, est-ce un grand secret ici ?
    Il se mit à rire.
—    Je l'ai fait connaître à tout le monde, je crois, dit-il. La Turquie n'entrera en guerre à nos côtés que si nous lui donnons beaucoup de matériel de guerre en prêt-bail. Et pourquoi cela? Uniquement parce qu'elle veut être forte dans le monde d'après-guerre ? Winston pense qu'il faut lui fournir du matériel pour qu'elle intervienne dans le combat. Pourquoi ? Comment expliquer son point de vue si l'on pense que tout matériel de guerre fourni à la Turquie, c'est autant de matériel en moins pour l'invasion de l'Europe.
    Je risquai une hypothèse :
—    Peut-être, dis-je, l'entrée en guerre de la Turquie à nos côtés renforcerait-elle la thèse de Churchill qui veut combattre Hitler en partant de la Méditerranée?
—    Cela se pourrait, dit mon père d'un ton sarcastique.
    Après le déjeuner, les visites que mon père avait qualifiées de « protocolaires » commencèrent et la villa de l'ambassadeur Kirk prit l'aspect d'une grande gare aux heures d'affluence. Nous accueillions les visiteurs dans le hall, les introduisions dans le salon, leur offrions à fumer tout en bavardant et, au bout de quelques minutes, au signal convenu, nous les priions de nous suivre dans le jardin où mon père était assis, soit avec Harry, soit avec moi, soit avec Pa Watson, son aide de camp militaire. Ces visites se succédèrent, de deux heures un quart à quatre heures et demie, dans l'ordre suivant : Sir Ahmed Mohamed Hassanein Pacha, chef du cabinet royal égyptien; Mustapha Nahas Pacha, premier ministre égyptien et ministre des Affaires Etrangères, (il présenta à mon père les regrets de Sa Majesté, le roi Farouk Ier, qui, ayant été récemment victime d'un accident d'automobile, n'avait pas pu venir en personne) ; le roi Georges de Grèce (mon père dit en parlant de lui : « Charmant garçon, surtout pour quelqu'un qui a la tête aussi vide ») ; Emmanuel Tsouderos, alors premier ministre et ministre des Affaires Etrangères du gouvernement grec en exil ; Lord Killean, ambassadeur de Grande-Bretagne en Egypte ; le roi Pierre de Yougoslavie (je demandai à mon père ce qu'il pensait de Pierre qui avait, paraît-il, sollicité l'aide directe des Américains pour reconquérir son trône qui lui échappait ; mon père parut étonné que l'on pût s'intéresser à lui. « Que veux-tu qu'on pense de lui ? Ce n'est qu'un enfant. Les idées qu'il pourrait avoir lui auront été dictées par quelqu'un d'autre ») ; Pouritch, premier ministre et ministre des Affaires Etrangères yougoslave ; le prince Paul de Grèce; le général Sir Henry Maitland Wilson, commandant en chef des forces britanniques dans le Moyen-Orient, venu avec le général Royce, son collègue américain; le maréchal en chef de l'Air Sir Sholto Douglas, commandant de la R. A. F. dans le Moyen-Orient; l'amiral Sir Algernon Willis, commandant naval britannique dans le Levant; et le général R. G. W. Stone, commandant des troupes britanniques en Egypte.
Harry-Hopkins.jpg     Profitant d'une brève accalmie, j'échangeai quelques paroles avec Harry Hopkins.
—    Je suppose que mon père et Churchill ont recommencé à se chamailler?
—    Il y a une différence, cette fois, répondit Harry avec un mouvement d'épaules, ou plutôt il y en a deux. D'abord, nous produisons maintenant tout le matériel de guerre : des tanks, des navires, des canons. Cela compte. Dorénavant, la guerre se fera avec du matériel fabriqué en Amérique et par des soldats nés en Amérique pour la plus grande partie. Cela fait une différence, n'est-ce pas ?
—    Bien sûr.
—    Qui mène le jeu ?
    Il me regarda un instant d'un air soucieux.
—    Et pourtant, reprit-il, Winston n'oublie pas que cette conférence a lieu sur le sol de l'Empire. Cela crée une légère nuance. Il y a aussi autre chose. L'ordre du jour de cette conférence diffère de celui des précédentes. On y discutera principalement des affaires d'Extrême-Orient et du Moyen-Orient, donc des questions et des hommes que, nous autres Américains connaissons fort peu, sans excepter votre père. Quant à Churchill et à Eden, ils sont là-dedans depuis l'école primaire. C'est de l'histoire ancienne pour eux. Il s'agit du coeur même de leur Empire.
—    Eh bien ? Qui mène le jeu ?, répétai-je.
—    Ne vous inquiétez pas pour cela, dit Harry rassurant. C'est toujours votre père. Mais il prend son temps. Pour le moment, il a les oreilles et les yeux grands ouverts. Il se documente. Mais c'est toujours lui « le patron ».


...à suivre : Chapitre VI : LE CAIRE I (Seconde partie)
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30 décembre 2007 7 30 /12 /décembre /2007 16:27

 

ECRITS POLITIQUES
FRANKLIN DELANO ROOSEVELT
COMBATS POUR DEMAIN


CHAPITRE PREMIER - Dernière partie

 

Démocratie et Liberté



    « AYANT SAISI NOS ARMES POUR DÉFENDRE LA LIBERTÉ, NOUS NE LES DÉPOSERONS POINT AVANT QUE LA LIBERTÉ NE SOIT DE NOUVEAU A L'ABRI DU DANGER »

FDR-copie-2.jpg    Aucune date de la longue histoire de la liberté n'est plus chère aux individus et aux peuples que l'amour de cette liberté anime, que la date du 15 décembre 1791. Ce jour-là, il y a de cela 150 ans, une nation nouvelle, qui venait d'élire un Parlement, adopta une déclaration des droits humains qui a influencé la pensée de l'humanité entière, d'un bout à l'autre du monde.
    Il n'est pas une république sur le continent américain qui n'ait adopté dans ses lois fondamentales les principes essentiels de la liberté humaine et de la liberté spirituelle, tels qu'ils ont été mis en vigueur dans le « Bill of Rights » des Etats-Unis d'Amérique.
    Il n'y a pas un pays sur ce continent, grand ou petit, qui n'ait subi directement ou indirectement l'influence de ce document.
    En vérité, avant 1933, le monde reconnaissait, du moins en principe, la valeur fondamentale de notre « Bill of Rights ». Même aujourd'hui, à l'exception de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon, les différentes nations du monde — ou en tous cas les quatre cinquièmes d'entre elles — en reconnaissent les principes, les leçons, et les glorieux résultats.
    Mais, en 1933, une clique politique vint au pouvoir en Allemagne, une clique qui n'accepta pas la validité des déclarations du « Bill of Rights » ; une petite clique d'ambitieux, de politiciens sans scrupules, dont le programme officiel et reconnu était précisément de détruire les droits proclamés par ce document. En vérité, tout le programme, tout le dessein de ces tigres politiques et moraux consistait uniquement en ceci : abolir sur toute la terre les résultats de la grande révolution des libertés humaines dont notre « Bill of Rights
» est la charte la plus ancienne. Les vérités qui allaient de soi pour Thomas Jefferson et qui sont allées de soi pour les six générations d'Américains qui l'ont suivi — ces vérités étaient odieuses à ces hommes. Les droits à la vie, à la liberté, à la poursuite du bonheur, droits qui semblaient à Jefferson et qui nous semblent, à nous, inaliénables, n'étaient, pour Hitler et ses partisans, que des mots vides de sens qu'ils se proposaient d'abolir à jamais.
    Pour remplacer les droits inaliénables de Jefferson, les Nazis avançaient les propositions que voici :
    Aucun homme, en tant qu'individu, n'a le moindre droit du fait de sa qualité d'homme.
    Aucun homme, en tant qu'individu, n'a le moindre droit à posséder une âme qui lui soit propre. Il n'a pas même le droit de vivre où il lui plaît et d'épouser la femme qu'il aime.
    L'individu n'a qu'un devoir, celui d'obéir, mais non point à son Dieu, non point à sa conscience ; obéir, mais à Adolphe Hitler. L'individu n'a de valeur qu'en tant qu'il est une composante de l'État hitlérien, il n'a point de valeur en tant qu'homme.
    Pour Hitler, l'idéal du peuple tel que nous le concevons, le peuple libre, responsable, qui se gouverne soi-même, est un idéal incompréhensible.
    Pour Hitler, le peuple ce sont « les masses », et le plus haut degré de l'idéalisme humain, c'est, pour reprendre les propres mots du Führer, de souhaiter devenir « un grain de poussière » dans cet ordre de « la force » qui modèlera l'univers.
    Pour Hitler, le gouvernement tel que nous le concevons est une conception impensable. Pour lui, le gouvernement n'est pas le serviteur, il n'est pas l'instrument du peuple, mais il est le maître absolu qui peut imposer à chacun ses moindres actes.
    Pour Hitler, l'Église telle que nous la concevons est une monstruosité qu'il faut détruire par tous les moyens disponibles. L'Église nazie doit être « l'Église Nationale... au service absolu et exclusif d'une seule doctrine, d'une seule race, d'une seule nation. » Pour Hitler, la chose la moins concevable, la plus odieuse et la plus redoutable, c'est que les hommes soient libres de penser comme ils le veulent, de parler comme ils le veulent, d'honorer Dieu comme ils le veulent.
    Tel est l'enjeu de notre époque, l'enjeu de cette guerre où nous sommes engagés : il s'agit de savoir si les nations honnêtes et qui se respectent elles-mêmes seront contraintes d'accepter les dogmes agressifs de cette nouvelle tentative pour ressusciter la barbarie ; si elles seront contraintes de revenir à la tyrannie à laquelle on les invite. Il s'agit de savoir si les Nazis réussiront à imposer aux peuples de la terre la doctrine de l'obéissance absolue, du gouvernement dictatorial, de la suppression de la vérité, de l'oppression des consciences, toutes choses que les nations libres de la terre ont depuis longtemps répudiées.
    Ce qui nous menace actuellement, c'est, ni plus ni moins, un effort pour jeter bas et pour abolir l'essor puissant des libertés humaines, dont notre « Bill of Rights » est la charte fondamentale ; pour contraindre les peuples de la terre, et notamment les nations américaines, à reconnaître de nouveau l'autorité absolue et le gouvernement despotique dont ils ont été délivrés il y a bien, bien des années, par le courage, la résolution, les sacrifices de leurs aïeux. Cet effort ne pourrait réussir que si ceux qui ont hérité le don de la liberté avaient perdu les qualités viriles qui seules permettent de la conserver. Mais nous autres Américains, nous savons que la génération présente est aussi ferme et assurée dans sa résolution de sauver la liberté, que le fut la génération américaine par qui cette liberté fut conquise jadis.
    Aucune menace, aucun péril ne nous fera livrer les garanties que nous donne la liberté que nos aïeux ont formulée pour nous dans notre « Bill of Rights ». Avec toute la passion dont nos coeurs sont capables, nous tiendrons ces promesses qui engagent l'esprit humain.
    Nous prenons la résolution solennelle de faire en sorte qu'aucune puissance, aucune combinaison de puissances terrestres ne puisse nous faire lâcher prise.
    Et nous prenons, à la face du monde, l'engagement mutuel que voici :
    Ayant saisi nos armes pour défendre la liberté, nous ne les déposerons point avant que la liberté ne soit de nouveau à l'abri du danger dans le monde où nous vivons. C'est pour cela que nous prions, c'est pour cela que nous agissons, — maintenant et à jamais.




    L'ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE WASHINGTON


George-Washington-en-priere.JPG    Notre pays, que Washington contribua si puissamment à créer, combat aujourd'hui sur la terre entière afin que nous-mêmes et nos enfants puissions conserver la liberté que Washington contribua si puissamment à nous donner. Puisque nous célébrons l'anniversaire de la naissance de Washington, rappelons-nous comment il se conduisit au milieu des plus grandes adversités. Parce qu'il accomplit beaucoup, nous avons tendance à oublier ses jours d'épreuves.
    Pendant toute la révolution, Washington commanda une armée dont l'existence même en tant qu'armée n'était jamais assurée d'une semaine à l'autre. Certains de ses soldats, et parfois des régiments entiers, ne pouvaient ou ne voulaient sortir des frontières de leur état. Parfois, en des moments critiques, ils décidaient de revenir chacun chez soi, afin de faire les labours, ou de rentrer les récoltes. Une grande partie de la population coloniale, ou bien était opposée à l'indépendance ou bien, pour mettre tout au mieux, refusait de faire les grands sacrifices personnels nécessaires à cette fin.
    Ils étaient nombreux dans chaque colonie ceux qui voulaient bien collaborer avec Washington, mais pourvu qu'ils puissent dicter les termes de cette collaboration.
    Durant la guerre de la Révolution, plus d'un Américain n'eut que sarcasmes pour les principes mêmes de la Déclaration d'Indépendance. Ce n'était pas « pratique », disaient-ils ; c'était « idéaliste », de prétendre que « tous les hommes sont créés égaux, et sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ».
    Les sceptiques, les cyniques du temps de Washington, ne croyaient pas que des hommes et des femmes ordinaires fussent capables de vivre librement en se gouvernant soi-même. Ils prétendaient que la « Liberté » et l' « Égalité » n'étaient que des songes creux et nullement réalisables, tout de même qu'aujourd'hui, nombreux sont les Américains qui n'ont que sarcasmes pour notre résolution de libérer les hommes de la misère et de la crainte ; on nous dit aussi que ce sont là idéaux irréalisables. On dit qu'il est dans l'ordre du monde qu'il y ait des pauvres et des guerres.
    Ces gens-là me rappellent ceux qui trouvent à redire aux Dix Commandements parce que certaines personnes ont l'habitude d'en violer un ou plusieurs.
    Nous autres Américains d'aujourd'hui, nous savons que la Révolution se serait soldée par un échec si George Washington n'avait pas eu la foi, une foi qui l'emporta sur les zizanies, la confusion, et les doutes entretenus par les sceptiques et les cyniques.
    Lorsque des livres d'histoire nous parlent de Benedict Arnold, ils omettent par bienveillance des douzaines d'autres Américains, qui, sans le moindre doute, étaient eux aussi coupables de trahison.
    Nous savons que ce fut la simple foi de Washington qui lui permit de s'en tenir à son principe essentiel : en premier lieu les choses de première importance. C'est parce qu'il avait un juste sens des proportions, que lui-même et ses partisans purent négliger les difficultés mineures et se concentrer sur les objectifs les plus importants. Les objectifs de la Révolution Américaine étaient si vastes (en fait ils étaient illimités), qu'ils sont aujourd'hui au nombre des objectifs primordiaux du monde civilisé tout entier.
    Ce fut la foi de Washington, et ce furent, outre cette foi, son espérance et sa charité qui inspirèrent l'élan montré à Valley Forge, et de la prière faite sur ce champ de bataille.
    Les Américains du temps de Washington étaient en guerre. Nous autres Américains d'aujourd'hui, nous sommes en guerre. Les Américains du temps de Washington furent souvent menacés de la défaite. Nous aussi, nous avons été menacés par des revers et par des infortunes — qui nous menacent encore.
    En 1777, après notre victoire de Saratoga sur l'armée du général Burgoyne, des milliers d'Américains lancèrent en l'air leurs chapeaux et proclamèrent que la guerre était pratiquement gagnée, qu'ils allaient pouvoir retourner à leurs occupations du temps de paix, à la « normale ».
    Aujourd'hui, les grandes victoires remportées sur le front russe ont induit des milliers d'Américains à lancer en l'air leurs chapeaux, et à proclamer que la victoire est là, juste au coin de la rue.
    Il en est d'autres parmi nous qui croient encore aux miracles. Ils oublient qu'il n'y a plus de Josué parmi nous. Nous ne pouvons plus espérer que de grands murs s'écrouleront en poussière lorsque les trompettes retentiront et, que les populations pousseront des cris.
    Il n'est point assez d'avoir la foi et d'avoir l'espérance. Washington lui-même montra par son exemple quel était notre autre grand besoin.
    Je voudrais que tous tant que nous sommes, nous puissions vivre, penser et contrôler nos langues ainsi que le fit le père de notre pays, qui cherchait, jour après jour, à se conformer à ces célèbres versets :

    La charité est patiente, elle est pleine de bonté ; la charité n'est point envieuse ; la charité ne se vante point. Elle ne s'enfle point d'orgueil, elle ne fait rien de malhonnête, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s'irrite point, elle ne soupçonne point le mal. Elle ne se réjouit point de l'injustice, mais elle se réjouit de la vérité.


    La plupart d'entre nous cherchent à vivre conformément à ces préceptes, mais il en est parmi nous quelques-uns qui les ont oubliés. Ceux-là sont les Américains dont les paroles et les écrits sont trompetés par nos ennemis pour persuader les peuples faiblissants d'Allemagne, d'Italie, et leurs captifs, que l'Amérique est désunie, que l'Amérique sera coupable d'infidélité dans cette guerre, et qu'elle permettra ainsi aux puissances de l'Axe de contrôler cette terre.
    Peut-être convient-il, en ce jour, de vous lire quelques-unes de ces paroles qui furent prononcées il y a bien, bien longtemps, paroles qui ont contribué à former le caractère et à modeler la carrière de George Washington :

Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
Heureux les affligés, car ils seront consolés !
Heureux les débonnaires, car ils hériteront de la terre !
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde !
Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu !
Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu !
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux !
Heureux serez-vous, lorsqu'on vous outragera, qu'on vous persécutera et qu'on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi.

washington-delaware-copie-1.jpgTraversée de la Delaware

 





 
   AUX ANCIENNES LIBERTÉS NOUS DEVONS EN AJOUTER DE NOUVELLES

    La crise contemporaine de la démocratie réclame une appréciation neuve de nos vieilles libertés et le réajustement de leur véracité aux conditions du jour. Le N.R.P.B. (National Resources Planning Board*), dans son rapport au Congrès, a préconisé que les anciennes libertés soient élargies pour y inclure de nouveaux points. Ci-après, les dix premiers amendements à la Constitution et les nouveaux points suggérés.


    I. DÉCLARATION DES DROITS

    ART. I. Le Congrès ne fera pas de loi traitant des établissements religieux, ou en interdisant le plein exercice, réduisant la liberté de parole ou de presse, ou le droit des gens à se réunir et à adresser au Gouvernement des pétitions en vue d'obtenir satisfaction.
    ART. II. Une milice disciplinée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit d'avoir et de porter des armes sera maintenu.
    ART. III. Aucun soldat, en temps de paix, ne pourra être cantonné chez l'habitant, sans le consentement de celui-ci ; il ne pourra l'être en temps de guerre que de la façon prévue par la loi.
    ART. IV. Le droit du peuple à des garanties concernant la personne, le domicile, les papiers et les biens, contre des fouilles et des saisies abusives ne sera pas violé, et il ne sera donné de mandat que pour des motifs plausibles, ressortant de serments ou déclarations décrivant en particulier l'endroit à fouiller, ainsi que les personnes et les choses dont on doit s'assurer.
    ART. V. Nul n'aura à répondre d'un crime capital ou infamant, à moins de présentation ou d'accusation par un grand jury, sauf pour les cas se produisant dans les armées de terre et de mer, ou dans la milice en période d'activité, en temps de guerre ou de péril public ; nul ne pourra être jugé deux fois pour une même faute ; nul ne pourra être mis à mort, emprisonné ou privé de ses biens, sans procès régulier ; la propriété privée ne pourra être utilisée pour le bien public sans une juste compensation.
    ART. VI. Dans toutes les causes criminelles, l'accusé aura droit à un jugement rapide et public, rendu par un jury impartial de l'Etat ou du district du lieu du crime, district qui aura été au préalable délimité par la loi. Il aura droit à être averti de l'accusation portée contre lui et de ses bases, à utiliser un système de contrainte pour faire venir des témoins, à avoir un conseil pour sa défense.
    ART. VII. En matière civile, dans les affaires dont le montant sera de plus de 20 dollars, le droit de faire appel au jury sera maintenu et aucun fait jugé par le jury ne devra être réexaminé dans aucune cour des États-Unis, si ce n'est conformément aux règles du droit.
    ART. VIII. On ne demandera pas de caution excessive ; on n'infligera pas d'amendes trop lourdes ; il ne sera pas fait usage de peines cruelles ou inhabituelles.
    ART. IX. L'énumération de certains droits par la Constitution ne sera pas interprétée pour en nier ou en diminuer d'autres détenus par le peuple.
    ART. X. Les pouvoirs qui ne sont pas donnés aux États-Unis par la Constitution ou dont l'exercice n'est pas interdit par elle aux États, appartiennent respectivement aux États ou au peuple.

