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15 février 2008 5 15 /02 /février /2008 15:54
 
ECRITS POLITIQUES
FRANKLIN DELANO ROOSEVELT
COMBATS POUR DEMAIN

(autres textes) 


CHAPITRE TROISIEME  - Seconde partie

Contre la tyrannie et les dictateurs

Ce texte est le discours de FDR dit des "Quatres Libertés", que je vous présente avec l'aide de M. Norman Rockwell.
Je pense que ce texte contient quelque chose d'universel, qui n'appartient plus ni au temps ni au lieu de sa conception, et qu'il peut nous aider à garder le cap dans la crise contemporaine économique et stratégique.

Golden-Rule-N.-Rockwell.jpgFais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent

QUAND LES DICTATEURS SERONT PRÊTS A NOUS FAIRE LA GUERRE, ILS N'ATTENDRONT PAS UN ACTE DE GUERRE DE NOTRE PART.

    Une nation libre a le droit de s'attendre à la complète coopération de tous ses membres. Une nation libre a le droit de se tourner vers le grand patronat, vers les dirigeants de la classe ouvrière et ceux de la classe paysanne, et de les voir en tête de ceux qui poussent à l'effort, non à celui des autres classes, mais à celui de leur propre classe.
    Ce qu'il y a de mieux à faire contre les quelques mous et ceux qui sèment la discorde, c'est d'abord de leur faire honte en leur donnant un exemple de patriotisme, et si cela ne réussit pas, d'user des droits souverains du Gouvernement pour sauver le Gouvernement.
    De même que les hommes ne se nourrissent pas exclusivement de pain, ils ne se battent pas seulement avec des armes. Ceux qui sont aux postes de défense et ceux qui, derrière eux, construisent nos défenses, doivent avoir la force et le courage que seule peut donner une croyance inébranlable en ce qu'ils défendent. L'action puissante que nous demandons ne peut être basée sur le mépris de tout ce pourquoi nous combattons.
    La nation est très satisfaite et gagne beaucoup en force, grâce à ce qui a été fait pour rendre le peuple conscient de ce qui est, individuellement, en jeu, derrière la protection de la vie démocratique en Amérique. Cela a durci le coeur de notre peuple, rénové sa foi, raffermi sa fidélité aux institutions que nous nous préparons à défendre.
    Ce n'est certes pour aucun d'entre nous le moment de cesser de penser aux problèmes sociaux et économiques qui sont les causes profonde de la révolution sociale qui est aujourd'hui un des facteurs déterminants du monde.
    Car il n'y a rien de mystérieux dans les bases d'une démocratie saine et forte. Ce que notre peuple espère comme base de sa vie politique et économique est simple. C'est :
    Egalité de chances pour les jeunes et aussi pour les autres.
    Du travail pour ceux qui veulent travailler. La sécurité pour ceux qui en ont besoin. La fin des privilèges d'un petit nombre.
    La conservation des libertés civiques de tous. La jouissance du progrès scientifique, grâce à un standard de vie plus large, s'élevant constamment.
    Telles sont les bases simples que l'on ne doit jamais perdre de vue dans le vacarme et l'incroyable complexité de notre monde moderne. La force intérieure et permanente de nos systèmes économiques et politiques dépend de la façon dont ils répondent à ces espérances.
    Bien des points de notre économie sociale demandent une amélioration. Exemples : Plus de citoyens devraient être touchés par les pensions de vieillesse et l'assurance contre le chômage.
    Nous devrions élargir les cas d'assistance médicale appropriée.
    Nous devrions préparer un meilleur système grâce auquel ceux qui méritent ou ont besoin d'un emploi bien payé puissent l'obtenir.
    J'ai fait appel au sacrifice personnel. Je suis certain du bon vouloir de tous les Américains à répondre à cet appel.
    Une partie du sacrifice se traduit par le paiement d'impôts plus lourds. Dans mon discours budgétaire, je recommanderai qu'une plus large part de ce grand programme de défense soit couverte par les impôts que nous payons aujourd'hui. Nul ne devrait essayer de s'enrichir de ce programme, et y réussir, et le principe de la proportionnalité de l'impôt aux possibilités de payement devra être constamment devant nos yeux pour guider notre législation.
    Si le congrès adopte ces principes, les votants plaçant le patriotisme avant le portefeuille vous donneront leur approbation.
    Pour l'avenir que nous cherchons à faire sûr, nous voulons un monde basé sur quatre libertés humaines essentielles :

    La première est la liberté de parole et d'expression, partout dans le monde.Freedom-of-speech-N.-Rockwell.jpgFreedom of speech
    La deuxième est la liberté d'adorer Dieu chacun à sa manière, partout dans le monde.Freedom-of-worship-N.-Rockwell.jpgFreedom of worship

    La troisième est la libération du besoin, ce qui, traduit en termes mondiaux, signifie des accords économiques qui procureront à toutes les nations une vie saine et paisible à tous les habitants, partout dans le monde.Freedom-from-want-N.-Rockwell.jpgFreedom from want

    La quatrième est la libération de la peur, ce qui, traduit en termes mondiaux, signifie une réduction mondiale des armements, à tel point et de façon si stricte qu'aucune nation ne pourra commettre une agression matérielle contre un de ses voisins, nulle part dans le monde.freedom-from-fear-N.-Rockwell.jpgFreedom from Fear

    Ceci n'est pas la vision d'un distant millénaire. C'est la base sûre d'un monde auquel on peut arriver de notre temps, pendant notre génération. Cette sorte de monde est la parfaite antithèse de ce qu'on appelle le nouvel ordre de la tyrannie que les dictateurs cherchent à créer avec le fracas des bombes.
    A ce nouvel ordre, nous opposons une conception plus haute, l'ordre moral. Une société bien bâtie peut affronter sans peur les entreprises de domination du monde, aussi bien que les révolutions étrangères.
    Depuis le début de l'histoire américaine, la nôtre, nous sommes en révolution, une perpétuelle et pacifique révolution, une révolution qui marche doucement, tranquillement, s'adaptant aux conditions qui se modifient, sans camps de concentration, sans chaux vive dans une fosse.
    L'ordre mondial que nous voulons est la coopération de nations libres, travaillant ensemble dans une union amicale et civilisée.
    Cette nation a confié son destin aux mains, à l'intelligence et au coeur de ses millions d'hommes et de femmes libres, et sa foi en la liberté sous l'égide de Dieu. La liberté, cela veut dire la suprématie des droits de l'homme partout. Notre aide va à ceux qui se battent pour avoir ces droits et pour les garder. Notre force, c'est la communauté de notre but.
    Une telle élévation morale ne peut connaître qu'une fin : la victoire.

Franklin Delano Roosevelt
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4 février 2008 1 04 /02 /février /2008 02:37
 
ECRITS POLITIQUES
FRANKLIN DELANO ROOSEVELT
COMBATS POUR DEMAIN

(autres textes) 


CHAPITRE DEUXIEME  - Deuxième partie

Le nouvel ordre économique


CONTRE LES TRUSTS

FDR-spech.jpg    Les individus — hommes et femmes — doivent-ils être soumis à un système gouvernemental ou économique quelconque, ou bien ce système doit-il être créé pour servir les individus ? Voici le problème.

    Pendant des générations, cette question n'a cessé de dominer toutes les discussions au sujet du gouvernement. On n'a jamais pu s'entendre sur ce point et il est probable que pendant bien longtemps encore, d'honnêtes gens continueront à ne pas être d'accord. La démocratie — comme l'a appelée Meredith Nicholson — est une course vers un but toujours meilleur. Beaucoup de chemins s'offrent à nous ; si nous regardons bien leur tracé, nous voyons qu'ils prennent deux directions principales : l'un tend vers un gouvernement s'exerçant au profit de quelques-uns, l'autre vers un gouvernement agissant pour le bénéfice du peuple.

    En Europe, les gouvernements des divers pays ont accru leurs pouvoirs au cours de luttes nationales et ont créé une force centralisée, suffisamment puissante pour imposer la paix aux féodaux. La victoire du pouvoir central aboutit, dans la plupart des cas, à l'instauration d'une autorité forte dans laquelle l'individu trouva une protection. Le peuple préféra obéir à un maître puissant mais éloigné de lui, que d'être exploité par des petits seigneurs toujours trop près de lui. Les créateurs du pouvoir central furent, comme le voulaient les circonstances, des hommes durs ; ils furent souvent cruels dans leurs méthodes, bien qu'ils luttassent de toute leur énergie pour satisfaire à une nécessité, à un désir ardent de la collectivité. Leur pouvoir centralisé était capable d'assurer la paix, d'écarter la guerre civile et de permettre à la population de vivre en sécurité.

    Ces hommes avaient leur raison d'être dans l'évolution d'une grande nation, et ils étaient indispensables pour affirmer la puissance des gouvernements à la tête des nations en formation. La société s'est montrée reconnaissante pour les services rendus, mais une fois l'unité de la nation achevée, l'ambition et la brutalité dépassèrent les bornes.

    Le sentiment que le pouvoir était exercé indûment au profit de quelques-uns et au détriment de tous, prit alors naissance et ne cessa de s'accroître. Le peuple rechercha une force équivalente qui pût imposer des limites à l'arbitraire. Ces limites ont suscité les Conseils des villes, les corporations, les parlements, les chartes donnant au peuple le droit de participer au pouvoir et d'exercer un contrôle.

    Les colonies américaines naquirent au cours de cette lutte. La Révolution en fut l'évènement capital. Les témoins des troubles qui avaient précédé la guerre de l'Indépendance des Etats-Unis, se rallièrent de bonne foi à l'opinion que le gouvernement populaire est dans son essence dangereux et irréalisable. Le plus brillant, le plus honnête des défenseurs de cette opinion fut Hamilton. Il s'insurgeait contre des méthodes de gouvernements lentes, il avait la conviction que la sécurité de la République reposait sur la force autocratique de son gouvernement. Il était également convaincu qu'un groupe puissant d'institutions centralisées, ayant à sa tête un nombre restreint de citoyens capables, pouvait diriger mieux les affaires de l'Etat.

    Jefferson, durant l'été de 1776, après avoir rédigé la Déclaration de l'Indépendance, s'appliqua au même problème et aboutit à des conclusions différentes. Le gouvernement, selon lui, était un moyen et non un but ; il pouvait, selon les circonstances, être une protection et une aide, ou au contraire une menace et un danger. « Nous n'avons pas de pauvres, disait-il, la grande masse de notre population est composée de travailleurs et ceux de nos riches qui peuvent vivre sans exercer une profession, sont peu nombreux. La classe laborieuse, dans sa majorité, possède des biens, cultive ses propres terres. Les autres tirent des possédants et de ceux qui les emploient des ressources, qui leur permettent de se nourrir et de se vêtir mieux que ne l'exige la décence, tout en travaillant modérément et en élevant leurs familles ».

    Ce peuple, estimait-il, avait deux catégories de droits : les uns se rattachaient à leur personnalité, les autres étaient inhérents à l'acquisition et à la possession des biens. Jefferson entendait par les droits se rattachant à la personnalité, le droit d'exprimer sa pensée librement et de vivre selon ses goûts.

    Pour assurer à tous la possession et l'exercice de cette première catégorie de droits, le gouvernement doit prendre toutes dispositions, qui l'empêcheront de s'immiscer dans ce qui est du domaine de l'individu. Jefferson comprit que l'exercice des droits de propriété était tellement lié à celui des droits individuels que le Gouvernement, sans l'intervention duquel ceux-ci seraient inexistants, était dans l'obligation d'intervenir, non pour détruire l'individualisme, mais pour le protéger.

    Nous connaissons parfaitement le grand duel politique qui suivit, et nous savons que Hamilton et ses amis, dans leur lutte en faveur d'un pouvoir central tout-puissant, furent finalement battus par le parti de Jefferson aux élection de 1800. De ce duel sont sortis le parti républicain et le parti démocrate, tels que nous les connaissons aujourd'hui.

    Dès lors, commença pour la vie publique américaine une ère nouvelle, ère de l'individu qui s'opposait à un système abstrait. « Individualisme», tel fut le mot d'ordre de cette époque. Les conditions économiques les plus heureuses lui permirent de durer et lui donnèrent sa splendeur. Il est vrai qu'elle connut des crises suivies de temps prospères, mais ces vicissitudes ne pouvaient rien changer au fait que l'ensemble du peuple pouvait vivre, soit en vendant son travail, soit en tirant du sol ses moyens de subsistance, de sorte que la famine et la ruine étaient pratiquement impossibles. Au moment le plus critique, on avait toujours la ressource de s'embarquer pour l'Ouest, où des prairies incultes accueillaient les hommes, auxquels l'Est n'avait pu procurer un gagne-pain.

    Si grandes étaient nos ressources naturelles, que nous pouvions offrir le même secours aux détresses du monde entier ; nous appelions chez nous les émigrants de l'Europe et les recevions à bras ouverts. A chaque crise, une nouvelle portion du territoire s'ouvrait à la culture, si bien que nos malheurs passagers contribuaient à notre heureuse destinée.

    Mais, au milieu du XIXe siècle, surgit un nouveau et puissant facteur économique, un rêve nouveau naquit et provoqua ce que nous appelons la révolution industrielle. Les progrès accomplis dans l'emploi de la vapeur, comme ceux que nous valait l'invention de machines nouvelles, les précurseurs de l'industrie moderne les exploitèrent. Quant au rêve, il fut celui d'une machine à rendement économique capable d'élever le standard de vie, de mettre le luxe à la portée des plus pauvres, de supprimer les distances et — plus tard avec l'électricité — de délivrer les hommes du labeur fatigant imposé par le maniement des outils les plus lourds.

    Ce facteur et ce rêve devaient également influencer les méthodes politiques. Jusqu'alors, le gouvernement n'avait pour rôle que de déterminer les conditions dans lesquelles le peuple pouvait vivre heureux, travailler en paix et se reposer sans crainte. Il fut, cette fois, appelé à contribuer à la réalisation du rêve nouveau ; ce n'était pas chose facile.

    Les États-Unis acceptèrent avec enthousiasme les bons et les mauvais côtés du règne de la machine. Aucun prix ne fut jugé trop élevé pour acquérir un outillage industriel parfait.

    L'histoire de ces dernières cinquante années se confond presque avec celle de ces titans de la finance, dont les méthodes ne furent pas examinées d'assez près, et qui furent récompensés, non d'après la pureté des moyens employés, mais d'après les résultats. Ainsi, les financiers qui ont construit les chemins de fer du Pacifique, se montrèrent toujours sans pitié, quelquefois prodigues et généreux, mais sans moralité ; ils menèrent pourtant à bien la construction de ces chemins de fer. On a estimé que les Américains avaient payé trois fois le prix de revient de leur système ferroviaire, mais il n'en est pas moins vrai que les États-Unis en tirent tous les avantages.

    Pendant la période d'expansion, les occasions économiques furent innombrables. Le gouvernement n'eut pas à se mêler des affaires de l'industrie, mais à contribuer à son développement. Ses interventions furent provoquées par les hommes d'affaires eux-mêmes. On imposa des tarifs douaniers pour « encourager notre industrie naissante », expression dont les plus âgés de ceux qui me lisent se souviendront, puisqu'elle était alors le mot d'ordre des campagnes électorales.

    L'expansion des chemins de fer fut favorisée par des subventions et plus souvent par des cessions gratuites de terrains. Certains, parmi les plus riches en pétrole, aidèrent au financement des chemins de fer du Sud-Ouest ; les armateurs furent encouragés, soit par des avances d'argent, soit par la concession de monopoles de transport, si bien que notre marine marchande vogue aujourd'hui sur toutes les mers.

    A notre sens, le gouvernement ne doit pas s'occuper des affaires. Mais comme il l'a fait, nous devons essayer de comprendre les raisons de ses interventions. Elles ne se fondent pas sur la théorie, qui a toujours été opposée à ce genre d'interventions, mais elles se justifient par les appels réitérés et pressants des entreprises privées. Celles-ci n'ont cessé de demander au gouvernement de mettre à leur disposition tous les moyens d'assistance qu'il possède.

    Le même homme qui déclare aujourd'hui ne pas vouloir de l'intervention du gouvernement, a été et sera le premier à lui demander d'imposer des droits prohibitifs sur les produits similaires à ceux qu'il fabrique. Quand les choses vont mal — comme en 1930 — il ira avec la même célérité solliciter un prêt du gouvernement. C'est ainsi que naquit la « Reconstruction Finance Corporation ».

    Chaque groupe a, pour la protection de ses intérêts personnels, demandé l'appui du gouvernement, sans tenir compte que le rôle de celui-ci ne doit pas être de favoriser un groupe, mais de défendre les droits individuels et les droits de propriété de tous ses concitoyens.

    En examinant le passé, nous voyons que ces transformations ont coïncidé avec le début du siècle. Nous atteignions alors notre dernière frontière, il n'y avait plus de terres libres et nos organismes industriels s'étaient transformés en grandes unités, sans contrôle ni responsabilité.

    Des hommes clairvoyants pressentirent le danger, comprirent que les chances de succès ne demeureraient plus égales pour tous, et que les grandes sociétés pourraient devenir une menace pour la liberté économique des individus et les mettre dans l'impossibilité de gagner leur vie. Ce fut alors qu'intervinrent nos lois contre les trusts.

    Théodore Roosevelt entreprit une campagne qui eut pour devise : « A bas les trusts » ; il usa de son franc-parler contre les malfaiteurs, dont la fortune était considérable. La politique du gouvernement était de faire machine arrière, de supprimer les grandes sociétés et de retourner au temps où chaque homme possédait seul une petite entreprise. C'était malheureusement chose impossible. Théodore Roosevelt le comprit, abandonna son idée de dissoudre les trusts et n'usa de son autorité que pour établir une distinction entre les « bons et les mauvais ». La Cour Suprême conçut et imposa l'application de la fameuse « loi de bon sens ». Cette loi admettait, en principe, qu'une concentration de forces industrielles pouvait être autorisée si les moyens par lesquels elle se formait, et si l'usage qu'elle faisait de sa puissance, étaient conformes à l'équité.

    Woodrow Wilson, élu en 1912, jugea plus clairement encore la situation. Jefferson avait craint les empiètements du pouvoir sur les individus ; pour Wilson, la puissance financière constituait le grand danger. Il comprit que le système économique de grandes concentrations était le despote du xxe siècle, dont dépendait la sécurité des individus et dont l'irresponsabilité et l'avidité — si on n'exerçait sur elles aucun contrôle —pourraient réduire les masses à la misère et à la famine.

    En 1912, la concentration de la puissance financière n'était pas encore ce qu'elle est devenue de nos jours ; elle était néanmoins suffisamment importante pour que Wilson entrevit toutes les complications qu'elle allait entraîner. Le programme actuel que l'on qualifie de révolutionnaire (je suis bien placé pour savoir ce que je dis) est bénin en comparaison de la campagne du Président Wilson. « Personne ne peut nier, déclara-t-il, que les limites de notre activité sont devenues de plus en plus étroites. Nul parmi ceux qui sont au courant du développement de l'industrie de ce pays, ne peuvent manquer de constater qu'il est pratiquement impossible d'obtenir du crédit, sans être contraint de s'unir à ceux qui contrôlent l'industrie des États-Unis ; nul encore ne peut manquer de remarquer que tout homme qui tente de concurrencer par lui-même un procédé de fabrication déjà employé et contrôlé par les grandes coalitions financières, sera écrasé, s'il ne consent, soit à vendre son entreprise, soit à se laisser absorber. »

    Si la guerre mondiale, qui obligea Wilson à consacrer huit années aux affaires extérieures, n'avait pas eu lieu, nous serions peut-être aujourd'hui dans une situation différente. Le canon qui, en Europe, tonnait de plus en plus fort, contraignit Wilson à abandonner l'étude de ses projets. Le problème qu'il entrevit si clairement, il nous l'a légué et aucun de nous, à quelque parti qu'il appartienne, ne peut contester qu'il est une des grandes préoccupations du présent gouvernement.

    Un simple coup d'oeil sur la situation actuelle suffit à nous convaincre que nos chances de prospérité ne sont plus égales à celles que nous avons connues. Nos moyens de production industrielle sont parfaits ; tout, autour de nous, le prouve. Pour le comprendre mieux, examinons les faits récents et les facteurs économiques dont vous et moi, ainsi que la majorité des hommes et des femmes, s'entretiennent journellement.

    Dans les années qui ont précédé 1929, ce pays a parcouru et accompli un vaste cycle de croissance et d'inflation. En dix ans, nous avions pris une extension que l'on voulait expliquer par la nécessité de remplacer ce qui avait été gaspillé par la guerre. En réalité, nous nous sommes développés bien au-delà de ce qu'imposait cette nécessité et bien au-delà encore de ce que réclamait notre évolution naturelle et normale. Les chiffres relatifs à cette époque prouvent que les prix payés par le consommateur n'ont subi qu'une diminution minime, et même nulle, et que le prix de revient de la production était tombé considérablement ; la somme des bénéfices réalisés fut énorme. Peu de ces profits fut consacré à la réduction des prix ; le consommateur fut ignoré, les salaires demeurèrent stationnaires ; le travailleur fut oublié, la part réservée aux dividendes ne fut pas proportionnée au bénéfice et les actionnaires, eux aussi, furent laissés de côté. Je rappelle incidemment que le fisc ne préleva qu'une part infime, le budget étant en excédent.

    Quel fut le résultat de cet état de choses ? D'énormes ressources furent accumulées — les plus prodigieuses que connut l'histoire — elles prirent deux directions principales : tout d'abord, elles furent converties en matériel qui, à l'heure actuelle, est ou inutile ou inactif ; d'autre part, elles alimentèrent en Call Money le marché de Wall-street.

    La crise survint alors. Les excédents investis dans le matériel de production furent immobilisés. Des foules de gens perdirent leur situation, la capacité d'achat s'épuisa, les banques prirent peur et se mirent à emprunter ; ceux qui avaient de l'argent craignirent de s'en séparer, les crédits se resserrèrent, l'industrie s'arrêta, le commerce déclina et le chômage s'accrut.

    Il résulte d'une étude serrée, faite récemment sur la concentration des entreprises aux Etats-Unis, que notre vie économique est dominée par quelque six cents grandes unités contrôlant les deux tiers de l'industrie américaine. Dix millions de petites entreprises se partagent le reste.

    Il est en outre prouvé que si la concentration continue à s'organiser à la même cadence, l'industrie américaine sera, à la fin de ce siècle, contrôlée par une douzaine de sociétés et dirigée par une centaine d'hommes à peine. En somme, nous allons droit à une oligarchie économique, si nous n'y sommes déjà arrivés.

    Tout ce qui vient d'être exposé montre que, de toute évidence, une réestimation des valeurs est indispensable. Les temps sont révolus où tout était accordé au grand pionnier, au titan financier, à la condition qu'ils créent et développent la richesse. Nos efforts ne doivent plus tendre à découvrir ou à exploiter nos ressources naturelles ou à produire sans cesse davantage. Notre tâche est plus modeste : contentons-nous de tirer profit — avec moins d'âpreté — de ce qui existe, cherchons à rétablir les marchés étrangers indispensables à l'écoulement de nos marchandises, résolvons le grave problème de la sous-consommation ou bien réglementons la production, répartissons avec équité les richesses et les produits, adaptons enfin le système économique adéquat aux besoins du peuple.

    A ses débuts, le pouvoir central a été un moyen de protection ; il est devenu par la suite une menace. De même aujourd'hui, dans un système économique plus restreint, la grande coalition financière ne constitue plus un progrès pour la nation, mais est devenue pour elle un danger.

    Je voudrais pousser plus avant la comparaison avec le passé. Nous ne pensons pas que nous abandonnerions le principe d'un gouvernement national parce que ce système a été une menace au XVIIIe siècle. Egalement, de nos jours, nous n'abandonnerons pas le principe d'un système économique fondé sur de fortes unités appelées sociétés, pour la seule raison que leur puissance est susceptible d'engendrer finalement des abus. En d'autres temps, nous avons résolu le problème du pouvoir central injustement ambitieux en le transformant au fur et à mesure en un gouvernement constitutionnel et démocratique. Et ainsi, nous sommes en train de modifier et de contrôler nos unités économiques.

    Le rôle du gouvernement dans ses rapports avec les affaires est, selon moi, de collaborer à l'élaboration d'une déclaration des droits économiques de créer un ordre économique constitutionnel. Telle est la tâche qui incombe, tant aux hommes d'Etat qu'aux hommes d'affaires. C'est là le moindre désir d'une collectivité qui a besoin d'une réelle sécurité. Fort heureusement, les circonstances actuelles prouvent que l'effort pour satisfaire à un tel besoin, constitue non seulement une bonne politique de gouvernement, mais encore la seule chance de salut pour notre structure économique.

    Nous savons, à présent, que les grandes coalitions économiques ne peuvent exister que si la prospérité est « uniforme », c'est-à-dire que si la capacité d'achat est bien répartie entre chaque groupe de la nation. C'est la raison pour laquelle la plus égoïste des grandes sociétés souhaiterait, dans son propre intérêt, d'une part, l'augmentation des salaires et un remède au chômage, d'autre part, le retour des fermiers à leur niveau de prospérité habituelle et de voir garantir à l'un et l'autre groupe — industriel et agricole — une sécurité permanente. C'est pourquoi déjà, quelques entreprises clairvoyantes s'efforcent dans l'intérêt commun, de limiter dans l'organisation intérieure de leurs affaires, la liberté d'action de chaque homme et de chaque branche de leur exportation. C'est pourquoi, enfin, de toutes parts, des hommes d'affaires ne cessent de réclamer un système économique qui remette les choses en équilibre, dût la liberté d'action des grandes sociétés en sortir diminuée.