    II. NOUVEAUX POINTS PROPOSÉS PAR LE N.R.P.B.
    1. Droit au travail utile et productif durant les années où l'homme est dans sa force.
    2. Droit à un juste salaire, susceptible de payer les nécessités et les plaisirs de la vie en échange de travail, d'idées, d'économies, ou autres services socialement utiles.
    3. Droit à une nourriture appropriée, au vêtement, au logis, aux soins médicaux.
    4. Droit à la sécurité, à la libération de la crainte de la vieillesse, du besoin, de celle d'être à charge, de la maladie, du chômage, des accidents.
    5. Droit de vivre dans un régime de libre concurrence, sans travail obligatoire, sans pouvoirs particuliers irresponsables, sans autorité publique arbitraire, sans monopoles non réglementés.
    6. Droit d'aller et venir, de parler et de se taire, sans le contrôle des espions d'une police secrète politique.
    7. Droit à l'égalité devant la loi, avec en fait une égale possibilité de recours à la justice.
    8. Droit à l'éducation en vue du travail, en vue de la vie publique, en vue de la culture personnelle et du bonheur.
    9. Droit au repos, à la distraction, à l'aventure ; possibilité de profiter de la vie et d'avoir sa part du progrès de la civilisation.

Franklin Delano Roosevelt

* : Bureau de plannification des ressources nationales

…à suivre : Chapitre deuxième – LE NOUVEL ORDRE ECONOMIQUE
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19 décembre 2007 3 19 /12 /décembre /2007 16:04
FDR-spech-copie-1.jpg    Chers amis et lecteurs de ce site, puisqu'il est confirmé que nous nous trouvons au milieu d'une des pires tempêtes financières que notre civilisation ait connue, j'ai trouvé utile de vous traduire ce discours de Franklin Delano Roosevelt, qui n'existait pas en français (à ma connaissance).
    Je vous présenterai bientôt les traductions de la Loi sur l'Urgence Bancaire - Emergency Banking Act - votée le 9 mars 1933, et la "discussion au coin du feu" - Fireside Chat - du 12 mars 1933 qui concerne l'activité bancaire.
Bonne lecture.
P.S. : J'ai choisi de traduire "money changers", terme faisant référence à un épisode des évangiles, par "usuriers". La traduction littérale "changeurs de monnaie" a peu de sens pour le lecteur français, et la traduction usuelle que j'ai pu trouver, "marchands du temple", ne m'apparait pas tenir suffisament compte du contexte.
    Cette traduction est bien entendue libre de droit, si l'on veut l'utiliser malgré ses défauts.


Discours d'investiture de
Franklin Delano Roosevelt,
le 4 mars 1933.
(autres textes)
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Président Hoover, monsieur le président de la Cour Suprême, mes amis :

    Voici un jour de consécration nationale. Et je suis certain qu'en ce jour mes concitoyens américains attendent qu'à l'occasion de mon accession à la présidence, je m'adresse à eux avec la sincérité et la résolution qu'
impose la situation présente de notre peuple.

    C'est par dessus tout le moment de dire la vérité, toute la vérité, franchement et courageusement. Nous ne pouvons faire l'économie de l'honnêteté face à la situation de notre pays aujourd'hui. Cette grande nation résistera, comme elle a résisté, se relèvera et prospérera.

    Donc, premièrement, permettez-moi d'affirmer ma ferme conviction que la seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même
l'indéfinissable, la déraisonnable, l'injustifiable terreur qui paralyse les efforts nécessaires pour convertir la déroute en marche en avant. Lors de chacune des noires heures de notre vie nationale, un franc et vigoureux commandement a rencontré cette compréhension et ce soutien du peuple même qui sont essentiels à la victoire. Et je suis convaincu que de nouveau vous lui donnerez votre soutien en ces jours critiques.

    C'est dans cet état d'esprit, de ma part et de la votre, que nous devons faire face à nos difficultés communes. Elles ne concernent, Dieu merci, que les choses matérielles. Les valeurs ont chuté à des niveaux fantastiques ; les taxes ont augmenté ; notre capacité à payer s'est effondrée ; partout les gouvernements font face à de sérieuses réductions de revenus ; les moyens d'échanges sont bloqués par le gel des courants commerciaux ; les feuilles mortes des entreprises industrielles jonchent partout le sol ; les fermiers ne trouvent plus de marchés pour leurs produits, et pour des milliers de familles
l'épargne de plusieurs années s'est évaporée. Plus important, une foule de citoyens sans emploi se trouve confrontée au sinistre problème de sa survie, et à peu près autant triment pour un salaire misérable.

    Seul un optimiste idiot pourrait nier les sombres réalités du moment.

    Et pourtant notre détresse ne provient pas d'un manque de ressources. Nous n'avons pas été frappés par la plaie des sauterelles. En comparaison des périls que nos pères ont vaincus - car ils espéraient et n'avaient pas peur - il nous reste encore largement de quoi rendre grâce. La Nature nous offre toujours ses libéralités, et les efforts humains les ont multipliées. L'abondance est sur le pas de la porte, prête à être généreusement utilisée, mais sous les yeux même de cette offre la demande agonise.

    Essentiellement, tout cela vient du fait que les responsables des échanges des biens de l'humanité ont échoué, de par leur propre entêtement et leur propre incompétence, ont admis leur échec, et ont abdiqué. Les pratiques des usuriers sans scrupules se trouvent dénoncées devant le tribunal de l'opinion publique, rejetées aussi bien par les coeurs que par les âmes des hommes.

    A la vérité, ils ont essayé. Mais leurs efforts portaient l'empreinte d'une tradition périmée. Confrontés à l'effondrement du crédit, ils n'ont proposé que le prêt de plus d'argent. Dépouillés de l'appât du profit par lequel ils induisaient notre peuple à suivre leur fausse direction, ils en vinrent aux exhortations, plaidant la larme à l'oeil pour le retour de la confiance. Ils ne connaissent que les règles d'une génération d'égoïstes. Ils n'ont aucune vision, et sans vision le peuple meurt.

    Oui, les usuriers ont fui leurs hautes chaires du temple de notre civilisation. Nous pouvons maintenant rendre ce temple aux anciennes vérités. La mesure de cette restauration est l'ampleur avec laquelle nous appliquons des valeurs sociales plus nobles que le simple profit monétaire.

    Le bonheur ne se trouve pas dans la simple possession d'argent ; il se trouve dans la joie de l'accomplissement, dans l'excitation de l'effort créateur. La joie, stimulation morale du travail, ne doit plus être oubliée dans la folle course aux profits évanescents. Ces jours sombres, mes amis, vaudront tout ce qu'ils nous coûtent s'ils nous enseignent que notre véritable destinée n'est pas d'être secourus mais de nous secourir nous-mêmes, de secourir nos semblables.

    Reconnaître la fausseté de la richesse matérielle en tant qu'étalon du succès s'accompagne de l'abandon de la fausse idée selon laquelle les responsabilités publiques et les hautes positions politiques n'ont de valeur qu'en fonction de l'honneur et du profit personnel qu'on en tire ; et il doit être mis fin à ces conduites dans les banques et les affaires qui ont trop souvent données à une confiance sacrée l'apparence d'un méfait cynique et égoïste. Il n'est pas étonnant que la confiance dépérisse, car celle-ci ne prospère que sur l'honnêteté, sur l'honneur, sur le caractère sacré des engagements, sur la protection fidèle, et sur un comportement généreux ; sans tout cela elle ne peut vivre.

    La Restauration,
cependant, ne se satisfera pas que de changements éthiques.  Cette Nation demande de l'action, et de l'action maintenant.

    Notre première tâche, la plus importante, est de remettre les gens au travail. Ce n'est pas un problème insoluble si nous nous y attelons avec sagesse et courage. Cela peut être accompli en partie par un recrutement direct du gouvernement, en traitant le problème comme nous traiterions l'urgence d'une guerre, mais en accomplissant dans le même temps, grâce à ces emplois, les grands projets dont nous avons besoin pour stimuler et réorganiser l'utilisation de nos immenses ressources naturelles.

    Dans le même temps nous devons franchement admettre qu'il y a excès de population dans nos centres industriels et, par la mise en oeuvre d'une redistribution à l'échelle nationale, rechercher à obtenir un meilleur usage de la terre pour ceux qui y sont les plus aptes.

    Oui, la tâche peut être soutenue par des efforts précis en vue d'élever les valeurs des produits agricoles, et en conséquence le pouvoir d'acheter les productions de nos villes. Elle peut être soutenue en évitant avec réalisme la tragédie de la disparition croissante pour cause de saisie de nos modestes maisons et de nos fermes. Elle peut être soutenue en insistant pour que le gouvernement fédéral, les gouvernements d'états et locaux agissent sans délai en réponse à la demande de faire baisser drastiquement leurs coûts. Elle peut être soutenue par l'unification des activités de secours qui aujourd'hui sont souvent éparpillées, peu économiques et inégales. Elle peut être soutenue par une planification nationale et une supervision de toutes les formes de transports et de communications ainsi que d'autres équipements qui ont définitivement un caractère public. Il y de nombreuse manières de la soutenir, mais se contenter d'en parler n'en fera jamais partie.

    Nous devons agir. Nous devons agir vite.

    Et enfin, dans notre progression vers la reprise du travail, nous aurons besoin de deux protections contre le retour des maux de l'ordre ancien. Il devra y avoir un strict contrôle de toutes les activités bancaires, de crédits et d'investissements. Il devra être mis fin à la spéculation avec l'argent des autres, et des dispositions devront être prises en vue de rétablir une monnaie solide et disponible en quantité suffisante.

    Telles sont, mes amis, les lignes d'attaques. Je vais tout à l'heure recommander au nouveau Congrès en session spéciale, les mesures détaillées en vue de leurs réalisations, et je solliciterai l'assistance immédiate des quarante-huit états.

    Par ce programme d'action nous nous résolvons à mettre notre demeure nationale en ordre et à rendre notre balance commerciale excédentaire. Nos relations commerciales internationales, bien qu'extrêmement importantes, sont pour cause de temps et de nécessité, subalternes à l'établissement d'une économie nationale saine. Je préfère, comme politique concrète, d'abord traiter les choses primordiales. Je n'économiserai aucun effort pour rétablir le commerce mondial par des réajustements économiques internationaux ; mais l'urgence domestique ne peut patienter jusqu'à cette réalisation.

    La réflexion fondamentale qui guide ces moyens spécifiques de redressement national n'est pas nationalement
étroitement nationaliste. Elle est l'insistance, en première considération, sur l'interdépendance des divers éléments appartenant et composant les Etats-Unis d'Amérique la reconnaissance de la vieille et éternellement importante manifestation de l'esprit américain du pionnier. C'est la voie du redressement. C'est la voie immédiate. C'est l'assurance la plus solide que ce redressement durera.

    Dans le domaine de la politique internationale, je consacrerai cette nation à la politique de bon voisinage : celle du voisin qui se respecte lui-même résolument, et par cela même respecte les droits des autres ; du voisin qui respecte ses obligations et respecte l'inviolabilité de ses accords dans et avec un monde de voisins.

    Si je lis correctement le caractère de notre peuple, nous comprenons aujourd'hui, plus que jamais, notre interdépendance les uns aux autres ; que nous ne devons pas nous contenter de prendre, mais que nous devons aussi donner ; que si nous avons décidé d'aller de l'avant, nous devons avancer comme une armée loyale et entraînée prête à se sacrifier pour le bien d'une discipline commune, car sans une telle discipline il n'est point de progrès, et aucune direction ne peut devenir efficace.

    Nous sommes, je le sais, prêts et disposés à soumettre nos vies et nos propriétés à une telle discipline, car elle rend possible une direction visant le plus grand bien. C'est cela que je propose de vous offrir, le serment que les plus grands desseins nous unirons, qu'ils nous unirons tous comme l'obligation sacrée et l'unité du devoir qui n'ont jusqu'ici été évoqués que dans les temps de conflits armés.

    Ce serment pris, j'assume sans hésiter la direction de la grande armée de notre peuple, consacrée à l'attaque de nos problèmes communs.

    Une action de cette nature, une action à cette fin est faisable par la forme de gouvernement que nous avons hérité de nos ancêtres. Notre Constitution est si simple, si pratique qu'il est toujours possible de répondre à des besoins extraordinaires en modifiant son ordre d'importance et son agencement sans en perdre la substance essentielle. C'est pourquoi notre système constitutionnel s'est imposé comme le plus superbement résistant des mécanismes politiques que le monde moderne ait connu.

    Il a été à la hauteur de toutes les tensions dues à de vastes expansions de territoire, aux guerres étrangères, à d'amers conflits internes, aux relations internationales. Et il est à espérer que l'équilibre normal des autorités législative et exécutive soit d'une parfaite égalité, et parfaitement adapté pour faire face à la tâche sans précédent qui nous attend. Mais il se peut qu'une exigence hors-normes ou un besoin immédiat d'action demande qu'on s'éloigne de cet équilibre normal de la procédure publique.

    Je suis préparé, soumis à mon devoir constitutionnel, à recommander les mesures que nécessite une nation accablée au milieu d'un monde sinistré. Ces mesures, ou des mesures similaires que le Congrès pourrait produire de son expérience et de sa sagesse, je ferai en sorte, dans les limites de mon autorité constitutionnelle, de les faire adopter rapidement.

    Mais, dans le cas où le Congrès échouerait à prendre l'une de ces deux voies, et dans le cas ou l'urgence nationale resterait critique, je n'hésiterai pas devant la route évidente du devoir auquel je ferai alors face. Je demanderai au Congrès le dernier instrument restant pour confronter la crise
la vaste puissance exécutive de mener la guerre contre l'urgence, aussi grande que la puissance qui me serait donnée si nous étions réellement envahis par un ennemi étranger.

    En échange de la confiance déposée en moi, je rendrai le courage et le dévouement qui conviennent à l'heure présente. Je ne peux faire moins.

    Nous faisons face aux jours difficiles qui nous attendent avec le chaleureux courage de l'unité nationale ; avec la claire conscience de rechercher de vieilles et précieuses valeurs morales ; avec la satisfaction claire provenant de l'accomplissement sérieux du devoir par l'âgé autant que par le jeune. Nous visons la sûreté d'une vie nationale complète et constante.

    Nous n'avons pas perdu foi dans le... le futur de l'indispensable démocratie. Le peuple des Etats-Unis n'a pas échoué. Dans le besoin ils ont déposé un mandat selon lequel ils veulent de l'action vigoureuse et directe. Ils ont demandé de la discipline et de la direction de leur dirigeant. Ils m'ont fait le présent instrument de leurs souhaits. Dans l'esprit de ce don, j'accepte.

Dans cette consécration... Dans cette consécration d'une nation, nous demandons humblement la bénédiction de Dieu.

Qu'Il nous protège tous et chacun d'entre nous.

Qu'Il nous guide dans les jours à venir.

 Franklin Delano Roosevelt - 4 mars 1933


 Discours inaugural — Première partie (audio)
Discours inaugural — Deuxième partie (audio)
 


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17 décembre 2007 1 17 /12 /décembre /2007 05:15
ECRITS POLITIQUES
FRANKLIN DELANO ROOSEVELT
COMBATS POUR DEMAIN


CHAPITRE PREMIER
  - Seconde partie

Démocratie et Liberté


    LES QUATRE LIBERTÉS

FDR-copie-1.jpg     Aujourd'hui, Jour du Drapeau, nous célébrons la Déclaration des Nations Unies -- cette grande alliance, dont les membres ont juré la défaite de nos ennemis et l'établissement d'une paix véritable, fondée sur la liberté humaine. Aujourd'hui, la République du Mexique et le Commonwealth des Philippines se joignent à nous. Nous souhaitons la bienvenue à ces peuples vaillants qui se rangent aux côtés de ceux qui combattent pour la liberté.
    Les quatre libertés de l'homme du peuple lui sont aussi nécessaires que l'air et le soleil, le pain quotidien et le sel. Enlevez-lui ces libertés et il meurt. Privez-le d'une partie de ces libertés et il s'étiole. Mais donnez-les-lui en toute plénitude et il franchira le seuil d'une ère nouvelle, d'une ère qui sera la plus grande de l'humanité.
    Ces libertés appartiennent de droit à l'homme, quels que soient sa race, sa religion, et son pays. Ces libertés sont son héritage, dont on l'a depuis si longtemps privé. Nous, les Nations Unies, avons enfin le pouvoir, les forces humaines et la volonté nécessaires pour assurer l'héritage de l'homme.
La croyance profonde que nous avons en ces quatre libertés, le fait que nous croyons que l'homme fut créé libre et à l'image de Dieu, sont ce qui nous distingue fondamentalement des ennemis que nous affrontons aujourd'hui. Ce sont ces convictions qui font l'unité absolue de notre alliance, opposée au groupe des forces du mal que nous détestons. Ces convictions font notre force ; elles rendent notre victoire certaine.
    Nous autres, les hommes des Nations Unies, savons que notre foi ne peut être ébranlée par aucune puissance. Nous savons aussi que cette foi est partagée par des millions de captifs silencieux.
    Nous demandons au peuple allemand, encore dominé par ses tyrans nazis, s'il préférerait être esclave dans l'enfer mécanisé du "Nouvel Ordre" hitlérien, ou bien bénéficier de la liberté d'expression et de religion, de la libération de la crainte et de la misère.
    Nous demandons au peuple japonais, écrasé sous la botte des sauvages seigneurs de la guerre, s'il opterait encore pour sa condition d'esclavage et de meurtre, s'il pouvait avoir, au lieu de cela, la liberté d'expression et de religion, la libération de la crainte et de la misère.
    Nous demandons aux braves populations des nations que l'Axe a envahies, déshonorées et dépouillées, sans pour cela parvenir à les subjuguer si elles préféreraient se soumettre aux conquérants, ou bien jouir de la liberté d'expression et de religion, en étant libérées de la crainte et de la misère.
    Nous connaissons la réponse. Les peuples connaissent la réponse. Nous savons que l'homme, créé à l'image de Dieu, est fait pour être libre et qu'il ne tolérera pas longtemps l'action du glaive de l'oppresseur. Les peuples des Nations Unies arrachent ce glaive des mains dominatrices. Avec ce glaive même, elles frapperont les tyrans à mort. Les tyrannies impudentes passent... L'homme, lui, marche vers la lumière.
    En terminant, je vais vous lire une prière qui a été composée pour les Nations Unies à l'occasion de cette journée :
    « O Dieu des hommes libres, nous consacrons aujourd'hui notre coeur et notre vie à la cause d'une libre humanité.
    « Faites que nous triomphions des tyrans qui cherchent à asservir tous les peuples et toutes les nations. Donnez-nous la foi nécessaire pour aimer et comprendre, comme s'ils étaient nos propres frères, tous ceux qui se battent pour la liberté. Donnez-nous cet amour fraternel dans l'espérance et dans l'union. Donnez-le nous tout le temps de cette dure guerre. Donnez-le nous aussi, nous vous en prions, pour les jours à venir, durant lesquels tous les hommes devront et sauront s'unir.
    « Notre terre n'est qu'une bien petite portion de cet univers immense. Pourtant, si nous le voulons, nous pouvons en faire un monde que la guerre ne tourmentera plus, un monde que la faim et la peur ne troubleront plus, un monde qui ne sera plus divisé par les distinctions insensées de race, de couleur et de doctrine. Donnez-nous le courage et la prévoyance de commencer dès aujourd'hui cette tâche, pour que nos enfants et les enfants de nos enfants puissent être fiers du nom d'homme.
    « L'esprit de l'homme s'est éveillé, l'âme de l'homme a progressé. Donnez-nous la sagesse et la pénétration qui nous permettent d'embrasser la grandeur de l'esprit humain, lequel supporte et tolère de tels maux pour atteindre un but situé au delà de sa brève existence. Accordez-nous d'honorer ceux qui sont morts pour notre cause et ceux qui travaillent et luttent pour elle. Accordez aux peuples et aux nations captives le pouvoir de se libérer et de vivre en sécurité. Accordez-nous la patience à l'égard de ceux qui ont été induits en erreur et la pitié pour ceux qui ont été trahis. Et accordez-nous le courage et l'habileté qui débarrasseront le monde des forces d'oppression et effaceront ce vieux principe au nom duquel les forts doivent dévorer les faibles du seul fait de leur force.
    « Et, plus que tout, donnez-nous la fraternité, non seulement pour ce jour, mais pour toutes les années qui nous sont accordées — la fraternité non pas verbale mais en acte. Tous, tant que nous sommes, nous sommes les enfants de la terre. Accordez-nous la conscience de cette simple vérité. Si nos frères sont opprimés, nous sommes opprimés. S'ils ont faim, nous avons faim. Si la liberté leur est enlevée, la nôtre n'est point sûre. Inspirez-nous à tous la conviction que l'homme aura droit à la paix et au pain — qu'il connaîtra la justice et le droit, la liberté et la sécurité ; et que chacun aura les mêmes chances que son voisin de pouvoir faire de son mieux, non seulement dans son propre pays, mais à travers le monde. Et, forts de cette foi, avançons vers ce monde purifié, que nous pouvons créer de nos propres mains. Amen ».