    Je présume que chacun de ceux qui sont entrés dans la lutte actuelle (c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas nés avec une fortune assurée) sait d'après sa propre expérience, que ce que nous avons le mieux à faire, est d'adapter les conceptions premières du gouvernement aux circonstances du moment. Gouverner est une affaire où les parties en présence tirent chacune leurs avantages, dans la mesure où elles respectent leurs obligations réciproques. Telle fut l'idée qui, jadis, se forma. Il s'agit donc d'un contrat. En vertu de ce contrat, les dirigeants ont reçu le pouvoir ; le peuple le lui a accordé à la condition que certains droits lui seraient concédés. L'art de gouverner implique une certaine habileté à définir ces droits, chaque fois qu'il est nécessaire, en tenant compte des changements apportés à l'ordre social par des faits nouveaux. Ceux-ci imposent des obligations nouvelles au gouvernement et à ceux qui sont à sa tête.

    Les clauses fondamentales du contrat sont donc aussi anciennes que la République elle-même. Elles sont cependant applicables au nouvel ordre économique. Chaque homme a le droit de vivre, c'est-à-dire qu'il a le droit de se faire une vie agréable. Il peut, par paresse, ou à l'encontre de tout devoir moral, renoncer à exercer ce droit, mais ce droit ne peut lui être refusé. Notre gouvernement, sous une forme officielle ou non, par des mesures économiques ou politiques, doit ouvrir a chaque individu une voie qui le conduit, s'il travaille, vers la possession de ce qui est nécessaire à ses besoins. Chaque homme a, en outre, un droit sur ce qu'il possède individuellement, autrement dit un droit qui lui garantit, dans la plus large mesure, la sécurité de ses gains. Sans ce droit, il ne pourrait traverser les périodes difficiles de sa vie, durant lesquelles, pour des raisons naturelles, il lui est impossible de travailler ; l'enfance, la maladie, la vieillesse. Dans toute idée de propriété, ces considérations doivent dominer toutes les autres. Si, par respect pour ce droit, nous devons imposer des restrictions aux opérations du spéculateur, à celles du manieur d'argent et même du financier, j'estime que nous devons admettre ces restrictions comme indispensables pour protéger l'individualisme et non pour l'entraver.

    La clause finale du fameux contrat traitait de la liberté et de la recherche du bonheur. Nous n'ignorons pas que le droit de lire, penser, parler, choisir un mode de vie et de vivre, doit être, en tout cas, respecté. Nous savons que la liberté d'attenter en quoi que ce soit à ces droits, n'est inscrite dans aucun pacte. Gouverner, c'est maintenir les balances de la justice égale pour tous.

    Nous remplirons nos obligations gouvernementales actuelles, tout comme nous avons rempli celles qu'en 1776, Jefferson a imaginées dans son « Utopia » et auxquelles Théodore Roosevelt et Wilson, eux-mêmes, se sont efforcés de donner une réalité. Faute de quoi, nous irons à un échec commun et un flot grandissant de misère nous entraînera tous au fond du gouffre.


Franklin Delano Roosevelt

 

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30 janvier 2008 3 30 /01 /janvier /2008 17:00
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 
Chapitre
XI : CONCLUSION (autres chapitres ici)

Franklin_Roosevelt_funeral_procession_1945.jpgFunérailles nationales du président Franklin Delano Roosevelt

    L'oeuvre de construction d'une paix mondiale était commencée, et même très bien commencée. Pourtant, pendant les mois qui suivirent la mort de Franklin Roosevelt, ce commencement de réalisation qu'on lui devait fut remis en question. Cette dernière expression est d'ailleurs un euphémisme. Peut-être faudrait-il lire plutôt : On est en train de perdre la paix.
    On peut trouver un peu partout des preuves à l'appui de cette déclaration toute simple. « Il n'y a pas de paix ! » s'écrie Walter Lippman. Les journaux publient des articles sur certaines bases aériennes avancées dans le secteur oriental de notre zone d'occupation en Allemagne, et racontent comment notre aviation se reconstruit, remplaçant les « archaïques » P-51 par des avions-fusées ultra-rapides. Une question se pose, qui réclame une réponse : Pourquoi ?
    Songeons aussi à la suspicion qu'entretient notre folle obstination à garder jalousement le secret de la bombe atomique, lequel d'ailleurs n'est qu'un secret de polichinelle, ainsi que les savants qui ont participé à l'élaboration du projet Manhattan le déclarent ouvertement. Pourtant, nous serrons sur notre sein ce jouet meurtrier afin de le mettre à l'abri de la curiosité de nos alliés « indignes de confiance » ; nous le confions de préference à la garde d'hommes en uniforme, tout comme si nous étions un Etat militariste, et non point, comme le voulaient les fondateurs des Etats-Unis, une démocratie civile.
    On pourrait multiplier aisément les exemples. Notre devoir est de découvrir les raisons profondes de cet état de choses. Pourquoi est-on en train de perdre la paix ? Pourquoi entend-on, dans les cocktail-parties de Washington, des propos à peine déguisés sur la guerre contre l'Union Soviétique « de préférence avant 1948 », c'est-à-dire avant que les Russes puissent perfectionner à leur façon l'arme atomique. Pourquoi les journalistes peuvent-ils écrire : « Chaque homme d'Etat en Europe a derrière la tête cette idée fixe, dominante, qu'il faut agir comme s'il devait y avoir une guerre entre la Russie et la Grande-Bretagne, dans laquelle toutes les autres nations seraient entraînées »? Nous devons trouver quels sont ces hommes d'Etat. Nous devons lutter contre leur idée fixe. Nous devons lutter pour cette paix mondiale qui semblait assurée au moment de notre victoire sur le Japon, succédant à celle sur l'Allemagne.
    Et, pour mener à bien cette tâche, il faut d'abord répondre à cette question : Que s'est-il donc passé ? Pourquoi avons-nous quitté le chemin de la paix et nous sommes-nous laissés entraîner dans la direction opposée ?
    Je crois qu'il y a là un fait qui, bien compris, permet d'expliquer et de juger toute l'évolution politique de l'après-guerre. Et ce fait, c'est que le jour où mourut Franklin Roosevelt, les forces de progrès dans le monde civilisé ont perdu leur défenseur le plus influent et le plus convaincant. A sa mort, la voix qui se prononçait le plus nettement pour l'unité entre les divers peuples du monde s'est tue. Bien plus, Roosevelt fut aux yeux des gens, un peu partout dans le monde, le symbole de l'Amérique et de la liberté ; à son nom s'attachait leur espoir de libération et d'un monde nouveau de paix et d'abondance. En même temps que mourait le Président Roosevelt, mourait aussi un peu de leur espoir et de leur foi. De toute évidence, aucun individu, aussi grand chef international qu'il soit, ne saurait influencer, par son existence ou par sa mort, qu'un bref moment de l'Histoire. Mais dans le cas présent, la mort d'un homme marquait pour ce bref moment l'arrêt des forces qui travaillent pour le progrès, pour la marche en avant, pour le renforcement de l'idée que la guerre n'a pas été faite, après tout, uniquement pour maintenir le statu quo. Les amis du progrès ayant abandonné la place, ce sont leurs adversaires, les ennemis du progrès, les champions du monde qui fut, les défenseurs de la réaction qui ont rempli le vide. Il n'est pas difficile de citer des cas particuliers à l'appui de cette thèse. Au cours de ce livre, j'ai évoqué certains plans élaborés par l'architecte de notre victoire totale, en collaboration avec d'autres dirigeants, plans dont je puis parler en connaissance de cause puisque j'ai assisté moi-même à leur discussion. Ces ans contiennent une promesse. Confrontons cette promesse avec les faits. Que constatons-nous ?
    Prenons l'exemple de la Chine. Au Caire, Franklin. Roosevelt avait arraché une promesse au commandant en chef, à ce féodal qui était aussi en fait le dirigeant de la Chine : la promesse de former un gouvernement vraiment représentatif, en réalisant l'union nationale, et cela avant la cessation des hostilités. Le généralissime chinois s'était également engagé à organiser, le plus vite possible, des élections nationales sous l'égide de ce nouveau gouvernement, plus démocratique.
    Certes, la réalisation de cette promesse était soumise à deux conditions posées par Tchang. D'abord, que mon père obtiendrait du gouvernement soviétique une assurance formelle que la Mandchourie serait rendue à la Chine, que les futures frontières de la République chinoise seraient respectées, que les Soviets n'interviendraient pas dans la politique intérieure de ce pays. La seconde condition était que les Etats-Unis soutiendraient les Chinois, qui réclamaient, après la guerre, l'abolition des droits exterritoriaux des Anglais à Hong-Kong, à Canton et à Shanghai. Afin de mieux garantir cette condition, il fut promis à Tchang que seuls les navires de guerre américains entreraient dans ces trois ports, ainsi que dans les autres ports chinois, et que les navires anglais en seraient exclus dès que la résistance japonaise aurait cessé.
    Les faits ? L'envoyé spécial de mon père, Pat Hurley, fit du bon travail. L'Union Soviétique donna toutes les assurances qu'on lui demandait et, depuis, resta en fait fidèle à la lettre et à l'esprit de cet accord. Ce fut alors aux Etats-Unis d'en remplir les conditions. Nous n'en fîmes rien. Les premiers navires qui entrèrent dans les ports chinois, après la victoire, furent des navires britanniques. L'ordre qui les écartait de ces ports fut « retenu » quelque part, selon toute probabilité au Département d'Etat.
    Le résultat ? En face de ce manquement de parole, Tcheng, à son tour, manqua à la sienne. Le tableau qu'offre la Chine n'est pas celui du progrès, mais celui d'une réaction persistante. Lé gouvernement n'est pas un gouvernement d'union nationale où tous les partis seraient représentés, mais un gouvernement despotique avec la famine en bas, la corruption et le cynisme en haut.
    Les questions coloniales offrent un contraste plus frappant encore entre la promesse et la réalité. Prenons l'exemple des Indes Orientales Néerlandaises, auxquelles la reine Wilhelmine s'était engagée à octroyer aussitôt après la cessation des hostilités, un statut de dominion, première étape vers l'indépendance que le peuple lui-même devait voter dans un avenir assez proche. Cet engagement, il est vrai, avait été pris, étant entendu que ces riches colonies seraient libérées par les troupes américaines. Or, à la grande surprise de tous, les Anglais, craignant les effets, dans leurs propres colonies, de la proclamation de l'indépendance à Java, firent brusquement irruption dans les Indes Orientales Néerlandaises et utilisèrent le matériel de guerre américain livré en prêt-bail pour réprimer avec la dernière cruauté les tentatives de ces peuples pour reconquérir leur indépendance.
    Et pendant ce temps, en Amérique, nous faisions... nous ne faisions absolument rien. Examinons aussi le cas de l'Indochine française. Que de fois mon père n'a-t-il pas dit que cette colonie, libérée en grande partie par les troupes et le matériel américain, ne devrait pas être rendue à la France uniquement pour continuer à servir de vache à lait à ses impérialistes comme c'était le cas pendant des dizaines d'années. Pourtant, lorsque les troupes coloniales britanniques occupèrent le pays, elles amenèrent avec elles des soldats et des administrateurs français. Vite ! Battons le fer pendant qu'il est chaud ! Remettons la colonie aux intérêts impérialistes communs, pendant que personne ne nous observe.
    Tous ces exemples, pour importants et significatifs qu'ils soient, sont pourtant bien peu de chose auprès du fait évident que le progrès a été battu en brèche par la réaction. Et l'on assiste à l'effondrement de l'unité des Trois Grands, de cette unité qui est le fondement de la paix. Franklin Roosevelt tailla cette pierre angulaire et la mit en place. Depuis, bien des gens se sont employés à l'ébrécher, avec l'espoir de la voir bientôt tomber en poussière.
    A la tête des saboteurs de l'unité internationale se trouvent les hommes qui rejettent le principe du droit de veto. Ce sont ces hommes qui, par ignorance ou par cupidité, n'admettent pas l'idée que, dans un monde dominé par les Etats-Unis, l'Union Soviétique et l'Angleterre, il est indispensable que ces trois puissances travaillent de concert si l'on veut sauvegarder la paix. Il ne suffit pas non plus d'affirmer que les Russes sont si obstinés et si avides qu'aucun pays qui se respecte ne saurait maintenir d'alliance avec eux sans être obligé — ô horreur ! — de leur faire de constantes concessions. Pourtant cet argument ne saurait être retenu, car le monde a vu que l'unité des Trois Grands est une chose possible ; il a pu observer ce fait avec satisfaction pendant de longs mois, et notamment durant la conférence des ministres des Affaires étrangères à Moscou, en décembre 1945 et en janvier 1946. Ce n'est qu'après la conférence, lorsque des clameurs s'élevèrent chez nous, accusant Byrnes d'avoir vendu les Etats-Unis, lorsque, à l'appel d'hommes comme Vandenberg au Sénat, ou du chœur Hearst-Roy-Howard-Mc Cormick dans la presse, une campagne fut déclenchée avec le mot d'ordre : « Il faut être ferme avec la Russie! », que la cause de l'unité fut compromise.
    Qu'avait donc fait Byrnes de si terrible à Moscou ? Il avait simplement envisagé la possibilité de placer la bombe atomique sous le contrôle des Nations-Unies. Car Byrnes était suffisamment lucide pour se rendre compte que rien ne pouvait susciter autant la méfiance à l'égard de l'Amérique, riche et puissante, dans l'esprit de nos alliés de guerre (qui devaient rester nos alliés dans la paix), que le fait que nous gardions le secret de l'arme la plus redoutable qui soit. Pourquoi agissions-nous ainsi ? Contre qui comptions-nous nous en servir ?
    Eh bien, Byrnes a, semble-t-il, profité de la leçon. Deux mois plus tard, comme obéissant à une voix intérieure, il était prêt à mettre en application sa propre version de la formule « il faut être ferme avec la Russie ». Par une curieuse coïncidence, à une semaine de là, Winston Churchill qui avait combattu inlassablement depuis l'automne 1942, jusqu'à l'hiver 1943-1944 le plan du débarquement à l'ouest de l'Europe, et qui avait constamment réclamé que fût modifiée la stratégie des alliés afin d'amener nos troupes à traverser les massifs montagneux qu'il appelait sans rire « le bas-ventre vulnérable de l'Europe », prononça à Fulton, dans le Missouri, un discours qui constituait une attaque violente contre la Russie. Churchill s'était efforcé de déplacer le poids de l'offensive de façon à protéger les intérêts britanniques dans les Balkans et l'Europe centrale contre son allié russe, au risque de retarder la victoire. A Fulton, il lançait un ballon d'essai en vue d'une guerre ouverte contre son ancien allié. A l'époque où il proposait une alliance militaire anglo-américaine, il ne pouvait ignorer que les chefs de l'état-major interallié continuaient à se réunir régulièrement à Washington, bien que la guerre fût terminée depuis de longs mois, comme ils le font d'ailleurs encore.
    L'effondrement progressif de cette unité des Trois Grands, qui est pourtant une nécessité vitale, a commencé en réalité dès avant la fin de la guerre. Trois mois avant la défaite de l'Allemagne, les ministres des Affaires étrangères et les ministres de la Guerre des Trois Grands commencèrent à faire la navette entre Londres, Washington et Moscou, rédigeant des mémorandums sur les conditions de la capitulation. Après quelques discussions, un projet fut enfin adopté. Un exemplaire de celui-ci fut envoyé au maréchal Joukov, à Moscou. Par contre le texte n'en fut communiqué au général Eisenhower à SHAEF, ni de Londres, ni de Washington. En fait, les termes de la capitulation employés par lui finalement avaient été rédigés par son chef d'état-major, le général Bedell-Smith, pour cette bonne raison qu'il ignorait l'existence d'un tel document. Faut-il s'étonner, dès lors, que les Soviets se soient sentis offensés ? Ou qu'ils en aient voulu aux Américains et aux Anglais de ne pas avoir retiré rapidement leurs troupes des territoires qui ne faisaient pas partie de leur zone d'occupation, ainsi que cela avait été convenu à Yalta ? Ou qu'au moment où j'écris ces lignes, ils soient blessés de voir que les forces d'occupation anglaises et américaines ne font aucun effort spécial pour exécuter le plan des réparations également établi à Yalta?
    Tous ces événements ne pouvaient manquer de provoquer une réaction au Kremlin. Il ne fait pas de doute que, depuis la victoire en Europe, Staline et ses conseillers ont décidé que, puisque la désunion des Alliés va en s'accentuant, il leur faut au plus vite songer à consolider leur barrière pour parer à toute éventualité. Les rideaux de fer ne poussent pas tous seuls. Il y a toujours une raison à leur origine. Si un Churchill peut parler d'un rideau de fer en Europe, un Staline peut, de son côté, indiquer les raisons qui rendent ce rideau nécessaire. Malheureusement, la politique internationale étant ce qu'elle est, la logique est remplacée par des formules telles que : « N'en faites-vous pas autant ? » Dans mon effort pour découvrir les causes profondes de la situation critique actuelle, je ne vois que ceci : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont été les premiers à brandir un poing ganté de fer et à abroger les décisions prises en commun.
    Il faut noter aussi qu'au moment où, les armes s'étant tues, le monde se réorganisait, nous avons failli à notre tâche primordiale qui était de jouer le rôle de médiateur entre la Grande-Bretagne et l'Union Soviétique, seuls pays dont les intérêts de sécurité s'opposent aujourd'hui. Au lieu d'arbitrer ces différends, comme mon père s'est toujours efforcé de le faire, nous nous rangeâmes du côté de l'une des parties. Bien pis, nous ne nous plaçâmes pas aux côtés de l'Angleterre, nous nous plaçâmes derrière elle.
    Ainsi, dans le cas tragique de la Grèce, quand les soldats britanniques, en dépit de la protestation ouverte du peuple anglais, tiraient de sang-froid sur les antifascistes grecs, nous nous rangeâmes derrière le Foreign Office en déclarant vraiment démocratique une élection qui n'était qu'une dérision. De même, en Turquie, nous favorisâmes les desseins des Anglais en amenant la Turquie, qui ne résistait d'ailleurs pas beaucoup, à s'opposer à toute demande soviétique tendant à établir un contrôle conjoint des Dardanelles. Géographiquement, deux pays contrôlent les Dardanelles : la Grèce et la Turquie. En soutenant les Anglais lorsqu'ils imposent des conditions antisoviétiques au sujet de ces détroits, dont l'importance est capitale, nous renions une fois de plus le principe de l'unité des Trois Grands.
    Il y a aussi le cas de l'Iran. Là, on pourrait parler de comédie si la situation créée n'inspirait pas plutôt de l'amertume. Le Conseil de Sécurité des Nations-Unies — sans égard pour les désirs du gouvernement iranien, sous l'influence anglo-américaine — continuait de considérer le problème de l'Iran comme s'il représentait une menace sérieuse pour la paix. Le déroulement des faits fut très simple : la Grande-Bretagne gardait jalousement le contrôle de ses concessions de puits de pétrole dans le Sud de l'Iran dans la proportion de cinquante et un à quarante-neuf, la part du lion étant évidemment réservée au Lion britannique. Quand l'Union Soviétique se risqua à réclamer une part de cinquante-cinq our cent pour les concessions du Nord de l'Iran (il ne faut pas oublier que l'Iran est tout près des gisements de pétrole russes de Bakou), on assista, au Conseil de Sécurité de l'O.N.U., à une journée de débats antisoviétique sur cette question. Partout, aux Etats-Unis, les journalistes et les commentateurs s'accordaient pour déclarer que les Russes avaient des visées impérialistes, si bien que le public, à force de lire et d'entendre si souvent cette fausse présentation des faits, fut presque prêt à l'accepter.
    Le cas de l'Iran n'est important que parce qu'il est significatif. Il montre qu'un petit groupe d'hommes décidés, à Londres et à Washington, s'applique à créer une atmosphère de haine de guerre contre les Russes, oubliant que ce sont les Russes qui ont supporté le choc de la puissance militaire du Reich, que ce sont eux aussi qui ont brisé cette puissance, démontrant une fois pour toutes leur importance dans la coalition pour la paix.
    Si je parle avec une telle vivacité, c'est que j'ai acquis, dans une certaine mesure — très faible d'ailleurs — le droit de le faire, puisque j'ai travaillé et effectué des vols avec des hommes que la guerre a tués en trop grand nombre. Il n'est pas agréable de constater que, si peu de temps après, on a déjà oublié ce qu'ils avaient fait, par la faute d'hommes qu'on n'avait jamais vus, depuis Pearl-Harbour, là où ils auraient dû être. Il n'est pas agréable de constater que la voix qui se fait le mieux entendre aujourd'hui est celle de ce nouvel « internationaliste », de ce membre du Congrès aux yeux de qui l'internationalisme est une combinaison internationale destinée à faire éclater une troisième guerre mondiale contre l'un de nos alliés de la se guerre mondiale.
    J'ai parlé tout à l'heure d'un « petit groupe d'hommes décidés » et j'ai ajouté qu'ils se trouvaient en partie à Washington. J'aurais dû peut-être m'exprimer d'une façon plus explicite. Je pense à des professionnels du Département d'Etat en qui mon père n'eut jamais confiance et parmi lesquels il faut comprendre ces hommes qu'on appelle à tort nos « experts » des affaires étrangères. Je pense à ces réactionnaires qu'on trouve dans les deux grands partis du Congrès, à ces hommes qui estiment plus important de décider de quel côté le pays devra se ranger à l'avenir, que de collaborer pour l'avenir. Je faisais allusion à nos champions de la « liberté de la presse », de cette presse qui lutte héroïquement pour la liberté de l'irresponsabilité ». Je pense à ceux qui vitupèrent le principe de l'unité des Trois Grands et qui proclament que le droit de veto est un « système vicieux »
    Je pense aussi à ceux qui ont ramené notre politique étrangère au niveau de la bombe atomique, à ces militaires qui, soucieux seulement de leur carrière, sont prêts d'ores et déjà à condamner notre civilisation à périr sous une masse de décombres.
    J'ai exprimé mon opinion en disant que la coutume et la tradition américaines s'opposent à ce que le destin de notre nation soit confié à des militaires. Ce n'est pas par pure coïncidence, j'en suis sûr, qu'il a été stipulé que le Président — civil par tradition — doit être le commandant en chef de l'armée et de la marine. Or, nous sommes bien obligés de constater que notre diplomatie d'après guerre est passée entre les mains des militaires. Je ne formule pas de critiques à l'égard de l'oeuvre accomplie par Marshall en Orient, pas plus qu'au sujet du général Bedell-Smith, à Moscou. Je ne nie pas non plus que l'amiral Leahy soit le meilleur conseiller qu'un président ait jamais eu en matière de diplomatie. Mais je veux souligner que des postes diplomatiques aussi importants devraient être confiés à des civils, qu'une démocratie pacifique comme les Etats-Unis d'Amérique ne devrait pas faire appel aux soldats pour l'informer et la diriger dans les affaires internationales. Les personnalités militaires devraient, lorsqu'elles entrent dans l'arène de la politique intérieure ou extérieure, se séparer d'abord complètement de l'armée et se retirer dans la vie civile.
    Le danger d'une diplomatie militaire est évident. Les militaires commandent l'armée, et une armée n'est un facteur de progrès que dans la mesure où elle est l'instrument d'une politique étrangère de progrès. En conséquence, aucun homme, quelque compétent ou large d'esprit qu'il soit, ne devrait pouvoir contrôler à la fois la politique étrangère et l'armée. Le comportement de nos soldats à l'étranger apporte une preuve intéressante à l'appui de cette thèse. Aussi longtemps que les G.I.'s furent convaincus qu'ils contribuaient à gagner la guerre, dans l'ensemble, ils renonçaient joyeusement et presque sans murmurer — à de rares exceptions près — au plaisir et au confort de leur foyer, à la vie de famille, pour assumer la responsabilité de lutter et de vaincre. Aucune manifestation de G.I.'s réclamant leur retour au pays n'eut lieu avant la conférence de Potsdam, c'est-à-dire lorsque la démocratie semblait avoir encore — et avait effectivement — une tâche bien déterminée à remplir, puisqu'il s'agissait d'administrer un nid de fascisme conquis. Mais dès qu'il apparut que ce pour quoi ils avaient combattu — et avant tout la « paix pour de nombreuses générations », assurée au monde par l'accord des Trois Grands à Téhéran -- était en train de se perdre, la clameur qui s'éleva de Paris à Tokyo fut enregistrée très nettement à Washington.
    Je tiens à souligner clairement que je ne suis pas opposé à l'idée de garder un nombre important d'Américains sous les armes. Au contraire, j'en suis partisan, à condition que cette armée soit employée comme élément des forces de sécurité prévues par la Charte des Nations Unies et que cette organisation soit basée sur le principe qui est à son origine, c'est-à-dire une unité toujours plus étroite des Trois Grands.
    J'en arrive à cette question :
    Que pouvons-nous faire, nous qui ne sommes pas simplement des membres du gouvernement des Etats-Unis d'Amérique, mais quelque chose de bien plus important, c'est-à-dire des citoyens américains ? Que pouvons-nous faire pour amener notre gouvernement à se remettre sur le chemin tracé par Franklin Roosevelt ?
     Afin de répondre à cette question, je dois dire très brièvement quel enseignement j'ai tiré d'abord de l'histoire, puis de l'expérience de mon père en tant que Président. Les plus grands de nos Présidents furent ceux, j'en suis convaincu, qui comprirent et sentirent le mieux la volonté consciente et intelligente du peuple. Si Lincoln ne put signer l'Acte d'Emancipation abolissant l'esclavage que deux ans environ après le début de la guerre civile, ce n'est pas faute d'une pression des Etats du Nord, mais parce que cette pression ne fut pas suffisamment forte. Dans la démocratie américaine, il existe un lien entre le Président et le peuple, lien qui n'est pas toujours ce qu'il devrait être. Nous qui sommes souverains, nous citoyens américains, nous devons aider nos Présidents à être de grands Présidents. Si Franklin Roosevelt fut un grand Président, c'est principalement grâce à la parfaite compréhension du peuple américain pendant son séjour à la Maison Blanche.
Franklin-and-Elliott-Roosevelt.gifFranklin et Elliott Roosevelt


Elliott ROOSEVELT
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30 janvier 2008 3 30 /01 /janvier /2008 16:48
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 
Chapitre
X : LA CONFERENCE DE YALTA (autres chapitres ici)

undefined    Bien que je n'aie accompagné mon père ni à Malte, ni à Yalta, au moment de la conférence, ni plus tard à Great Bitter Lake, en Egypte, j'ai été à même d'avoir plus d'une information de première main sur ce qui s'était passé dans ces divers endroits.
    Certaines de ces impressions m'ont été rapportées par ma soeur Anna, d'autres par Harry Hopkins. De plus, mon père trouva le temps de m'écrire quelques lettres où il me parlait de ses réactions. Grâce à ces échos différents — et individuels — qui concordaient tous dans les grandes lignes, et grâce aussi au compte rendu officiel du voyage, j'ai pu me faire une idée d'ensemble de ces événements.
    La conférence de Yalta, avec ses haltes à Malte et en Egypte, est, de toutes les réunions des Trois Grands, celle qui a duré le plus longtemps. Mon père était resté en voyage pendant cinq semaines. Ce fut aussi celle qui permit aux dirigeants des trois puissances d'avoir le plus d'entretiens. Il y eut huit sessions officielles et plusieurs conversations privées pendant les huit jours que mon père passa en Crimée, et la gamme complète des questions militaires et politiques y fut étudiée. Pourtant cette conférence ne fut pas la plus importante de toutes.
    La raison en est bien simple : les principales décisions avaient été prises ailleurs :.à Washington, au Caire, à Téhéran. A Yalta, le Maréchal soviétique, le Premier Ministre britannique et le Président des Etats-Unis, accompagnés de leurs assistants militaires et diplomatiques, avaient pour tâche d'étudier en détail des questions sur lesquelles ils étaient déjà d'accord dans les grandes lignes. Le nombre des conseillers qui assistèrent aux débats était plus important que les autres fois.
    Il ne s'agit pas de nier l'importance de ces détails, mais le tableau d'ensemble avait été établi à Téhéran. Si mon père avait vécu, il y aurait sans aucun doute eu ensuite d'autres rencontres des Trois Grands, après celle de Potsdam. La Conférence de Yalta était nécessaire parce que la ligne politique arrêtée à Téhéran n'avait pas été suivie sans heurts à Dumbarton Oaks. Les délégués des trois puissances venant juste au-dessous des Trois Grands n'étaient pas tout à fait d'accord entre eux. A Yalta, une fois de plus, l'unanimité était réalisée et le squelette du monde d'après-guerre se couvrait de chair. C'est là que réside l'importance de la rencontre de Yalta.
    Les Trois Grands s'étaient réunis en Crimée pour la commodité de Staline, dont l'Armée Rouge avait déclenché l'offensive d'hiver, une semaine environ avant le départ de mon père de Washington. On disait que cette offensive avait été avancée d'une semaine, et cela en dépit du mauvais temps, afin de diminuer la pression des Allemands sur les troupes alliées à l'ouest. ,
    Le choix de Yalta comme siège de la conférence, n'enchantait pas, tant s'en faut, le Premier Ministre britannique. C'est Harry Hopkins qui rapporta à mon père la réaction de Churchill.
—    Il dit que, si nous avions passé dix ans en recherches, nous n'aurions pu faire un plus mauvais choix... Il n'y a que deux choses qui prospèrent dans ce pays : le typhus et les poux.
    Le lendemain, le Premier Ministre envoya un message à mon père : il y avait six heures de voiture entre l'aérodrome de Saka et Yalta : la route qui reliait ces deux localités à travers la montagne était au meilleur cas peu rassurante, mais probablement à peu près impraticable. Il ajoutait que les Allemands avaient fait dans cette région, avant de l'évacuer, de tels ravages que la santé des délégués y serait en danger permanent.
    On prit note des communications du Premier Ministre et on classa ses messages. Par la suite, à Malte où mon père se rendit le 2 février, Harriman qui était venu au devant de lui, lui apprit que la route en question ne laissait rien à désirer pas plus que les conditions sanitaires.
    C'est dans l'île de Malte qu'eurent lieu les premières conférences militaires. Il est caractéristique du succès des armées alliées que la seule question du ressort de l'état-major interallié qu'on y discutât fut celle de savoir quelle partie des forces alliées serait affectée à la bataille d'Europe et quels renforts seraient envoyés sur le théâtre du Pacifique.
    L'Amiral King et les officiers de la Marine, qui, pour des raisons évidentes, portaient plus d'intérêt à la guerre contre le Japon, s'opposaient — assez mollement, il est vrai — à la thèse du général Marshall, selon laquelle il fallait consacrer le maximum de forces armées au front d'Europe afin d'écraser les Allemands le plus vite possible. Au moment de l'arrivée de mon père, les chefs interalliés étaient déjà en conférence depuis plusieurs jours. Les deux entrevues qu'ils eurent alors, l'une avec mon père, l'autre avec Churchill, leur permirent d'aplanir les divergences de vues qui les séparaient encore sur certains points secondaires.
    Mon père et Anna trouvèrent néanmoins le temps de visiter. Ils firent une promenade de cinquante kilomètres à travers Malte sous un soleil radieux, et allèrent voir la pierre où était gravée la citation que mon père avait décernée aux Maltais, lors de son dernier séjour dans cette île.
    Le départ vers la Crimée se fit la nuit. Le trajet à parcourir était de deux mille deux cents kilomètres. Durant toute la nuit, on entendit, à des intervalles de dix minutes ou d'un quart d'heure, le ronflement d'un C-54 qui prenait son envol à l'aérodrome de Luga, pour se tourner vers l'Est, dans la direction de la pointe sud de la Grèce, puis vers le Nord-Est, afin de survoler la mer Egée et la mer Noire, dans la direction de Saki, cependant qu'au-dessous d'eux, des navires de guerre américains et soviétiques croisaient, en prévision d'un amerrissage forcé. L'appareil n° 1, celui de mon père, qui transportait en outre Leahy, Mc Intire et Brown, ainsi que Pa Watson, Mike Reilly et Arthur Prettyman, était escorté depuis Athènes de six chasseurs, dont l'un dut rebrousser chemin à cause d'une panne de moteur. A midi, l'appareil présidentiel atterrit sur le sol soviétique. Les passagers furent accueillis par Molotov, le secrétaire d'Etat, Stettinius et Averell Harriman. Vingt minutes plus tard, l'avion du Premier Ministre britannique se posa à son tour. Un régiment de la Garde de l'Armée Rouge leur rendit les honneurs et l'orchestre militaire joua tour à tour The Star Spangled Bannes, God Save the King et l'lnternationale. Quelques minutes après, Anna et mon père montèrent dans une limousine russe, conduite par un chauffeur russe, qui les mena d'abord à travers une campagne, ondulante de collines et couverte de neige, pour s'engager ensuite dans les hauteurs. La route de Saki à Yalta était gardée par des soldats russes. Anna dit, en tirant mon père par la manche :
—    Regarde! Que de femmes parmi ces soldats.
    La longue file d'automobiles transportant les délégués américains, se dirigea vers le Palais de Livadia, jadis palais d'été des tsars, aménagé par la suite en maison de convalescence pour les tuberculeux et où les Allemands avaient installé, provisoirement, leur quartier général. Avant d'évacuer le Palais, les Allemands l'avaient pillé et n'y avaient laissé que deux petits tableaux. Ceux-ci servirent à orner un mur de la chambre destinée à mon père. Mais les Russes avaient apporté, de Moscou, un mobilier complet d'hôtel, aussi adéquat qu'il leur avait été possible de trouver, et fait venir tout un personnel. La fille de Harriman, Kathleen, était là pour accueillir les hôtes. Ils étaient tous très fatigués. L'emploi du temps de la soirée ne comportait que trois points : bain, dîner, lit. Le général Marshall se vit attribuer l'ancienne chambre du Tzar, l'amiral King, celle de la Tzarine.
    La villa réservée à Churchill était située à une vingtaine de kilomètres de là, et celle qu'occupait Staline, à dix kilomètres. Le maréchal arriva de bonne heure, le lendemain matin, qui était un dimanche. A quatre heures de l'après-midi, il vint rendre visite à mon père, en compagnie de Molotov. A cinq heures, la conférence était réunie en première session officielle, autour de la grande table ronde, dans l'immense salle de bal du Palais de Livadia. Cette réunion dura deux heures et quarante minutes et elle donna le ton aux réunions suivantes. Il y en eut tout sept, à raison d'une par jour. Seule, la dernière réunion fut plus courte.
    Le travail accompli était considérable. Les questions suivantes furent discutées :
1.    Les détails de la guerre contre l'hitlérisme, au sujet desquels l'unité des Alliés avait été réalisée. (Tandis que les conférences se poursuivaient, l'Armée Rouge avançait à une cadence jamais encore atteinte. Les délégués de l'armée de terre et de mer anglais et américains se demandaient même si la résistance allemande ne se trouverait pas définitivement brisée et si la défaite du Reich hitlérien, la plus forte puissance fasciste du monde, ne se produirait pas avant la fin de la conférence.)
2.    L'occupation et le contrôle de l'Allemagne, après sa défaite. En arrivant en Crimée, mon père espérait convaincre ses partenaires que le contrôle de l'Allemagne devait être centralisé et non point divisisé en zones. D'après lui, le contrôle et l'administration devaient former un tout, centralisé entre les mains des Alliés, non seulement au sommet de l'échelle, mais aussi à tous les degrés. Cette thèse fut cependant accueillie avec tiédeur par les Anglais et les Russes. Et ils finirent par persuader mon père de la nécessité d'adopter le système des zones. C'est à Yalta que les lignes de démarcation furent établies, d'un commun accord, ainsi que les dates auxquelles les différentes armées devaient instituer le contrôle administratif dans chaque zone particulière.
    « Nous sommes fermement décidés, écrivaient les Trois Grands, à détruire le militarisme allemand et le nazisme, et à prendre des mesures pour que l'Allemagne ne puisse plus jamais menacer la paix du monde. Nous sommes résolus à supprimer ou à contrôler toute industrie allemande...
    Mon père préconisait ce que nous appelons, chez nous, « le plan Morgenthau », d'après lequel il fallait frapper au coeur le potentiel de l'industrie allemande. Sans industrie, aucun pays ne saurait, en effet, se lancer dans une guerre moderne. Ce projet intéressa Staline, et ce n'est de la faute ni de l'un ni de l'autre si ces dispositions énergiques n'ont pas été appliquées.
3.    Les réparations à exiger de l'Allemagne furent également fixées. Les échéances furent prévues. On étudia également le caractère de ces réparations, l'équipement industriel, etc. (Ces plans n'ont, d'ailleurs, été exécutés, ni par les Anglais ni par les Américains.)
4.    Une conférence des Nations-Unies, dont les principes avaient été établis à Dumbarton Oaks, suivant les grandes lignes, tracées à la Conférence de Téhéran, était décidée. Elle se réunirait à San Francisco, au plus tard dans les deux mois qui suivraient.     A Dumbarton Oaks, des difficultés avaient surgi au sujet de la procédure. Le veto d'un des Trois Grands devait-il entraver l'action du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, au cas où le besoin d'une action contre un pays accusé d'agression se ferait sentir?
    A Yalta, les Trois Grands attaquèrent le problème de face et sur le plan qu'il exigeait. Mon père et Staline approuvaient le principe du veto pour les Trois Grands. Ils partaient de ce point de vue, simple et clair, que la paix ne saurait être maintenue sans la participation des trois grandes puissances. Si l'une d'elles entre en conflit avec les deux autres, la paix s'en trouve menacée. Seuls, un accord complet et une unité de buts peuvent sauver la paix.
    C'est mon père qui apporta une solution au problème de la procédure. Les Trois Grands, ainsi que la Chine et la France, devraient, d'après cette solution, se trouver unanimement d'accord, avant que l'organisation mondiale puisse prendre des mesures militaires ou économiques contre l'agresseur. Cependant, tout groupe de sept membres, parmi les onze participants du Conseil de Sécurité, pourrait citer un pays agresseur devant le tribunal de l'opinion mondiale pour lui demander des comptes.
    Mon père soulignait énergiquement la nécessité de maintenir une unité complète entre les nations, et en particulier entre les Trois Grands. L'application du principe du veto était destinée à sauvegarder cette unité.
5.    Les Trois Grands répondirent aux questions que posait la libération des pays d'Europe occupés par l'Allemagne, et, ce faisant, réaffirmèrent les principes de la Charte de l'Atlantique : droit des peuples à se gouverner eux-mêmes, à décider librement de la forme de leur gouvernement, et liberté des élections.
    En ce qui concerne la Pologne, Staline insista pour que la frontière orientale de ce pays fût tracée suivant la ligne Curzon, avec quelques modifications, peu importantes, en faveur de la Pologne. En même temps, il se déclara partisan d'une Pologne forte et capable de se suffire à elle-même, grâce à l'annexion de certains territoires au Nord et à l'Ouest aux dépens de l'Allemagne. La question du futur gouvernement de la Pologne devait être résolue par un compromis permettant la constitution d'un gouvernement d'union nationale. Il existait, à Moscou, un gouvernement polonais, soutenu par les Russes, et les Anglais, de leur côté, soutenaient l'ancien gouvernement polonais réfugié à Londres. Mon père joua, dans cette affaire, un rôle de médiateur et d'arbitre, si important pour le maintien de l'unité.
7.    Churchill, qui défendait jalousement les intérêts britanniques dans les pays méditerranéens et balkaniques, insista sur la question de la Yougoslavie. Il fut convenu qu'un parlement temporaire serait institué dans ce pays, comprenant certains membres du dernier parlement yougoslave. A cet égard, Staline imposa une réserve : ne pourraient siéger au parlement que des personnalités non compromises par leur collaboration avec l'ennemi.
8.    Mon père était convaincu que les Trois Grands devaient se rencontrer fréquemment. La Conférence de Yalta, qui avait lieu un an à peine après celle de Téhéran, en était la preuve. Il fut donc décidé que les ministres des Affaires étrangères des trois puissances se réuniraient régulièrement.
9.    Les Trois affirmèrent sagement, solennellement, et en toute sincérité, que « seules une coopération étroite et la compréhension réciproque des trois puissances ainsi que des autres nations éprises de la paix... peuvent assurer une paix durable... » Le premier mot de cette citation, ainsi que le chiffre de Trois méritent une attention particulière.
    Sur la foi du témoignage de Harry Hopkins, je puis affirmer que Churchill, Staline et Roosevelt se montrèrent à Yalta plus unis que lors de la Conférence de Téhéran. Et il était évident que c'était mon père qui dirigeait les discussions, plus, encore que dans les réunions précédentes. Ce n'est pas par pur hasard qu'il figure au centre sur les photographies prise à Yalta. Il dominait Winston Churchill plus complètement que les autres fois. Joseph Staline se montrait également disposé à suivre les conseils de mon père et à accepter ses propositions.
    C'est aussi à Yalta que, dans une mesure plus grande que lors des autres conférences, on prit conscience de l'énorme responsabilité qui reposait sur les épaules des trois chefs d'Etat. Certes, des divergences de vues subsistaient à tous les échelons, et même au sein de chaque délégation. Ainsi, mon père n'accordait pas une confiance illimitée à tous ses conseillers. Ces petits désaccords, cependant, s'effaçaient devant la tâche commune, une tâche grandiose : la construction d'une paix forte et durable.
    Quelques incidents fort significatifs marquèrent la Conférence de Yalta.
    Un soir, au cours d'un dîner donné par Staline., mon père fit l'éloge du champagne russe, et cela non seulement pour des raisons diplomatiques, mais aussi, en toute sincérité. Flatté, son hôte lui apprit que cette boisson provenait de son pays d'origine : la Géorgie. La satisfaction de Staline se manifesta par des sourires encore plus cordiaux lorsque mon père dit qu'il comptait se faire représentant du champagne géorgien en Amérique, après la guerre, quand il ne serait plus président, en ajoutant qu'il espérait bien faire fortune par ce moyen.
    De leur côté, les Russes firent observer, diplomatiquement, qu'il avait fait mauvais temps en Crimée jusqu'à l'arrivée de mon père. Ils faisaient allusion à la légende qui veut que les Roosevelt amènent le beau temps avec eux.
    La Conférence de Yalta fournit également l'occasion d'un échange de présents et de décorations. Mon père remit des médaillons spécialement gravés à Churchill, à Staline, à Eden et à Molotov. Il offrit, en outre, à Staline, un exemplaire du livre intitulé La Cible : l'Allemagne. C'était peut-être une discrète allusion politique à l'importance du plan Pointblank qui réglait le détail du bombardement des points stratégiques de l'Allemagne. Il remit, en outre, au maréchal, huit décorations : deux médailles de la Legion of Merit au titre de Grand Commandeur, et six médailles de la Legion of Merit au titre de Commandeur, que Staline devait décerner à huit généraux de l'Armée Rouge.
    Lorsque la délégation américaine quitta le Palais de Livadia, le dimanche 11 février, le personnel du palais la pourvut généreusement de vodka, de plusieurs sortes de vin, de ce champagne géorgien qui avait conquis mon père, de caviar, de beurre, d'oranges et de mandarines. Cela rappela à ma soeur Anna un petit incident qui s'était produit au cours d'une promenade qu'elle avait faite en compagnie d'un agent du service secret soviétique parlant anglais. Ayant rencontré un groupe d'enfants russes, ma soeur eut l'idée de leur offrir quelques barres de chocolat.  Les enfants les acceptèrent, mais l'agent du service secret les lui rendit, d'un air grave et ferme, en disant :
—    Ces enfants sont nourris comme il faut. Nous ne voudrions pas que notre visiteuse américaine s'imagine qu'ils manquent de quoi que ce soit.
    Avant la fin de la conférence, Staline confirma la promesse qu'il avait déjà faite à Téhéran : dans les six mois qui suivraient la victoire en Europe, il déclarerait la guerre au Japon. Puis, après un moment de réflexion, il modifia le délai et le ramena à trois mois.
    Outre les décisions figurant dans la déclaration officielle, les Trois Grands convinrent que la sécurité de l'Union Soviétique dans le Pacifique exigeait la reconnaissance du droit de ce pays aux îles Kouriles, ainsi qu'à la partie sud de file de Sakhaline. Plus tard, on reprocha à mon père et à ses partenaires, d'avoir conclu des « accords secrets », mais les critiques oubliaient, évidemment, le fait qu'une telle convention ne pouvait être rendue publique à une époque où la Russie n'était pas encore en guerre contre le Japon. Il est d'ailleurs faux d'affirmer que les îles Kouriles étaient le « prix » demandé par les Russes pour leur entrée en guerre contre le Japon. Staline avait déjà proposé son intervention un an auparavant, à Téhéran, sans avoir pensé à une « contre-partie  ».
    Mon père arriva à Sébastopol à la tombée de la nuit. Dans le crépuscule, cette ville, l'une des plus éprouvées par la guerre, lui offrit un spectacle morne et lugubre. Ce n'était guère plus qu'un champ de ruines, avec çà et là un pan de mur qui se dressait pomme un panneau publicitaire. On dit à mon père qu'au moment où les Allemands évacuaient la ville, il ne restait que six bâtiments debout.
    Mon père passa la nuit à bord du navire auxiliaire U.S.A. Catoctin, et, le matin, il prit l'avion pour l'Egypte, où il atterrit à l'aérodrome Deservoir, après avoir fait mille six cents kilomètres. Là, le croiseur lourd Quincy, le même qui 'avait amené les voyageurs de Newport News jusque-là, les attendait. Autre chose les y attendait encore, des nouvelles sur la façon dont le monde avait accueilli les délibérations de Yalta : Herbert Hoover lui-même avait admis, à contre-coeur, que « cela donnerait de grands espoirs au monde ».
    Mon père parcourut quelques éditoriaux parmi ceux qui lui avaient été câblés, puis envoya à Staline un long télégramme pour le remercier de son hospitalité. Il se terminait ainsi : « Je suis persuadé que les peuples considéreront les résultats de cette réunion... comme une réelle garantie que nos trois grandes nations pourront collaborer dans la paix aussi efficacement qu'elles l'ont fait dans la guerre, »
    Mon père reçut trois visiteurs à bord du Quincy. Anna m'a dit, depuis, qu'il était déjà fatigué, épuisé par la tension des dernières semaines, et amaigri. Il vivait sur ses nerfs. Il tint cependant à recevoir ces personnalités importantes et à avoir un entretien avec elles.
    La série des visites commença par celle du roi Farouk d'Egypte. Ils parlèrent des achats de coton que les Etats-Unis avaient faits en Egypte pendant la guerre et de l'importance des échanges commerciaux, après la guerre. Mon père dit également au roi Farouk qu'il prévoyait une grande affluence de touristes américains dans la vallée du Nil.
    Au cours du même après-midi, mon père reçut un autre visiteur royal : le brun Haïlé Sélassié, le Lion Conquérant de Juda. L'empereur d'Ethiopie .parla avec animation à mon père des réformes qu'il introduisait dans son pays et déclara qu'il partageait avec joie l'espoir de mon père de voir se resserrer, après la guerre, les rapports entre les Etats-Unis et l'Ethiopie.
    Le lendemain matin, ce fut le tour d'Ibn Séoud, roi de l'Arabie séoudite. Le souverain arabe était venu à bord d'un destroyer américain. Tandis que le navire se rangeait près du Quincy, mon père et ceux qui l'accompagnaient purent voir les tentes qui avaient été montées sur le pont pour permettre au roi de dormir en plein air. Afin de satisfaire à la coutume musulmane qui exclut la présence d'une femme en pareille circonstance, ma soeur s'éclipsa discrètement ce jour-là et alla visiter le Caire.
    Le Roi et le Président parlèrent d'abord de la question juive en Palestine. Mon père avait espéré pouvoir persuader Ibn Séoud que l'équité aurait voulu que les dizaines de milliers de Juifs chassés de leurs foyers d'Europe et qui erraient, en butte aux persécutions, pussent s'installer en Palestine. Plus tard Bernard Baruch m'a dit que, parmi tous les hommes à qui mon père avait eu affaire dans la vie, il n'en avait jamais rencontré un dont il pût moins obtenir que de ce monarque arabe à la volonté de fer. A la fin de la conversation, mon père lui promit de ne jamais sanctionner aucun geste américain hostile au peuple arabe.
    Il fut également question, au cours de cette entrevue, du Liban et des colonies françaises à forte population arabe. Mon père dit à Ibn Seoud qu'il possédait la promesse écrite du gouvernement français que l'indépendance serait accordée à la Syrie et au Liban. Il lui assura qu'il pouvait écrire à n'importe quel moment au gouvernement français pour lui demander d'honorer sa parole et qu'il soutiendrait les Libanais et les Syriens par tous les moyens à l'exclusion de la force.
    Ibn Seoud regardait avec envie le fauteuil roulant de mon père. Il ne fut pas peu étonné lorsque mon père le lui offrit aussitôt.
    Le Quincy se dirigea ensuite vers la Méditerranée, en passant par le canal de Suez. Alger fut la première étape du long voyage du retour. Le navire y fit une brève halte, tandis qu'on attendait la réponse à cette question : « De Gaulle continuera-t-il à bouder ou daignera-t-il rendre visite au Président à la suite de l'invitation de celui-ci. » La réponse vint par l'intermédiaire de l'ambassadeur Caffery :
    « Pour toute une série de raisons, de Gaulle ne peut quitter Paris en ce moment. C'est regrettable, mais Alger est loin, etc., etc... »
    Mon père haussa les épaules et le Quincy prit le large en direction de Newport News.
    Le retour de cette conférence couronnée de succès fut triste. Un des plus vieux amis de mon père, qui fut aussi un de ses plus intimes collaborateurs, Pa Watson, tombé malade après le départ d'Alexandrie, mourut au milieu de l'Atlantique. Mon père arriva à la Maison Blanche dans un état de lassitude extrême. Anna m'a dit plus tard qu'après une telle traversée cela n'avait rien d'étonnant.
    Et pourtant, lorsqu'il retrouva ma mère, il lui dit avec le même enthousiasme qu'autrefois :
—    As-tu vu le communiqué de Crimée ? Désormais la route est tracée. Elle va de Yalta à Moscou, à San Francisco et à Mexico, à Londres, à Washington et à Paris. Et il ne faut pas oublier qu'elle passe par Berlin !
    « Nous venons d'avoir une guerre mondiale, conclut-il, mais d'ores et déjà nous construisons la paix mondiale ».