    L'ESPOIR D'UNE VIE NOUVELLE QUI SERA VÉCUE SOUS LE RÈGNE DE LA LIBERTÉ, DE LA JUSTICE ET DE LA DIGNITÉ

    Les membres du Congrès International des Etudiants apprendront sans doute avec intérêt qu'au cours de la semaine écoulée, la radio de l'Axe a consacré dans ses commentaires une place inaccoutumée à vos séances et au discours que vous entendez en ce moment même. Nos postes d'écoute ont capté un volume croissant d'émissions de l'Axe — y compris celles des stations que les nazis contrôlent en France, en Hongrie, en Hollande, et autres pays. Le Congrès des jeunes gens des Nations Unies y est pris à partie avec une haine violente, et des allégations entièrement mensongères. Nos postes d'écoute nous avertissent qu'ils s'attendent à ce qu'en ce moment précis, dans toutes les nations dominées par l'Axe, les émissions soient complètement brouillées — totalement obscurcies — afin qu'aucun des mots que je vous adresse ne soit entendu — soit en anglais, soit en traduction — par aucun de ces jeunes, frémissant sous la botte d'Hitler.
    La radio nazie de Paris, par exemple, déclare à la jeunesse française que Roosevelt est le seul responsable de la défaite de la France, que Roosevelt n'a pas qualité pour adresser un message à la jeunesse du monde, parce que l'Amérique est un pays qui n'a rien fait pour la jeunesse.
    Berlin raconte que quatre organisations de la jeunesse française ont protesté d'avance contre ce discours parce que Roosevelt est responsable de la mort de plus de cent mille jeunes Français. Pour le dire en passant, il serait curieux de savoir exactement combien il y a de vrais Français dans ces prétendues organisations de la jeunesse française.
    Un poste de Tokyo dit que je suis en train d'avouer devant vous, en ce moment, que les gens de mon pays sont en décadence, sont des poules mouillées — des fils à papa—pourris par la musique de jazz et les films de Hollywood. Evidemment, ce commentaire n'a pour auteur aucun des Japonais qui se sont battus dans le sud-ouest du Pacifique contre nos « fils à papa ».
    Il est facile de deviner la raison de cette hystérie, avec laquelle nos ennemis s'acharnent contre la réunion d'aujourd'hui tout en restant sur la défensive. Depuis de nombreuses années, ils ont lancé leur hypocrite appel à la jeunesse — ils ont essayé, par toute leur tapageuse publicité, de se présenter comme les champions de la jeunesse.
Mais le monde sait maintenant que les nazis, les fascistes et les militaristes du Japon n'ont rien à offrir à la jeunesse — sinon la mort.
    Tout au contraire, la cause des Nations Unies est la cause de la jeunesse elle-même. Elle est l'espoir de la nouvelle génération — et des générations à venir — l'espoir d'une vie nouvelle, qui puisse être vécue dans la liberté, la justice et la dignité.
    C'est un fait qui devient chaque jour plus évident pour la jeunesse de cette Europe où les Nazis essaient de créer sur le modèle nazi des organisations pour la jeunesse. Ce modèle n'a pas été établi par la jeunesse pour la jeunesse. C'est un modèle conçu par Hitler et imposé aux jeunes gens par le système du bourrage de crâne — un régime de contrevérités, de falsifications, de dissimulations, le tout appuyé par les mitrailleuses de la Gestapo.
    Si vous avez le moindre doute sur ce que la jeunesse d'Europe qui se respecte pense des promesses faites à la jeunesse du monde par les chefs de l'Axe, regardez tous ces vaillants jeunes gens de France, tous ceux des autres pays occupés, qui préfèrent affronter le peloton d'exécution plutôt que d'accepter de vivre sous Hitler dans l'esclavage et la dégradation.
    Dans des pays aussi malheureux que la Finlande, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie et l'Italie, dont les gouvernements ont jugé bon de se soumettre à Hitler et d'exécuter ses ordres, les Quisling eux aussi ont mis sur pied des organisations pour la jeunesse — mais ce sont des organisations qui ont pour fin d'envoyer les jeunes gens, par dizaines de mille, se faire massacrer sur le front oriental ; car les Nazis ont besoin de chair à canon pour essayer encore, en désespoir de cause, de rompre le front d'acier de l'armée russe.
    En Chine, une héroïque jeunesse s'est dressée, inébranlable, depuis plus de cinq ans, contre toutes les tentatives du Japon qui voulait la séduire et la désarmer avec des mensonges aussi transparents que la promesse de « l'Asie aux Asiatiques ». Les Chinois savent très bien que cela veut dire simplement : « Le monde entier sous l'esclavage japonais ».
    Nous sommes joyeux à la pensée que ce seront les jeunes gens, les hommes libres et les femmes libres des Nations Unies, non pas les robots dégénérés des pays esclaves, qui donneront sa forme au monde de l'avenir.
    Les délégués de ce Congrès International des Etudiants représentent les vingt-neuf Nations Unies. Ils représentent aussi, du moins en esprit, les jeunes générations de beaucoup d'autres nations qui, bien qu'elles ne soient pas effectivement en guerre à nos côtés, sont avec nous de cœur et d'âme, dans la mesure où elles aspirent à un monde où la paix soit garantie. Avant la première guerre mondiale, il n'existait pas de pays où l'opinion courante reconnaissait à la jeunesse le droit de parler pour elle-même, ou de participer aux conseils politiques.
    Mais, depuis cette époque, nous avons beaucoup appris. Nous savons que la sagesse n'est pas nécessairement une question d'âge ; que de vieilles personnes peuvent être folles et que des jeunes peuvent être sages. Mais, dans toutes les guerres, c'est la jeune génération qui porte le fardeau du combat et qui hérite de tous les maux que la guerre laisse après soi.
    Dans les crises économiques qui ont suivi la fausse prospérité de l'après-guerre, beaucoup de jeunes, hommes et femmes, ont souffert plus encore que leurs aînés. Car ils furent privés de toute occasion de s'instruire, de s'entraîner, de travailler ; ils n'avaient pas même assez de nourriture pour former des corps vigoureux. Le résultat, c'est qu'ils étaient tentés de chercher un remède simple, non seulement à leur situation individuelle, mais encore à toutes les difficultés où se débattait le monde. Quelques-uns prêtaient l'oreille à des voix étrangères, à des sirènes qui offraient à toutes leurs questions des promesses spécieuses. « La démocratie est morte », leur disaient ces voix, « suivez-nous, et nous vous apprendrons le succès. Nous vous mènerons à la conquête du monde. Nous vous donnerons le pouvoir sur les races inférieures. Et tout ce que nous vous demanderons en échange, c'est... votre liberté ».
    D'autres jeunes gens, dans les démocraties, écoutaient les évangiles de désespoir. Ils cherchaient refuge dans le cynisme et l'âpreté.
    Cependant, un moment vint où toutes les théories durent s'effacer devant le fait, le fait redoutable et tangible : bombardiers piqueurs, divisions cuirassées, menace directe contre la sécurité de tous les foyers, de toutes les familles, dans tous les pays libres du monde. Et quand ce fait devint évident pour nos jeunes gens, par millions ils répondirent à l'appel aux armes. Aujourd'hui, ils sont résolus à combattre jusqu'à la destruction complète des forces d'agression.
    Ce que je dis, ici, à Washington, est entendu par plusieurs millions de soldats américains, de marins, de fusiliers marins, non seulement à l'intérieur des frontières et des eaux américaines, mais dans les endroits très éloignés d'ici — en Amérique Centrale, dans l'Amérique du Sud, dans les îles de l'Atlantique, en Grande-Bretagne et en Irlande, sur les côtes de l'Afrique, en Egypte, en Irak et en Iran, en Russie, dans l'Inde, en Chine, en Australie, en Nouvelle-Zélande, dans les îles du Pacifique et sur toutes les mers du monde. Dans toutes ces régions, nos combattants sont présents.
    A ces combattants, je voudrais adresser un message spécial, message qui leur vient non seulement du Commandant en chef, mais du coeur même de tous leurs concitoyens.
Jeunes Américains, vous vous montrez aujourd'hui dignes des traditions les plus élevées et les plus nobles de notre Nation.
    Ni les pèlerins qui abordèrent sur la côte inexplorée de la Nouvelle-Angleterre, ni les pionniers qui péniblement se frayèrent un chemin à travers la brousse sauvage, n'ont montré plus de courage ni plus de résolution que vous ne le faites en ce moment.
    Ni vos propres pères, en 1918, ni les pères de vos pères en 1863 ou en 1776, n'ont combattu avec plus de vaillance, avec plus de dévouement au devoir et à la patrie que vous n'en montrez maintenant sur les champs de bataille, si loin de vos foyers.
    Et qui plus est, vous savez pourquoi vous vous battez. Vous savez que la route qui vous a conduits aux îles Salomon, dans la mer Rouge ou sur les côtes de France, n'est vraiment qu'un prolongement de la Grand'Rue de votre ville. En quelque endroit que vous vous battiez le long de cette route, vous savez que vous vous battez pour la défense de vos foyers, de vos libres écoles, et de vos idéaux.
    Nous, au pays, nous avons au suprême degré le sentiment de nos obligations envers vous, pour aujourd'hui et pour l'avenir. Nous ne vous laisserons pas tomber.
    Nous savons que, dans l'esprit de beaucoup d'entre vous, il y a la pensée des études interrompues, des carrières abandonnées, des emplois qu'on aurait pu avoir. La solution de ces problèmes ne peut pas être laissée au hasard, ainsi qu'elle le fut la dernière fois. Notre gouvernement a accepté la responsabilité de s'en occuper, de telle sorte que, dans tous les cas possibles, du travail soit fourni à ceux qui veulent et qui peuvent travailler, mais qui ne trouvent pas à se placer. Cette responsabilité, il ne la reniera pas après la guerre. Et quand vous rentrerez chez vous, nous n'avons nullement l'intention de vous jeter, comme la dernière fois, dans un chaos économique dont nous serions les fauteurs.
    Vous commencez par faire ce qui doit être fait d'abord : vous combattez pour gagner cette guerre. Car vous savez que si cette guerre était perdue, tous nos plans pour la paix subséquente seraient dépourvus de sens.
    La victoire est l'essentiel. Mais la victoire n'est assez ni pour vous, ni pour nous. Nous devons être assurés que, lorsque vous aurez la victoire, vous n'aurez pas à dire à vos enfants que vous vous êtes battus en vain — que vous avez été trahis. Nous devons être assurés que, dans vos foyers, il n'y ait pas de misère — que dans vos écoles, on n'enseigne que la vérité — que dans vos églises on puisse prêcher sans crainte la foi digne de notre ferveur profonde.
    Le monde meilleur pour lequel vous combattez — et pour lequel certains d'entre vous donnent leur vie — ne viendra pas à l'existence du seul fait que nous aurons gagné la guerre, ou que nous souhaitons passionnément qu'il vienne. Il ne sera possible que si nous en avons la vision hardie, que si nous le préparons intelligemment et que si nous y travaillons avec énergie. Il ne pourra pas se bâtir du jour au lendemain, mais seulement grâce à des années d'efforts, de persévérance, et de confiance inébranlable.
    Jeunes soldats et marins, paysans et ouvriers, artistes et savants, qui combattez chacun à votre manière, pour obtenir la victoire, vous aurez tous votre part à prendre dans la construction de ce monde. Vous l'obtiendrez grâce à vos efforts actuels, mais vous ne l'aurez pas si vous laissez à d'autres la tâche de se débrouiller. Quand vous déposerez vos armes à la fin de la guerre, vous ne pourrez pas, en même temps, abandonner votre devoir à l'égard de l'avenir.
    Ce que je dis à nos soldats et marins, s'adresse à tous les jeunes des Nations Unies, hommes et femmes, qui font face à l'ennemi commun. La jeunesse tout entière, sans distinction de classe, ou d'origine, est unanime en ses sentiments à l'égard de ce combat dont l'enjeu est la sauvegarde ou la reconquête des libertés.
    En Norvège et en Hollande, en Belgique et en France, en Tchécoslovaquie et en Pologne, en Serbie et en Grèce, il existe un esprit combatif qui défie l'oppression brutale, la cruauté barbare et le terrorisme nazi. Bien que désarmés, ces peuples indomptables combattent encore leurs oppresseurs. Bien qu'il leur soit interdit de connaître la vérité, ils écoutent au péril de leur vie, les voix de la radio qui leur viennent de loin ; de bouche à oreille, et par les mêmes journaux clandestins qu'on se passe d'un patriote à l'autre, ils parviennent encore à répandre la vérité. Quand viendra le moment où ces peuples se dresseront, l'Ordre Nouveau d'Hitler sera détruit par les mains de ses propres victimes.
    Aujourd'hui, les jeunesses guerrières de Chine et de Russie inaugurent une forme nouvelle de dignité individuelle et rejettent les derniers maillons des vieilles chaînes despotiques et impériales qui les avaient si longtemps ligotées. C'est là un fait qui comptera dans l'histoire. Cela signifie que l'ancienne expression « Civilisation Occidentale » ne suffit plus. Les événements mondiaux et les besoins communs à tous les hommes réunissent la culture de l'Asie à celle de l'Europe et à celles des Amériques, afin de former, pour la première fois, une civilisation vraiment mondiale.
    Dans la formule des Quatre Libertés, dans les principes fondamentaux de la Charte de l'Atlantique, nous nous sommes proposé des buts élevés, des objectifs illimités.
Ces formules et ces principes ont été conçus en vue de bâtir un monde dans lequel les hommes, les femmes et les enfants pourront vivre dans la liberté, dans l'équité, et — par-dessus tout —sans avoir à redouter les horreurs de la guerre.
    Car nul de nos soldats, nul de nos marins, ne voudraient aujourd'hui endurer les rigueurs du combat, s'ils devaient penser que, d'ici vingt ans, leurs fils auraient à livrer une autre guerre dans les déserts ou sur les lointains océans, dans les jungles ou dans les cieux du bout du monde.
    Nous avons profité de nos erreurs passées. Cette fois-ci, nous saurons comment utiliser notre victoire. Cette fois-ci, les résultats obtenus par nos combattants ne seront pas jetés aux orties par le cynisme politique, par la timidité ou par l'incompétence.
    Il y a encore une poignée d'hommes et de femmes aux États-Unis et ailleurs, qui raillent et dénigrent les Quatre Libertés et la Charte de l'Atlantique. Ils ne sont pas nombreux, mais quelques-uns d'entre eux disposent d'un pouvoir financier qui leur permet de donner à nos ennemis l'impression, d'ailleurs fausse, qu'ils trouvent une large audience parmi nos concitoyens. Ils font de la basse politique alors qu'il y va d'une crise mondiale. Ils jouent un air de violon, avec beaucoup de fausses notes, pendant que brûle notre civilisation. Ces minables prophètes déprécient la résolution que nous avons prise de mettre à exécution nos idéaux élevés, et nos principes raisonnables. Les paroles de ces petits bonshommes de peu de foi sont citées avec approbation joyeuse par la presse et la radio ennemies.
    Nous savons pertinemment que nous n'atteindrons pas facilement notre objectif. Nous ne pourrons pas faire, du jour au lendemain, que tous nos idéaux se réalisent. Nous savons qu'il nous faudra pour cela soutenir un long et dur combat, et qu'il nous restera encore un énorme travail à faire, une fois qu'auront été abattus les derniers bombardiers allemands, japonais et italiens.
    Mais, en vérité, nous croyons que nous pourrons, avec l'aide de Dieu, réaliser dans ce monde si sombre d'aujourd'hui et dans le monde nouveau qui naîtra dans l'après-guerre, que nous pourrons, dis-je, réaliser un sérieux progrès vers les buts les plus nobles que l'homme ait jamais imaginés.
    Nous autres, membres des Nations Unies, nous possédons les moyens techniques, les ressources naturelles et, par-dessus tout, le courage hardi, la vision des choses et la volonté nécessaires pour bâtir et soutenir le seul genre d'ordre mondial qui puisse justifier les terribles sacrifices que fait aujourd'hui notre jeunesse.
    Mais nous devons nous y acharner — sans relâche, sans hésitation, sans peur — et nous devons nous y acharner tous ensemble.
Il faut que nous poussions l'offensive contre toutes les formes du mal. Il faut que nous travaillions et combattions pour garantir à nos enfants la maîtrise et la paisible jouissance de leurs droits imprescriptibles à la liberté de parole, à la liberté de conscience, à la libération de la misère, à la libération de la crainte.
    C'est seulement en ces termes hardis que la guerre totale peut se terminer par une victoire totale.

Franklin Delano Roosevelt


...à suivre : Chapitre Premier - Dernière partie
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12 décembre 2007 3 12 /12 /décembre /2007 01:10
rembrandt-moses.jpgLA MISSION DE MOÏSE.


            La fondation de l'Etat judaïque par Moïse est un des événements les plus mémorables que l'histoire nous ait conservés. Remarquable par la force d'intelligence qui l'exécuta, elle est plus importante encore par les suites qu'elle eut pour le monde et qui durent jusqu'à ce moment. Deux religions qui règnent sur la plus grande partie de la terre habitée, le christianisme et l'islamisme, s'appuient l'une et l'autre sur la religion des Hébreux : sans celle-ci il n'y aurait jamais eu ni christianisme, ni Coran.

              Il est même incontestablement vrai, dans un certain sens, que nous devons à la religion mosaïque une grande partie des lumières dont nous jouissons aujourd'hui. Par elle, en effet, une précieuse vérité, que la raison, abandonnée à elle-même, n'eût trouvée qu'après un lent développement, la doctrine d'un Dieu unique, fut répandue par avance parmi le peuple, et s'y conserva, comme l'objet d'une foi aveugle, jusqu'au temps où elle put enfin mûrir dans les esprits plus éclairés et devenir une conception de la raison. Par là furent épargnés à une grande portion de la race humaine tous les tristes égarements auxquels le polythéisme aboutit nécessairement, et la constitution hébraïque eut cet avantage exclusif, que la religion des sages ne fût pas en contradiction directe avec la religion populaire, comme c'était le cas chez les païens éclairés. Considérée à ce point de vue, la nation des Hébreux doit tenir à nos yeux une place importante dans l'histoire universelle, et tout le mal qu'on est habitué à dire de ce peuple, toute la peine que se sont donnée pour le rapetisser certains esprits plaisants, ne nous empêcheront pas d'être justes envers lui. L'indignité et la réprobation de la nation ne peuvent effacer le sublime mérite de son législateur; elles peuvent tout aussi peu détruire la grande influence à laquelle cette nation, à juste titre, prétend dans l'histoire du monde. Nous devons l'apprécier comme un vase impur et commun, mais dans lequel fut gardé quelque chose de très-précieux; nous devons honorer en elle le canal que la Providence a choisi, quelque impur qu'il fût, pour nous amener le plus noble de tous les biens, la vérité, mais aussi qu'elle brisa dès qu'il eut fait ce à quoi il était destiné. De cette manière nous serons aussi loin de prêter au peuple hébreu un mérite qu'il n'a jamais eu, que de lui ravir un mérite qui ne peut lui être contesté.

            Les Hébreux, comme l'on sait, arrivèrent en Égypte comme une seule famille de nomades, qui ne comprenait pas plus de soixante-dix personnes, et ce n'est qu'en Égypte qu'ils devinrent un peuple. Durant un espace d'environ quatre cents ans qu'ils restèrent dans ce pays, ils se multiplièrent jusqu'au nombre d'à peu près deux millions, parmi lesquels on comptait six cent mille hommes en âge de porter les armes, à l'époque où ils sortirent de ce royaume. Pendant ce long séjour, ils vécurent séparés des Égyptiens, séparés aussi bien par la contrée où ils avaient leur demeure distincte, que par leur état de nomades qui fit d'eux un objet d'horreur pour les indigènes, et les exclut de toute participation aux droits civils des Égyptiens. Ils continuèrent de se gouverner à la façon des nomades, le père de famille commandant à la famille, le chef de tribu à la tribu, et ils formaient de la sorte un État dans l'Etat, qui, à la fin, par son immense accroissement, éveilla les inquiétudes des rois.