…à suivre : Chapitre XI : CONCLUSION

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23 janvier 2008 3 23 /01 /janvier /2008 19:20
 
ECRITS POLITIQUES
FRANKLIN DELANO ROOSEVELT
COMBATS POUR DEMAIN

(autres textes)

 

CHAPITRE DEUXIEME  - Première partie

Le nouvel ordre économique


"LES EXPLOITATIONS FINANCIÈRES, SANS FREIN NI CONTROLE, ONT ÉTÉ UNE DES CAUSES PRINCIPALES DE LA TRAGIQUE CONDITION OÙ NOUS NOUS TROUVONS"

undefined    Les compagnies Holdings ont été la cause de maux très graves qui doivent disparaître, si nous voulons avancer dans les différentes branches de l'activité commerciale. La forme de la Compagnie Holding est telle qu'elle se prête aux combinaisons secrètes, frauduleuses et aux mauvaises gestions. Elle est, en principe, une supersociété, artificielle, destinée à donner une consigne commune à des affaires plus ou moins apparentées. Certaines remplissent ces conditions, honnêtement et avec profit pour tous ceux qui y participent ; malheureusement, les tentations sont trop grandes et d'autres abusent de la concentration de pouvoirs financiers entre les mains de quelques individus, pour servir des intérêts purement égoïstes.

    Ces compagnies avaient été créées par des groupes entreprenants, elles donnaient un pouvoir plus étendu d'administration, facilitaient les combinaisons de vente ou de financement entre les sociétés, rendaient facile l'écoulement des valeurs. Le public fut pris au mirage et confondit grandeur avec honnêteté.

    Dans le passé, les besoins urgents de notre industrie pouvaient justifier la création des compagnies holding, mais les irrégularités insolentes et les pertes gigantesques qui se sont produites, appellent un contrôle serré.

    Auparavant, les grandes industries étaient dirigées par leurs propriétaires. Aujourd'hui, il en est autrement ; les actions des sociétés sont entre les mains du public qui ne manifeste pas la moindre curiosité de connaître les usines ou les bureaux des affaires dans lesquelles il a investi ses capitaux. Il n'a aucun sentiment de la fierté que donne le sens de la propriété ou de l'association dans une entreprise dont les produits sont les fruits de son travail et de son intelligence. Le contrôle est dans des mains anonymes, et souvent même, assuré par une autre société détenant la majorité des actions.

    Quand les affaires se développèrent au point de ne pouvoir être administrées par un seul individu, les Conseils d'administration considérèrent les intérêts qu'ils géraient comme autant de gages avec lesquels ils pouvaient spéculer ; ils devinrent trop souvent le fief de quelques puissants seigneurs, dans lequel le petit actionnaire n'avait pas droit au chapitre. On oublia qu'un porteur de dix actions possédait le droit de demander une gestion efficace et honnête autant que le porteur de mille titres.

    Des ressources plus vastes étant nécessaires, les banquiers en profitèrent ; de nombreux financiers sans scrupule ne s'occupèrent que de la vente des titres sans s'inquiéter de la marche des sociétés. Plus ils vendaient, plus ils gagnaient ; malgré cela, ils inventaient des procédés et des excuses pour des lancements toujours nouveaux.

    La tragédie et la désillusion d'aujourd'hui sont la conséquence inévitable de ce contrôle conjoint par le monde des affaires et de la finance ; les résultats que nous voyons, n'auraient pas eu lieu sans cette collusion qui a annihilé toute moralité, en respectant, peut-être, la lettre de la loi. La Commission fédérale de l'industrie peut fournir avec une évidence incontestable, des faits, des chiffres, des cas précis de vols, de renseignements erronés, de corruption et d'abus de ventes de titres. Des directeurs sans conscience, signaient des contrats illégaux pour leur profit, beaucoup plus que pour celui de la Société qui, grassement, les payait, recevaient des émoluments fantastiques pour des soi-disant services rendus à titre d'experts, avaient pour principe de cacher ce qui se passait à l'intérieur de leur Société. Comptes truqués, dissimulation d'actifs, confusion délibérément créée par d'innombrables accords entre compagnies, enquêtes arrêtées au moyen de procédés retors, mais légaux, ne sont qu'une partie des abus qu'on peut leur reprocher.

    Quel recours pouvait avoir le petit actionnaire, même s'il avait connaissance de ces trafics ?

    Si, au nom de la morale, on demandait à ces gens-là : « Que pense votre conscience de ces procédés ? », ils répondraient : « l'essentiel pour nous est de ne pas contrevenir à la loi » ou bien « Combien de temps avons-nous encore pour continuer ces opérations ? »

    Ainsi, ces compagnies holding, qui affectaient par leurs manoeuvres le bien-être et le bonheur de milliers d'hommes et de femmes, étaient le plus souvent conduites et inspirées par des considérations les plus viles. Nous devons, en conséquence, faire la lumière sur ces agissements pour que, une fois le public au courant, de telles irrégularités ne puissent plus se produire.

    Nous devons avoir un système uniforme de comptabilité.

    Les actionnaires, dûment représentés, doivent avoir le droit, à tout moment, d'examiner la copie des délibérations du Conseil, les contrats de chaque Compagnie avec ses directeurs ou administrateurs ou avec d'autres compagnies. Les noms de chaque actionnaire avec le nombre d'actions possédées par lui, doit pouvoir être connu. Les irrégularités cesseraient automatiquement si les directeurs savaient qu'ils sont surveillés.

    Les exploitations financières, sans frein ni contrôle, ont été une des causes principales de la tragique condition ou nous nous trouvons. Les consolidations, les fusions inutiles ont jeté des milliers de gens dans la rue. Le public est en droit d'avoir confiance dans les méthodes et dans les hommes qui manient les capitaux. Nous sommes à même de la lui redonner, en nettoyant la maison et en la tenant propre.

    Au risque de me répéter, j'aimerais exprimer ce que j'ai déjà dit : « Si nous devons restreindre les opérations du spéculateur, du manipulateur et du financier, c'est pour protéger l'individualisme et non pour l'entraver. »

    Ceux qui assurent le contrôle des grandes combinaisons industrielles et financières, doivent donner satisfaction aux exigences du public. Ils n'ont pas voulu être des hommes d'affaires, mais des « princes de la propriété ». Nous leur rappellerons qu'ils doivent assumer avec compétence les responsabilités inhérentes à leur position, travailler pour le bien commun et non pour eux-mêmes. Ils doivent à l'occasion sacrifier leur propre intérêt pour le bénéfice de tous. »

    C'est alors que le Gouvernement entre en jeu. Quand le « requin », le concurrent sans moralité, le lanceur d'affaires sans pondération, un Ishmael ou un Insull refusent de se plier aux méthodes saines qui assurent le bien-être des masses et menacent de conduire l'industrie à l'anarchie, le Gouvernement doit prendre immédiatement les mesures propres à faire cesser cet état de choses.


Franklin Delano Roosevelt
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20 janvier 2008 7 20 /01 /janvier /2008 16:00
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 
Chapitre
IX : DU CAIRE-TEHERAN A YALTA (autres chapitres ici)


dday-Normandy.jpg     Rien de particulièrement important ne marqua pour moi les semaines qui suivirent les dernières sessions de la conférence du Caire, et que je passai en Italie. Usant à peu près d'autant de discrétion que n'importe lequel de nos soldats, du plus petit au plus grand, je m'efforçai de puiser à la source toujours jaillissante de la rumeur publique pour découvrir si notre unité serait ou non envoyée en Angleterre.
    A l'époque où le bruit commençait à courir que nos chances étaient plus réduites que jamais, c'est-à-dire, d'après mon expérience des choses de l'armée, qu'elles étaient plus grandes que jamais, une rumeur inquiétante parvint à nos oreilles : on projetait un ultime assaut contre les défenses allemandes à travers l'Italie jusqu'à un point de la côte ouest, près de Rome, la tête de pont d'Anzio. Ce que je savais des méthodes stratégiques élaborées par les chefs d'état-major interallié, en Egypte d'abord, en Iran ensuite, semblait indiquer que pareille aventure ne pouvait guère être prise au sérieux.
    Toutefois, avant que les derniers préparatifs en vue de cette campagne fussent achevés, je reçus l'ordre de me présenter au quartier général de Spaatz, en Angleterre. Là on m'apprit en quoi consisterait ma nouvelle tâche. Je devais réorganiser les forces aériennes de reconnaissance des Etats-Unis, le VIIIe Corps (bombardement stratégique) et le IXe (bombardement léger, tactique), et superviser les opérations de façon à recueillir toutes les informations nécessaires au débarquement en Europe.
    Peu après, j'appris le débarquement allié à Anzio. Mais ce ne fut que quelques semaines plus tarde à l'occasion d'une rencontre avec le général Eisenhower, que je compris ce qui s'était passé exactement. C'était Churchill qui avait pris l'initiative de cette opération surnommée « Shingle », qui, de toute évidence, était sa dernière tentative — toute personnelle et faite d'autorité — pour imposer l'invasion de l'Europe par le sud de préférence au débarquement à l'ouest.
    Le 19 janvier, mon unité vint grossir les rangs, toujours plus nombreux, des soldats américains en Angleterre. Aussitôt nous nous mîmes au travail aux côtés de nos collègues britanniques de la R.A.F. Ayant formulé ailleurs des critiques sur les hommes de guerre britanniques, je tiens à souligner ici que les officiers de la R.A.F. avec qui j'ai collaboré de mi-janvier au jour J et, par la suite, jusqu'à la capitulation définitive des Allemands, formaient une équipe de militaires parfaitement compétents, connaissant leur métier sur le bout des doigts, acharnés au travail, chacun en particulier et tous dans leur ensemble, et profondément désireux de gagner la guerre le plus vite possible. Non seulement ils font honneur à leur pays, mais c'est aussi grâce à eux que le débarquement n'a entraîné que des pertes relativement minimes. Je sais que j'exprime l'opinion de tous les officiers américains qui ont travaillé avec les membres de la R.A.F. affectés aux reconnaissances en affirmant qu'ils ont contribué pour une très grande part aux succès des armées alliées en Europe.
    Janvier passa, puis février et mars... C'est en avril que, pour la première fois, un fait concret indiqua que le plan établi à Téhéran et concernant des bombardements « en navette » de l'Allemagne, dirigés d'une part d'Angleterre et de Russie, de l'autre d'Italie et de Russie, était en voie de réalisation. Un général soviétique arriva à SHAEF (Supreme Headquarters of Allied Expeditionary Forces), eut quelques conversations préliminaires, puis repartit. Par la suite, au mois de mai, je fus désigné pour accompagner les généraux Fred Anderson et Fred Curtis, ainsi que quelques officiers d'état-major, de la Huitième Force Aérienne, pour visiter en Russie les aérodromes qui nous étaient provisoirement réservés et régler tous les détails en vue de ces opérations « va et vient ».
    Il était réconfortant d'apprendre que les Russes étaient d'accord pour participer à ce plan de bombardements, et qu'ils comptaient soutenir nos bombardiers par des avions de chasse. Mais ce qui nous faisait surtout plaisir, c'est la nouvelle qu'ils allaient autoriser des reconnaissances photographiques aériennes. C'est cette dernière circonstance qui m'a valu la mission dont je viens de parler.
    Ce voyage me permit de revoir quelques villes qui m'étaient déjà familières, Casablanca, Tunis, Le Caire, Téhéran (où nous avons pris à bord un navigateur et un opérateur de radio de l'Armée Rouge), avant de nous diriger vers Moscou. Ce fut le premier des deux voyages en Russie que j'effectuai pendant la guerre. Je n'y fis, cette fois, qu'un séjour d'un peu plus d'une semaine, et le souvenir que j'en gardai est forcément un peu sommaire, encore que vivace. Je me souviens des larges avenues de Moscou, du banquet donné en notre honneur par, quelques officiers supérieurs de l'aviation soviétique, au cours duquel j'étais placé entre deux Russes, et de notre conversation réduite à la pantomime. Je me souviens du Kremlin où nous sommes allés rendre visite à Molotov — un immense édifice auprès duquel le Pentagon (Bâtiment de dimensions importantes, qui abrite les services administratifs de l'Armée) de Washington est une maison naine et qui ne ressemble à aucun des nombreux bâtiments publics parmi tous ceux que j'ai visités, avec ses épais tapis rouges dans les couloirs et ses enfilades de salles confortablement meublées. Je me souviens du magnifique opéra où j'ai vu La Fille des Neiges de Rimsky Korsakoff, représentation bien plus belle, bien mieux mise en scène et mieux chantée que celle que l'on donne de la même oeuvre dans notre Metropolitan Opera, à New-York. Je me souviens aussi du public à l'Opéra, composé pour quatre-vingt-dix pour cent d'uniformes, mais parmi lequel on apercevait aussi des femmes fort élégantes. Nous assistâmes ensuite à un dîner à l'Hôtel de Moscou avec des correspondants de presse américains, au nombre de sept. Pendant le peu de temps dont nous disposions, ils me dirent ce qu'ils savaient du pays. J'appris que le repas que nous faisions coûtaient à leurs directeurs la modeste somme de près de 700 dollars, alors que le coût mensuel des rations alimentaires russes n'était que de cinq dollars par personne. C'était bien dans l'esprit d'une politique destinée à décourager les gens de prendre leurs repas à l'hôtel ou au restaurant. J'appris également que les officiers, les danseuses-étoiles, les écrivains et les savants bénéficient d'une réduction de 50 % à 75 % sur tous leurs achats. J'appris enfin que pour les Russes un effort de guerre total était vraiment un effort de guerre total.
    Je me souviens également de notre vol d'inspection dans les aérodromes désignés pour servir de bases aux opérations de « va et vient », dans celui de Poltava en particulier, qui, avant la guerre, avait été pour la Russie ce que Randolph Field, au Texas, est pour les Etats-Unis, et qui, depuis la retraite des Allemands, n'était plus qu'un tas de ruines. C'est là que, pour la première fois, je pus voir l'Armée Rouge à l'oeuvre. L'énergie avec laquelle elle surmontait les obstacles m'inspira le plus profond respect. La main-d'oeuvre employée en Russie à la construction des aérodromes était fournie par des centaines et des milliers de soldats revenus du front, d'anciens blessés. Ce même travail était effectué chez nous par deux douzaines d'ouvriers spécialisés et, très souvent, à l'aide d'une douzaine de rouleaux compresseurs et d'autant de grattoirs. Mais les Russes arrivaient cependant à accomplir la besogne et obtenaient même des résultats excellents avec une rapidité extraordinaire. On employait également des femmes à ce genre de travail. J'ai vu de solides amazones russes qui transportaient des bidons de gazoline de cinquante galons avec autant d'aisance que s'il se fût agi de jouets.
    De l'avion, nous pûmes voir quelle solution l'Armée Rouge avait apportée au problème du ravitaillement et du transport : à défaut de route à sol dur, les camions passaient à travers champs. Quand l'itinéraire devenait trop boueux, ils s'écartaient à droite ou à gauche, jusqu'à ce que leur passage fût marqué par une piste nue, large de quatre à cinq cents mètres, tracée le long de la steppe... La Russie ne possédait qu'une seule ligne de chemin de fer à voie unique pour le ravitaillement en vivres de tout son front méridional. Lorsque notre plan de bombardements entra en action, nous insistâmes pour faire venir du Golfe Persique notre gazoline d'aviation et nos bombes, désorganisant ainsi les transports routiers russes. C'est pourtant avec joie qu'ils nous accordèrent l'autorisation de le faire.
    Nous emportâmes de ce voyage l'impression que les Russes désiraient profondément, avec une ardeur parfois enfantine, s'entendre et collaborer avec nous. Pour un officier de l'Aviation rouge qui nous déclarait être trop pris pour pouvoir nous donner rendez-vous avant dix heures du soir et nous obligeait à croquer le marmot, il y en avait douze autres qui témoignaient clairement l'estime où ils tenaient les Américains, leurs machines et l'efficacité de leur industrie. Joe Davies a prouvé combien il était facile de collaborer avec les Russes. C'est une erreur tragique de la part de notre gouvernement de n'avoir pas jugé opportun de confier à un plus grand nombre d'hommes comme Davies la tâche délicate de nous représenter en Union Soviétique.
    Notre mission à Moscou et sur le front méridional russe terminée, je retournai à Londres. Je pus souffler un peu et oublier pour un moment la tension où nous tenaient les préparatifs du débarquement imminent. Le soir de mon arrivée, je subis, avec Ted Curtis, une cuisante défaite au bridge. Elle nous était infligée par Ike Eisenhower dont le jeu était d'une efficacité diabolique et qui faisait équipe dans cette partie avec Harry Butcher. Je me souviens de cette soirée, car ils nous assaillaient tous deux de questions sur notre voyage en Russie. Comment cela s'était-il donc passé? Comment était leur armée ? Et leurs avions ? Et leur discipline ? Que pensaient-ils de nous ? Eisenhower et Butcher s'intéressaient moins à l'attitude des personnalités officielles qui, d'ailleurs, s'était déjà révélée à Téhéran et à Londres, qu'à celle des officiers et des soldats russes. Nous répondîmes de notre mieux à leurs questions.
—    Ils tiennent surtout à une chose, dis-je : au second front. C'est de cela que dépendra en très grande partie l'opinion qu'ils auront de nous. Si la chose se réalise, ce sera parfait. Sinon...
—    Si ? grommela Eisenhower. Que veut dire ce si » ?
    Je lui dis que je faisais allusion aux décisions prises à Téhéran par mon père et Churchill, notamment à la date du 1er mai.
—    Je ne suis pas au courant de ces décisions. Je n'étais pas là. Mais je connais par contre l'affaire du débarquement en France. Les Russes auraient tort de s'inquiéter à ce sujet.
    Vint le jour J. Conjointement à l'opération Overlord, l'armée soviétique effectua une poussée soigneusement synchronisée. Les V-1 et les V-2 firent leur apparition. Je lus à cette époque, dans Stars and Stripes, la nouvelle de la réunion de Dumbarton Oaks. Il était réconfortant de constater que les Trois Grands continuaient à être d'accord sur les questions concernant l'organisation de la, paix.
    Une lettre de mon père, bien courte d'ailleurs, m'apporta quelques détails sur la rencontre avec Churchill à Québec, au mois de septembre. Il m'écrivait notamment que la principale question qui y avait été discutée était celle de la guerre contre le Japon.
    Durant l'été et l'automne 1944, je passai mes journées et mes nuits en reconnaissances photographiques aériennes au-dessus de la France, de l'Allemagne et des Pays-Bas. Le travail était épuisant et je vivais dans une tension continuelle. Aussi fus-je ravi en apprenant que j'allais être envoyé en mission aux Etats-Unis. Cette mission étant de nature technique, elle me conduirait aux services centraux de l'administration militaire, c'est-à-dire à Washington. Et cela me permettrait de revoir mon père et le reste de ma famille.
roosevelt-truman-presidential-campaign-1944.jpg     Ce fut ma soeur Anna qui m'accueillit à mon arrivée à la Maison Blanche. Elle me dit qu'il ne faudrait pas m'étonner si je trouvais Père un peu changé. On avait beaucoup parlé de son état de santé, dans les derniers temps, au cours de la campagne électorale qui venait justement de se terminer, et cet avertissement m'inquiéta. Mon père avait en effet maigri et avait l'air fatigué, mais c'était tout.
—    Que veux-tu! me dit mon père lorsque je vins lui faire une brève visite entre deux rendez-vous. La campagne électorale, avec ses voyages, devient de plus en plus fatigante, mais, au fond, cela me fait du bien.
    Il semblait avoir vieilli et paraissait exténué. Son teint, pourtant, était vif. Il me dit qu'il espérait pouvoir prendre une semaine ou deux de vacances qu'il comptait passer à Warm Springs. En tout cas, il était bien décidé à fêter Noël à Hyde Park.
—    Cela te dirait-il quelque chose d'y venir, toi aussi ? fit-il.
—    Bien sûr, je ne demanderais pas mieux. Reste à savoir où je serai à cette époque. Peut-être de retour en Angleterre. Cela dépendra de mon service.
    Je lui demandai quand il pourrait m'accorder un peu plus de temps. Je voulais savoir ce qui s'était passé depuis que je l'avais quitté en Afrique, près d'un an auparavant.
—    C'est moi qui espère bien apprendre de toi un tas de choses, me répondit-il. Je veux que tu me donnes toutes sortes de renseignements sur la guerre, des renseignements directs.
    Il regarda son bloc-notes, y fit quelques traits au crayon et m'annonça que cette conversation pourrait avoir lieu le soir même.
—    Après dîner, me dit-il. Si tu as un moment de libre, tu ferais bien de lire quelques journaux cet après-midi. Je pense que ce sera pour toi la meilleure façon de te rendre compte à quel point on croit ici à l'imminence de la victoire.
Je ne lui rappelai pas sa prédiction, faite un an auparavant, d'après laquelle les Allemands devaient être battus à la fin de 1944. Mais, le soir, après avoir lu quelques quotidiens et hebdomadaires, je lui parlai de mes lectures.
—    Je vois ce que tu veux dire, papa. Toute la presse parle de l'Europe d'après-guerre. Elle déplore que l'unité entre les Trois Grands ne soit pas plus forte et réclame une nouvelle conférence des grandes puissances.
    Mon père fit un signe affirmatif de la tête.
—    Je pense qu'ils disent cela parce qu'il faut bien qu'ils trouvent quelque chose à redire à la situation. Mais quant à la guerre, elle est heureusement sur le point d'être gagnée.
    Je lui demandai si on prévoyait une nouvelle rencontre des Trois Grands.
—    Il faudra bien qu'il y en ait une. J'espère que nous pourrons nous réunir vers la fin de janvier, un peu après mon installation officielle comme Président. Au fond, il ne reste plus qu'à choisir le lieu de rencontre. Staline voudrait que ce soit quelque part en Russie.
—    Encore ?
—    Que veux-tu ? Il serait difficile de lui marchander cela. Il commande l'Armée Rouge, et l'Armée Rouge est en mouvement.
    Ce premier soir, fidèle à sa menace, il me fit parler presque tout le temps. Il voulut tout savoir de la guerre, de nos combats, et il buvait littéralement chacune de mes paroles. Il me retint dans sa chambre jusqu'à une heure avancée de la nuit, m'assaillant de questions, et quand je voulus à mon tour lui en poser une ou deux, il était déjà trop tard pour poursuivre notre entretien.
    Au bout de deux ou trois jours, pourtant, j'eus une nouvelle occasion de lui parler. Le général à qui je devais faire un rapport venait de me faire savoir qu'il lui serait impossible de me recevoir avant le lendemain. Je courus donc de bon matin à la Maison Blanche et montai dans la chambre de mon père, dans l'espoir de le surprendre avant qu'il ne se mette au travail.
    De la main il me désigna un siège. Il était en train d'examiner des dépêches officielles, les sourcils froncés. Les journaux du matin gisaient sur le plancher, froissés d'une main nerveuse. Pendant quelques minutes il continua à lire, en poussant une exclamation de temps en temps et en manifestant son mécontentement. Lorsqu'il leva enfin le regard, mon visage devait exprimer la curiosité.
—    Il s'agit de la Grèce, me dit-il. Les troupes britanniques luttent maintenant contre les guerillas qui ont combattu les Allemands pendant quatre ans.
    Il ne cherchait pas à dissimuler sa colère. Je n'avais lu encore sur cette question qu'un vague article, évidemment incomplet, dans l'un des journaux de Washington. Toute la vérité ne devait être révélée par la presse que quelques semaines plus tard.
—    Comment les Anglais osent-ils faire chose pareille ? s'écria mon père. Jusqu'où n'iront-ils pas pour se cramponner au passé !
    Devant lui, son café filtrait. Il y jeta un coup d'œil, constata que le breuvage était prêt et il s'en versa une tasse en m'invitant du regard à en faire autant.
—    J'ai ici une autre tasse en réserve, me dit-il.
—    Je veux bien, merci.
—    Je ne serais pas autrement étonné d'apprendre, reprit-il, que Winston ait fait comprendre clairement qu'il soutenait les royalistes grecs. Cela cadrerait bien avec le reste. Mais faire la guerre aux guerillas grecs ! Employer des soldats anglais à cette besogne
—    Il emploie aussi sans doute l'équipement américain du prêt-bail, fis-je observer.
—    Il faut que je sache exactement ce qu'il en est, dit-il.
    Il se tut un instant, puis ajouta :
—    Il est vrai d'ailleurs que je n'y pourrai pas grand'chose.
—    Tu pourrais toujours faire une déclaration publique.
—    Pour condamner l'attitude de la Grande-Bretagne ? dit-il en secouant la tête. Non, ce n'est pas une chose à faire en ce moment. Il sera temps de soulever cette question quand je verrai Winston en février. De toute façon...
    L'expression soucieuse disparut de son visage.
—    Que voulais-tu dire, papa ?
    Brusquement, il changea de sujet :
—    Tu sais, cela va faire juste un an que la reine Wilhelmine est venue ici, à la Maison Blanche. Elle est venue nous rendre visite. Nous avons parlé, poursuivit-il en souriant, je devrais dire plutôt que nous l'avons fait parler, en particulier des colonies néerlandaises et de leur sort après la guerre. Il fut question de Java, de Bornéo, de toutes les Indes Orientales Néerlandaises. Nous avons tourné et retourné la question dans tous les sens pendant plus de six heures, en deux ou trois soirées. J'ai souligné que c'étaient les armes américaines qui libéreraient ces colonies de l'occupation japonaise : des armes, et aussi des soldats, des marins et des fusiliers marins. J'ai fait une allusion aux Philippines (un souvenir amena à nouveau le sourire sur les lèvres de mon père). Et sais-tu, Elliott, elle s'est engagée à suivre dans les Indes Orientales Néerlandaises l'exemple de notre politique aux Philippines, une fois la guerre terminée. Elle m'a promis qu'aussitôt après la défaite du Japon, son gouvernement annoncerait aux peuples des Indes Orientales Néerlandaises l'octroi d'un premier statut de dominion, garantissant l'autonomie et l'égalité.
    « Ensuite, son gouvernement une fois constitué, chaque peuple décidera librement par vote s'il veut obtenir une indépendance complète. Dans l'affirmative, l'indépendance lui sera accordée. Tout comme nous le faisons pour les Philippines.
    « La reine a donné sa parole. Et cela signifie une rupture nette avec la politique inspirée par les Anglais. Songe à l'effet que cela produira sur Staline ! Ce geste lui montrera ce que les nations occidentales peuvent et veulent accomplir après la guerre.
    C'était sans doute l'arrogance britannique en Grèce qui lui avait rappelé ses conversations avec la reine Wilhelmine. Je lui posai la question.
—    C'est exact, dit-il. C'est exact. Voilà pourquoi je pense qu'une déclaration publique condamnant l'action britannique en Grèce n'est pas nécessaire, en faisant même abstraction du fait que la propagande de l'Axe ne manquerait pas d'en tirer parti.
    « Il est certain maintenant que nous allons pouvoir exercer une pression sur les Anglais et leur imposer notre point de vue dans le domaine colonial. Tout cela se tient : les Indes Orientales Néerlandaises, l'Indochine Française, les droits exterritoriaux anglais en Chine... Nous réussirons tout de même à inaugurer le véritable XXe siècle. Tu verras! »
    Plus rien ne restait de son irritation de tout à l'heure, tandis qu'il développait avec animation sa conception d'une politique étrangère qui non seulement se rendrait indépendante vis-à-vis du Foreign Office, mais encore amènerait cette citadelle de l'Empire britannique à accepter le progrès.
    De ses paroles il ressortait clairement qu'il avait hâte de réformer de fond en comble toute la politique au cours de la prochaine réunion des Trois Grands.
    Je quittai Washington quelques jours plus tard. C'était un voyage d'un caractère tout à fait personnel et lié à un événement heureux. Le 3 décembre, j'épousai, dans l'Arizona, Faye Emerson. Je m'attendais à recevoir l'ordre de regagner E.T.O. (European Theater of Operations) deux ou trois semaines plus tard. Mais sur ces entrefaites je reçus une permission aussi inattendue que bienvenue, ou plutôt, pour employer le langage militaire, je fus avisé que je devais rester aux Etats-Unis en « service temporaire » jusqu'après Noël. Cet ordre vint juste avant le 16 décembre, date à laquelle Hitler réussit sa percée dans les Ardennes.
    Cette nouvelle, lorsqu'elle arriva à Washington, me remplit de stupeur. L'une des principales tâches de l'aviation de reconnaissance est précisément de recueillir des renseignements grâce auxquels ceux qui commandent sur le front peuvent prendre des mesures de précaution et préparer les opérations futures. Or l'offensive allemande, ainsi que cela ressortait des informations parvenues aux services de l'administration militaire à Washington, et, par la suite, des communiqués officiels, nous avait surpris alors que nous étions loin d'être préparés à l'événement. Je craignais fort que mon unité n'eût par trop négligé son travail, et mon premier mouvement fut de faire une demande réglementaire pour pouvoir regagner l'Europe afin de me rendre compte sur place de la situation. Mes supérieurs, cependant, déclarèrent avec juste raison que ce qui était fait était fait et que ma présence là-bas n'influerait pas d'une façon appréciable sur le sort de l'offensive ennemie et sur nos chances de la contenir.
    Resté ainsi à Washington, loin de mon unité, je me perdais en conjectures sur ce qui s'était passé. Le mauvais temps n'était pas une circonstance atténuante, car l'aviation de reconnaissance devait faire son travail dans n'importe quelles conditions atmosphériques. Ce n'est que plus tard, alors que, mon service temporaire à Washington terminé, je pus regagner l'Europe, que j'appris la vérité. Les informations sur la concentration des troupes ennemies au-delà des Ardennes avaient été dûment recueillies, vérifiées et transmises par la voie régulière, puis « retenues », par suite de l'étourderie d'un officier du service de renseignements.
    Je passai les derniers jours de mon séjour aux Etats-Unis avec ma famille à Hyde Park. Ce fut le dernier Noël que je fêtai avec mon père. En dépit des titres sensationnels des journaux et de la guerre qui dominait la situation, nous passâmes quelques journées paisibles et charmantes. Le reste du monde avait cessé d'exister et nous étions une fois de plus une famille aussi unie que possible, parce que nous étions une grande famille, selon l'expression que mon père avait employée un an auparavant, au Caire, à l'occasion du Thanksgiving Day.
    La table de milieu du grand salon avait été poussée contre le mur pour faire place .à un arbre de Noël tout décoré. Des paquets contenant des cadeaux de Noël étaient rangés sur des chaises, une chaise par personne, en attendant qu'on les défît.
Franklin-Delano-Roosevelt-en-1944.jpg    La veille de Noël, mon père prit place dans son fauteuil à bascule favori, près de la cheminée, et ouvrit un volume qui nous était familier. Nous nous groupâmes tous autour de lui. Je m'assis par terre, près de la grille de la cheminée. Le feu de bois pétillait agréablement. Mon père se mit à lire « Contes de Noël ». Tandis que sa voix s'élevait et s'abaissait rythmiquement, mes pensées erraient à l'aventure, puis s'arrêtèrent complètement. Soudain, je sentis le coude de Faye contre mes côtes et j'entendis sa voix chuchoter sévèrement à mon oreille : « Tu ronflais ! Lève-toi ! » Je regardai mon père d'un air contrit, il me répondit d'un clin d'oeil grave et continua à lire. Je remarquai alors qu'il avait oublié de placer une fausse dent qu'il portait à sa mâchoire inférieure. Le petit Chris, fils de mon frère Franklin, âgé de trois ans, fit cette découverte en même temps que moi. Il se pencha en avant et d'une voix claire interrompit la lecture de mon père :
—    Grand-père, tu as perdu une dent !
    C'était une simple déclaration et qui ne comportait pas de réponse. Mon père sourit donc et continua à lire. Mais Chris avait définitivement cessé de s'intéresser au conte de Noël. L'instant d'après, il se leva, s'approcha de mon père, se pencha vers lui, et désignant du doigt ce qui l'intriguait, dit :
—    Grand-père, tu as perdu une dent. Tu l'as avalée ?
    C'est ainsi que prit fin la lecture des " Contes de Noël ».
—    La rivalité est trop forte, dans cette famille. Trop de monde à la fois réclame la parole, dit mon père en riant, et il referma le livre.
—    L'année prochaine, dit ma femme, ce sera un Noël de paix. Et nous écouterons tous sages comme des images.
—    L'année prochaine, dit ma mère, nous serons de nouveau tous réunis à la maison.
    Le jour de Noël, quand nous eûmes tous ouvert les paquets contenant les cadeaux qui nous étaient destinés, je m'approchai de mon père qui était assis à son bureau, occupé à coller soigneusement dans son album des timbres qu'on venait de lui offrir. De tous les cadeaux, les timbres étaient ceux qui lui faisaient le plus de plaisir. Je lui dis en plaisantant qu'il pourrait un jour ajouter à sa collection un nouveau timbre : celui des Nations Unies.
—    J'y compte bien, Elliott, me répondit-il. Et je le ferai peut-être plus tôt que tu ne penses. Il s'adossa à la chaise et de la main qui tenait la loupe, il fit un signe à mon adresse.
—    C'est curieux, j'étais justement en train de penser à un timbre de ce genre. Je poserai peut-être cette question à la conférence, le mois prochain. Ne penses-tu pas, ajouta-t-il en riant, qu'on me soupçonne d'avoir une arrière-pensée de philatéliste?
—    C'est donc sûr ? demandai-je. C'est bien pour le mois prochain ?
—    Aussi sûr que quelque chose peut l'être dans ce monde. J'attends déjà cette date avec Impatience. Le changement me fera du bien.
—    Puis-je espérer que tu auras besoin d'un assistant ?
    Il sourit.
—    Cela dépendra de tes chefs, Elliott. Espérons que la chose pourra s'arranger.
—    Je le souhaite.
—    Mais, même dans le cas contraire, je te reverrai bientôt. J'envisage sérieusement un voyage en Angleterre à la fin du printemps ou au début de l'été. Je pense que cela serait la meilleure manière de persuader le peuple et le Parlement britanniques de la nécessité pour la Grande-Bretagne de mettre ses espoirs d'avenir dans les Nations Unies, les Nations Unies au complet, au lieu de les fonder uniquement sur l'Empire britannique et la capacité des Anglais d'amener les autres pays à former une sorte de bloc en face de l'Union Soviétique.
    Je lui demandai s'il croyait vraiment à la réalité d'un tel danger.
—    Il faut bien s'y attendre, me répondit-il d'un air grave. Et nous devons maintenant songer à la manière de parer à ce danger.
Il se tut un instant, puis reprit :
—    Au fait ce n'est pas une conversation de jour de Noël.
    Ma mère, qui venait de s'approcher, dit avec fermeté :
—    J'allais vous en faire justement la remarque. N'avons-nous pas fait voeu de ne pas parler aujourd'hui de choses graves ?
    Deux jours après avoir mis Faye dans le train d'Hollywood, j'allai à mon tour prendre congé de mes parents et des autres membres de ma famille. Le Jour de l'An me trouva à mon poste, en plein travail. Trois semaines plus tard, je lus dans Stars and Stripes que la réélection de mon père allait donner lieu à une cérémonie inaugurale et j'étais bien content d'apprendre que Faye pourrait se rendre à Washington pour y assister. Mais, patatras ! L'orage éclata et j'allais me trouver mêlé à une nouvelle guerre, en plus de celle menée contre l'Allemagne hitlérienne.
    Je ne vois aucune utilité à m'étendre ici sur « l'affaire Blaze » (L'auteur de ce livre a été accusé par certains journaux américains d'avoir fait voyager son chien, Blaze, par priorité dans un avion militaire.). Si Faye avait besoin d'être avertie des risques qu'elle courait en épousant un Roosevelt, c'était désormais chose faite. Des rumeurs circulaient avec insistance sur la colline du Capitole. L'Inspecteur général vint en personne à mon quartier général, espérant y trouver je ne sais quoi. Puis, les détails de l'affaire ayant été réglés avec une adresse diabolique, une liste établie par le War Department, contenant les noms des officiers proposés pour le grade de général, se trouva placée sur le bureau de mon père. Or mon nom avait été porté sur cette liste sur la proposition de Doolittle, et approuvé par Spaatz et Eisenhower.
    Faye me raconta plus tard que mon père, malgré l'habitude qu'il avait de donner toujours son approbation à de telles listes, considérant la chose comme une simple formalité, avait hésité sérieusement et y avait regardé, non pas à deux, mais à trois fois. Il avait toujours eu pour principe de laisser ses enfants se débrouiller seuls. Cette fois, cependant, il s'était offert le luxe de s'emporter. Il dit à ma femme qu'il était convaincu que je méritais cette promotion, un point c'est tout. D'une main ferme, il signa la liste et l'envoya au Sénat. Il m'écrivit ensuite une lettre me disant ce qu'il venait de faire : il tenait à ce que le Sénat décidât lui-même si la confiance qu'on me témoignait en me proposant pour le grade de général était justifiée. Il ne me restait qu'à me boucher les oreilles et à attendre. J’étais sûr que le Congrès procéderait à une nouvelle enquête.
    Mais la mauvaise étoile « Blaze » n'avait pas encore achevé son oeuvre. A la fin de janvier Harry Hopkins arriva en France et il vint me voir à Paris, au SHAEF.
    J'ai été particulièrement sensible à la délicatesse dont il lit preuve en m'annonçant la nouvelle. Il m'apprit également que la réunion des Trois Grands aurait lieu à Yalta, en Crimée. C'est pour se rendre à cette réunion qu'il avait traversé l'Atlantique. Il ajouta que mon père était déjà à bord du Quincy en route pour Yalta, et qu'un corps expéditionnaire lui faisait escorte. Comme j'allais lui poser la question capitale, il accéléra quelque peu le rythme de notre conversation. Mon père aurait bien voulu m'emmener en qualité d'assistant, mais il avait préféré ne pas demander au Var Department de me le permettre. Il lui semblait inopportun, m'expliqua Harry, de soulever la question, certain comme il était que les Républicains du Capitole ne manqueraient pas alors de pousser des hauts cris.
    J'éprouvai une vive déception. Puis, ayant repris haleine, Harry m'apprit que mon père emmenait ma soeur Anna avec lui. Cela me fit plaisir. Je savais que mon père aimait avoir auprès de lui un membre de la famille à qui il pût confier ses impressions et parler à coeur ouvert. La présence d'Anna lui serait donc précieuse.
    Un peu sans doute pour me faire oublier ma déception, Harry m'invita à dîner. Il désirait, me dit-il, discuter avec moi certaines questions qui le préoccupaient, avant d'aller rejoindre mon père dans l'île de Malte. Déjà, d'ailleurs, je m'étais rendu compte que je m'étais laissé aller à un chagrin enfantin, et je ne tardai pas à retrouver ma bonne humeur.
    Au cours du dîner, Harry se montra un compagnon aussi charmant qu'il savait l'être. Pétillant d'esprit et débordant d'idées intéressantes, il me fit passer une excellente soirée. La conversation qu'il avait eue avec Ike Eisenhower lui permit de risquer une prophétie : la résistance de l'Allemagne serait définitivement brisée au mois de juillet. Je pariai, en riant, que ce serait chose faite dès la fin du mois d'avril.
    Harry me dit que Churchill préparait une autre attaque au sud de l'Europe. Il s'agirait, disait-il, de créer une diversion dans le nord de l'Adriatique afin de sortir de l'impasse italienne. Ce dernier effort du Premier Ministre pour introduire les soldats alliés dans les Balkans avant les Russes nous fit sourire. Harry ajouta d'ailleurs que les chefs militaires américains de l'état-major interallié ne lui permettraient jamais d'utiliser le matériel de débarquement, dont on avait tant besoin dans le Pacifique, pour réaliser son dessein.
    J'appris de Harry que mon père considérait la conférence qui allait avoir lieu en Crimée comme la dernière réunion des Trois Grands qui fût nécessaire pendant la guerre. Les questions qui allaient y être discutées auraient trait presque exclusivement à la structure de la paix, à l'organisation des Nations Unies, aux problèmes de contrôle et de gouvernement dans les divers pays d'Europe et d'Asie qui, à défaut de plans, se trouveraient en quelque sorte dans le vide, au point de vue administratif.
    Mon père, me dit encore Harry, tenait à rencontrer Staline et Churchill pour étudier en détail les questions concernant l'organisation de la paix, afin que les peuples vaincus pussent, dès la cessation des hostilités, recevoir la leçon qu'appelaient leurs crimes.
    Mon père était, en effet, bien décidé à faire le nécessaire pour que, l'hitlérisme une fois écrasé et notre gouvernement militaire installé, les autorités désignées parmi les gens du pays ne se composent pas de dirigeants de grosses compagnies d'autrefois, dont la seule préoccupation serait de favoriser la renaissance des Cartels allemands.
    A la fin du repas, j'étais d'excellente humeur. Harry devait partir le lendemain matin pour gagner Rome où il allait rencontrer plusieurs personnalités du Vatican, avant de rejoindre mon père à Malte. Je le chargeai de plusieurs commissions pour mon père, le remerciai de toutes ses gentillesses et retournai à mon poste.