            Une telle multitude d'hommes, établie à part, au coeur du royaume, oisive par l'effet de sa vie nomade, très-étroitement liée entre elle, mais n'ayant aucune communauté d'intérêts avec l'État, pouvait, dans le cas d'une invasion ennemie, devenir dangereuse, et éprouver aisément la tentation de profiter de la faiblesse de l'État, dont elle était l'oisive spectatrice. La politique conseillait donc de les observer de près, de les occuper, et de songer aux moyens de diminuer leur nombre. Conséquemment on les accabla de travaux pénibles, et, comme on avait appris à les rendre de la sorte utiles à l'État, l'intérêt s'unit à la politique pour augmenter leurs charges. On les contraignit inhumainement à des corvées publiques, et l'on établit des intendants spéciaux pour les presser et les maltraiter. Mais ce traitement barbare ne les empêcha pas de s'étendre toujours davantage. Une saine politique eût dès lors naturellement amené à les distribuer parmi les autres habitants et à leur donner les mêmes droits qu'à ceux-ci; mais c'était ce que ne permettait pas l'aversion universelle que les Égyptiens entretenaient contre eux. Cette aversion fut encore augmentée par les suites mêmes qu'elle devait nécessairement avoir. Quand le roi d'Égypte accorda pour demeure à la famille de Jacob la province de Gosen, sur la rive orientale du Nil inférieur, il n'avait guère compté sans doute qu'une postérité de deux millions d'âmes dût un jour y trouver place. La province n'était donc vraisemblablement pas d'une bien grande étendue, et, si même on suppose qu'en la leur assignant on n'eût en vue que la centième partie d'une telle descendance, le don était encore assez généreux. Mais, comme le terrain occupé par les Hébreux ne s'étendit pas en proportion de leur population, leurs habitations se trouvèrent nécessairement resserrées de plus en plus à chaque génération, jusqu'à ce que, à la fin, ils furent entassés, d'une façon très-préjudiciable à la santé, dans le plus étroit espace. Quoi de plus naturel que de voir découler de là les suites qui, en pareil cas, sont inévitables? À savoir la plus grande malpropreté et des épidémies contagieuses. Ainsi nous remontons là à la cause première d'un mal qui, jusqu'à nos jours, est demeuré propre à cette nation ; mais, en ce temps-là, ses ravages durent être terribles. Le plus horrible fléau de ce climat, la lèpre, éclata parmi eux et se transmit, comme un héritage, à une longue suite de descendants. Elle empoisonna lentement les sources de la vie et de la génération, et d'un mal accidentel naquit à la fin un vice de constitution, endémique et héréditaire. L'extension universelle de cette maladie peut déjà se conclure du grand nombre des dispositions que le législateur a prises pour le combattre, et le témoignage unanime des écrivains profanes, de l'Égyptien Manéthon, de Diodore de Sicile, de Tacite, de Lysimaque, de Strabon, et de beaucoup d'autres, qui de la nation juive ne connaissent presque rien que cette maladie populaire de la lèpre, prouve combien l'impression qu'elle faisait aux Égyptiens dut être générale et profonde.

            Cette lèpre donc, suite naturelle de leur étroit séjour, de leur nourriture malsaine et insuffisante, et des mauvais traitements qu'on exerçait envers eux, devint à son tour une nouvelle cause de mauvais traitements. On les avait d'abord méprisés comme bergers, évité comme étrangers : maintenant on se mit à les fuir et on les abhorra comme pestiférés. A la crainte et à la répugnance qu'on avait toujours eue en Égypte vis-à-vis d'eux, se joignit désormais le dégoût et un profond mépris, qui les repoussait au loin. Envers des hommes que la colère des dieux avait marqués d'une manière si terrible, on se crut tout permis, et l'on ne se fit nul scrupule de les priver des droits les plus sacrés de l'humanité.

            Il n'est pas étonnant que la barbarie envers eux augmentât à mesure que les suites de ce traitement barbare devenaient plus visibles, et qu'on les châtiât toujours plus durement du mal même qu'on avait attiré sur eux.

            La mauvaise politique des Égyptiens ne sut réparer la faute qu'elle avait commise que par une faute nouvelle et plus grossière. Comme, malgré la plus cruelle oppression, elle ne réussit pas à tarir les sources de la population, elle s'avisa de l'expédient, aussi misérable qu'inhumain, de faire égorger sans délai, par les sages-femmes, les fils nouveau-nés. Mais, grâce aux bons instincts de la nature humaine, les tyrans ne sont pas toujours bien obéis quand ils commandent des abominations. Les sages-femmes, en Égypte, surent braver cet ordre contre nature, et le gouvernement ne put faire exécuter ses mesures violentes que par des moyens d'extrême violence. Des meurtriers apostés parcoururent, par l'ordre du roi, les demeures des Hébreux et égorgèrent dans le berceau tout ce qu'ils trouvèrent d'enfants mâles. Par cette voie, sans doute, le gouvernement égyptien devait finir par atteindre son but, et, à moins qu'un sauveur n'intervînt, voir détruite, dans un petit nombre de générations, toute la nation des Juifs.

            Mais d'où pouvait venir aux Hébreux ce sauveur? Il était difficile que ce fût du milieu des Égyptiens, car comment un de ceux-ci se serait-il employé pour une nation qui lui était étrangère, dont il ne comprenait même pas et certainement n'eût pas pris la peine d'apprendre la langue ; enfin qui devait lui paraître aussi incapable qu'indigne d'un meilleur sort? Bien moins encore pouvait-il s'élever du milieu d'eux-mêmes : car qu'avait fait, à la longue, du peuple hébreu, dans le cours de quelques siècles, l'inhumanité des Égyptiens ? Le peuple le plus grossier, le plus méchant, le plus réprouvé de la terre, abruti par la privation de toute culture pendant trois cents ans, abattu et aigri par une si longue oppression servile, dégradé à ses propres yeux par une infamie héréditairement attachée à lui, énervé et paralysé pour toute résolution héroïque; enfin, par la durée si constante de sa stupide ignorance, ravalé presque à la condition de la bête. Comment, d'une race si abandonnée, pouvait-il sortir un homme libre, une tête éclairée, un héros ou un homme d'État? Où pouvait-il se trouver parmi eux un homme qui donnât à une plèbe d'esclaves, si profondément méprisée, de la considération; à un peuple si longtemps opprimé, le sentiment de soi-même ; à une horde de pâtres, si ignorante et si grossière, la supériorité sur ses oppresseurs policés ? Parmi les Hébreux d'alors il pouvait, aussi peu que dans la caste réprouvée des Parias parmi les Indous, naître un esprit hardi et héroïque.

            Ici la main puissante de la Providence, qui sait dénouer, par les moyens les plus simples, les noeuds les plus compliqués, commande notre admiration : non de cette Providence qui, par la voie violente des miracles, intervient dans l'économie de la nature, mais de celle qui a prescrit à la nature même une économie qui, de la manière la plus paisible, accomplit des choses extraordinaires. A un homme né Égyptien manquait, pour s'ériger en libérateur des Hébreux, le mobile nécessaire, l'intérêt national à leur égard. Un simple Hébreu ne pouvait avoir ni la force, ni l'intelligence que voulait une telle entreprise. Quel expédient choisit donc le destin ? Il prit un Hébreu, mais il l'enleva de bonne heure à son peuple grossier, lui procura la jouissance de la sagesse égyptienne, et ainsi un Hébreu, élevé à la façon des Égyptiens, devint l'instrument par lequel cette nation échappa à l'esclavage.

            Une mère juive, de la tribu de Lévi, avait dérobé, pendant trois mois, son fils nouveau-né aux meurtriers qui, parmi son peuple, poursuivaient tout enfant mâle; mais, à la fin, elle désespéra de pouvoir plus longtemps lui assurer un abri dans sa maison. La nécessité lui suggéra une ruse par laquelle peut-être elle espérait le sauver. Elle plaça son nourrisson dans une petite corbeille de papyrus qu'elle avait garantie, avec de la poix, de l'irruption de l'eau, et elle attendit le temps où la fille de Pharaon avait coutume de se baigner. Peu avant ce moment, elle ordonna à la soeur de l'enfant de déposer la corbeille où il était, dans les roseaux auprès desquels passait la fille du roi, et où par conséquent elle devait frapper les yeux de celle-ci. Elle-même resta dans le voisinage, pour attendre le sort ultérieur de son fils. La fille de Pharaon aperçut bientôt l'enfant, et, comme il lui plut, elle résolut de le sauver. La soeur alors se risque à approcher et s'offre à lui amener une nourrice juive, ce que la princesse accepte. La mère obtient ainsi son fils une seconde fois, et maintenant elle peut l'élever sans danger et publiquement. Il apprit de la sorte la langue de sa nation et se familiarisa avec ses moeurs, et pendant ce temps sa mère ne négligeait probablement pas d'imprimer dans son âme tendre un tableau fort touchant du commun malheur. Lorsqu'il eut atteint l'âge où il n'avait plus besoin des soins maternels, et où il devint nécessaire de le dérober au sort général de son peuple, sa mère le rapporta à la fille du roi, et dès lors lui abandonna le sort futur de l'enfant. La fille de Pharaon l'adopta, et lui donna le nom de Moïse, parce qu'il avait été sauvé de l'eau. D'enfant d'esclave et de victime dévouée à la mort, il devint donc le fils d'une fille de roi, et, comme tel, il eut part à tous les avantages dont jouissaient les enfants des rois. Les prêtres, à l'ordre desquels il appartenait dès son entrée dans la famille royale, se chargèrent, à partir de ce moment, de son éducation, et l'instruisirent dans toute la sagesse égyptienne, qui était la propriété exclusive de leur caste. Il est même probable qu'ils ne lui dérobèrent aucun de leurs secrets, car un passage de l'historien Manéthon, qui fait de Moïse un apostat de la religion égyptienne et un prêtre évadé d'Héliopolis, nous laisse présumer qu'il avait été destiné au sacerdoce.

            Or, pour déterminer ce que Moïse a pu apprendre à cette école et quelle part l'éducation qu'il reçut des prêtres égyptiens a eue plus tard à sa législation, il nous faut entrer dans quelques détails sur cet institut sacerdotal, et entendre le témoignage des anciens auteurs sur ce qui s'y faisait et s'y enseignait. Déjà l'apôtre saint Étienne admet que Moïse fut instruit dans toute la sagesse des Égyptiens. L'historien Philon dit que Moïse fut initié par les prêtres de l'Égypte à la philosophie des symboles et des hiéroglyphes, comme aussi aux mystères des animaux sacrés. Ce témoignage est confirmé par plusieurs écrivains, et, lorsqu'on aura jeté un coup d'oeil sur ce qu'on appelle les mystères égyptiens, il se révélera une analogie remarquable entre ces mystères et ce que Moïse fit et régla par la suite.

            Le culte des anciens peuples dégénéra bientôt, comme l'on sait, en polythéisme et en superstition, et même chez les races que l'Écriture nous nomme comme adoratrices du vrai Dieu, les idées de l'Être suprême n'étaient ni pures ni nobles, bien loin de se fonder sur une claire notion raisonnable. Mais aussitôt qu'à la suite d'une meilleure organisation de la société civile et par la fondation d'un État régulier, les classes eurent été séparées, et que le soin des choses divines fut devenu le privilège d'un ordre particulier; aussitôt que l'esprit humain, affranchi de tout souci propre à le distraire, eut trouvé le loisir de se livre entièrement à la contemplation de lui-même et de la nature; aussitôt que des regards plus lucides eurent pénétré dans l'économie physique de ce monde, la raison dut enfin triompher de ces grossières erreurs, et la notion de l'Être suprême s'ennoblir. L'idée d'une connexion universelle des choses ne pouvait manquer de conduire à l'idée d'une seule intelligence suprême, et cette notion, où devait-elle germer plutôt que dans la tête d'un prêtre? L'Égypte étant le premier État civilisé que l'histoire connaisse, et les plus anciens mystères étant originaires d'Égypte, c'est là, selon toute vraisemblance, que la première idée de l'unité de l'Être suprême fut conçue par un cerveau humain. Le mortel heureux qui le premier trouva cette idée si propre à élever l'âme, chercha parmi ceux qui étaient autour de lui des sujets capables, auxquels il la transmit comme un trésor sacré, et ainsi elle passa en héritage à travers qui sait combien de générations, jusqu'à ce qu'elle devint la propriété de toute une petite société qui était en état de la comprendre et de la développer.

            Mais, comme une certaine mesure de connaissances et une certaine culture de l'entendement étaient nécessaires pour bien saisir et appliquer l'idée d'un Dieu unique ; comme la croyance à l'unité divine amenait nécessairement avec elle le mépris du polythéisme, qui était pourtant la religion dominante, l'on comprit bientôt qu'il serait imprudent, et même dangereux, de répandre cette idée publiquement et universellement. On ne pouvait se promettre d'introduire cette nouvelle doctrine sans avoir d'abord renversé les anciens dieux de l'État, sans les avoir montrés dans leur ridicule nudité. Mais, d'un autre côté, l'on ne pouvait assurément ni prévoir ni espérer que chacun de ceux à qui l'on aurait montré le ridicule de l'ancienne superstition devînt aussitôt capable de s'élever à la pure et difficile conception du vrai. En outre, toute la constitution civile était fondée sur cette superstition ; la renverser, c'était renverser en même temps toutes les colonnes qui portaient l'édifice politique, et il était encore fort douteux que la nouvelle religion qu'on mettait à sa place eût tout d'abord une assiette assez solide pour porter cet édifice.

            Si, au contraire, on échouait dans la tentative de renverser les anciens dieux, on se trouvait avoir armé contre soi l'aveugle fanatisme et s'être livré en proie à la fureur de la multitude. On jugea donc qu'il valait mieux faire de la nouvelle et dangereuse vérité la propriété exclusive d'une petite société limitée, tirer de la foule et admettre dans l'alliance ceux qui montreraient un degré suffisant d'intelligence pour une telle initiation, et envelopper cette vérité même, qu'on voulait dérober aux yeux impurs, d'un voile que celui-là seul pourrait écarter qu'on y aurait soi-même rendu apte. On choisit à cet effet les hiéroglyphes, écriture symbolique expressive, qui cachait une idée générale sous un assemblage de signes sensibles, et reposait sur certaines règles arbitraires dont on était convenu. Comme ces hommes éclairés savaient encore par l'idolâtrie avec quelle force on peut agir sur de jeunes coeurs par l'imagination et les sens, ils n'hésitèrent pas à faire usage, au profit de la vérité, de ce moyen d'influence de l'imposture. Ils introduisirent donc les nouvelles idées dans les esprits avec une certaine solennité extérieure, et, par divers moyens appropriés à ce but, ils commencèrent par mettre l'âme du disciple dans un état d'agitation passionnée qui devait la rendre plus apte à recevoir la vérité révélée. De ce genre étaient les purifications qu'avait à accomplir le futur initié, les ablutions et les aspersions, l'abstinence de toutes jouissances sensuelles, la coutume de revêtir des habits de lin, de tendre et d'élever l'âme par le chant, le silence significatif, le passage de l'obscurité à la lumière, et autres choses semblables.

            Ces cérémonies, combinées avec ces hiéroglyphes, avec ces figures d'un sens secret, et les vérités cachées qui étaient voilées sous les hiéroglyphes et auxquelles ces rites préparaient, étaient comprises ensemble sous le nom de mystères. Ils avaient leur siège dans les temples d'Isis et de Sérapis, et ils furent le prototype d'après lequel se formèrent dans la suite les mystères d'Éleusis et de Samothrace et, dans les temps modernes, l'ordre des Francs-maçons.

            Il paraît hors de doute que le fond des plus anciens mystères, à Héliopolis et à Memphis, au temps de leur pureté primitive, était l'unité de Dieu et la réfutation du paganisme, et que l'immortalité de l'âme y était enseignée. Ceux qui participaient à ces importantes révélations se nommaient Contemplateurs ou Epoptes, parce que la connaissance d'une vérité auparavant cachée est comparable au passage de l'obscurité à la lumière; peut-être aussi parce qu'ils contemplaient proprement et réellement, dans des images sensibles, les vérités nouvellement reconnues.

            Mais ils ne pouvaient arriver tout d'un coup à cette contemplation, parce qu'il fallait d'abord que l'esprit fût purgé de mainte erreur qu'il eût passé par diverses préparations de pouvoir supporter la pleine lumière de la vérité. Il y avait donc des degrés ou grades, et c'était seulement dans l'intérieur du sanctuaire que le voile tombait entièrement de leurs yeux.

            Les Époptes reconnaissaient une cause unique et suprême de toutes les choses, une force suprême de la nature, l'être de tous les êtres, qui était le même que le démiurge des sages de la Grèce. Rien de plus sublime que la grandeur simple avec laquelle ils parlaient du créateur du monde. Pour le relever d'une manière très-frappante, ils ne lui donnaient aucun nom. « Un nom, disaient-ils, n'est qu'une nécessité de distinction; celui qui est seul n'a pas besoin de nom, car il n'est rien avec quoi il puisse être confondu. » Au bas d'une vieille statue d'Isis, on lisait ces mots : « Je suis ce qui est ; » et sur une pyramide, à Saïs, se trouvait cette antique et remarquable inscription : « Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera ; aucun homme mortel n'a levé mon voile. » Nul homme ne pouvait entrer dans le temple de Sérapis s'il ne portait sur la poitrine ou sur le front le nom Iao, ou l-ha-ho, qui a presque le même son et vraisemblablement la même valeur que le Iéhovah des Hébreux ; et aucun nom n'était prononcé en Égypte avec plus de respect que cette appellation d'Iao. Dans l'hymne que l'hiérophante ou président du sanctuaire chantait à l'adepte admis à l'initiation, voici quelle était la première révélation sur la nature de la divinité :
« Il est unique et par lui-même, et à cet être unique toutes choses doivent leur existence. »

            Une cérémonie préliminaire, indispensable avant toute initiation, était la circoncision, à laquelle Pythagore aussi dut se soumettre avant son admission aux mystères égyptiens. Cette distinction d'avec tous ceux qui n'étaient pas circoncis devait indiquer une association plus étroite, un rapport plus intime avec la divinité, et c'est dans cette vue que Moïse l'introduisit aussi par la suite chez les Hébreux.

            Dans l'intérieur du temple s'offraient aux yeux de l'adepte divers ustensiles sacrés qui exprimaient un sens caché. Parmi ces objets était une arche sainte, qu'on nommait le cercueil de Sérapis, qui, sans doute, originairement devait être un symbole de sagesse secrète, mais qui, plus tard, lorsque l'institution dégénéra, devint le futile objet de la cachotterie et des misérables artifices des prêtres. Porter en procession cette arche était un privilège des prêtres ou d'une classe particulière de ministres du sanctuaire qu'on appelait pour cela Cistophores. Il n'était permis qu'à l'hiérophante de découvrir l'arche ou même de la toucher, et l'on raconte qu'un téméraire qui avait osé l'ouvrir tomba soudain en démence.

            On rencontrait, en outre, dans les mystères égyptiens certaines images hiéroglyphiques de dieux, qui étaient composées de plusieurs figures d'animaux. Le sphinx si connu est de ce genre. On voulait représenter par là les qualités qui se réunissent dans l'être suprême, ou encore accumuler dans un seul corps ce qu'il y a de plus puissant dans tous les êtres vivants. On emprunta quelque chose du plus puissant oiseau, de l'aigle; du plus puissant des animaux sauvages, du lion; du plus puissant des animaux privés, du taureau; et enfin du plus puissant de tous les animaux, de l'homme. Le symbole du taureau ou d'Apis fut surtout employé comme emblème de la force, pour indiquer la toute-puissance de l'être suprême; or le taureau, dans la langue primitive, a nom Cherub.

            Ces figures mystiques, dont personne n'avait la clef que les Époptes, donnaient aux mystères eux-mêmes un côté extérieur sensible, qui trompait le peuple et avait même quelque ressemblance avec le culte des idoles. La superstition trouva donc dans le vêtement extérieur des mystères un perpétuel aliment, tandis que dans le sanctuaire on se moquait d'elle.