    Ainsi donc, je n'allais pas assister à la conférence de Yalta. Mais ce qui était plus grave, je ne devais plus jamais revoir mon père vivant.

…à suivre : Chapitre X: LA CONFERENCE DE YALTA

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20 janvier 2008 7 20 /01 /janvier /2008 15:15
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 
Chapitre
VIII : LE CAIRE II (autres chapitres ici)

roosevelt-inonu-churchill.jpg    Une tâche précise m'avait rappelé de Téhéran à Tunis : nous devions liquider notre base de La Marsa et nous transporter en Italie. A la fin de la semaine, les derniers des deux mille huit cents hommes de notre unité étaient déjà en route et je pouvais faire un tour au Caire. Je savais que les chefs d'état-major interallié avaient repris leurs discussions dès leur retour de Téhéran, quatre ou cinq jours auparavant. Je savais aussi que mon père et Churchill se proposaient d'inviter Ismet Inonu, président de la Turquie, à venir au Caire pour conférer avec eux.
    A Tunis, j'eus l'occasion de bavarder un peu avec le général Eisenhower. Il était évident que la pensée de devoir bientôt se contenter d'un poste administratif à Washington le désolait toujours. Il n'était pas mieux renseigné que n'importe qui sur les décisions définitives concernant le commandement de l'opération Overlord.
     Je pus lui dire d'une façon assez précise que la date du débarquement à l'ouest était fixée et que les Russes, s'étant ralliés à notre point de vue, avaient pris position contre toute nouvelle entreprise sur le front méditerranéen et contre rentrée en guerre de la Turquie.
    Le samedi 5 décembre, je me rendis en avion au Caire, accompagné, cette fois encore, de Léon Gray, et à la fin de l'après-midi, nous atterrissions à l'aérodrome de l'A.T.C. Je me dirigeai aussitôt vers la villa de Kirk où, je le savais, mon père devait habiter encore pendant ce séjour. En entrant, je tombai sur John Boettiger. Il m'apprit qu'une rivalité diplomatique, d'un caractère assez amusant, avait opposé mon père A Churchill. Chacun d'eux avait envoyé des avions à Adana, en Turquie, pour amener au Caire le président Inonu. C'était John, l'ambassadeur de mon , père, qui avait gagné la course. Pourquoi était-il important que le président de la Turquie arrivât au Caire dans un avion américain plutôt que dans un avion anglais, voilà ce qui n'est pas bien clair, mais néanmoins, John était ravi.
    Je trouvai mon père au lit, en train de lire un roman policier. Il avait eu une journée bien remplie deux réunions plénières des grands chefs de l'état-major interallié, un entretien de deux heures avec Inonu, Churchill et leurs conseillers respectifs, enfin, une réunion des chefs militaires américains. La veille, il avait offert un dîner en l'honneur d'Inonu. Ce jour-là, c'était Churchill qui en donnait un et mon père devait y assister. Il se reposait maintenant, en prévision de cette nouvelle fatigue, mais lorsque j'entrai, il mit de côté son roman policier pour bavarder avec moi. Il me parla des occupations qui allaient le retenir au Caire jusqu'au mardi matin, bien que primitivement, son départ eût été fixé au samedi soir.
—    Il me tarde de rentrer à la maison, me dit-il, en riant. Au bout d'un mois à peine ! Je devrais penser à tous ceux qui ne sont pas rentrés chez eux depuis Pearl Harbour.
—    Le temps t'a paru long, n'est-ce pas ?
—    Il s'est passé tant de choses, surtout la semaine dernière.
Je demandai à mon père des détails sur la dernière journée à Téhéran.
—    As-tu vu le communiqué que nous avons rédigé ensemble ?
    Je fis signe que non. Il désigna alors quelques feuilles sur la table. J'y trouvai une copie du communiqué. Je la parcourus d'abord rapidement, puis je la relus plus lentement, tandis que mon père se livrait à des commentaires. Le texte était en grande partie de lui et c'est intentionnellement qu'il ne s'était pas servi du langage diplomatique, si prudent. «...Rendre la guerre impossible pendant de nombreuses générations. » Je m'arrêtai à cette phrase :
—    Pendant de nombreuses générations ? demandai-je. Pourquoi pas pour toujours ?
—    Nous venons d'avoir deux guerres en deux générations, répondit mon père. Au cours des derniers vingt-cinq ans, les gens ont trop souvent entendu les promesses d'une paix « pour toujours ».
    « A Téhéran, poursuivit-il, nous avons convenu que nos trois pays, les trois pays les plus puissants du monde, pourraient envisager intelligemment les désaccords susceptibles de surgir à l'avenir et qu'ils pourraient unifier leur politique étrangère de façon à rendre la guerre impossible pendant a de nombreuses générations. »
     « Tel a été le sujet de nos conversations de midi à dix heures : nous avons étudié comment on pourrait unifier nos politiques et concilier les intérêts particuliers de chaque nation avec ceux de la sécurité générale du monde entier.
—    De temps en temps, continua mon père, j'ai échangé quelques idées avec Oncle Joe, tout seul.
    Il poussa un soupir de satisfaction, s'étira, et sembla abandonner son sujet. Mais il lut sans doute sur mon visage l'intérêt qu'il avait éveillé en moi et comprit qu'il mettait ma curiosité à une trop rude épreuve.
—    Eh bien, je voulais lui parler de certains aspects de la situation en Extrême-Orient... Tu étais là, je crois, quand nous avons abordé cette question ?
—    Oui, lors de ma première rencontre avec lui. -
—    C'est ça. Eh bien — il s'interrompit pour étouffer un bâillement — il y avait encore un point sur lequel il fallait nous mettre d'accord et, quand il eut consenti à déclarer la guerre au Japon, je...
—    Comment ?
—    Bien sûr. Il a parlé de la guerre dans le Pacifique. Mais au fait, c'était au moment où tu étais encore à Téhéran.
—    Mais c'est une nouvelle formidable. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit tout de suite ?
    Il sourit.
—    Tu ne me l'as pas demandé, pour parler comme la femme tatouée, le soir de ses noces.
—    Quand entrent-ils en guerre ? Bientôt ?
—    Oh ! en tout cas, pas avant plusieurs mois. Je pense que Staline a proposé de déclarer la guerre au Japon et d'engager la lutte en Extrême-Orient pour obtenir finalement un second front à l'ouest. Il s'est déclaré prêt à entrer en guerre aussitôt qu'il pourrait amener des troupes en Sibérie, à condition que nous lui promettions que l'invasion à l'ouest aurait lieu le premier mai. Mais, après tout, au point de vue militaire, il est plus rationnel que les Russes concentrent toutes leurs forces contre Hitler sur le front est. La Russie aura bien le temps de se retourner contre le Japon quand Hitler sera battu.
    J'étais trop ahuri par la nouvelle pour dire quoi que ce soit.
—    Bref, continua mon père, Staline est d'accord pour déclarer la guerre au Japon dès qu'il pourra transporter du matériel et des troupes en Sibérie par le chemin de fer à voie unique. Il a même précisé combien de temps cette opération lui demandera : six mois après la défaite définitive d'Hitler.
    « Quoi qu'il en soit, c'est à ce sujet que j'aurais un tas de choses à lui dire. Je voulais lui parler de la situation de la Chine après la guerre, des communistes chinois, et ainsi de suite. Je n'ai pas pu m'étendre sur ces questions car Winston n'était pas loin et plusieurs d'entre elles touchent de près les droits exterritoriaux des Anglais à Hong-Kong, à Canton et à Shangaï... Je voulais lui dire que, s'il s'engageait à soutenir Tchang contre les Anglais dans ce domaine, celui-ci consentirait à donner à la Chine un gouvernement vraiment démocratique. L'attitude des Russes en Mandchourie inquiétait également Tchang. Je crois d'ailleurs qu'aujourd'hui, elle ne l'inquiète plus autant. Oncle Joe est évidemment d'accord pour laisser la Mandchourie à la Chine et il a promis de nous aider à soutenir Tchang contre les Anglais... Pat Hurley est allé à Moscou poursuivre les conversations.
    Cela me rappela que j'avais joué un petit rôle dans les négociations des Trois Grands au sujet de l'avenir de l'Iran, ainsi que dans la rédaction du projet d'accord. Je demandai donc à mon père si celui-ci avait été signé.
general-patrick-hurley.jpg —    Oui, oui, dit-il. Signé, scellé et remis. Au fait, il faut que je te remercie de ton aide. Pour en revenir à Pat Hurley..., continua-t-il méditatif, il a fait du bon travail. S'il y a quelqu'un qui puisse débrouiller l'écheveau de la politique intérieure de la Chine, c'est bien lui. Sais-tu, Elliott, dit-il en rejetant sa couverture et en se préparant à se lever, des hommes comme Pat Hurley n'ont pas de prix. Pourquoi ? Parce que leur loyauté est à toute épreuve. Je lui ai confié des missions comme je n'en ai jamais confié à aucun membre du Département d'Etat. Et je l'ai fait parce que je sais que je peux compter sans réserve sur lui. Tu vois ce que je veux dire?
    Je pensais aux membres du Département d'Etat qui avaient mis plus d'une fois mon père dans une situation délicate dont il lui avait fallu ensuite se tirer tout seul.
—    Sais-tu seulement, reprit mon père, combien de fois les fonctionnaires du Département d'Etat ont essayé de me dissimuler certaines communications, de ne les transmettre qu'avec du retard, de les retenir d'une façon ou d'une autre ? Et tout cela parce que certains de ces diplomates de carrière savent ce que je pense et ne sont pas d'accord avec moi. Ils devraient bien plutôt travailler pour Winston. Et le fait est que, souvent, c'est pour lui qu'ils travaillent, en réalité.
—    Ne t'occupe pas d'eux, continua-t-il. Presque tous, ils se figurent qu'en matière de politique étrangère, tout ce que l'Amérique doit faire, c'est tâcher de découvrir ce que font les Anglais et de les imiter. Le fait qu'ils soient démocrates ou républicains est secondaire. (L'irritation gagnait peu à peu mon père.)
    « Pour autant que je sache, Pat Hurley et quelques-uns de mes collaborateurs, sont des républicains bon teint. Mais ils savent que leur pays est en guerre et ils désirent se rendre utiles dans toute la mesure possible. Alors, ils font ce qu'ils peuvent. »     Arthur Prettyman entra pour aider mon père à s'habiller.
—    On m'a dit, il y a six ans, reprit mon père, qu'il faudrait épurer le Département d'Etat. Il en est pour le Département d'Etat comme pour le Foreign Office. Les Anglais ont, eux aussi, un sous-secrétaire permanent aux Affaires étrangères. Celui-ci demeure à son poste, que le gouvernement soit conservateur, travailliste ou libéral. Cela ne fait pas de différence. L'homme reste à sa place, inamovible. Il en est de même pour notre Département d'Etat. C'est pourquoi, quand il y a des hommes comme Pat Hurley, ce qu'ils font est doublement précieux. Le seul inconvénient avec Pat, c'est qu'on est obligé de lui dire ce qu'il faut faire. Mais lorsqu'on le lui a dit, on peut être sûr qu'il le fera. Et il le fera consciencieusement et avec dévouement. Et cette fois-ci, comme par le passé.
    Il s'interrompit et sourit, s'étant rendu compte, tout à coup, qu'il avait élevé un peu trop la voix.
—    Au fait, dit-il, j'étais, soi-disant, en train de me reposer. C'est de ta faute. Tu n'aurais pas de me rappeler ces gandins du Département d'Etat.
    Je me mis à rire. Mon père me demanda pourquoi je ne m'habillais pas, moi aussi, pour le dîner. Je lui dis que je n'étais pas invité et que, même si je l'avais été, je n'aurais pas eu envie d'y aller.
—    Je suis fatigué, papa. J'ai abattu, moi aussi, de la besogne. Et je n'ai pas dormi cette nuit. Je vais manger une bouchée et j'irai me coucher. Il me regarda avec envie.
—    Mais je te verrai demain, n'est-ce pas ?
—    Bien sûr. Je reste jusqu'à quatre ou cinq heures, au moins.
    Quand je le revis, le lendemain matin, il me dit que la question de l'entrée en guerre de la Turquie avait été définitivement réglée dans un sens négatif. La Turquie restait neutre.
—    Je pense, dit-il, que c'était en quelque sorte la dernière tentative de Winston pour imposer son idée d'une attaque alliée dans le Sud, en partant de la Méditerranée.
    Je lui demandai si la Russie avait pris position. Il sourit.
—    Les Russes étaient d'accord avec moi. Pas de prêt-bail à la Turquie, a dit Staline, si cela doit entraîner le moindre retard sur le front occidental. Nous allons, Winston et moi, rédiger cet après-midi, une sorte de déclaration afin de sauver les apparences pour la Turquie. Voilà, en effet, près d'un mois que la presse annonce l'entrée en guerre de la Turquie contre l'Allemagne, à nos côtés.
    Je hochai la tête, en pensant aux bons rapports qui venaient de s'établir entre Staline et mon père et à la communauté d'intérêts qui, manifestement, liait nos deux pays. J'y fis une brève allusion.
—    Ce qui importait le plus, dit mon père, c'était de faire comprendre à Staline que les Etats-Unis et l'Angleterre ne formaient pas un bloc commun contre l'Union Soviétique. Je crois que nous nous sommes débarrassés une fois pour toutes de cette idée. La seule chose qui pourrait bouleverser la situation après la guerre, ce serait si le monde était à nouveau divisé : la Russie, d'un côté, l'Angleterre et nous-mêmes de l'autre. Notre grande tâche aujourd'hui, et notre grande tâche de demain, est de veiller à conserver un rôle d'arbitre, d'intermédiaire entre la Russie et l'Angleterre.
    Ainsi, les Etats-Unis prenaient la conduite des affaires du monde. C'était évident. Notre politique étrangère cessait d'être à la traîne de celle de la Grande-Bretagne. Mon père avait réussi à démontrer, à la table de la Conférence, que nous nous étions rendus indépendants vis-à-vis de nos cousins de langue anglaise, et que notre rôle dans la future organisation des Nations Unies serait de concilier les divergences de vues des Anglais, qui pensent Empire, et des Russes, qui pensent Communisme. L'Histoire seule montrera la valeur pratique de cette idée mais, quoi qu'il en soit, je peux dire qu'au lendemain de la Conférence de Téhéran, mon père était convaincu que ce système pourrait fonctionner sans heurt, pour tous les intéressés, sans excepter les petites nations.
    Après nôtre conversation, mon père consacra la matinée au courrier de Washington. Vers midi, le général Stilwell arriva. C'était la dernière fois que mon père voyait Stilwell. Ils s'entretinrent pendant vingt minutes ou plus. « Vinegar Joe » ne cessa, durant cette entrevue, d'exprimer son mécontentement de la politique du généralissime chinois, et il souligna que Tchang ménageait ses forces afin de les tourner, après la guerre, contre les communistes chinois.
    Quant à mon père, il n'oubliait pas son accord avec Tchang ni celui qu'il avait conclu, plus tard, avec Staline. Il parla donc peu et se contenta de demander à Stilwell de faire de son mieux. Pendant toute la durée de l'entretien, mon père semblait préoccupé par autre chose. Je pense, pour ma part, qu'il songeait à la nécessité d'écraser d'abord l'hitlérisme et il se disait, sans doute, que ce n'est qu'ensuite qu'il pourrait faire passer au premier plan les problèmes qui se posaient au commandant américain en Chine.
    Au déjeuner, où Churchill et Harry Hopkins étaient les seuls invités de mon père, on parla du communiqué à rédiger sur la visite d'Inonu. Il fallait en choisir avec soin les termes, d'abord en raison de l'hostilité existant entre la Turquie et les Soviets, ensuite parce que Churchill avait espéré faire de la Turquie une alliée belligérante.
    Nous venions de sortir de table quand Inonu en personne arriva, suivi de près par Vinogradov, ambassadeur des Soviets en Turquie, chargé de représenter Staline à cette réunion.
    Il s'agissait de faire ressortir, dans le communiqué, que le gouvernement turc était d'accord avec ceux de l'Union Soviétique, de l'Angleterre et des Etats-Unis, en dépit du fait que la Turquie n'entrait pas en guerre, contrairement aux prévisions des journalistes les plus perspicaces. C'est cette considération qui devait inspirer le passage où il est, en effet, question de « la ferme amitié qui existe entre la République turque, les Etats-Unis d'Amérique et l'Union Soviétique », ainsi que celui qui souligne « la force de l'alliance qui unit la Grande-Bretagne et la Turquie ».
    Les formalités du communiqué une fois réglées, tous prirent congé de mon père.     Celui-ci se dirigea alors vers les escaliers de service de la villa où un détachement de M.P., chargé de veiller à la sécurité des délégués à la Conférence, montait la garde. Mon père tint à leur adresser quelques paroles avant son départ. Je pus entendre, de l'intérieur de la maison, ce qu'il disait :
—    Cette fois, quand le moment viendra de régler le sort de l'ennemi, nous ne ferons pas les choses à moitié, et nous ne le laisserons plus recommencer... Quitte, au besoin, à sauvegarder la paix par la force pendant quelque temps...
    Il semblait plein d'entrain. Après ces longs jours de fatigue et d'efforts, il débordait plus que jamais d'optimisme.
    Ce fut ensuite mon tour de prendre congé de lui, provisoirement encore une fois. Je tenais en effet à me mettre en route pour Tunis avant la tombée de la nuit. Je restai avec mon père jusqu'à l'arrivée du chef de l'état-major du général MacArthur, Sutherland. Au cours de ces brefs instants, il m'apprit qu'une fois de plus il s'était trouvé en désaccord avec Winston Churchill sur une autre question. C'est moi-même qui avais amené notre conversation sur ce sujet en racontant à mon père que j'avais parlé à Tunis avec Eisenhower et que j'allais sans doute le revoir le lendemain matin.
—    Salue-le bien de ma part, dit mon père. Bientôt, il se verra confier une tâche encore plus importante. Je ne l'envie pas.
    Pauvre Ike, pensais-je, il lui faudra donc tout de même retourner à Washington dans les services administratifs.
—    Est-ce officiel, papa ? demandai-je. Pourrai-je lui en parler, à lui ou à Butcher, si je les rencontre ?
—    Non, Elliott, ce n'est pas encore définitivement décidé. Mais il est à peu près certain que Winston s'opposera à ce que cette tâche soit confiée à Marshall. Non pas que Marshall ait eu trop souvent maille à partir avec le Premier ministre sur des questions militaires. Mais tout simplement parce qu'il l'a emporté trop souvent dans les discussions. Ce sera une déception pour Marshall, j'en suis sûr.
    Je ne voyais pas très bien où mon père voulait en venir.
—    Tu veux dire qu'Ike n'aura pas à retourner à Washington, dans l'administration ? demandai-je.
—    Au contraire, il semble maintenant qu'Ike se verra bientôt confier une tâche militaire d'une envergure sans précédent. Que diable irait-il donc faire dans les bureaux ?
general-marshall.jpg     Tandis que je me rendais à l'aérodrome de l'A.T.C. d'où j'allais m'envoler pour Tunis, je pensais à Eisenhower. Probablement, il serait désigné pour commander l'opération Overlord. C'était, bien sûr, une bonne nouvelle pour Ike, mais je pensais aussi à George Marshall. D'après ce que j'en avais entendu dire par mon père, et ailleurs, au cours des conférences, à commencer par celle d'Argentia, et à en juger par la conduite même de la guerre, George Marshall avait, c'est certain, des qualités tout à fait exceptionnelles et c'était un chef militaire -aussi bien à l'Etat-Major qu'en action — extraordinairement doué, excellant tout à la fois à diriger les hommes, à conduire la guerre et à mener des négociations dans une conférence. Et c'étaient ses qualités mêmes qui, à sa grande déception, lui avaient aliéné Winston Churchill. Je me rappelai ce que mon père m'avait dit à Téhéran au sujet de Marshall : c'était le seul général américain capable de tenir tête au Premier Ministre britannique. Mais je me souvins aussi que savoir s'entendre avec Churchill, à la longue, était également une qualité appréciable. Or, Eisenhower en avait fait preuve plus d'une fois. Cela aussi était d'une importance capitale pour une opération de débarquement qui avait l'Angleterre pour point de départ.
    Dans l'après-midi du lendemain, mon père fut accueilli à sa descente d'avion à l'aérodrome d'El Aouina, à Tunis, par le général Eisenhower, le général Spaatz, Harry Butcher et moi-même. Dans l'auto qui nous amenait à la « Maison Blanche », à Carthage, il nous parla, au général Eisenhower et à moi, des impressions que lui avait laissées ce vol de jour. Le major Otis Bryan, son pilote, l'avait conduit le long de la côte, juste au-dessus de la route suivie par les troupes allemandes lors de leur retraite devant Montgomery. Il avait pu voir nettement les champs de bataille, les uns après les autres. Il avait pu apercevoir de l'avion, éparpillés à travers le désert sur plus de mille cinq cents kilomètres, les vestiges de l'Afrika Korps allemand, avions, tanks et chars. Après El Alamein, c'étaient Tobrouk, puis Benghasi, Tripoli, Sfax. Mon père était aussi ému que s'il avait lui-même commandé la Huitième Armée britannique.
    Avant l'arrivée de mon père, je m'étais occupé, à Carthage, d'organiser le dîner. Il allait avoir lieu dans la villa du Président. La préparation du menu était assurée par les G.I., mais pas le service. Celui-ci était confié à deux prisonniers italiens. Nous voulions célébrer au cours de ce banquet, la nomination d'un des officiers de mon unité, David Brooks, d'Oklahoma City, au grade de major. Je pense que jamais jeune officier n'a pu s'enorgueillir d'une aussi brillante assistance pour célébrer sa promotion. Outre le Commandant suprême des armées américaines, il y avait là cinq généraux, dont le Commandant en chef des forces alliées et le Commandant en chef des forces aériennes des Etats-Unis en Méditerranée, ainsi que trois amiraux, Leahy, McIntire et Brown.
    J'avais l'impression que les agents du Service Secret qui accompagnaient mon père n'étaient pas très rassurés de voir nos deux garçons italiens. Pendant tout le repas, ils fixèrent sur les deux pauvres bougres des regards inquisiteurs qui semblaient les percer de part en part.
    Pourtant, l'idée d'empoisonner qui que ce fût était à cent lieues d'eux ; ils n'en revenaient pas de se trouver dans la même pièce qu'un chef d'Etat. Après le banquet, comme mon père leur serrait la main, ils tremblaient de tout leur corps. Plus tard, encore tout abasourdis, ils m'avouèrent qu'il leur eût été impossible, pensaient-ils, d'approcher ainsi Mussolini ou Victor-Emmanuel, car, même dans l'Italie d'avant guerre, on les aurait considérés comme des ennemis possibles de l'Etat.
    Après le dîner j'eus l'occasion de confirmer mon impression : il avait été définitivement décidé qu'Eisenhower commanderait l'opération combinée du débarquement en France, Mon père dit qu'Ike en serait avisé par Marshall qui se trouvait encore au Caire, et qu'il ne fallait sous aucun prétexte qu'il l'apprît plus tôt.
Le Président était très fatigué ce soir-là, presque à la limite de sa résistance. Il devait pourtant établir encore l'itinéraire d'une tournée d'inspection qu'il allait faire. Il aurait voulu étendre cet itinéraire au delà de Malte et de la Sicile, prévues au projet, et pousser jusqu'en Italie.
    Cependant, cette fois encore, le général Eisenhower opposa son veto. Il refusa à mon père son autorisation, invoquant ses responsabilités.
    Malgré sa lassitude, tout dans mon père dénotait une profonde satisfaction. Il avait accompli de grandes choses dans une mission restreinte.
    Le lendemain matin, il fut debout avant moi et se rendit aussitôt à bord de son C-54 qui, escorté par des chasseurs, s'envola vers Malte. (« Sous le feu nourri venant du ciel, Malte surgissait de la mer, solitaire mais intrépide, flamme mince mais lumineuse au milieu des ténèbres, phare pour les lendemains meilleurs »), puis vers la Sicile où Mark Clark avait été récompensé par un DSC (Distinguished Service Cross) à sa grande surprise : il n'avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle on l'avait rappelé d'Italie. Je l'accueillis à nouveau à l'aérodrome d'El Aouina lorsqu'il revint à quatre heures et demie. Seuls les membres de son état-major assistèrent ce soir-là au diner : Leahy, Brown, Mac Intire, Pat Watson et moi
    J'aurais bien voulu éclaircir un point avant le départ de mon père, fixé pour le lendemain matin, mais évidemment il n'était pas en mesure de me renseigner. Je voulais savoir si Tooey Spaatz irait avec Ike en Angleterre. Cela me permettrait en effet de tirer des conclusions quant au sort de ma propre unité et à ses chances de participer à l'invasion de l'Europe. Mais les informations de mon père s'arrêtaient au second échelon à partir du sommet et Spaatz ne faisait pas partie de ces sphères supérieures. D'ailleurs, au cours de cette dernière soirée, mon père ne voulut parler que de ce qu'il considérait comme la réalisation essentielle de ce mois d'efforts, loin du pays.
—    Les Nations Unies.., me dit-il, avec une profonde satisfaction. Les gens, chez nous, les membres du Congrès, les éditorialistes parlent des Nations Unies comme d'une chose qui n'existe que du fait de la guerre. On a tendance à les dénigrer, sous prétexte que nous ne sommes unis que parce que la guerre nous force à l'être. Ce n'est pourtant pas la guerre qui est le vrai facteur de l'unité, mais la paix. C'est après la guerre, et après la guerre seulement, que je pourrai faire en sorte que les Nations Unies méritent réellement ce nom !

    Mon père se leva le lendemain à six heures et se fit conduire à l'aéroport. Là, il allait prendre l'avion pour Dakar où il devait s'embarquer sur le « Iowa », et retourner au pays à temps pour y fêter Noël. Pour ma part, je quittai ma base africaine avec le dernier convoi de soldats et d'officiers pour me rendre à San Severo, en Italie, où nous devions passer un Noël froid et humide en nous demandant si nous allions rester en Italie à demeure ou si, au contraire, nous serions parmi ces privilégiés qui auraient la mission de porter la guerre chez les nazis, le 1er mai 1944.

…à suivre : Chapitre IX : DU CAIRE-TEHERAN A YALTA

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16 janvier 2008 3 16 /01 /janvier /2008 06:01
Franklin Delano Roosevelt
Discussion au coin du feu - sur l'activité bancaire
Le 12 mars 1933
(autres textes)


fireside-chat-1933.jpg   


Version audio, en bas


Mes amis,

    Je veux parler pendant quelques minutes avec le peuple des Etats-Unis de l'activité bancaire - avec ceux, relativement rares, qui en comprennent les mécanismes, mais plus particulièrement avec l'immense majorité qui n'utilise la banque que pour effectuer des dépôts et émettre des chèques.

    Je veux vous dire ce qui a été fait ces derniers jours, pour quelles raisons, et ce que seront les prochaines étapes. Je reconnais que les nombreuses proclamations issues des capitoles* d'états et de Washington, la législation, les régulations du Trésor, etc., rédigées pour la plupart en termes bancaires et légaux, devraient être expliquées au profit du citoyen normal. Je le dois, en particulier en raison du courage et du bon tempérament avec lesquels tout le monde a accepté les inconvénients et les épreuves du congé bancaire. Je sais que lorsque vous comprendrez ce dont nous, à Washington, nous sommes occupés, je continuerai à bénéficier autant de votre entière coopération que de votre sympathie et de l’aide apportée au cours de la dernière semaine.

    Premièrement, permettez-moi de vous expliquer le simple fait que lorsque vous déposez de l'argent dans une banque, celle-ci ne le dépose pas dans un coffre fort. Elle l'investit sous différentes formes de crédits - obligations, titres de créances, hypothèques et nombreux autres types de prêts. En d'autres termes, la banque met votre argent au travail pour permettre aux rouages de l'industrie et de l'agriculture de continuer à tourner. Une petite portion de l'argent que vous déposez est conservée sous forme d'espèces - quantité qui, en temps normal, suffit largement à couvrir les besoins en liquide du citoyen ordinaire. Cela signifie que le montant total des espèces dans le pays n'est qu'une petite fraction de l'ensemble des dépôts de toutes les banques.

    Qu'est-il alors arrivé entre la fin février et les premiers jours de mars ? La perte de confiance de la part du public a entraîné une ruée générale vers les banques, dans le but de convertir les dépôts en espèces ou en or - une ruée si grande que les banques, même les plus saines, n'ont pu obtenir assez d'espèces pour satisfaire à la demande.La raison de cela est qu'il était évidemment impossible aux banques de vendre des actifs parfaitement sains et de les convertir en espèces, sauf à les vendre, sous la panique, à des prix largement inférieurs à leur valeur réelle.

    L'après-midi du 3 mars, il était impossible de trouver ne serait-ce qu'une banque ouverte dans tout le pays. Des décrets prononçant leur fermeture totale ou partielle avaient été annoncés par les gouverneurs d'à peu près tous les états.

    C'est alors que j'ai présenté le décret établissant le congé bancaire national, et cela fut le premier pas de la reconstruction par le gouvernement de notre structure économique et financière.

    La seconde étape fut la législation, votée rapidement et patriotiquement par le Congrès, confirmant mon décret et élargissant mes pouvoirs de sorte qu'il devint possible, du temps étant nécessaire, d'allonger ce congé puis de le supprimer graduellement. Cette loi donna aussi autorité pour développer un programme de réhabilitation de nos institutions bancaires. Je veux dire à nos citoyens, partout dans la nation, que le Congrès national - Républicains et Démocrates - a montré, par cette action, un dévouement à l'intérêt général et une conscience de l'urgence et de la nécessité d'aller vite à peu près sans équivalent dans notre histoire.

    Des séries de régulations permettant aux banques de poursuivre leurs fonctions pour maintenir la distribution de nourriture, des nécessités du foyer et le paiement des salaires ont constitué la troisième étape.

    Ce congé bancaire, quoique générant de grands inconvénients, nous offre l'opportunité de fournir les espèces nécessaires pour répondre à la situation. Aucune banque saine n'a perdu un seul dollar depuis sa fermeture lundi dernier. Il en est de même des banques qui pourraient ne pas être en position de rouvrir immédiatement. La nouvelle loi autorise les douze Banques de la Réserve Fédérale à émettre, sur des actifs solides, des espèces supplémentaires, de manière à ce que les banques qui rouvriront soient capables de satisfaire toute demande légitime. Les nouvelles espèces sont transportées depuis le Bureau de gravure et d'impression, en grande quantité, vers tous les points du pays. C'est une monnaie solide car elle s'appuie sur de bons et solides actifs.

memorial-fdr-fireside-chat.jpg     Vous allez dire : comment se fait-il que les banques ne rouvrent pas toutes en même temps ? La réponse est simple. Votre gouvernement n'a pas l'intention de voir se répéter l'histoire de ces dernières années. Nous ne voulons pas, et n'aurons pas, une nouvelle épidémie de faillites bancaires.

    En conséquence, nous allons commencer demain, lundi, par la réouverture de banques dans les douze villes où sont sises les Banques de la Réserve fédérale - les banques qui, après examen du Trésor, ont été constatées saines. Cela sera suivi, mardi, par le redémarrage de toutes les fonctions des banques solides, dans les villes où se trouvent des chambres de compensations accréditées. Ce qui signifie environ 250 villes. En d'autre termes, nous allons aussi vite que les mécanismes de la situation nous le permettent.

    Mercredi, et les jours suivants, les banques redémarreront leur activité partout ailleurs, sous réserve, bien sûr, que le gouvernement soit capable physiquement d'en achever l'examen. Il est nécessaire que la réouverture des banques soit étendue sur une période afin de permettre aux banques d'effectuer les demandes des prêts nécessaires, d'obtenir les espèces correspondant à leurs besoins, et pour que le gouvernement soit capable de faire les vérifications bien entendu évidentes.

    Que cela soit clair : si votre banque n'est pas ouverte le premier jour, n’allez pas imaginer que c’est définitif. Quel que soit le jour de sa réouverture, elle est exactement dans le même état que la banque qui ouvrira demain.

    Je sais que beaucoup de gens sont inquiets quant aux banques d'état qui ne sont pas membres du système de la Réserve fédérale. Ces banques peuvent recevoir, et recevront, l'assistance des banques membres et du Conseil de financement de la reconstruction. Elles bénéficieront du même traitement que les banques nationales, mais obtiendront l’autorisation de reprendre l'activité des autorités de l'état, sollicitées par le secrétaire au Trésor, afin de leur permettent de rouvrir selon le même calendrier que les banques nationales. Je crois sincèrement que les secrétariats des affaires bancaires des états seront aussi attentifs que le gouvernement national au sujet de la politique de réouverture des banques, et qu'ils en respecteront les principes.

    Il est probable qu’à l’ouverture des banques, un très petit nombre de gens, encore en proie à la panique, recommencent les retraits. Qu'il soit bien clair que les banques répondront à toutes les demandes, à l'exception, bien sûr, de celle de thésauriseurs hystériques - et je pense que la thésaurisation de la semaine passée est devenue, pour l'ensemble de la nation, un passe-temps totalement inapproprié. Il n'est point besoin de prophète pour vous expliquer que lorsque la population s'apercevra qu'elle peut obtenir son argent - qu'elle peut l'obtenir lorsqu'elle le veut pour tout besoin légitime - le fantôme de la peur sera rapidement vaincu. Les gens seront de nouveau satisfaits de savoir leur argent là où on en prendra soin et où ils pourront s'en servir à leur convenance. Je vous garanti qu'il est plus sûr de laisser votre argent dans une banque rouverte que sous le matelas.

    Le succès de l'ensemble de notre programme national repose, bien sûr, sur la coopération du public - sur son soutien éclairé et sur l'utilisation d'un système fiable.

    Gardez en mémoire que l'œuvre essentielle de la nouvelle législation est de donner aux banques la possibilité de convertir plus rapidement leurs actifs en liquidités qu'auparavant. Des dispositions plus souples ont été adoptées pour leur permettre d'emprunter - sur la base de ces actifs - aux banques de la Réserve, et à d'autres aussi, en vue d'émettre de la monnaie sur la valeur de ces bons actifs. Cette monnaie ne provient pas de nulle part. Elle n'est émise qu'en rapport avec des valeurs adéquates que toute banque solide possède en abondance.

    Un dernier point avant que je termine. Il y aura, bien sûr, quelques banques incapables de rouvrir sans être réorganisées. La nouvelle loi autorise le gouvernement à porter assistance en vue d’accélérer ces réorganisations et de les rendre plus efficaces, de même qu’à devenir propriétaire d'au moins une part du nouveau capital qu'il pourrait être nécessaire d'apporter.

    J'espère que vous percevez, à travers ce récit élémentaire de l'action de votre gouvernement, qu'il n'y a rien de complexe, rien d'extrême dans ce processus.

    Nous avions une mauvaise situation bancaire. Certains de nos banquiers se sont montrés soit incompétents soit malhonnêtes dans leur gestion des fonds de la population. Ils ont utilisé l'argent qui leur était confié pour spéculer et consentir des prêts imprudents. Il ne s’agissait pas de toutes nos banques, mais cela a été suffisant pour plonger le peuple dans un sentiment d'insécurité, et le mettre dans un état d'esprit tel qu'il ne fit plus la différence, mais pensa que les actes d'un petit nombre les rendait toutes suspectes. C'était le travail du gouvernement de remettre la situation en ordre le plus rapidement possible. C'est ce que nous sommes en train de faire.

    Je vous promets, non que toutes les banques ouvriront à nouveau ou que personne n'aura à subir de pertes, mais qu'il n'y aura aucune perte qu’il soit possible d’éviter ; et nous en aurions subi de pires si nous avions continué à dériver. Je peux même vous promettre le sauvetage de certaines des banques les plus gravement ébranlées. Nous nous activerons non seulement à rouvrir les banques saines, mais aussi à créer des banques saines par réorganisation.

    J'ai été émerveillé de sentir, partout dans le pays, votre confiance. Je ne pourrai jamais être suffisamment reconnaissant au peuple du soutien loyal qu'il m'a donné en acceptant le jugement qui a déterminé notre route, bien que tous nos processus ne lui aient pas toujours parus clairs.

    Après tout, il y a un élément dans le réajustement de notre système financier qui est plus important que la monnaie, plus important que l'or : c'est la confiance du peuple. Confiance et courage sont l'essence du succès dans la mise en œuvre de notre plan. Vous devez avoir foi ; vous ne devez pas vous laisser bousculer par des rumeurs ou des suppositions. Unissons-nous pour bannir la peur. Nous avons fourni la machinerie pour restaurer notre système financier ; il vous revient de lui apporter votre soutien et de le faire fonctionner.

    C'est votre problème, mes amis, votre problème autant que le mien.

    Ensemble, nous ne pouvons échouer.

Franklin Delano Roosevelt - Discussion au coin du feu - 12 mars 1933

* Capitoles : sièges des gouvernements d’états aux Etats-Unis


En anglais :

My friends:

I want to talk for a few minutes with the people of the United States about banking -- to talk with the comparatively few who understand the mechanics of banking, but more particularly with the overwhelming majority of you who use banks for the making of deposits and the drawing of checks.

I want to tell you what has been done in the last few days, and why it was done, and what the next steps are going to be. I recognize that the many proclamations from State capitols and from Washington, the legislation, the Treasury regulations, and so forth, couched for the most part in banking and legal terms, ought to be explained for the benefit of the average citizen. I owe this, in particular, because of the fortitude and the good temper with which everybody has accepted the inconvenience and hardships of the banking holiday. And I know that when you understand what we in Washington have been about, I shall continue to have your cooperation as fully as I have had your sympathy and your help during the past week.

First of all, let me state the simple fact that when you deposit money in a bank, the bank does not put the money into a safe deposit vault. It invests your money in many different forms of credit -- in bonds, in commercial paper, in mortgages and in many other kinds of loans. In other words, the bank puts your money to work to keep the wheels of industry and of agriculture turning around. A comparatively small part of the money that you put into the bank is kept in currency -- an amount which in normal times is wholly sufficient to cover the cash needs of the average citizen. In other words, the total amount of all the currency in the country is only a comparatively small proportion of the total deposits in all the banks of the country.

What, then, happened during the last few days of February and the first few days of March? Because of undermined confidence on the part of the public, there was a general rush by a large portion of our population to turn bank deposits into currency or gold -- a rush so great that the soundest banks couldn't get enough currency to meet the demand. The reason for this was that on the spur of the moment it was, of course, impossible to sell perfectly sound assets of a bank and convert them into cash, except at panic prices far below their real value. By the afternoon of March third, a week ago last Friday, scarcely a bank in the country was open to do business. Proclamations closing them, in whole or in part, had been issued by the Governors in almost all the states. It was then that I issued the proclamation providing for the national bank holiday, and this was the first step in the Government’s reconstruction of our financial and economic fabric.

The second step, last Thursday, was the legislation promptly and patriotically passed by the Congress confirming my proclamation and broadening my powers so that it became possible in view of the requirement of time to extend the holiday and lift the ban of that holiday gradually in the days to come. This law also gave authority to develop a program of rehabilitation of our banking facilities. And I want to tell our citizens in every part of the Nation that the national Congress -- Republicans and Democrats alike -- showed by this action a devotion to public welfare and a realization of the emergency and the necessity for speed that it is difficult to match in all our history.

The third stage has been the series of regulations permitting the banks to continue their functions to take care of the distribution of food and household necessities and the payment of payrolls.

This bank holiday, while resulting in many cases in great inconvenience, is affording us the opportunity to supply the currency necessary to meet the situation. Remember that no sound bank is a dollar worse off than it was when it closed its doors last week. Neither is any bank which may turn out not to be in a position for immediate opening. The new law allows the twelve Federal Reserve Banks to issue additional currency on good assets and thus the banks that reopen will be able to meet every legitimate call. The new currency is being sent out by the Bureau of Engraving and Printing in large volume to every part of the country. It is sound currency because it is backed by actual, good assets.

Another question you will ask is this: Why are all the banks not to be reopened at the same time? The answer is simple and I know you will understand it: Your Government does not intend that the history of the past few years shall be repeated. We do not want and will not have another epidemic of bank failures.

As a result, we start tomorrow, Monday, with the opening of banks in the twelve Federal Reserve Bank cities -- those banks, which on first examination by the Treasury, have already been found to be all right. That will be followed on Tuesday by the resumption of all other functions by banks already found to be sound in cities where there are recognized clearing houses. That means about two hundred and fifty cities of the United States. In other words, we are moving as fast as the mechanics of the situation will allow us.

On Wednesday and succeeding days, banks in smaller places all through the country will resume business, subject, of course, to the Government's physical ability to complete its survey It is necessary that the reopening of banks be extended over a period in order to permit the banks to make applications for the necessary loans, to obtain currency needed to meet their requirements, and to enable the Government to make common sense checkups.

Please let me make it clear to you that if your bank does not open the first day you are by no means justified in believing that it will not open. A bank that opens on one of the subsequent days is in exactly the same status as the bank that opens tomorrow.

I know that many people are worrying about State banks that are not members of the Federal Reserve System. There is no occasion for that worry. These banks can and will receive assistance from member banks and from the Reconstruction Finance Corporation. And, of course, they are under the immediate control of the State banking authorities. These State banks are following the same course as the National banks except that they get their licenses to resume business from the State authorities, and these authorities have been asked by the Secretary of the Treasury to permit their good banks to open up on the same schedule as the national banks. And so I am confident that the State Banking Departments will be as careful as the national Government in the policy relating to the opening of banks and will follow the same broad theory.

It is possible that when the banks resume a very few people who have not recovered from their fear may again begin withdrawals. Let me make it clear to you that the banks will take care of all needs, except, of course, the hysterical demands of hoarders, and it is my belief that hoarding during the past week has become an exceedingly unfashionable pastime in every part of our nation. It needs no prophet to tell you that when the people find that they can get their money -- that they can get it when they want it for all legitimate purposes -- the phantom of fear will soon be laid. People will again be glad to have their money where it will be safely taken care of and where they can use it conveniently at any time. I can assure you, my friends, that it is safer to keep your money in a reopened bank than it is to keep it under the mattress.

The success of our whole national program depends, of course, on the cooperation of the public -- on its intelligent support and its use of a reliable system.

Remember that the essential accomplishment of the new legislation is that it makes it possible for banks more readily to convert their assets into cash than was the case before. More liberal provision has been made for banks to borrow on these assets at the Reserve Banks and more liberal provision has also been made for issuing currency on the security of these good assets. This currency is not fiat currency. It is issued only on adequate security, and every good bank has an abundance of such security.

One more point before I close. There will be, of course, some banks unable to reopen without being reorganized. The new law allows the Government to assist in making these reorganizations quickly and effectively and even allows the Government to subscribe to at least a part of any new capital that may be required.

I hope you can see, my friends, from this essential recital of what your Government is doing that there is nothing complex, nothing radical in the process.

We have had a bad banking situation. Some of our bankers had shown themselves either incompetent or dishonest in their handling of the people’s funds. They had used the money entrusted to them in speculations and unwise loans. This was, of course, not true in the vast majority of our banks, but it was true in enough of them to shock the people of the United States, for a time, into a sense of insecurity and to put them into a frame of mind where they did not differentiate, but seemed to assume that the acts of a comparative few had tainted them all. And so it became the Government’s job to straighten out this situation and do it as quickly as possible. And that job is being performed.

I do not promise you that every bank will be reopened or that individual losses will not be suffered, but there will be no losses that possibly could be avoided; and there would have been more and greater losses had we continued to drift. I can even promise you salvation for some, at least, of the sorely presses banks. We shall be engaged not merely in reopening sound banks but in the creation of more sound banks through reorganization.

It has been wonderful to me to catch the note of confidence from all over the country. I can never be sufficiently grateful to the people for the loyal support that they have given me in their acceptance of the judgment that has dictated our course, even though all our processes may not have seemed clear to them.

After all, there is an element in the readjustment of our financial system more important than currency, more important than gold, and that is the confidence of the people themselves. Confidence and courage are the essentials of success in carrying out our plan. You people must have faith; you must not be stampeded by rumors or guesses. Let us unite in banishing fear. We have provided the machinery to restore our financial system, and it is up to you to support and make it work.

It is your problem, my friends, your problem no less than it is mine.

Together we cannot fail.

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14 janvier 2008 1 14 /01 /janvier /2008 22:00
" Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur."
Déclaration d'indépendance des 13 colonies, 4 juillet 1776

e-chouard.jpg    Quand nous n'avons plus entre les mains qu'un simulacre de liberté, quand la souveraineté n'a plus aucun défenseur chez nos représentants, quand notre espérance est privatisée constitutionnellement, il est temps de se préparer. C'est la raison de ce site.
    Le Réseau Voltaire nous a offert le 9 janvier une interview d'Etienne Chouard, citoyen français exceptionnel et leader "naturel" du Non lors de la campagne référendaire de 2005. Son site (ici), très pédagogique et républicain, a permis à la population française d'avoir une réflexion de fond sur le contenu du Traité constitutionnel. La décision souveraine du peuple français à cette occasion a résonné dans toute l'Europe, et alimente toujours le débat sur l'avenir de celui-ci.
    Aujourd'hui, le président veut passer outre cette décision souveraine et imposer par voie parlementaire le même traité. Cet acte constitue une Haute Trahison, et le rend destituable, comme l'a expliqué Mme Anne-Marie Pourhiet.
    Lorsque, en 2005, mes compagnons, Kévin et moi-même menions campagne contre la Constitution européenne, nous expliquions à la population que le statut, les privilèges et prérogatives offerts par le traité à la BCE - en particulier l'article 104, devenu l'article 123 du traité de Lisbonne - rendaient illusoires toutes les propositions avec lesquelles les Oui-ouistes prétendaient charmer le peuple. Cet article, qui interdit aux états d'emprunter auprès de la BCE, met les nations européennes à la merci du financiarisme prédateur et de l'esclavage de la dette. A l'époque, je crois que nous étions les seuls à insister sur ce point.
    Aujourd'hui, Etienne Chouard le met à son tour au centre du débat, et participe de plus à l'appel pour un nouveau Bretton Woods lancé par Mme Helga Zepp-LaRouche et Jacques Cheminade, appel cosigné par Thierry Meyssan ainsi qu'un grand nombre de maires de France. Un nouveau Bretton Woods pour sortir de la crise financière, c'est aussi le voeux de Michel Rocard et de Pierre Larouturrou, délégué du Parti Socialiste pour l'Europe.
   
    Voici le texte de l'interview de M. Etienne Chouard, réalisé par Sylvia Cattori :




Étienne Chouard : les traités européens servent les intérêts
de ceux qui les écrivent

    En 2005, un Français comme les autres, Étienne Chouard, professeur au lycée Marcel Pagnol de Marseille, a présenté sur son blog ses analyses du projet de Traité constitutionnel européen. Au cours de la campagne référendaire, son site suscite un véritable engouement et devient l’un des plus fréquentés de France. Tranchant avec l’opacité des discours officiels, la simplicité de ses argumentaires touche un vaste public pour qui « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Silvia Cattori a rencontré ce citoyen exemplaire qui revient sur le devant de la scène à l’occasion de la signature du mini-traité européen. Il raconte son parcours et décrit sa vision d’institutions selon lui dénaturées.
 

Silvia Cattori : En consultant votre site internet on découvre, qu’en 2004, vous étiez favorable au Traité constitutionnel européen, mais qu’après en avoir étudié son contenu, vous avez radicalement changé d’avis. Pourriez-vous nous résumer les raisons de votre revirement ?

Étienne Chouard : Ma trajectoire est celle de quelqu’un qui faisait confiance aux politiciens. Je ne faisais pas de politique. Quand j’ai commencé à comprendre ce qu’étaient devenues les institutions européennes, je suis tombé de haut. Je me suis rendu compte que les hommes au pouvoir étaient en train d’écrire eux-mêmes les limites de leur pouvoir, qu’il y en avait pas ou peu, et qu’elles étaient écrites de façon à ce que nous ne comprenions rien.

Dans les institutions européennes, plus aucun acteur n’est responsable de ses actes devant les citoyens ; il y a quelques apparences de responsabilité, mais ce sont des faux semblants, des leurres.
Mais surtout, le Parlement ne compte pour rien dans les institutions : il n’a pas l’initiative des lois, il ne participe à l’élaboration de la loi que sous la tutelle (la surveillance ?) du Conseil des ministres qui s’est promu co-législateur au mépris de la plus élémentaire et indispensable séparation des pouvoirs, et encore, pas dans tous les domaines ! En effet, il y a des domaines soumis à ce qu’on appelle les « procédures législatives spéciales », une vingtaine, dont on n’affiche la liste nulle part, et dans lesquels le Conseil des ministres décide seul, sans le Parlement. Le saviez-vous ?

C’est impressionnant de voir le nombre d’institutions européennes non élues qui ont un pouvoir important et mal contrôlé.

La Banque centrale européenne, non plus, ne rend de comptes à personne. C’est extravagant, la façon dont cela a été écrit : on voit bien, on voit partout, que ce sont des ministres qui ont écrit ces règles sur mesure, pour eux-mêmes.

En regardant bien, on s’aperçoit même que ces institutions ont été écrites plus pour l’intérêt des banques et des multinationales que pour l’intérêt général. On peut se demander pourquoi.

Quand on lit le livre de Jean-Pierre Chevènement, on découvre que Jean Monet, cette icône, ce symbole de l’Europe, ce quasi saint pour les « eurolâtres », était un banquier français qui vivait aux États-Unis et qui s’était imprégné de leurs valeurs. En fait, il avait conçu et construit l’Union européenne pour affaiblir l’Europe, pour empêcher les souverainetés populaires de se reconstruire après la guerre. Il l’écrit lui-même ! C’est consternant !

Quand on lit les traités européens avec ces lunettes, ils ressemblent à cette vision-là de Monet : ces institutions permettent aux multinationales d’écrire le droit et interdisent aux parlements nationaux et aux peuples de s’y opposer. C’est un régime inacceptable ; pourtant, Monet et ses fidèles nous l’ont imposé par voie de traités depuis 50 ans sans que le peuple n’ait jamais vraiment son mot à dire.

Il y a eu un simulacre de débat sur Maastricht ; je vous rappelle, qu’alors, on n’a absolument pas parlé d’institutions ; on a parlé de monnaie, certes, mais même pas de ce qui compte le plus en matière monétaire : on ne nous a rien dit, notamment, de l’abandon total de la création monétaire aux banques privées (article 104) qui est pourtant un pur scandale, la cause majeure de la dette publique qui asphyxie nos États et une cause importante du chômage endémique qui asphyxie nos économies.

En 1992, on ne nous a invités à débattre que de l’indépendance de la Banque centrale et de la nouvelle monnaie unique, qui sont sans doute de bonnes choses. Mais, de la faiblesse du Parlement, de la confusion des pouvoir, de l’indépendance des juges, de l’impuissance des citoyens, de la révision sans référendum, de toutes ces honteuses et dangereuses institutions, on n’a pas du tout parlé. Du vote de Maastricht, on ne peut donc pas dire honnêtement qu’il cautionne les institutions.

Si on envisage l’ensemble de la construction européenne sur cinquante ans, les peuples n’ont donc finalement pas eu droit au moindre débat sur l’essentiel.

La seule fois où on nous a demandé vraiment notre avis, en 2005, la première fois où on nous a retiré le bâillon, on a crié « Non ! » Aussitôt, on nous a remis le bâillon et puis le viol a recommencé. Et on nous dit : « Vous n’en voulez pas, mais vous l’aurez quand même, par la voie parlementaire… »

2007 a donc confirmé ce que 2005 avait révélé : la méthode et le contenu du traité de Lisbonne confirment que l’on a une bande de violeurs aux manettes, et ce qui se passe là, c’est un coup d’État. C’est un coup de force. La définition du coup d’État, c’est un pouvoir exécutif qui ne se plie pas au suffrage universel. Nous y sommes.

Silvia Cattori : Tout cela a pu se faire car les citoyens ont abandonné leurs responsabilités et s’en sont remis naïvement à leurs représentants sans sans imaginer qu’ils pouvaient abuser de leurs pouvoirs et sans contrôler leur action.

Étienne Chouard : Oui. Le mensonge est partout et les gens honnêtes n’osent pas y croire. On parle d’un mini traité simplifié, qui n’est ni « mini », ni « simplifié ». Il faut lire trois mille pages maintenant pour savoir ce qu’il y a dans le traité de Lisbonne. C’est extrêmement compliqué. Il y a toutes sortes de renvois et tout ce qui était dans le traité de 2005 se retrouve ici. Même ce qu’ils ont dit vouloir retirer. L’hymne, ils vont le garder. Le drapeau va rester. La référence à l’euro va rester. Ils ont dit qu’ils retireraient le drapeau. Mais vous le croyez, qu’ils vont le retirer ? Ils ont retiré l’étiquette « constitution ». Mais sur une fiole de poison, qu’est-ce qui est dangereux ? L’étiquette ou le poison ? Quand on retire l’étiquette, est-ce que le poison est moins dangereux ?

On nous prend pour des imbéciles.

C’est une constitution, à l’évidence, mais une mauvaise constitution écrite par des gens qui ne devaient pas l’écrire. On a des élus, mais ce n’est pas à eux d’écrire la constitution. Je tiens à cette idée forte : ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire les règles du pouvoir ; ce n’est pas aux parlementaires, aux ministres, aux juges, d’écrire la constitution ; c’est à d’autres, à des gens désintéressés.

Il n’y a pas d’autre moyen, pour nous les simples citoyens, d’être protégés contre les abus de pouvoir, qu’une Assemblée constituante, mais attention : surtout pas élue parmi les candidats des partis, car les partis ont de nombreux membres au pouvoir dont les amis écriraient à nouveau des règles pour eux-mêmes et on n’en sortirait pas.

Ce que Giscard lui-même a affirmé [1] de ce traité de Lisbonne devrait amener les 16 millions d’électeurs qui ont voté non à descendre dans la rue, car c’est le même traité que le précédent, illisible, et s’il est compliqué, Giscard dit que c’est pour rendre impossible le référendum ; Giscard dit aussi que tout ce qui tenait à cœur aux Conventionnels en 2004 se retrouve dans le traité de Lisbonne, sauf que c’est dans un ordre différent.

Ma conclusion est celle-ci : tout cela arrive parce que ceux qui écrivent les règles les écrivent pour eux-mêmes et qu’ils trichent.

Silvia Cattori :
Aucun acteur n’a de compte à rendre ?

Étienne Chouard : Aucun ; les citoyens ne comptent pour rien. Ils n’ont aucun moyen de résister contre les abus de pouvoir dans ces institutions. Le seul bon moyen serait le référendum d’initiative populaire et nous ne l’avons pas. Je dirais même qu’on ne l’aura jamais si ce sont des représentants élus qui écrivent les règles. Le droit de pétition (de l’article 11 du traité de Lisbonne consolidé) n’a aucune valeur contraignante. On n’a pas besoin d’un article comme ça pour faire des pétitions : même si on le retirait, les gens pourraient toujours faire pétition.

Silvia Cattori : Le traité de Lisbonne ne comporte-t-il pas au moins un élément positif, par exemple la possibilité pour un État de sortir de l’Union européenne ?

Étienne Chouard : Oui, et cela existait déjà dans le TCE rejeté en 2005, et c’est repris, comme tout le reste.

Silvia Cattori :
Dans ce cas de figure, comment un État qui le souhaiterait pourrait-il sortir de l’Union ? Cette procédure est-elle applicable ?

Étienne Chouard : Cela ne serait pas simple de sortir de l’Union européenne et cela coûterait très cher ; il y a beaucoup de rouages en œuvre ; il faudrait un gouvernement très déterminé. Cette situation de non-retour me fait penser à l’AGCS (l’Accord Général sur le Commerce des Services) d’où on ne peut pas sortir non plus : cet accord (négocié et signé sans nous en parler, dans le plus grand secret) a le même génome antidémocratique que l’Union européenne : ce sont les mêmes qui l’ont conçu, ce sont les mêmes intérêts qui sont servis : les multinationales et les banques.

À quoi sert l’AGCS ? À faire disparaître toutes les contraintes sur le commerce des services. Aujourd’hui, un État souverain peut encore interdire quantité d’abus pour se protéger contre les investisseurs prédateurs : quand une grande entreprise veut venir s’installer quelque part, le pays a ses propres règles pour défendre son droit social, son droit environnemental, son droit fiscal, ses ressources naturelles, etc.

Cela va disparaître : Les États, dans les négociations secrètes de l’AGCS, sont en train de s’interdire d’interdire (aux entreprises), les uns les autres : je ne t’interdis plus cela, mais toi, tu arrêtes de m’interdire ça… Les citoyens vont se retrouver nus, sans défense et personne n’en parle ! Tous les services publics sont menacés par ces mécanismes. Et cela est irréversible : les amendes que les États acceptent de devoir payer en cas de retrait ne sont pas payables, tellement elles sont prohibitives.

Les accords de l’AGCS sont donc négociés en secret par une personne seule : le commissaire européen au commerce extérieur… Une personne seule pour 480 millions de personnes négocie en secret des accords décisifs qui lèsent tout le monde de façon irréversible. C’est un pur scandale, c’est très grave.

Silvia Cattori : En voyant les chefs d’État et de gouvernement de l’Union signer le traité à Lisbonne qu’avez-vous ressenti ?

Étienne Chouard :
L’impression d’être violenté, à l’évidence, et par ceux-là mêmes qui prétendent partout me défendre… L’impression d’être dans un piège contrôlé par des menteurs professionnels et des voleurs en bande. Ce qui me désole est que les gens ne soient pas du tout informés et ne se sentent donc pas concernés.

Silvia Cattori : Il y a un aspect très important qui est également peu présent dans le débat : la politique étrangère de l’Union ; la participation de ses principaux membres à des opérations militaires via l’OTAN. Or, là aussi, alors que les sondages montrent que les citoyens sont très majoritairement opposés à ces guerres illégales, ils sont totalement impuissants à les empêcher. Alors que les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak se révélent être des aventures coloniales, M. Sarkozy tente de resserrer les liens de l’Union européenne et des États-Unis dans la perspective d’un conflit avec l’Iran dans l’intérêt d’Israël. Que pensez-vous de cet aspect de l’Union ?

Étienne Chouard :
On a l’impression que tout cela a été programmé depuis le début. Cela s’est fait de manière progressive. Le Non les a un peu ralentis mais, deux ans plus tard, les autorités font passer le traité en force. Et les citoyens ne réagissent pas, ce qui confirme sans doute les gouvernants dans l’opinion qu’ils ont tous les droits. L’ambiance est au pessimisme. Oui, ils peuvent enlever des enfants africains dans les écoles, oui ils peuvent aller faire la guerre au bout du monde. Il faut lire Alain Badiou (De quoi Sarkozy est-il le nom). Les critiques des médias ont été si virulentes contre ce livre que j’ai failli ne pas le lire. Je le trouve pourtant passionnant. C’est très bien analysé ; il dit bien que l’ambiance n’est pas au pétainisme, mais au néo pétainisme.

Il faut aussi lire François-Xavier Verschave (« De la Françafrique à la Mafiafrique , pour commencer) pour comprendre que la décolonisation n’a pas eu lieu.