            On conçoit cependant comment ce déisme pur pouvait vivre en bon accord avec l'idolâtrie : tout en la renversant intérieurement, il la favorisait à l'extérieur. Cette contradiction entre la religion des prêtres et la religion du peuple était, chez les premiers fondateurs des mystères, excusée par la nécessité; elle parut être entre deux maux le moindre, parce qu'on pouvait plutôt espérer de combattre les suites fâcheuses du déguisement de la vérité que les funestes effets de la vérité inopportunément dévoilée. Mais, comme, peu à peu, des membres indignes se glissèrent dans le cercle des initiés, et que l'institution perdit de sa pureté primitive, on en vint à faire de ce qui d'abord n'avait été qu'une concession à la nécessité, à savoir du mystère, le but même de l'institution, et, au lieu d'épurer la superstition progressivement, et de préparer le peuple à recevoir la vérité, on trouva profitable de l'égarer de plus en plus, et de le précipiter, toujours plus profondément, dans la superstition. Les artifices sacerdotaux prirent alors la place de ces intentions innocentes et pures, et cette institution même, qui devait maintenir, conserver et répandre avec circonspection la connaissance du seul et vrai Dieu, commença à devenir le moyen le plus puissant de propager l'erreur contraire, et à dégénérer en une véritable école d'idolâtrie. Des hiérophantes, pour ne pas perdre leur pouvoir sur les âmes et pour tenir l'attente toujours en suspens, trouvèrent bon de reculer de plus en plus la dernière révélation qui devait écarter à tout jamais toute prévision trompeuse, et de rendre difficile, par toute sorte de coups de théâtre, l'accès du sanctuaire. A la fin, la clef des hiéroglyphes et des figures mystérieuses se perdit entièrement, et il en résulta qu'on les prit eux-mêmes pour la vérité, qu'ils ne devaient primitivement que voiler.

            Il est difficile de déterminer si les années d'éducation de Moïse appartinrent aux temps florissants de l'institution ou au commencement de la perversion ; mais il est vraisemblable qu'alors elle approchait déjà de son déclin, comme nous pouvons le conclure de quelques puérilités que lui emprunta le législateur des Hébreux et de quelques artifices moins louables qu'il employa. Mais l'esprit des premiers fondateurs n'en avait pas encore disparu, et la doctrine de l'unité du créateur de l'univers récompensait encore l'attente des initiés.

            Cette doctrine, qui entraînait nécessairement le mépris le plus décidé du polythéisme, jointe au dogme de l'immortalité de l'âme, que l'on ne pouvait guère en séparer, fut le plus riche trésor que le jeune Hébreu emporta des mystères d'Isis. En même temps, il se familiarisa avec la connaissance des forces de la nature, qui alors étaient aussi l'objet des sciences secrètes, et cette connaissance le mit dans la suite en état d'opérer des miracles et de lutter, en présence de Pharaon, contre ses maîtres ou les magiciens, qu'il vainquit même par quelques prodiges. La suite de sa vie prouve qu'il avait été un disciple attentif et capable, et qu'il était parvenu au plus haut degré de la contemplation.

            Dans cette même école il amassa un trésor d'hiéroglyphes, d'images mystiques et de cérémonies, dont son esprit inventif tira parti plus tard. Il avait parcouru tout le domaine de la sagesse égyptienne, médité tout le système des prêtres, pesé et comparé ses défauts et ses avantages, sa force et sa faiblesse, et jeté de vastes et profonds regards dans la politique de ce peuple.

            On ignore combien de temps il demeura à l'école des prêtres, mais sa tardive entrée en scène comme homme politique, laquelle n'eut lieu que vers l'âge de quatre-vingts ans, permet d'admettre qu'il avait peut-être consacré vingt années et plus à l'étude des mystères et de la constitution de l'État. Toutefois ce séjour parmi les prêtres ne paraît l'avoir exclu en aucune manière du commerce de sa nation, et il eut mainte occasion d'être témoin de l'inhumanité sous laquelle elle était condamnée à gémir.

            L'éducation égyptienne n'avait pas éteint dans son coeur le sentiment national. Les mauvais traitements subis par son peuple lui rappelaient que, lui aussi, il était Hébreu, et une juste indignation se gravait profondément au dedans de lui, toutes les fois qu'il le voyait souffrir. Plus il avait le sentiment de lui-même, plus le traitement indigne des siens devait le révolter.

            Un jour, il vit un Hébreu accablé de coups par un Égyptien préposé à la corvée ; ce spectacle le mit hors de lui : il tua l'Égyptien. Bientôt le bruit de son action se répand : sa vie est en danger; il faut qu'il quitte l'Égypte, et il s'enfuit dans le désert d'Arabie. Beaucoup d'auteurs placent cette fuite à sa quarantième année, mais sans aucune preuve. Il nous suffit de savoir que Moïse ne pouvait plus être fort jeune lorsqu'elle eut lieu.

            Avec cet exil commença une nouvelle époque de sa vie, et, pour bien juger sa future conduite politique en Egypte, il nous faut l'accompagner dans sa retraite en Arabie. Il emporta avec lui dans le désert une haine mortelle contre les oppresseurs de sa nation, et toutes les connaissances qu'il avait puisées dans les mystères. Son esprit était plein d'idées et de projets; son coeur, d'amertume ; et dans cette solitude vide d'hommes il n'y avait rien qui pût le distraire.

L'Écriture le montre gardant les brebis d'un Arabe Bédouin, nommé Jéthro. Cette chute profonde qui, du haut de ses espérances, de ses grandes vues en Égypte, le précipite dans la condition de gardeur de bétail en Arabie, qui change le souverain futur en valet mercenaire d'un nomade, combien ne dut-elle pas blesser mortellement son âme!

            Sous l'habit d'un berger il porte partout avec lui l'esprit ardent d'un prince souverain, une ambition toujours active. Ici, dans ce désert romantique, où le présent ne lui offre rien, il se réfugie dans le passé et dans l'avenir, et converse avec ses muettes pensées. Toutes les scènes d'oppression dont il fut témoin jadis passent maintenant devant lui, dans sa mémoire; maintenant rien n'empêche que ce souvenir n'enfonce profondément dans son âme l'aiguillon du ressentiment. Il n'est rien de plus insupportable à une grande âme que de tolérer l'injustice. Joignez à cela que c'est son propre peuple qui la souffre. Un noble orgueil s'éveille dans son sein, et une vive ardeur d'agir, de se signaler, s'unit en lui à l'orgueil offensé.

            Tout ce qu'il a amassé dans son esprit durant de longues années, tout ce qu'il a médité et conçu de beau et de grand mourrait donc avec lui dans ce désert? Il l'aurait en vain médité et conçu ? Son âme ardente ne peut supporter une telle pensée. Il s'élève au-dessus de son sort : non, ce désert ne sera pas la limite de son activité; l'être sublime qu'il a appris à connaître dans les mystères l'a destiné à quelque chose de grand. Son imagination, enflammée par la solitude et le silence, s'attache à ce qui l'intéresse de plus près et prend le parti des opprimés. Les sensations semblables se cherchent, et le malheureux se range de préférence du côté des malheureux. En Égypte il serait devenu un Égyptien, un hiérophante, un général; en Arabie, il devient un Hébreu. Cette idée s'élève, grande et sublime, dans son âme : «  Je veux délivrer ce peuple. »

            Mais quelle possibilité d'accomplir ce projet? Innombrables sont les obstacles qui s'opposent à ses vues, et ceux qu'il aura à combattre dans son propre peuple sont certes, entre tous, les plus terribles. Il ne peut supposer aux Hébreux ni l'union ni la confiance, ni le sentiment d'eux-mêmes, ni le courage, ni l'esprit de communauté, ni cet enthousiasme qui éveille les actions hardies : un long esclavage, une misère de quatre cents ans, a étouffé tous ces sentiments. Le peuple à la tête duquel il doit se placer est aussi incapable qu'indigne de cette entreprise audacieuse. De ce peuple même il ne peut rien attendre, et pourtant sans ce peuple il ne peut rien accomplir. Que lui reste-t-il donc à faire? Avant d'entreprendre sa délivrance, il faut d'abord qu'il le rende apte à recevoir un tel bienfait. Il faut qu'il le rétablisse dans les droits de l'humanité, qu'il a aliénés. Il faut qu'il lui rende les qualités qu'un long abrutissement a étouffées en lui, c'est-à-dire il faut enflammer en lui l'espoir, la confiance, l'héroïsme, l'enthousiasme.

            Mais ces dispositions ne peuvent s'appuyer que sur le sentiment, vrai ou trompeur, de sa propre force, et les esclaves des Égyptiens où prendraient-ils ce sentiment? Supposé même qu'il réussisse à les entraîner, pour un moment, par son éloquence, cette inspiration artificielle ne les abandonnera-t-elle pas au premier danger? Ne retomberont-ils pas, plus découragés que jamais, dans leurs sentiments serviles ?

            C'est ici que le prêtre égyptien et le politique viennent au secours de l'Hébreu. Son initiation aux mystères, son école sacerdotale d'Héliopolis lui rappellent maintenant le puissant mobile par lequel un petit ordre de prêtres dirigeait à son gré des millions d'hommes grossiers. Ce mobile n'est autre que la confiance en une protection surhumaine, la foi aux pouvoirs surnaturels. Ne découvrant donc rien ans le monde visible, dans le cours naturel des choses, par quoi il puisse inspirer du courage à sa nation opprimée; ne pouvant attacher la confiance des siens à rien de terrestre, il l'attache au ciel. Renonçant à l'espoir de lui donner le sentiment de sa propre force, il ne lui reste d'autre ressource que de lui donner un Dieu qui possède cette force qu'il n'a point. S'il réussit à lui inspirer la foi en ce Dieu, il l'aura rendue forte et hardie, et cette foi en un bras plus puissant sera la flamme à laquelle il faut qu'il parvienne à allumer toutes les autres forces et vertus. S'il vient à bout de s'accréditer auprès de ses frères comme l'organe et l'envoyé de ce Dieu, ils seront dans ses mains comme la paume qu'il poussera à son gré : il les dirigera comme il voudra. Mais maintenant la question est de savoir quel Dieu il leur annoncera et par quels moyens il les fera croire en ce Dieu.

            Leur annoncera-t-il le vrai Dieu, le démiurge, l'Iao, auquel il croit lui-même, qu'il a appris à connaître dans les mystères?

            Comment pourrait-il attendre le moins du monde d'une tourbe d'esclaves ignorants, telle qu'est sa nation, une intelligence ouverte à une vérité qui est l'héritage d'un petit nombre de sages égyptiens, et qui, pour être comprise, présuppose un haut degré de lumière ? Comment pourrait-il se flatter de l'espoir que le rebut de l'Égypte conçoive un dogme qui, parmi les meilleurs de ce pays, n'est saisi que du plus petit nombre?

            Mais à supposer qu'il réussît même à donner aux Hébreux l'idée du vrai Dieu, ce Dieu, dans leur situation, ne peut seulement pas leur servir : la connaissance de ce Dieu minera plutôt son projet que de le seconder ; car le vrai Dieu ne se soucierait pas plus des Hébreux que de tout autre peuple; le vrai Dieu ne pourrait combattre pour eux, renverser en leur faveur l'ordre de la nature. Il les laisserait vider leur querelle avec les Égyptiens et n'y interviendrait par aucun miracle : à quoi donc pourrait-il leur servir?

            Doit-il leur prêcher un Dieu faux et fabuleux, contre lequel sa raison se révolte, que les mystères lui ont rendu odieux? Pour cela son esprit est trop éclairé, son coeur trop sincère et trop noble. Il ne veut pas fonder sur un mensonge sa bienfaisante entreprise. L'enthousiasme qui maintenant l'anime ne lui prêterait pas pour une imposture son feu salutaire, et, dans un rôle si méprisable, qui eût été à ce point en contradiction avec sa conviction intime, le courage, la joie, la constance l'eussent bientôt abandonné. Il veut rendre complet le bien qu'il se dispose à faire à son peuple; il ne veut pas qu'il soit seulement indépendant et libre, mais encore heureux et éclairé. Il veut fonder son oeuvre pour l'éternité.

            Il ne faut donc pas qu'elle soit fondée sur la tromperie, mais sur la vérité. Comment conciliera-t-il ces contradictions? Il ne peut annoncer aux Hébreux le vrai Dieu, parce qu'ils sont incapables de le comprendre; il ne veut pas leur annoncer un Dieu fabuleux, parce qu'il méprise ce rôle qui lui répugne. Il ne lui reste donc que de leur annoncer son vrai Dieu d'une manière fabuleuse.

            Alors il médite sur sa religion rationnelle, et examine ce qu'il lui doit donner et ôter pour lui assurer un favorable accueil auprès de ses Hébreux. Il considère leur situation, leurs moyens si bornés; il descend dans leur âme et y cherche les fils secrets auxquels il pourra attacher sa vérité.

            Il attribue donc à son Dieu les qualités que leurs facultés intellectuelles et leurs besoins présents réclament de lui. Il approprie son Iao au peuple à qui il veut le prêcher ; il l'approprie aux circonstances dans lesquelles il le prêche, et ainsi naît son Iéhovah.

            Dans les esprits de son peuple il trouve, il est vrai, une certaine croyance aux choses divines ; mais cette croyance avait dégénéré en la plus grossière superstition. Il faut qu'il extirpe cette superstition, mais qu'il conserve la foi. Il faut qu'il la dégage simplement de son indigne objet actuel, et qu'il la tourne vers sa nouvelle divinité. La superstition même lui en fournit les moyens. D'après la commune erreur de ce temps, chaque peuple était sous la protection d'un dieu national particulier, et l'orgueil patriotique était flatté de placer ce dieu au-dessus de ceux de tous les autres peuples. Mais on ne contestait nullement pour cela leur divinité à ces derniers : on la reconnaissait également; seulement, il ne fallait pas qu'ils s'élevassent au-dessus du dieu national. C'est à cette erreur que. Moïse rattacha sa vérité. Il fit du démiurge des mystères le dieu national des Hébreux, mais il alla encore un pas plus loin.

            Il ne se contenta pas simplement de faire de ce dieu national le plus puissant de tous les dieux, mais il en fit le dieu unique, et précipita dans leur néant tous les dieux d'alentour. Il le donna, à la vérité, aux Hébreux comme leur propriété, pour s'accommoder à leur manière de concevoir; mais en même temps il lui soumit tous les autres peuples et toutes les forces de la nature. Il sauva ainsi, dans la forme sous laquelle il le présenta aux Hébreux, les deux attributs les plus importants de son vrai Dieu : l'unité et la toute-puissance, et les rendit plus efficaces sous cette enveloppe humaine.

            Il fallut maintenant que ce vain et puéril orgueil de vouloir posséder exclusivement la divinité, agît au profit de la vérité, et préparât un favorable accueil à sa doctrine du vrai Dieu unique. Sans doute, c'est simplement par la foi à une erreur nouvelle qu'il renverse l'erreur ancienne ; mais cette nouvelle foi erronée est déjà beaucoup plus près de la vérité que celle qu'elle remplace, et ce n'est au fond que par cette petite addition d'erreur que sa vérité fait fortune : tout ce qu'il gagne à l'établir, il le doit à cette fausse interprétation prévue de son enseignement. Qu'eussent pu faire ses Hébreux d'un Dieu philosophique? Avec ce Dieu national, au contraire, il ne peut manquer d'accomplir chez eux des choses prodigieuses. Qu'on se place un moment dans la situation des Hébreux. Ignorants comme ils sont, ils mesurent la puissance des dieux sur la prospérité des peuples qui sont sous leur protection. Abandonnés et opprimés par les hommes, ils se croient aussi oubliés de tous les dieux; le même rapport qui est entre eux et les Égyptiens doit, dans leur pensée, exister entre leur dieu et les dieux de l'Égypte : il n'est donc auprès de ceux-ci qu'un astre à peine visible, peut-être même en sont-ils venus à douter qu'ils en aient un. Tout à coup on leur annonce qu'eux aussi ils ont un protecteur dans la sphère étoilée, et que ce protecteur s'est éveillé de son repos, qu'il se ceint et se lève pour accomplir de grandes actions contre leurs ennemis.

            Cette annonce de Dieu est dès lors semblable à l'appel d'un général qui invite à se ranger sous ses drapeaux victorieux. Si ce général donne en même temps des preuves de sa force, si de plus il est déjà connu dès les temps anciens, le vertige de l'inspiration doit entraîner, en ce cas, jusqu'au plus timide. C'est ce que Moïse fit entrer aussi en compte dans son projet.

            Son entretien avec l'apparition qu'il voit dans le buisson ardent nous présente les doutes qu'il s'est opposés à lui-même, et la manière dont il y a répondu. « Ma malheureuse nation prendra-t-elle confiance en un Dieu qui l'a négligée si longtemps, qui lui tombe maintenant comme des nues, dont elle n'a pas même entendu prononcer le nom, qui, durant des siècles, est demeuré spectateur oisif des mauvais traitements qu'elle a eu à souffrir de ses oppresseurs ? Ne sera-ce pas plutôt le Dieu de ses heureux ennemis qu'elle tiendra pour le plus puissant ?
»

            C'était là la première pensée qui devait s'élever dans l'esprit du nouveau prophète. Et comment écarte-t-il cette difficulté? Il fait de son Iao le Dieu de leurs pères; il le rattache conséquemment à leurs anciennes traditions populaires, et le change ainsi en un Dieu indigène, un Dieu ancien et bien connu. Mais, pour montrer qu'il entend par là le vrai Dieu unique, pour prévenir toute confusion avec une créature quelconque de la superstition, pour ne donner lieu à aucun malentendu, il le désigne par le nom sacré qu'il porte effectivement dans les mystères : « Je serai celui que je serai. » « Dis au peuple d'Israël (ce sont les paroles qu'il lui met dans la bouche) : Je serai est celui qui m'a envoyé vers vous. »

            Dans les mystères, la divinité portait réellement ce nom (Je serai); mais ce nom devait être absolument inintelligible pour le peuple stupide des Hébreux. Il était impossible qu'ils y attachassent aucun sens, et Moïse aurait pu par conséquent beaucoup mieux réussir avec un autre nom; mais il aima mieux s'exposer à cet inconvénient que de renoncer à une pensée qui lui importait par-dessus tout, et cette pensée était de faire connaître en effet aux Hébreux le Dieu qu'on enseignait dans les mystères d'Isis. Comme il est assez bien établi que les mystères égyptiens avaient longtemps fleuri avant que Jéhovah apparût à Moïse dans le buisson, on est réellement frappé de voir ce Dieu se donner précisément le même nom qu'il portait auparavant dans les mystères d'Isis.

            Mais il ne suffisait pas que Jéhovah s'annonçât aux Hébreux comme un Dieu connu, comme le Dieu de leurs pères; il fallait encore qu'il s'accréditât auprès d'eux comme un Dieu puissant, pour qu'ils prissent confiance en lui; et, cela était d'autant plus nécessaire que leur sort, en Égypte, jusqu'à ce jour ne pouvait pas leur donner une haute idée de leur protecteur. Comme d'ailleurs il ne s'introduisait chez eux que par l'entremise d'un tiers, il fallait qu'il transportât sa puissance sur cet agent, et que par des actions extraordinaires il le mît en état de prouver à la fois sa mission et la puissance et la grandeur de celui qui l'envoyait.

            Si donc Moïse voulait justifier sa mission, il devait l'appuyer sur des miracles. Qu'il en ait accompli, c'est ce dont on ne peut guère douter. Comment les a-t-il accomplis, et comment doit-on en général les entendre? C'est ce que nous abandonnons aux réflexions de chacun.

            Enfin, le récit dans lequel Moïse expose sa mission a toutes les qualités requises pour inspirer la foi aux Hébreux, et c'était là tout ce qu'il fallait; pour nous, il n'est pas nécessaire qu'il produise le même effet. Nous savons, par exemple, maintenant que, si le Créateur du monde devait se résoudre à apparaître à un homme dans le feu ou dans le vent, il lui pourrait être indifférent qu'on se présentât devant lui les pieds nus ou chaussés. Mais Moïse se fait ordonner par son Jéhovah d'ôter de ses pieds les chaussures, parce qu'il savait fort bien qu'auprès de ses Hébreux il était besoin de confirmer l'idée de la sainteté divine par un signe sensible, et il avait retenu un tel signe des cérémonies de l'initiation.

            De même aussi, sans doute, il pensa que sa langue embarrassée pourrait lui être un obstacle. Il voulut donc prévenir cette difficulté : il plaça dans son récit même les objections qu'il avait à craindre et les fit réfuter par Jéhovah. En outre, il ne se charge de sa mission qu'après une longue résistance, ce qui nécessairement rendait d'autant plus impérieuse l'autorité du commandement de Dieu, qui lui imposait cette mission par contrainte. En général, il peint dans son récit, de la manière la plus circonstanciée et le plus individuellement détaillée, ce que les Israélites, ainsi que nous, devaient avoir le plus de peine à croire, et il n'y a point de doute qu'il n'ait eu de bonnes raisons pour cela.

            Pour résumer brièvement ce que nous avons dit jusqu'ici, quel était proprement le projet que Moïse conçut dans le désert d'Arabie?

            Il voulait emmener d'Égypte la nation israélite, et la mettre en possession de l'indépendance et d'une constitution politique dans un pays qui fût à elle. Mais, comme il connaissait fort bien les difficultés qui s'opposeraient à lui dans une telle entreprise; comme il savait qu'il n'y avait point à compter sur les forces propres de ce peuple, tant qu'on ne lui aurait pas donné la confiance, le courage, l'espoir et l'enthousiasme; comme il prévoyait que son éloquence n'aurait nulle prise sur des âmes d'esclaves accablées sous l'oppression, il comprit qu'il devait leur annoncer une protection plus haute et surnaturelle, qu'il devait, en quelque sorte, les rassembler sous les drapeaux d'un général divin.

            Il leur donne donc un Dieu pour les tirer d'abord de l'Égypte. Mais, comme cela ne suffit point, comme il faut qu'à la place du pays qu'il leur prend, il leur en donne un autre, et qu'ils doivent conquérir cet autre pays et s'y maintenir les armes à la main, il est nécessaire qu'il tienne réunies en corps de nation leurs forces une fois rassemblées, et qu'il leur donne pour cela des lois et une constitution.

            Or, comme prêtre et homme d'État, il sait que la religion est l'appui le plus fort et le plus indispensable de toute constitution : il faut donc que le Dieu qu'il ne leur a donné dans le principe que pour les tirer de l'Égypte et comme un simple général, il l'emploie également pour la législation qu'il a en vue; il faut donc aussi que tout d'abord il l'annonce tel qu'il veut le faire intervenir dans la suite. Or, pour sa législation et pour la fondation de l'État, il a besoin du vrai Dieu; car il est un homme grand et généreux, il ne veut pas fonder sur un mensonge une oeuvre qui doit durer. Il veut, par la constitution qu'il a en vue pour eux, assurer aux hébreux un bonheur réel et durable, et c'est ce qu'il ne peut faire qu'en fondant sa législation sur la vérité. Mais, pour cette vérité, leur intelligence est encore trop émoussée : il ne peut donc l'introduire dans leur âme par la voie de la pure raison. Ne pouvant les convaincre, il faut qu'il les persuade, les entraîne, les séduise. Il importe donc qu'il donne au vrai Dieu, qu'il leur annonce, des attributs qui le rendent concevable et recommandable à leurs faibles esprits; qu'il le revête d'une enveloppe païenne; et il faut qu'il se résigne à les voir n'apprécier dans son vrai Dieu que ces dehors païens, et ne saisir la vérité même que d'une façon païenne. Il gagne à cela un avantage inappréciable, il y gagne que le fond de sa législation est vrai, et que par conséquent un réformateur futur n'aura pas besoin, quand il viendra rectifier les idées, de renverser les principes mêmes de la constitution, ce qui est inévitable pour toutes les fausses religions, aussitôt que le flambeau de la raison les éclaire.

    Tous les autres États de ce temps et des temps qui suivirent sont fondés sur l'imposture et l'erreur, sur le polythéisme, encore qu'il existât, comme nous l'avons vu, en Égypte, un petit cercle qui avait de justes notions de l'Être suprême. Moïse, qui lui-même appartient à ce cercle, et ne doit qu'à ce cercle l'idée plus vraie qu'il a de l'Être suprême, Moïse est le premier qui ose, non pas seulement publier le dernier mot, tenu secret, des mystères, mais encore en faire la base d'un État. Il devient donc, pour le bien du monde où il vit et de la postérité, le révélateur des mystères, et fait participer toute une nation à une vérité qui jusque-là n'avait été la propriété que d'un petit nombre de sages. Il ne put pas, il est vrai, avec cette nouvelle religion, donner en même temps à ses Hébreux l'intelligence nécessaire pour la bien comprendre, et en cela les Époptes égyptiens avaient sur eux un grand avantage. Les Époptes re­connaissaient la vérité par leur raison; les Hébreux ne pou­vaient, tout au plus, qu'y croire aveuglément*.

*Il est de mon devoir de renvoyer les lecteurs de cette dissertation à un ouvrage sur le même sujet de Br. Décius, qui est intitulé Des plus anciens mystères hébraïques. Il a pour auteur un écrivain célébre et plein de mérite, et j'y ai pris plusieurs des idées et des faits qui servent de fondement à ma thèse.
(Note de l'auteur.)

Friedrich Von Schiller

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9 décembre 2007 7 09 /12 /décembre /2007 18:13
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 

Chapitre V : DE CASABLANCA AU CAIRE (autres chapitres ici)

    Les nouvelles de Stalingrad étaient d'un grand réconfort pour nous tous à Alger. Et pendant les quelques mois qui suivirent la conférence de Casablanca, mon unité avait bien besoin d'être réconfortée. Notre travail était éreintant. Outre la tâche de mettre à la disposition des services stratégiques des forces aériennes toutes les informations nécessaires pour les bombardements et de fournir à l'aviation tactique des renseignements sur les mouvements des troupes allemandes ainsi que sur l'aide aérienne portée à nos troupes en Afrique, nous étions chargés maintenant de la reconnaissance photographique en vue du plan Husky, c'est-à-dire l'invasion de la Sicile.
Bombard-B26difficulte.jpg    Je voudrais dire encore un mot au sujet de ce travail. Sait-on ce que c'est que dresser la carte d'un objectif au moyen de photographies aériennes ? C'est effectuer des vols en ligne droite et à une altitude déterminée, afin que toutes les photographies soient à la même échelle. C'est aussi voler dans des appareils nus, ne portant pas la moindre arme pour se défendre. C'est enfin, pour le pilote, l'impossibilité d'effectuer la moindre manoeuvre pour échapper au danger.
    Bref, ce n'était pas une plaisanterie. Nous perdions vingt pour cent de nos appareils chaque mois. Quatre-vingt-dix jours après notre arrivée en Afrique du Nord, sur les quatre-vingt-quatorze pilotes de notre unité, dix pour cent à peine répondaient « présent » à l'appel.
    Avec de telles conditions de travail, je n'eus, évidemment, pas un instant de répit pendant tout le printemps et tout l'été. Une fois ou deux, je fus invité au quartier général d'Eisenhower pour faire une partie de bridge, généralement avec Harry Butcher et « Tex » Lee, les deux aides de camp du général, pour les armées de terre et de mer. (Lorsque le sort me désignait Ike pour partenaire, j'étais sûr de gagner; dans le cas contraire, je ne pouvais compter que sur ma chance.)
    La dernière de ces parties de bridge eut lieu quelques jours avant le débarquement en Sicile. J'étais très satisfait de la part que mon unité avait eue dans la prise de l'île de Pantellaria —opérée uniquement par les forces aériennes. Fier du travail accompli, je me sentais prêt à lancer un défi aux Allemands. Le général Ike fixa alors sur moi son regard calme et pénétrant.
—    Pantellaria, n'est-ce pas ? dit-il.
—    C'est la première fois dans l'histoire, m'écriai-je, qu'une armée de terre se soit rendue à l'aviation. Nous devrions être capables maintenant de pénétrer dans n'importe quelle partie de l'Europe.
—    Quand nous interviendrons en Europe, dit le général Eisenhower, prudent, nous le ferons avec un tel déploiement d'armes et de matériel que personne ne pourra nous arrêter. Avant d'avoir une supériorité nette, nous n'entrerons pas en Europe. Mais même alors, ajouta-t-il, soudain soucieux, nous pourrions être arrêtés.
    Un bref silence suivit. Nous pensions à la côte de France, aux hommes qui allaient y tomber, aux avions qu'on y abattrait, aux navires que l'on coulerait.
—    Bien des kilomètres et bien des mois nous séparent encore de l'Europe, dit le Général, comme s'il pensait tout haut. Il faut commencer par le commencement. La Sicile d'abord.
    Je savais que le général Ike avait réclamé la création d'un second front en 1942, mais que son idée avait été repoussée par les Anglais. Je savais aussi qu'il était tombé d'accord avec les chefs de l'état-major interallié sur l'ouverture d'un second front en Europe en 1943. Les Anglais auraient pu, pourtant, dissuader plus facilement, cette fois, les Américains, puisque, à cette époque, ceux-ci étaient déjà sérieusement engagés sur le théâtre de guerre méditerranéen.
    En écoutant, en ce début d'été 1943, cet aperçu de la situation tracé par un homme plein de sagesse et de modestie, je sentis grandir mon estime pour ce grand chef militaire américain, pour sa conscience professionnelle, son souci d'épargner les hommes, l'énergie avec laquelle il réclamait de l'industrie américaine un effort maximum pour alimenter nos armées. Je suis sûr que, même au printemps 1944, quand le débarquement à l'ouest de l'Europe semblait imminent, le général Eisenhower, bien qu'il se fût donné corps et âme à cette entreprise, l'envisageait avec humilité et que sa confiance en ses forces était mitigée par la prudence.
    Vint l'opération Husky. Le travail de préparation que nous avions accompli nous remplissait de satisfaction. Nos troupes étaient en train de chasser les derniers Allemands de Sicile, lorsque, vers la fin de juillet, mon chef reçut du War Department l'ordre de me renvoyer aux Etats-Unis pour examiner diverses questions concernant la réorganisation des opérations de reconnaissance.
    Le colonel Karl Polifka, chargé dans le Pacifique d'un travail analogue au mien, était également convoqué.
    La mission qu'on me confiait allait me retenir à Washington pendant les mois d'août et de septembre. Je regrettais un peu d'avoir à quitter mon unité, mais d'autre part il me tardait de revoir mon père, ma mère et le reste de ma famille, ceux du moins qui n'étaient pas sous les drapeaux dans un pays d'outre-mer.
    Le travail qui m'attendait dans les services administratifs de Washington et qui avait trait principalement à nos futures opérations de reconnaissance, était absorbant, mais fort heureusement il me permit de voir mon père à plusieurs reprises et de m'entretenir avec lui.
    Je ne le trouvai pas en aussi bonne santé que je l'aurais souhaité. Il avait vieilli nettement pendant les six mois qui s'étaient écoulés depuis la conférence de Casablanca. Par surcroît, son ancienne sinusite le faisait de nouveau souffrir. Il avait néanmoins très bon moral. L'évolution militaire de la guerre le remplissait d'une confiance en l'avenir et d'un calme étonnants.
    C'est au moment où il achevait de déjeuner, le matin, ou encore le soir entre neuf et dix heures, sinon plus tard, vers onze heures, que j'allais généralement faire un saut chez mon père.
    A son avis, la guerre au point de vue stratégique, avait évolué suffisamment pour lui permettre d'entrevoir la victoire finale et même d'en indiquer le moment précis. Une fois, c'était un soir de septembre, il mentionna quelques dates.
—    En Europe, ce sera vers la fin 1944. J'émis un sifflement incrédule.
—    Regarde un peu comment l'Armée Rouge avance vers le centre...
—    Tout de même! Fin 1944...
—    Si nous parvenons à lancer en France une attaque assez puissante et rapide, la chose ne fait pas de doute.
—    En France ? demandai-je, curieux.
—    Je ne sais pas, répondit mon père, imperturbable. Il serait logique que ce soit en France. Cela pourrait être tout aussi bien aux Pays-Bas ou encore en Allemagne ou en Norvège. Je ne Sais pas.
    L'expression de son visage ne trahissait rien.
—    Et le Japon ? fis-je. Cette avance d'île en île traîne en longueur... Crois-tu que ce soit pour la fin de 1946 ?
—    Non ! Pour les derniers mois de 1945 ou le début de 1946 au plus tard. Quand Hitler sera écrasé, nous pourrons, Dieu merci, tourner toutes nos forces contre le Japon, je dis bien toutes nos forces. Comment pourrait-il tenir tête ?
—    Et que penses-tu des Anglais ? Et des Russes ? Nous aideront-ils ? Ou se tiendront-ils à l'écart en pansant leurs blessures ?
—    Tu connais la déclaration de Casablanca. Churchill y a donné son accord, et plus tard Staline aussi.
—    Les Anglais, tels que je les connais, en auront assez de la guerre, après la défaite de Hitler. Et pouvons-nous nous fier aux Russes ?
—    Nous avons bien confiance en eux aujourd'hui, n'est-ce pas ? Pourquoi nous faudrait-il douter d'eux demain ? Quoi qu'il en soit, j'espère voir Staline en personne d'ici peu.
—    Vraiment ? Staline ?
    Il fit oui de la tête.
—    En ce moment même nous sommes en train de discuter... Il veut que nous nous rencontrions dans son pays, sur son propre terrain. Il prend toujours soin de souligner qu'il commande en personne l'Armée Rouge. Et je dois dire qu'aussi longtemps que l'Armée Rouge continuera à faire ce qu'elle fait actuellement, il est bien difficile de demander quoi que ce soit qui puisse en ralentir les progrès.
—    Je pense qu'il a aussi un peu peur.
—    Peur ? De quoi ?
—    Oh ! de vous voir, Churchill et toi, vous liguer contre lui. Ou quelque chose dans ce genre-là.
    Mon père eut un petit rire.
—    Je pense, dit-il d'un ton un peu énigmatique, que l'on n'ignore pas, dans son entourage, combien sont amicales mes relations avec Winston.
    Quelques jours plus tard, mon père, accompagné de quelques-uns de ses conseillers, prit le train pour Québec où il devait rencontrer à nouveau le Premier britannique et ses chefs d'état-major. Cette conférence reçut en code le nom de Quadrant. Je ne pus y assister, mon service dans l'aviation m'ayant obligé, à trois ou quatre reprises, au cours du mois d'août, à me rendre en Californie où je devais étudier dans plusieurs usines d'aviation et à l'aérodrome de Muroc Dry Lake, diverses questions techniques concernant les vols de reconnaissance. Cependant mon père m'avait parlé de la conférence de Québec avant qu'elle eût lieu. J'étais même au courant, dans les grandes lignes il est vrai, des questions qui devaient y être discutées. Vers la fin d'août, lorsqu'il revint de Québec, je lui demandai où en était le « Grand Débat ».
—    Eh bien, me répondit-il, j'ai l'impression que la discussion est terminée. Les Anglais ont élaboré un plan pour l'invasion de l'Europe par la Manche. D'après George Marshall, la question pose encore beaucoup de points d'interrogation, mais enfin c'est chose faite. Et le plan a été approuvé.
    Il eut un sourire triste.
—    Winston a insisté pour avoir notre approbation « de principe ». Uniquement pour laisser ouverte la porte de secours.
    Je dis à mon père qu'il lui suffirait d'organiser son entrevue avec Staline pour ne pas manquer d'aide quand il s'agirait de persuader les Britanniques de la nécessité d'un second front.
    Environ une semaine plus tard, nous abordâmes de nouveau cette question d'une façon indirecte. Mon père m'avait fait comprendre que, quelle que fût sa confiance dans l'évolution strictement militaire de la guerre, le côté politique des événements laissait quelque peu à désirer. La structure de la paix avait pris dans son esprit une forme plus précise et les exigences qui en découlaient lui faisaient souhaiter une nouvelle rencontre avec les autres grands chefs.
—    Les Nations « Unies » !... Elles ne le sont pas encore complètement, mais elles sont en passe de le devenir et on pourrait les pousser davantage dans cette voie. Pour le moment...
—    Qu'y a-t-il ? fis-je. J'avais pourtant l'impression que cela n'allait pas mal... En tout cas nous tendons tous nos efforts dans la même direction.
    Il écarta une pile de papiers (nous étions dans son bureau, au second étage de la Maison Blanche, et il était près de minuit) et se mit à dessiner sur un bloc.
—    L'ennui, dit-il, c'est qu'en réalité nous ne les tendons dans la même direction qu'en apparence. Prends le cas de Tchang-Kaï-Tchek. Même si l'on tient compte de toutes les difficultés qu'il rencontre, il ne peut invoquer aucune excuse pour justifier le fait que ses armées ne combattent pas contre les Japonais.
    Il se tut une seconde, puis reprit :
—    La guerre est une affaire trop politique. Suivant qu'un pays se trouve dans une situation plus ou moins désespérée, il se laisse guider dans la conduite de la guerre par des considérations d'ordre politique. Il cherche à s'assurer des avantages à longue échéance plutôt que de s'efforcer de terminer la guerre le plus rapidement possible.
—    A quel pays fais-tu allusion, papa. A la Chine ? A la Grande-Bretagne ?
    Il hocha la tête.
—    Même notre alliance avec la Grande-Bretagne, dit-il, présente un danger à cet égard. Elle pourrait faire croire à la Chine et à la Russie que nous soutenons entièrement la Grande-Bretagne en matière de politique internationale.
    Il concentra son attention sur son dessin. C'était un grand 4, très fantaisiste.
—    Les Etats-Unis auront la mission de diriger, dit-il. Diriger et s'employer toujours à concilier, à aider les autres à aplanir leurs divergences éventuelles; entre la Russie et l'Angleterre, par exemple, en Europe, ou entre l'Angleterre et la Chine, ou la Chine et la Russie, en Extrême-Orient. Nous pourrons jouer ce rôle, poursuivit-il, parce que nous sommes une grande nation, une nation puissante et qui se suffit à elle-même. L'Angleterre est en déclin. La Chine en est encore au XVIIIe siècle. La Russie se méfie de nous et nous rend méfiants à son égard. L'Amérique est la seule grande puissance qui puisse maintenir la paix dans le monde.
    « C'est une formidable responsabilité. Et la seule façon de nous montrer à la hauteur de notre tâche est d'arriver à parler à ces hommes face à face. »
—    Au fait, as-tu eu des nouvelles d'Oncle Joe?
—    Oui. Chaque fois que, Winston et moi, nous voulons aller à Moscou, Staline est parfaitement d'accord.
    Ainsi, à la mi-septembre, nous étions aussi éloignés d'une rencontre des Quatre Grands que nous l'avions été en janvier.
    Le jour où je vis mon père pour la dernière fois au cours de ce séjour dans le pays, je dus recourir à la ruse pour le faire parler. C'était après le déjeuner et il était encore au lit. Il faisait un temps froid et humide, avec une petite pluie de septembre, et il ne se sentait pas en train.
    Il me laissa parler d'abord, s'informa de mon travail et me posa des questions à ce sujet. Il voulut savoir quelle était l'efficacité des vols de reconnaissance de nuit. J'avais participé aux premiers vols d'essai en Sicile et lui décrivis les stratagèmes auxquels nous avions dû recourir pour bien observer les mouvements des troupes allemandes. Nous avions utilisé des bombes éclairantes, lancées une à une toutes les trente secondes, et qui, en éclatant aux deux tiers du trajet, illuminaient plus d'un kilomètre carré, nous permettant de prendre de magnifiques photographies des mouvements de l'ennemi. Peu à peut j'aiguillai notre conversation sur l'espoir que j'avais de voir tout cela prendre bientôt fin. Je demandai à mon père ce qu'il fallait penser des progrès réalisés sur le front politique.
—    Nous pourrons peut-être organiser les réunions dont je t'ai déjà parlé, Elliott, me dit-il. Il est certain que deux entrevues seront nécessaires, une avec Tchang, l'autre avec Oncle Joe. Ces deux hommes ne sauraient se rencontrer à un moment où une puissante armée japonaise se tient à la frontière sibérienne de l'Union Soviétique et où celle-ci n'a pas encore déclaré la guerre au Japon.
    Je demandai à mon père s'il n'y avait pas plus de chance maintenant d'amener Staline à une réunion qui aurait lieu en territoire neutre.
—    Si, je pense, dit-il. Je pense qu'il y a plus de chance. Et si cela se fait...
—    Alors ?...
—    Alors, ce sera probablement quelque part de son côté.
    C'est ce que j'attendais. Ainsi, je pouvais espérer me voir assigner une fonction auprès de mon père. Grâce à cette nouvelle, j'eus moins de peine à prendre congé de lui à la fin de septembre. Je m'accrochai à l'espoir de le revoir bientôt, quelque part du côté de la Méditerranée.
    Lorsque j'eus rejoint mon unité, nous prîmes aussitôt des dispositions en vue du transfert de notre quartier général de La Marsa, petite station balnéaire proche de Tunis, dans la partie méridionale de la botte italienne. En novembre, nous étions déjà installés à San Severo, grignotant les défenses allemandes et pestant contre le mauvais temps qui ne nous permettait que rarement de harceler l'ennemi par des attaqués aériennes. Le fait que l'Italie était maintenant éliminée de la guerre, et les coups reçus par les Allemands dans les steppes russes pendant l'été et l'automne n'avaient évidemment pas amélioré leur moral. Mais le moral des alliés n'était pas non plus excellent en Italie. La campagne traînait en longueur et notre infanterie n'était pas précisément encouragée par les canons-88 placés un peu partout par les Allemands dans les cols de montagnes, et qu'elle sentait toujours braqués sur elle.
    Avec les premiers froids de novembre, le mauvais temps s'installa pour de bon. Le ciel radieux d'Italie devint un sujet d'amères plaisanteries. J'en étais à me demander ce qu'étaient devenus les espoirs de mon père d'organiser une réunion des Trois ou des Quatre Grands, quand, un beau jour, je reçus un message secret du général Smith, le chef d'état-major d'Eisenhower, m'invitant à me rendre à Oran pour y rencontrer « une personnalité importante ». Il ne pouvait s'agir que de la réunion tant attendue.
    Le 19 novembre, dans l'après-midi, je survolai la Méditerranée et arrivai à Oran où l'on me conduisit aussitôt au quartier général provisoire du général Eisenhower. J'y trouvai mon frère Franklin qui, grâce à une permission, avait pu quitter son destroyer. Je ne l'avais pas vu depuis près d'un an. Cette fois, mon père n'arrivait pas par la voie des airs. Il s'était embarqué sur le nouveau cuirassé, le Iowa, et était sans doute en train de franchir le détroit de Gibraltar pendant que j'étais avec Franklin devant un cocktail, à Oran.
USS-Iowa.jpg    La ville était pleine d'officiers supérieurs. Outre le général Eisenhower il y avait là l'amiral anglais Cunningham, notre propre vice-amiral Hewitt, plusieurs généraux de brigade et commodores, sans oublier le brave Mike Reilly qui, une fois de plus, était parti en avant-garde afin de préparer le séjour du Président et avoir l'oeil sur tout le monde. Je pense qu'en l'occurrence Mike se serait même défié de sa grand'mère. Il prenait très à coeur sa tâche qui consistait à veiller sur la sécurité du Président aussi consciencieusement que possible.
    Le samedi nous fûmes tous debout de très bonne heure. La journée s'annonçait belle: l'air était très vif et le ciel clair. Après la bruine de la veille, nous accueillîmes ce beau temps avec joie. A huit heures et demie, nous nous dirigeâmes le long des docks vers la base navale d'Oran, Mers-el-Kebir. A travers nos jumelles nous vîmes alors quelqu'un descendre du Iowa dans un canot automobile.
    Vingt minutes plus tard, notre père nous saluait d'un signe joyeux accompagné d'un large sourire qui s'épanouissait sur son visage hâlé.
—    J'amène le beau temps, s'écria-t-il. Un « temps Roosevelt ».
    Nous montâmes tous les trois, mon père, le général Franklin Roosevelt et moi, dans la voiture du général Ike qui devait nous conduire, à travers les routes escarpées de montagnes, à l'aéroport de La Senia, situé à quatre-vingts kilomètres de là.
    Le voyage en mer avait fait du bien à mon père. Il avait très bonne mine et la pensée des journées passionnantes qui l'attendaient le remplissait d'animation. La première rencontre aurait lieu au Caire, nous dit-il, la seconde à Téhéran. Il verrait d'abord Tchang, ensuite Oncle Joe. Il était tout tendu vers ces événements.
—    La guerre... et la paix, dit-il d'une voix où vibraient l'espoir et la confiance. Pourrez-vous attendre Ike ?
—    S'il le faut absolument, monsieur le Président.
    Franklin et moi l'assaillîmes de questions. Nous voulions savoir si tout allait bien à la maison, si notre mère et notre soeur Anna étaient en bonne santé. Mon père nous dit ensuite qu'il avait apporté des journaux ; nous pourrions les voir le soir même si nous en avions le temps.
    Parmi ceux qui l'accompagnaient, quelques visages nous étaient familiers, d'autres étaient nouveaux. Harry Hopkins, le général Watson, l'amiral Brown et les amiraux McIntire et Leahy étaient venus pour assister à la conférence.
    Mises à part les nouvelles qu'il nous donna de la maison, et quelques remarques banales sur le pays que nous traversions, mon père ne parla que des prochaines réunions. Nous gagnâmes La Senia en un temps record et mon père alla prendre place à bord de son C-54. L'appareil était piloté, cette fois encore, par le major Otis Bryan. Franklin, Harry Hopkins et les chefs militaires montèrent avec lui et l'avion s'envola aussitôt dans la direction de Tunis.
US-B25-2.jpg    En ce qui me concerne, j'avais mon propre avion à La Senia. C'était un B-25 qui servait aux reconnaissances photographiques de nuit. L'un de mes commandants d'escadrille, le major Léon Gray, devait m'accompagner. Nous eûmes un moment d'inquiétude en constatant que l'un des moteurs semblait enrayé mais tout s'arrangea et, une demi-heure après l'envol de l'avion officiel, nous prîmes l'air à notre tour. Il nous suffit d'accélérer un peu pour rejoindre et dépasser les autres à El Aouina.
    Une voiture nous conduisit, mon père, le général Ike, Franklin et moi, à la villa qui avait été préparée, à Carthage, à l'intention du Président (curieuse coïncidence, cette villa s'appelait Maison Blanche). Notre route passait à travers les ruines de l'amphithéâtre de l'antique Carthage. C'était la première fois que mon père venait dans cette région. Il n'y avait rien à faire, il fallut bien nous arrêter et visiter les ruines.
    La villa de mon père, située sur la côte du Golfe de Tunis, était ravissante et il s'y mit à l'aise. Pendant notre trajet, je m'étais rendu compte que le quartier général de mon unité, resté à l'arrière, et qui servait de port d'attache à près de la moitié de nos effectifs était à La Marsa, tout près de là. C'était une occasion qu'il eût été dommage de manquer.
—    Ecoute, papa. Je voudrais te demander quelque chose.
—    Quoi ?
—    Je voudrais te demander d'inspecter mon unité à La Marsa.
—    Avec plaisir. Quand ? Nous pourrions peut-être y passer tout à l'heure, dans le courant de l'après-midi. Mettons à cinq heures.
    Je me mis à rire.
—    J'espère pouvoir préparer tout d'ici là. Je vais essayer du moins.
    Et je courus à mon quartier général pour organiser la revue. A cette époque je commandais le service de reconnaissance photographique du Nord-Ouest de l'Afrique, composé d'environ six mille soldats alliés, dont deux mille huit cents étaient stationnés là, le reste en Italie du Sud. Aidé de Léon Gray et de Frank Dunn, mon second, je mis tout en ordre du mieux que je pus, pendant que mon père, resté à Carthage, était occupé à examiner le courrier officiel qui venait d'arriver de Washington.
    A cinq heures et demie mes hommes étaient fin prêts, et ils avaient même belle apparence, il fallait bien le reconnaître. Assis dans une jeep, mon père passa en revue tous les effectifs.
—    Tu vois les uniformes, papa ? Nous avons ici de véritables Nations-Unies.
—    Des Américains, évidemment. Mais aussi des Français, des Anglais, des Canadiens... Et cet uniforme-là?
—    C'est celui des Sud-Africains. Et voici des Néo-Zélandais, des Australiens.
—    Une belle unité, Elliott. Tu peux en être fier.
—    Merci. Je le suis en effet.
    Il y eut des invités à dîner : Kay Somerby, le chauffeur du général Eisenhower, et Nancy Gatch, fille de l'amiral Gatch, qui travaillait en Afrique du Nord à la Croix-Rouge et qui nous charma de sa présence. Mon père se proposait de quitter Tunis le lendemain à la première heure, mais le général ne fut pas de son avis.
—    Un vol de nuit, dimanche, vaudra mieux, monsieur le Président. Ainsi vous arriverez au Caire le matin.
—    Un vol de nuit ? Pourquoi ? Je voudrais tant voir la route où s'est déroulée la bataille d'El Alamein.
—    Ce serait trop risqué, monsieur le Président. Il est préférable d'éviter une escorte de chasseurs, pour le trajet d'ici au Caire. Ce serait aller au devant des complications. En outre, il est plus facile de voler de nuit.
—    Pourtant...
—    Le vol de nuit est s.o.p. monsieur le Président.
—    Standard operating procedure (Conditions réglementaires), papa, m'empressai-je de préciser.
—    Merci, dit mon père, ennuyé. Le langage militaire ne compte que quelques rares expressions qui soient familières au Commandant en chef.
    Puis, se tournant vers le Général.
—    Parfait, Ike. C'est vous qui commandez. Mais je vais vous demander quelque chose en échange.
—    Je vous écoute, monsieur le Président.
—    Si vous m'obligez à rester pendant toute la journée de dimanche à Carthage, j'entends faire une tournée d'inspection, sous votre conduite personnelle, sur les champs de bataille... anciens et modernes.
—    D'accord, monsieur le Président.
eisenhower-roosevelt-promenade.jpg    Mes obligations de service à La Marsa m'empêchèrent de prendre part à cette randonnée. Franklin, par contre, prit place sur le siège en face du Général Ike et de mon père et, le soir, il me conta la promenade. Mon père n'avait cessé d'assaillir Ike de questions non seulement sur les batailles de Medjez-el-Bab et de Tebourba, au cours desquelles les alliés avaient enfoncé le front, mais encore sur les guerres puniques dont cette région avait jadis été le théâtre. L'érudition d'Ike, qui connaissait le moindre détail de toutes ces guerres, émerveillait mon père. Ike semblait partager avec lui la passion de l'Histoire et le goût de la science en général. Franklin me dit que sur le chemin de retour mon père était rayonnant. Comme Ike descendait de la voiture, devant la « Maison Blanche », mon père posa la main sur son épaule et dit :
—    Ecoutez, Ike, je crois que je vais être obligé de vous faire de la peine.
    Franklin dressa l'oreille. De quoi s'agissait-il ? Ike allait-il être rappelé de son poste de commandement? Ou n'était-ce qu'une plaisanterie et Ike allait-il être nommé sur place à des fonctions plus importantes encore ?
—    Je sais, Ike, commença mon père, ce que Harry Butcher est pour vous.
    Ike fit un signe de la tête.
—    Eh bien, quoiqu'il soit votre bras droit, ou au moins votre bras gauche, je suis obligé de vous l'enlever.
    Le visage d'Ike se rembrunit légèrement.
—    Monsieur le Président...
—    C'est que, voyez-vous, Elmer Davis a de nouveau demandé sa démission. Que diriez-vous si je proposais « Butch » pour lui succéder ?
—    Monsieur le Président, je ne dirai pas que cela ne me sera pas dur. Mais si vous avez besoin de lui, si vous avez engagé votre parole, je ne puis que m'incliner.
    Mon père resta un instant silencieux mais son visage, d'après ce que me dit Franklin, reflétait la satisfaction. C'était une réponse comme il les aimait et sa sympathie pour Ike s'en trouva encore accrue, d'autant plus qu'il n'ignorait pas ce que la perte de Butcher signifierait pour le Général.
—    Je vais voir, Ike. Peut-être cela ne sera-t-il pas nécessaire. Je vous tiendrai au courant. Si vous en parlez à Butcher, n'oubliez pas de lui dire que c'est Elmer lui-même qui l'a désigné comme son successeur. Quoi qu'il en soit, ce ne sera pas fait avant le mois de janvier.
    Je suis persuadé que « Butch » fut ravi lorsque, deux mois plus tard, il fut décidé qu'Elmer Davis resterait à son poste.
    Ce soir-là quand je revins dans la villa pour dîner, mon père avait l'esprit occupé par deux sujets. Tout d'abord, il fulminait contre les membres du Congrès qui empêchaient le pays de conduire la guerre avec toute l'énergie voulue. Plusieurs personnes ont dû entendre leurs oreilles bourdonner ce soir-là, dont Vandenberg, Taft, « Pappy » O'Daniel et Ham Fish. Puis, son intérêt se portait sur ses impressions recueillies au cours de la promenade de l'après-midi. Il avait rencontré une tribu arabe en marche, avec une caravane de chameaux; il avait vu des dizaines de tanks et de camions endommagés, abandonnés sur le récent champ de bataille. Et il avait longuement contemplé la colline 609, ce banal mamelon où tant de nos hommes étaient tombés, où tant de jeunes Américains en uniforme étaient devenus de vrais soldats.
    Nous dînâmes ce soir-là en compagnie de Leahy, impassible et rude, de Brown et de Pat Watson, les deux aides de camp de Père, et de l'amiral McIntire. Nous savions, Franklin et moi, que nous ne pourrions, ni l'un ni l'autre, accompagner notre père au Caire : Franklin devait regagner son destroyer et j'avais de mon côté du travail à La Marsa. Néanmoins nous allâmes jusqu'à El Aouina pour assister au départ de notre père et de ceux qui l'accompagnaient.
    Harry Hopkins vint nous rejoindre à l'aérodrome. Il y avait deux cabines à bord de l'appareil, réservées l'une pour lui, l'autre pour notre père.
    Dans les moments qui précédèrent son départ, notre père se mit à reprocher à Franklin de ne pas venir au Caire. Il lui en avait parlé le samedi. Mais mon frère se contenta de sourire et d'agiter la main en signe d'adieu. L'instant d'après, le C-54 décolla. Il était dix heures et demie.
    Comme nous rentrions ensemble à Carthage, Franklin m'expliqua la raison de la discussion qu'il avait eue avec Père. Son destroyer, le Mayrant, avait été repéré à Palerme : quelques bombardiers allemands l'avaient attaqué, manqué de justesse, mais il en était sorti endommagé. Il devait franchir le détroit de Gibraltar dans quelques jours pour effectuer un long et dangereux trajet vers un chantier de réparations navales. Or, Franklin, bien qu'il eût pu le faire en tant que commandant, ne voulait pas entendre parler de quitter le Mayrant. Il tenait à rester auprès de son équipage dans le danger.
    A mon quartier général, j'eus du travail pour une journée et une nuit. Le mardi soir, je me rendis auprès du général Eisenhower : c'est à bord de son appareil que je devais gagner le Caire. En plus de moi et du général Ike, il y avait quelques officiers d'état-major, et mon beau-frère, le major John Boettiger, venu d'Italie où il était attaché au gouvernement militaire allié.
eisenhower-roosevelt-flight.jpg    La nuit était tombée lorsque nous quittâmes Tunis dans le C-54 du général Eisenhower. A l'aube nous nous approchions de l'Egypte et, au cours de la matinée, nous atterrîmes à l'aérodrome A.T.C. du Caire.
    J'allais assister à ma troisième conférence de guerre.

…à suivre : Chapitre VI : LE CAIRE I
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9 décembre 2007 7 09 /12 /décembre /2007 15:26
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 

Chapitre IV : LA CONFÉRENCE DE CASABLANCA. (autres chapitres ici)
(Dernière partie)

Vendredi 22 janvier.

    Le lendemain, vers midi, mon père fut photographié en compagnie du Premier Ministre britannique, au milieu des chefs de l'état-major interallié. Le soleil brillait. Tout le monde s'installa sur la terrasse de la villa et l'on causa gaîment. La tâche ardue de la conférence était près d'être accomplie. Evidemment, l'affaire compliquée et délicate de l'accord entre Giraud et De Gaulle était encore à régler, mais le terrain était déjà préparé. Les décisions militaires étaient prises dans les grandes lignes et il ne restait qu'à rédiger le communiqué annonçant au monde la Conférence de Casablanca et le but de ses travaux.
general-marshall-copie-1.jpg    La séance des photographies terminée, mon père déjeuna avec le général Marshall, puis prolongea sa conversation avec lui dans le salon de la villa. Assis sur les marches qui menaient à la pièce, afin de pouvoir répondre à l'appel de mon père au cas où il aurait besoin de moi, je pus entendre leur conversation par la porte. Marshall exposait les difficultés auxquelles s'étaient heurtés les chefs américains de l'état-major interallié pour imposer, maintenant que nous étions engagés dans la Méditerranée, l'idée d'un débarquement en Europe en 1943. Il résumait les circonstances dans lesquelles les ambitions britanniques de tenter, une aventure en Birmanie avaient été catégoriquement rejetées. Il examinait l'accord interallié selon lequel, au cas où le débarquement en Sicile réussirait, la campagne d'Italie ne devait pas dépasser certaines limites.
    Après le départ de Marshall, mon père me dit qu'ils avaient parlé aussi de tous les obstacles que les chefs interalliés américains avaient dû franchir pour mettre au point le plan du débarquement en Sicile. Il déplorait, mais sans se départir de sa philosophie, le désir anglais d'attaquer l'Europe par le sud plutôt que par l'ouest. Il me parla de ses appréhensions quant à l'attitude de Staline, lorsque celui-ci apprendrait que le débarquement par la Manche était ajourné une fois de plus.
—    Les guerres sont choses très incertaines, dit-il. Pour gagner celle-ci, nous sommes obligés de maintenir une unité difficile avec l'un des alliés en laissant tomber l'autre en apparence. Nous avons été obligés d'accepter un compromis stratégique qui ne manquera pas de mécontenter les Russes et qui, plus tard, nous obligera à accepter un autre compromis qui ne manquera pas de mécontenter les Anglais. Les besoins vitaux d'une guerre tracent une voie difficile à suivre.
—    Mais la guerre sera gagnée tôt ou tard, fis-je observer.
    A quoi mon père répondit :
—    L'unité que nous avons réalisée pour la guerre n'est rien auprès de celle qu'il nous faudra créer pour la paix. Après la guerre, c'est-à-dire quand des voix s'élèveront pour dire que notre unité n'est plus nécessaire. C'est alors qu'il faudra se mettre au travail... et sérieusement.
    Ce soir-là, il n'y eut pas de cocktails avant le dîner, ni de vin au dîner. Il n'y eut pas non plus de viande de porc. Le Sultan, Fils de la Vraie Foi, était notre hôte.roosevelt-churchill-sultan-maroc.jpg
    Il vint accompagné de son jeune fils, l'héritier présomptif, et suivi de son grand vizir et de son chef de protocole, tous somptueusement vêtus de soie blanche flottante. Ils apportaient des présents : deux bracelets et un haut diadème d'or pour ma mère.
    Mon père contempla le diadème, puis me regarda du coin de l'oeil et cligna des paupières d'un air solennel. Tous deux nous pensions à la même chose : nous imaginions ma mère présidant à quelque réunion officielle à la Maison Blanche, coiffée de cet imposant ornement.
    Le dîner commença. Mon père avait à sa droite le Sultan et à sa gauche Churchill. Le Premier Ministre se montra d'abord de fort bonne humeur. Il nous dit que De Gaulle était arrivé à midi, qu'il avait déjeuné avec Giraud et s'était rendu à Mirador. Mais à mesure que la conversation avançait, une certaine agitation s'empara de Churchill. Quelque chose n'allait donc pas?
    Mon père et le Sultan s'entretenaient avec animation de la richesse des ressources naturelles du Maroc et des vastes possibilités de développement qui s'offrait à ce pays. Ils prenaient l'un et l'autre un grand plaisir à cette conversation. Parlant tous deux français avec beaucoup d'aisance — on ne pouvait pas en dire autant de Churchill — ils purent approfondir diverses questions : le relèvement du niveau d'existence de la population marocaine et, pour ce faire, la nécessité de garder à l'intérieur du pays une partie importante de ses richesses.
    Le Sultan déclara qu'il désirait très vivement être aidé dans toute la mesure du possible dans ses efforts pour doter son pays d'institutions sanitaires modernes et pour favoriser l'instruction publique.
    Mon père exprima alors l'opinion qu'afin de mener à bien une telle œuvre, le Sultan ne devrait pas permettre que des intérêts étrangers pussent, par un système de concessions, priver son pays de ses ressources.
    Churchill essaya de changer de sujet. Mais le Sultan, renouant le fil de la conversation, posa la question de savoir quelle conséquence on devait tirer du conseil de mon père, en ce qui concernait le futur gouvernement français.
    Mon père, jouant avec sa fourchette, fit observer gaiement que la situation, surtout en matière coloniale, changerait radicalement après la guerre.
    Churchill toussa et, à nouveau, essaya de faire prendre un autre tour à la conversation, Mais le Sultan s'adressa à mon père et lui demanda ce qu'il entendait par « changement radical ».
    Mon père fit une remarque sur les rapports que les financiers français et britanniques entretenaient avant la guerre, et sur leurs sociétés qui se renouvelaient automatiquement et dont le but était de drainer les richesses des colonies. Il parla aussi de la possibilité de découvrir au Maroc des gisements pétrolifères.
    Le Sultan s'empara de cette question avec ardeur, se déclara partisan de l'exploitation de toutes les ressources naturelles et ajouta que les revenus qu'elles produisaient ne devaient pas quitter le pays. Puis il secoua tristement la tête. Il regrettait qu'il y eût si peu de savants et d'ingénieurs parmi ses compatriotes et que, par conséquent, fissent défaut les techniciens capables d'accomplir sans aucune aide de telles réalisations.
    Churchill s'agita sur sa chaise. Il paraissait gêné.
    Mon père insinua discrètement qu'on pourrait former au Maroc des ingénieurs et des savants, grâce à un programme d'échanges universitaires avec les Etats-Unis, par exemple.
    Le Sultan fit un signe approbateur de la tête. Seule l'étiquette l'empêchait de noter sur-le-champ les adresses des universités en question. Mon père continua à développer son idée tout en jouant avec son verre à eau. Il dit que le Sultan pourrait facilement demander le concours de firmes commerciales américaines qui, moyennant des sommes forfaitaires ou des pourcentages, l'aideraient à réaliser un programme d'exploitation. Une telle combinaison, souligna-t-il, aurait l'avantage de permettre au gouvernement souverain du Maroc de contrôler dans une large mesure les ressources du pays, de bénéficier d'une grande partie des revenus assurés par ces ressources et de prendre tôt ou tard en main l'économie du pays.
    Churchill grogna et affecta de ne pas écouter la conversation.
    Ce fut un dîner tout à fait charmant. Tous les convives, à l'exception d'un seul, passèrent une heure très agréable. Comme nous sortions de table, le Sultan assura mon père que, dès que la guerre serait terminée, il ferait appel à l'aide des Etats-Unis pour donner à son pays un plein essor.
    Tandis qu'il parlait, ses yeux brillaient de joie.
—    Un nouvel avenir pour mon pays, dit-il. Le Sultan sortit de la salle à manger, suivi du Premier Ministre britannique, qui mordait son cigare d'un air renfrogné.
gaulle-copie-1.jpg    L'arrivée du général De Gaulle fit l'effet d'un éclair de chaleur mais il purifia néanmoins l'atmosphère. Le Sultan aurait voulu prolonger sa visite afin de discuter plus en détail de certaines questions posées par mon père pendant le dîner, mais ce soir-là un autre travail attendait mon père. Il fit signe au capitaine McCrea de rester là et de prendre des notes. Un signe également à Robert Murphy et à Harry Hopkins. Un autre à moi-même de me tenir prêt à jouer le rôle de Ganymède. Tous les autres convives prirent congé de nous. La scène était libre pour Charles De Gaulle.
    Il arriva dix minutes plus tard. Il était très peu aimable, et des nuages sombres tournoyaient autour de sa haute tête. Il s'entretint avec mon père pendant une demi-heure. Père se montra charmant, De Gaulle réservé. Ce qui suit est caractéristique :
    Père : Je suis sûr que nous pourrons aider votre grand pays à rétablir son destin.
    De Gaulle : (Un grognement inarticulé.)
    Père : Et je puis vous assurer que ce sera un honneur pour mon pays de participer à cette oeuvre.
    De Gaulle (grogne) : C'est bien aimable à vous.
    Une fois terminé cet étrange dialogue, le général français, qui avait gardé sur sa chaise une position rigide, se leva de toute sa hauteur et se dirigea vers la porte avec raideur sans jeter un regard derrière lui.
    Quelques minutes après, Churchill vint, accompagné de Mac Millan. Pendant une heure encore, les deux hommes d'Etat échangèrent leurs impressions sur la conversation que chacun d'eux venait d'avoir avec De Gaulle. Mon père ne semblait pas déconcerté par la mauvaise humeur que De Gaulle lui avait témoignée. Il devait se dire, je pense, que tout cela concordait bien avec l'idée qu'il s'était faite d'avance de cet homme. J'entendis parler à tour de rôle Murphy, Churchill, Harry, puis la voix de mon père résonna, pour faire place de nouveau à celle de Churchill. J'étais à me demander : « Et les Français et les Françaises de France ? Et tous ceux de la Résistance ? De quel côté sont-ils ? Sont-ils pour De Gaulle ou pour Giraud ? Sont-ils pour l'un d'eux ou pour tous les deux ? Quel est le critérium ? Qui a raison ? »
    A nouveau la voix calme de mon père se fit entendre.
—    Le passé est le passé, disait-il. Voilà une chose faite. Le problème est à peu près résolu. Tous les deux, avec un rang égal et des responsabilités identiques pour organiser l'Assemblée Provisoire. Ainsi, la démocratie française sera ressuscitée. Le jour où l'Assemblée Provisoire entrera en action, la démocratie française fera ses premiers pas. Bientôt cette démocratie sera en mesure de décider par elle-même quel doit être le rôle de Giraud et quel celui de De Gaulle. A partir de ce moment, ce ne sera plus notre affaire.
—    Nous avons envisagé ces derniers 'jours de transmettre graduellement la gestion civile des affaires françaises à un gouvernement, dirigé par Giraud et De Gaulle, qui administrerait le pays une fois libéré. Avec un pouvoir provisoire jusqu'au moment où la France pourra organiser des élections libres. Voilà une solution qui paraît bien simple... mais De Gaulle s'y opposera, et comment !
    « Il est convaincu, profondément convaincu qu'il devrait être le juge unique et discrétionnaire pour décider qui devra participer ou non à tout gouvernement provisoire. »
—    Il a parlé aussi des colonies françaises, n'est-ce pas? dis-je. J'arrivais justement de l'office quand j'ai entendu...
—    C'est exact. Il m'a laissé entendre tout à fait clairement qu'il compte voir les Alliés remettre sous le contrôle de la France toutes les colonies aussitôt après leur libération. Or, vois-tu, outre le fait que les Alliés devront maintenir le contrôle militaire dans les colonies françaises du Nord de l'Afrique pendant des mois, sinon pendant des années, je ne suis pas sûr du tout, en mon for intérieur, que nous ferons bien, en général, de jamais rendre ces colonies à la France sans avoir obtenu au préalable une sorte de garantie, d'engagement pour chaque colonie en particulier, précisant ce qu'elle compterait faire au sujet de l'administration de chacune d'elles.
—    Vraiment, papa, il y a là quelque chose que je ne comprends pas très bien. Je sais que la question de ces colonies est importante, mais après tout, elles appartiennent à la France. Comment pouvons-nous, nous autres, parler de ne pas les lui rendre?
Il me regarda et dit :
—    Qu'est-ce à dire qu'elles appartiennent à la France ? En vertu de quoi le Maroc, peuplé de Marocains, appartiendrait-il à la France ? Ou bien encore considérons l'Indochine. Cette colonie est maintenant au pouvoir du Japon. Pourquoi le Japon était-il si sûr de conquérir ce pays? Les indigènes y étaient si opprimés qu'ils se disaient : « Tout vaut mieux que de vivre sous le régime colonial français. » Un pays peut-il appartenir à la France ? En vertu de quelle logique, de quelle coutume et de quelle loi historique ?
—    Oui, mais...
—    Je parle d'une autre guerre, Elliott, s'écria mon père, la voix soudain coupante. Je parle de ce qui va arriver à notre monde si, après cette guerre, nous permettons que des millions de gens retombent dans ce même demi-esclavage.
—    Et puis, insinuai-je, nous devrions avoir notre mot à dire. C'est nous qui libérons la France.
—    Ne crois pas un seul instant, Elliott, que des Américains seraient en train de mourir ce soir, dans le Pacifique, s'il n'y avait pas la cupidité à courte vue des Français, des Anglais et des Hollandais. Devons-nous leur permettre de tout recommencer? D'ici quinze ou vingt ans, ton fils aura l'âge qu'il faut...
—    Les Nations Unies, une fois organisées, ne pourraient-elles pas s'occuper de ces colonies? Celles-ci seraient placées sous mandat ou en tutelle pendant un certain nombre d'années.
—    Encore un mot, Elliott, et ensuite je te mettrai à la porte. Je suis fatigué. Voici : quand nous aurons gagné la guerre, je travaillerai de toutes mes forces pour que les Etats-Unis ne soient amenés à accepter aucun plan susceptible de favoriser les ambitions impérialistes de la France, ou d'aider, d'encourager les ambitions de l'Empire anglais.
    Il m'indiqua le commutateur près de la porte et, d'un brusque mouvement du pouce, désigna la porte elle-même.


Samedi 23 janvier.

    Le lendemain matin, ce fut Harry Hopkins qui reçut les visiteurs : le général Arnold, Averell Harriman et le général Patton, venus pendant que mon père dormait encore. Ma présence n'étant indispensable dans aucune de mes fonctions, en somme accessoires, je passai une heure à la bibliothèque à examiner les livres réunis par notre hôtesse inconnue. Celle-ci avait une préférence pour les romans « légers », ceux de Colette et autres. Je découvris cependant un livre qui m'intéressa. C'était un volume broché. Je le pris et le portai à mon père qui terminait justement son déjeuner.
—    As-tu lu ça ? demandai-je.
    C'était une biographie de lui, par Maurois. Ravi, il s'écria :
—    Donne-moi une plume, Elliott. Là... sur la table de toilette.
    Il écrivit alors une magnifique dédicace à la propriétaire du livre, exprimant ses sentiments de gratitude pour les heures agréables qu'il avait passées en cette demeure, tout cela en français et dans le style le plus ampoulé dont il fût capable.
—    Maintenant, dit-il, remets le livre à sa place. Je parie qu'elle ne le prendra plus jamais en mains. Dommage! j'aurais bien aimé voir la tête qu'elle ferait si elle voyait ça.
—    J'aimerais aussi voir la tête du libraire qui aurait l'occasion d'acheter ce volume.
—    Assez plaisanté, dit mon père en riant. Et le livre reprit sa place dans la bibliothèque.
    A déjeuner, il n'y avait que Harry, Churchill, mon père et moi. C'est au cours de ce repas qu'est née l'expression « capitulation sans condition ». Qu'elle soit heureuse ou non la paternité en revient à mon père. Harry l'adopta immédiatement. Quant à Churchill, tout en mastiquant lentement une bouchée, il réfléchit, fronça les sourcils, réfléchit encore, puis sourit et déclara enfin :
—    Parfait! II me semble déjà entendre Goebbels et sa clique pousser les hauts cris.
    « Goebbels et sa clique » devaient s'exercer à pousser les hauts cris pendant les deux ou trois jours qui suivirent. A l'office, où les agents du Service Secret avaient l'habitude de se réunir pour causer, il y avait un poste de T.S.F. à ondes courtes. Nous écoutions parfois les émissions allemandes en langue anglaise. Exaspérés, les nazis se perdaient en conjectures sur ce qui se passait à Casablanca et, de plus en plus, ils approchaient de la vérité.
    Sa formule une fois approuvée par les interlocuteurs, mon père se demanda ce qu'en penseraient les autres.
—    Bien sûr, c'est exactement ce qu'il faut aux Russes. Ils ne pourraient désirer rien de mieux. « Capitulation sans condition », répéta-t-il en suçant son pouce d'un air méditatif. On dirait que l'expression est d'Oncle Joe.
—    Aussitôt après le déjeuner, dit Harry, nous essaierons de rédiger un projet, de déclaration.
—    La presse sera ici demain, Harry.
—    Je le sais. Les chefs interalliés arrivent à cinq heures et demie. Nous aurons quelque chose de prêt d'ici-là.
    Au cours de l'après-midi, Murphy et Mac Millan vinrent voir mon père à deux reprises. Ils ne restèrent que quelques minutes et paraissaient nerveux. L'entrevue critique entre De Gaulle et Giraud était fixée pour le lendemain.
    A l'heure convenue, les chefs de l'état-major interallié se réunirent autour de la grande table de la salle à manger, avec mon père et Churchill. Ce fut la dernière réunion plénière de la conférence. Tous les conflits de moindre importance avaient été apaisés. Une date approximative avait été fixée pour l'opération « Husky ». Le Premier britannique exprima clairement sa pensée : il espérait qu'on pourrait négliger l'Italie en faveur d'un débarquement sur une côte de la péninsule balkanique, afin de pénétrer en Europe.
    On avait renoncé à regret à l'opération Roundup, c'est-à-dire l'invasion de l'Europe par la Manche, et opté pour l'opération Overlord, édition 1944 du même plan. On élabora également des plans en vue du transport des troupes et du matériel vers l'Angleterre dès que le débarquement en Sicile serait assuré et la campagne de l'Afrique du Nord achevée. La conférence prit fin à huit heures, à la satisfaction de tous.
    On donna alors lecture du premier projet de communiqué et quelques modifications furent proposées. Il ne restait plus qu'à mettre le projet au point. On pouvait songer aux bagages. La conférence touchait à sa fin.
    Il n'y eut pas d'invités ce soir-là au dîner, outre Harry et son fils Bob. Celui-ci était arrivé en avion, tout barbouillé et les cheveux en bataille, deux ou trois jours auparavant, venant du front où il assurait les fonctions de photographe d'opérations militaires.
    Après dîner, et jusque tard dans la nuit, mon père, Churchill et Harry s'occupèrent de la mise au point du projet de communiqué interallié, ainsi que de la rédaction d'un télégramme à Staline. Murphy et Mac Millan y prirent part pendant quelque temps pour aider, au besoin, à rédiger les passages relatifs à la situation politique de la France. Ils s'en allèrent ensemble peu après deux heures. A deux heures et demie, Churchill leva son verre, qu'il avait toujours plein, à portée de la main.
—    A la « capitulation sans condition », dit-il.
    Il ne fit suivre ces mots d'aucun point d'exclamation. Sa voix n'exprimait que la détermination. Et nous vidâmes tous nos verres.


Samedi 24 janvier.

    Le moment du départ approchait. Le lendemain matin, à onze heures, Giraud arriva et mon père alla droit au fait.
—    Nous devons avoir votre assurance, général, que vous allez vous asseoir avec le général De Gaulle et...
—    Avec cet homme! Il n'est préoccupé que de sa propre personne.
—    Si je vous disais que je partage certaines de vos inquiétudes et que c'est précisément pour cela que j'insiste...
—    Et avec ça, c'est un mauvais général. Tout ce qu'il me faut, c'est de l'aide pour les armées que je peux lever...
— ... que j'insiste pour que vous élaboriez avec lui un plan de gouvernement provisoire. Deux hommes comme vous, général...
    Cela continua ainsi pendant une demi-heure. Enfin Giraud dit :
—    C'est compris, monsieur le Président, c'est compris.
    Entre temps, De Gaulle était arrivé. Il attendait dans le hall, de fort mauvaise humeur.     Près de la porte, les deux hommes se frôlèrent en passant. De Gaulle entra.
    Le terrain avait été préparé, mais la prima donna voulait être priée. De Gaulle jouait celui qui ne se donne pas facilement, comme la jeune fille dans les contes. Mon père essaya tour à tour la gentillesse, la persuasion, l'insistance et l'autorité. Enfin il me fit signe. Je me glissai hors de la pièce pour aller chercher Giraud.
    Les deux généraux se regardèrent avec raideur. Plein de bonhomie, mon père insista pour qu'une poignée de mains scellât l'accord qu'ils avaient individuellement conclu avec lui. C'est tout juste si les deux Français ne se mirent pas à tourner l'un autour de l'autre comme deux chiens. Enfin ils échangèrent une brève poignée de main.
    Sur ces entrefaites, Churchill apparut. Mon père rayonnait. Il ne dit pas : « Allons, répétez donc ce que vous m'avez dit », mais cela se lisait sur son visage.
—    Nous avons décidé, fit De Gaulle d'un ton bref, de faire de notre mieux pour élaborer un plan d'action satisfaisant — il fit une pause — ensemble.
    Giraud confirma ses paroles d'un hochement de tête.
—    Venez maintenant, s'écria mon père. Les photographies !
giraud-de-gaulle-poign--e-de-main.png    Ils sortirent tous les quatre sur la terrasse pour poser devant la camera. Tandis que les photographes appuyaient sur le déclic et que les opérateurs tournaient leurs films, les deux généraux échangèrent une nouvelle poignée de mains. Mon père poussa un profond soupir.
    A midi, les reporters et les photographes qui, arrivés entre temps, attendaient à l'entrée de la villa, furent invités à prendre place sur le gazon. Mon père et Churchill, assis l'un près de l'autre, tinrent alors une conférence de presse. Les cernes des yeux de mon père et le crêpe de sa manche (il était encore en deuil de grand' mère) étaient les seules taches sombres sous le soleil radieux. Le chapeau du Premier Ministre était perché sur sa tête de façon cocasse et son cigare faisait la navette entre les coins de ses lèvres. Il était d'excellente humeur. « Capitulation sans condition ». Les crayons des reporters glissaient prestement sur les feuilles blanches.
    La conférence de presse ne se prolongea pas trop. Lorsqu'elle fut terminée, le Président et le Premier Ministre serrèrent des mains tout autour d'eux.
—    Vous êtes un petit groupe d'élite, dit mon père aux journalistes. A la Maison Blanche, une conférence de presse impose habituellement de trop nombreuses poignées de mains.
    Nous nous retrouvâmes ensuite dans la chambre de mon père. Il était temps de faire nos adieux car j'allais partir pour rejoindre mon unité quelques minutes plus tard.
—    Alors ?   
—    Parfait, papa. Il me semble que c'est parfait...
—    Oui... Nous avons abattu un gros travail. Cela en valait la peine.
—    Et je pense que le changement t'a fait du bien.
—    Tiens, Elliott, je voudrais vérifier avec toi une de mes impressions. J'aimerais notamment savoir une chose...
—    Quoi ?
—    Je voudrais savoir..., commença-t-il, mais il n'acheva pas sa phrase. Vois-tu, les Anglais ont toujours agi de la même façon, à travers les siècles. Ils ont toujours choisi leurs alliés avec beaucoup de sagesse. Ils ont toujours réussi à se tirer d'affaire à leur avantage et à affirmer, après chaque conflit, leur emprise réactionnaire, toujours la même, sur les peuples et les marchés mondiaux.
—    Oui...
—    Cette fois, c'est nous qui sommes les alliés de l'Angleterre. Et c'est bien ainsi. Mais... d'abord à Argentia, ensuite à Washington et maintenant ici, à Casablanca... je me suis efforcé de faire comprendre à Winston — et aux autres — que, bien que nous soyons leurs alliés, et résolus à remporter la victoire à leurs côtés, les Anglais ne doivent nullement s'imaginer que nous faisons la guerre uniquement pour les aider à se cramponner à leurs idées moyenâgeuses, archaïques, à leur conception de l'Empire.
—    Je vois ce que tu veux dire, fis-je. Je crois qu'ils ont compris.
—    Je l'espère... J'espère qu'ils se sont rendu compte qu'ils ne sont pas le principal associé. Que nous n'allons pas rester des spectateurs, une fois la guerre gagnée, tandis que leur système paralysera l'évolution de tous les pays d'Asie, sans parler d'une moitié des nations de l'Europe et...
    « L'Angleterre a signé la Charte de l'Atlantique. J'espère qu'ils ont compris que le gouvernement des Etats-Unis est bien décidé à la lui faire exécuter. »
    La tête de Harry apparut dans la porte.
—    Noguès est venu vous dire au revoir. Et Michelier aussi.
—    Michelier ? Qui est-ce ?
—    Le commandant en chef de la flotte française de l'Afrique du Nord.
—    Ah oui. J'y vais tout de suite... Eh bien, mon fils ?
—    Au revoir, papa.
—    Au revoir.
—    Bien des choses à maman, embrasse-la pour moi et prends soin de ta santé.
—    Toi aussi, fais bien attention. C'est à toi qu'il pourrait bien arriver quelque chose.
    Vingt minutes plus tard il était en route, avec sa suite motorisée. De mon côté, je rejoignais Alger... et le front.


…à suivre : Chapitre V : DE CASABLANCA AU CAIRE
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