Silvia Cattori :
Votre réflexion rejoint celle que le sociologue Jean-Claude Paye a conduit à propos des libertés fondamentales dans l’Union [2]. Comme vous, il constate que les institutions ont été construites de telle façon que les décisions échappent aux citoyens.

Étienne Chouard : Effectivement, je ne suis pas le seul à le dire, loin de là, et en fait, tous ceux qui étudient honnêtement les institutions sont scandalisés et regrettent d’avoir trop fait confiance à leurs élus.

Silvia Cattori : Ces sommets, Lisbonne, le G 8, ne seraient donc que des mascarades où des dirigeants, entre festins et embrassades, prennent des décisions sans en référer à leurs mandants comme si on était dans un système dictatorial ?

Étienne Chouard : Ce n’est pas —encore— une dictature car, dans une dictature, il n’y a pas de liberté d’opinion ni d’expression. C’est donc plus soft que cela, c’est poli, c’est joli à voir, c’est en train de devenir totalitaire, mais il y a moins de prise à la critique, c’est plus difficile à condamner. Le discours mensonger, inversant les valeurs, Orwell l’annonçait fort bien dans 1984, consistait à dire « la guerre, c’est la paix », « le travail ; c’est la liberté », et le simple fait de le répéter retire des armes aux résistants potentiels. La manipulation par le langage fonctionne bien. Elle demande, de la part des résistants, une formation, un apprentissage de ces manipulations.

Silvia Cattori : Quels outils les partisans du non ont-ils pour vaincre ces obstacles ?

Étienne Chouard :
Il y en a un qui sera peut-être assez fort : c’est une requête individuelle auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui ne fait pas partie de l’Union européenne mais dont l’Union a signé la Convention qu’elle doit donc respecter.

La Cour peut être saisie par une unique personne contre un État. C’est une cour qui protège les individus isolés.

Son argumentation est puissante (voyez le site 29mai.eu), je m’en sers déjà à tout propos. La requête consiste à attaquer l’État français pour violation de l’article 3 du protocole 1 de la Convention qui dit que les « hautes parties contractantes s’engagent à garantir à leurs citoyens des élections libres qui permettent un libre choix du corps législatif ».

En fait, notre corps législatif est désormais très largement européen. Et au niveau européen, est-ce que le corps législatif est élu ? Pour l’essentiel, non : nous n’avons pas le choix. Le corps législatif en France, ce n’est pas l’Assemblée nationale : 80 % des nouvelles lois qui s’appliquent en France sont des normes européennes automatiquement transposées dans notre droit national, sans vrai débat parlementaire.

Alors, qu’en est-il donc en Europe ?

Au niveau constituant d’abord, c’est une CIG (Conférence intergouvernementale, non élue) qui écrit et corrige les traités, c’est-à-dire la Constitution européenne (qui cache désormais son nom, hypocritement). Les parlements (les seuls qui soient élus) ne peuvent que ratifier ou pas les traités écrits par des non élus, en bloc : ils n’ont ni droit d’initiative, ni droit d’amendement : ils sont donc réduits à la portion congrue, alors que ce sont eux qui sont élus !

Au niveau constituant, donc, le pouvoir échappe aux élus.

Ensuite, les lois ordinaires européennes sont écrites par la Commission (non élue) qui a l’exclusivité et l’initiative des lois, et ces lois sont ensuite discutées et votées par le Conseil des ministres (non élu) en « codécision » avec le Parlement européen (le seul qui soit élu).

Mais —écoutez bien cela, c’est essentiel— il n’y a pas codécision sur tous les sujets : il y a une quantité de sujets où des non élus (Commission et Conseil) décident seuls de la loi européenne.

Ces domaines où les exécutifs écrivent ce que j’appelle des lois sans parlement (c’est plus clair que l’expression chafouine « procédures législatives spéciales ») sont soigneusement cachés, ils n’y a pas de liste : demandez donc à vos parlementaires ou à vos ministres ou à vos journalistes de vous dire quelques uns de ces domaines : ils ne les connaissent pas eux-mêmes (ou alors ce sont de vrais bandits de ne pas en parler clairement à tout le monde).

Cette stérilisation progressive du suffrage universel est une raison solide d’attaquer l’État français pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme : nos propres représentants sont en train de vider nos votes de toute force : la démocratie agonise dans un décor factice de démocratie simulée.

Une seule requête suffit, mais en en envoyant des milliers, on crée une force politique en appui d’une requête juridique.

C’est gratuit. Si on perd, cela n’aura coûté que le timbre d’envoi.

De plus, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a intérêt à montrer quelle sert à quelque chose, et c’est un cas d’école (inédit) qui pourrait faire jurisprudence.

En tout cas, c’est le seul moyen dont nous disposons, nous : simples citoyens. Tous les autres moyens dépendent de nos représentants, parlementaires et ministres, qui ont montré qu’ils sont décidés à nous violer. Si on attend d’eux qu’ils nous défendent, on va attendre longtemps, c’est perdu d’avance.

Cette requête donne de l’espoir car la Cour peut bloquer le processus de ratification, le temps de décider sur le fond. Il me semble que c’est une arme puissante, nouvelle.

Silvia Cattori : Que dites-vous à ces citoyens suisses et norvégiens qui ont refusé jusqu’ici d’adhérer à l’Union européenne, généralement qualifiés d’« attardés qui refusent le progrès » par leurs détracteurs ?

Étienne Chouard : J’espère pour eux qu’ils vont continuer de résister. Je les envie, car j’ai l’impression que nous sommes enfermés par nos propres élus dans un piège épouvantable. Notre désindustrialisation a commencé et elle va à grand pas. On nous oblige à ouvrir nos frontières avec des pays qui ne respectent ni les droits du travail, ni les droits environnementaux, ni aucune des contraintes que nous imposons à nos propres entreprises en vertu du progrès social. Mis en concurrence déloyale avec des pays qui sont si peu comparables, on ne peut que continuer de dégringoler vers la ruine générale.

Ne riez pas : des pays ont déjà vécu cette descente aux enfers en appliquant ces mauvaises recettes : voyez le cas effrayant de l’Argentine, cobaye du néolibéralisme…

Silvia Cattori : Si on demandait aux citoyens s’ils veulent rester ou sortir de l’Union, que choisiraient-ils selon vous ?

Étienne Chouard : le coup d’État de Lisbonne me conduit à me demander s’il ne faut pas sortir de toute urgence de cette UE-MB (Union européenne des multinationales et des banques). Je commence effectivement à désespérer de changer l’UE, dont le programme génétique semble être conçu contre les peuples et contre la démocratie.

Peut-être faut-il sortir de cette UE-là pour construire enfin une vraie société européenne, voulue et défendue par les peuples concernés (et pas par leurs élites décalées).

Silvia Cattori : Pourquoi ne pas faire campagne pour en sortir carrément, si les chances de revenir sur le traité sont nulles ?

Étienne Chouard : Je n’ai pas encore renoncé à mon rêve européen de fraternité. Je voudrais que l’on recommence avec moins de pays à la place de ce monstre conçu par et pour les grandes corporations. Là on est en train de marier des peuples avec le consentement de leurs « pères ». Un mariage réussi et durable se fait forcément avec le consentement des peuples concernés.

Silvia Cattori : Les sociaux-démocrates ne portent-ils pas la principale part de responsabilité dans cette forme de construction européenne ? Jacques Delors n’a-t-il pas fait l’Europe du marché ?

Étienne Chouard : Jacques Delors et la plupart des leaders socialistes nous ont évidemment trompés, ils nous ont menti mille fois, et cette évidente trahison des chefs de la gauche est une catastrophe pour le pays.

Je leur faisais confiance, et très particulièrement à Jacques Delors : je me souviens du dernier jour avant le référendum de Maastricht : Jacques Delors nous avait parlé à la télévision ; il avouait qu’on n’avait encore pas « fait de social » jusque-là en Europe, mais il prenait date avec nous, solennellement, en nous regardant avec ses yeux bleus tristes et sincères, il nous a promis ardemment de commencer à « faire du social » dès le lendemain de notre vote Oui. Il nous l’a promis pour qu’on vote OUI. Quinze ans après, nous sommes plus que jamais en recul social sur tous les plans… J’ai l’impression d’avoir été trompé par un des hommes en qui je faisais le plus confiance. C’est triste et révoltant à la fois.

La chute est rude.

Silvia Cattori : Vous avez parlé d’abandon total de la création monétaire. Vous pouvez préciser de quoi il s’agit ?

Étienne Chouard : Il y a un rouage essentiel qui m’est apparu cette année. Je commence même à y voir le cœur du piège, le diamant central, le moteur de notre impuissance… C’est l’article 104 de Maastricht (qui est devenu l’article 123 du traité de Lisbonne).

Il dit ceci : « Les États n’ont plus le droit d’emprunter auprès de leurs banques centrales ». Pour le commun des mortels c’est incompréhensible.

De quoi s’agit-il ? Depuis des siècles, les États ont abandonné une partie de leur pouvoir de créer la monnaie aux banques privées : les banques ont obtenu des gouvernants, très certainement par corruption, le droit (fondamental) de créer la monnaie.

Mais au moins, jusqu’à une période récente (1974 en France), les États partageaient encore avec les banques privées le droit de créer la monnaie : quand un État avait besoin d’argent pour créer des voies ferrées, des logements ou des hôpitaux, l’État créait lui même sa monnaie, et il ne devait pas payer d’intérêts pendant les remboursements - ne relâchez pas votre attention et n’oubliez pas : c’est le point crucial, celui qui vous condamne aux travaux forcés au profit de rentiers oisifs.

C’est comme cela que l’État créait la monnaie : l’État empruntait auprès de sa banque centrale (qui créait cette monnaie pour l’occasion) et, au fur et à mesure où l’État remboursait cet emprunt, la Banque centrale détruisait cet argent, mais sans faire payer d’intérêts à l’État !

Depuis 1974 en France, à l’époque du serpent monétaire européen, l’État —et c’est sans doute pareil dans les autres pays européens— s’est interdit à lui-même d’emprunter auprès de sa banque centrale et il s’est donc lui-même privé de la création monétaire. Donc, l’État (c’est-à-dire nous tous !) s’oblige à emprunter auprès d’acteurs privés, à qui il doit donc payer des intérêts, et cela rend évidemment tout beaucoup plus cher.

Dans quel intérêt ? L’intérêt général ? Vous plaisantez, sans doute !

Je vous fais remarquer que, précisément depuis 1974, la dette publique ne cesse d’augmenter et le chômage aussi.

Je prétends que c’est lié.

Ce n’est pas fini : depuis 1992, avec l’article 104 du traité de Maastricht, cette interdiction pour les États de créer la monnaie a été hissée au plus haut niveau du droit : international et constitutionnel. Irréversible, quoi, et hors de portée des citoyens.

On ne l’a dit pas clairement : on a dit qu’il y avait désormais interdiction d’emprunter à la Banque centrale, ce qui n’est pas honnête, pas clair, et ne permet pas aux gens de comprendre. Si l’article 104, disait « Les États ne peuvent plus créer la monnaie, maintenant ils doivent l’emprunter auprès des acteurs privés en leur payant un intérêt ruineux qui rend tous les investissements publics hors de prix mais qui fait aussi le grand bonheur des riches rentiers, propriétaires de fonds à prêter à qui voudra les emprunter », il y aurait eu une révolution.

Ce hold-up scandaleux coûte à la France environ 80 milliards par an (*) et nous ruine année après année ; mais on ne peut plus rien faire.

Ce sujet devrait être au cœur de toutes nos luttes sociales, le fer de lance de la gauche et de la droite républicaines. Au lieu de cela, personne n’en parle. C’est consternant.

Silvia Cattori : C’est difficile pour le citoyen d’imaginer que leurs élus se compromettent tous à ce point. Finalement ce sont des citoyens isolés, qui comme vous, s’investissent de manière désintéressée, qui reprennent en main le débat que leurs élus ont abandonné.

Étienne Chouard : Il y a des gens qui se battent. Maurice Allais, prix Nobel d’économie, tempête contre la création monétaire abandonnée aux banques privées ; il proteste énergiquement et affirme que c’est une honte, que les banques privées se comportent (parce qu’on les y autorise) comme des faux monnayeurs et que cela nous ruine. L’esprit libre Maurice Allais dit aussi que les multinationales qui nous imposent ce grand marché dérégulé sont malfaisantes. L’ultra libéral Maurice Allais dénonce la « chienlit laisser-fairiste » de l’Union européenne. Peut-on être plus clair ?

Et bien, ce monsieur qui a voué un grande partie de sa vie à l’étude de la monnaie et qui a probablement reçu tous les honneurs et toutes les médailles du monde, ce grand spécialiste de la monnaie est « triquard » (interdit de tribune) dans les grands médias, il n’arrive plus à publier ni dans Le Monde, ni dans Le Figaro.

Qui ne voit le lien évident entre la persécution d’un citoyen courageux qui appuie là où ça fait mal et le fait que les grands médias aient été achetés -et soient désormais contrôlés- précisément par des multinationales et des banques ?

Maurice Allais développe une idée majeure (que nous devrions tous étudier) quand il dit qu’il faut rendre la création monétaire aux États, à une banque centrale indépendante, qu’il faut que la banque européenne (BCE) récupère la création monétaire en la reprenant aux banques privées.

Silvia Cattori
Journaliste suisse.




[1] « La boîte à outils du traité de Lisbonne », par Valéry Giscard d’Estaing, Le Monde du 26 octobre 2007.

[2] Lire l’entretien de Silvia Cattori avec Jean-Claude Paye : « Les lois anti-terroristes. Un Acte constitutif de l’Empire », Réseau Voltaire, 12 septembre 2007.

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11 janvier 2008 5 11 /01 /janvier /2008 01:00
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 
Chapitre
VII : LA CONFERENCE DE TEHERAN (autres chapitres ici)
(dernière partie)

Staline-Roosevelt-Churchill-at-Teheran.gif    C'est ainsi que j'assistai à mon premier banquet à la russe. Tout ce que vous avez pu entendre sur ces sortes de festins est parfaitement vrai.
    Il y avait, bien entendu, de la vodka, mais, par bonheur, aussi du vin blanc, sec et léger, et du champagne russe que je trouve personnellement très bon. Je dis « par bonheur », car, sans boissons, il n'y aurait sans doute pas eu de conversation. On ne parla, en effet, à table, qu'à l'occasion de toasts. Cet usage pourrait paraître assez gênant, mais quand on peut tenir le coup on finit par le trouver tout à fait drôle. Ainsi, lorsqu'on a envie de dire quelque chose, même sur un sujet aussi banal que le temps qu'il fait, on s'écrie : « Je désire porter un toast au beau temps dont nous jouissons ici ! »
    Tout le monde se lève alors et l'on boit au beau temps. C'est tout un rite. Le toast peut porter également sur un sujet politique.
—    Je propose un toast, s'écria un Russe à vos prochains envois de matériel en prêt-bail qui, j'en suis sûr, arriveront à temps à l'avenir, et non pas en retard comme les livraisons précédentes.
    Tout le monde se lève, les verres se vident, puis chacun se rassied.
    En de telles circonstances, la vodka peut agir en traître. Je remarquai cependant que Staline en fit usage pendant tout le repas. Il avait près de lui sa propre bouteille pour remplir son verre dès qu'il était vide. Et ce n'était pas de l'eau, je puis le certifier, puisque, à un moment, il vint vers moi et m'en versa un verre.
    Ce n'était peut-être pas de l'alcool à cent degrés, mais je ne tiens certes pas à goûter à une vodka plus forte. Je préférai faire honneur au champagne, sentant que le prestige de l'Amérique était en jeu.
    Les services se succédaient, avec une grande abondance. J'ai également ma petite théorie pour expliquer le nombre impressionnant de plats qui caractérise le dîner à la russe : on est trop souvent debout pour les besoins de la conversation, pardon, des toasts, pour pouvoir goûter à chacun des plats.
    Vers le milieu du repas, Harry Hopkins qui ne s'était pas senti bien dès le début, s'excusa et sortit. Première défection de la part des Américains. Les autres demeurèrent à leurs postes, devant leurs verres, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, et de plus en plus gais.
    Comme le repas tirait à sa fin, Oncle Joe se leva pour son n-ième toast (j'avais essayé d'abord de les compter, mais j'y avais renoncé). Il s'agissait des criminels de guerre nazis. Je ne puis me rappeler exactement ses paroles, mais il dit à peu près ceci :
—    Je lève mon verre à une justice aussi rapide que possible pour les criminels de guerre allemands. Une justice devant le peloton d'exécution! Je bois à notre unité dans cette oeuvre de châtiment. Je bois à notre unité dans leur liquidation, dès que nous les aurons capturés, tous autant qu'ils sont, et ils doivent être au moins 50.000.
    Rapide comme l'éclair, Churchill se dressa sur ses pieds. Soit dit en passant, le Premier Ministre avait bu tous les toasts au brandy, sa boisson favorite. Son habitude de boire du cognac le soir constituait un bon entraînement en vue de ces conversations à la russe. Cependant, ce soir-là, j'avais de bonnes raisons pour croire que Churchill, qui, généralement, tenait si bien te coup, avait la langue un peu pâteuse. Son visage et son cou étaient pourpres.
—    C'est absolument contraire à la conception britannique de la justice, cria-t-il. Le peuple anglais n'acceptera jamais de tels assassinats collectifs. Je saisis cette occasion pour exprimer avec force mon sentiment qu'il ne faut exécuter personne, qu'il s'agisse ou non de nazis, d'une façon aussi sommaire, devant un peloton d'exécution, sans une procédure légale, quelles que soient les preuves qu'on possède.
    Je jetai un coup d'oeil à Staline. Il semblait amusé, bien que son visage gardât son air de gravité. Une lueur malicieuse brillait dans ses yeux tandis qu'il relevait le défi du premier ministre, exposant ses arguments avec douceur, bien que la bonne humeur de Churchill se fût évanouie ce soir-là pour de bon.
    Enfin, Staline se tourna vers mon père, et lui demanda son opinion. Mon père, qui avait dissimulé un sourire, sentait cependant que le moment était délicat. L'atmosphère était chargée d'électricité et, dans un cas pareil, il aimait à intervenir sur un ton de plaisanterie.
—    Comme d'habitude, dit-il, il semble que mon rôle soit maintenant d'arbitrer ce petit conflit. On doit pouvoir trouver un compromis entre votre thèse, monsieur Staline, et celle de mon bon ami, le Premier Ministre. Peut-être, au lieu de parler de l'exécution sommaire de 50.000 criminels de guerre, pourrions-nous tomber d'accord sur un chiffre plus bas ? Disons quarante-neuf mille cinq cents.
    Les Américains et les Russes se mirent à rire. Quant aux Anglais, prenant l'exemple de leur Premier Ministre, dont la colère s'exaspérait, ils gardèrent un visage impassible et ne dirent mot. Staline, qui se sentait le maître de la situation, s'empara de l'idée d'un compromis et fit, tout autour de la table, une enquête sur le chiffre à établir. Les Anglais se montrèrent prudents : une telle question réclame une étude approfondie, dirent-ils. Les Américains répondirent sur un ton moins grave : « N'anticipons pas, nous sommes encore à bien des kilomètres et à bien des mois de l'Allemagne, et par conséquent des nazis ». J'espérais que Staline se contenterait des premières réponses et qu'il renoncerait à poursuivre sa consultation avant d'en arriver à moi. Je pus constater cependant que s'il y a une chose qu'on ne peut reprocher à Staline, c'est bien de manquer de persévérance. Ce fut à mon tour de parler. Un peu hésitant, je me levai.
—    Eh bien, dis-je, en respirant profondément et en cherchant l'inspiration dans les émanations du champagne, toute cette discussion n'est-elle pas purement théorique ? Voyons : quand nos armées commenceront à déferler de l'Ouest et que vos armées continueront à déferler de l'Est, il me semble que le problème sera sur le point d'être résolu. Les soldats russes, américains et anglais régleront leur compte à la plupart de ces 50.000 criminels de guerre pendant la bataille. J'espère d'ailleurs qu'on réglera leur compte, non seulement à ces 50.000 criminels de guerre mais aussi à des centaines de milliers d'autres nazis.
    J'allais me rasseoir, mais Staline, qui rayonnait de plaisir, vint vers moi et mit son bras autour de mon épaule :
—    Voilà une excellente réponse, dit-il.
    Et il porta un toast à ma santé ! Je rougis de confusion et j'étais sur le point de lever mon verre, car l'habitude russe veut que la personne qui fait l'objet du toast boive également à sa propre santé, quand un doigt menaçant s'agita devant mes yeux.
—    Avez-vous intérêt à compromettre les relations des Alliés ? Savez-vous ce que vous dites ? Comment osez-vous avancer chose pareille ?
    C'était Churchill. Il était fort en colère et ne plaisantait pas du tout. J'étais passablement ému de voir le Premier Ministre britannique et le Maréchal russe croiser le fer au-dessus de ma tête, et je me sentais un peu comme Alice au Pays des Merveilles au fameux « thé des fous », en compagnie du Lièvre de Mars et du Chapelier. Je retournai à ma place et m'assis en silence, fortement ennuyé.
    Heureusement, le dîner ne tarda pas à prendre fin et je suivis mon père dans son appartement pour m'excuser de compromettre les relations des Alliés : ce n'était vraiment pas une chose à faire.
    Mon père éclata d'un rire énorme.
—    N'y pense plus, dit-il. Ce que tu as dit était parfaitement juste. C'était très bien. Winston tout simplement perdu la tête quand il a vu que personne ne voulait prendre la chose au sérieux. Oncle Joe l'avait poussé à bout. Tout ce qu'on aurait pu dire n'était bon qu'à le fâcher, et à plus forte raison si ce que l'on disait faisait plaisir à Oncle Joe. Tu n'a pas besoin de t'inquiéter, Elliott.
—    C'est que, vois-tu... j'étais bien loin de...
—    N'y pense plus, répéta mon père en continuant à rire. Winston, lui-même l'aura oublié d'ici demain matin.
    Je ne crois pourtant pas qu'il ait jamais oublié cet incident. Pendant tout un mois que je passai, quelque temps après, en Angleterre je n'ai pas été invité une seule fois aux Chequers. Il faut croire que Churchill a bonne mémoire.
    Par la suite, je pus apprécier de plus en plus l'adresse de mon père qui arrivait à maintenir entre Churchill et Staline l'atmosphère de coopération, nécessaire à tout travail constructeur. C'était là une tâche que je ne lui enviais certes pas.
    Le lendemain, on devait fêter le soixante-neuvième anniversaire de Churchill. Une soirée était organisée en son honneur à l'ambassade britannique. Dans la matinée mon père profita du stand installé pour sa commodité à l'ambassade russe afin de chercher un objet qu'il pût offrir au Premier Ministre. Le Major Général Connolly, commandant des forces dans le golfe Persique, avait réuni là un joli choix d'objets persans. Parmi les couteaux, les poignards et les tapis, mon père choisit un vase assez ancien. Après quoi il retourna dans son appartement pour recevoir Mohammed Reza Pahlavi, le jeune shah de Perse venu en visite protocolaire. Il était accompagné de son Premier Ministre, de son Ministre des Affaires Etrangères, ainsi que de Hussein Ala, alors Ministre de la Cour Impériale.
    Le jeune shah, m'avait-on dit, était d'un caractère joyeux, mais, en l'occurrence, il se montra grave, sérieux et attentif. Il apportait un présent destiné à ma mère, un petit tapis fort beau. Ayant satisfait aux formalités, mon père et le shah s'engagèrent dans une conversation dépourvue de tout caractère officiel.
    A son habitude, mon père voulut se documenter sur le pays et rechercher les moyens propres à aplanir les difficultés qui s'y faisaient sentir. Il parla avec les hommes d'Etat iraniens du désert aride qui couvrait une grande partie du pays. Il apprit que cette contrée avait été jadis boisée et par suite de quels phénomènes elle était devenue aride. C'était là un sujet familier A mon père. S'animant peu à peu, il proposa un gigantesque plan de reboisement. On parla ensuite du triste sort de la plupart des sujets au shah. Un rapport de corrélation fut établi entre ces deux problèmes, et ses interlocuteurs amenèrent peu à peu mon père à examiner celui de la mainmise économique de la Grande-Bretagne sur les gisements de pétrole et de minerai de l'Iran. Mon père écouta ses interlocuteurs avec des signes compréhensifs et reconnut la nécessité de sauvegarder les richesses naturelles de l'Iran. Après le départ de ses visiteurs, il se tourna vers moi.
—    Je vais te demander un service, Elliott. Va trouver Pat Hurley et dis-lui de rédiger un projet de mémorandum garantissant l'indépendance de l'Iran et son droit de disposer librement de ses intérêts économiques. Je ne sais pas exactement quand j'aurai l'occasion de le voir, mais tâche de l'amener ici. Je voudrais lui parler plus longuement sur ce sujet.
    Je ne pus mettre la main sur le Général Hurley avant le déjeuner, et à cette heure-là mon père recevait à sa table Staline et Churchill avec leurs interprètes respectifs. Aussitôt le repas terminé et les convives partis, je ménageai une brève entrevue entre mon père et le Général Hurley. Mon père lui expliqua ce qu'il voulait, Hurley prit les instructions et s'en fut.
—    Il nous faudrait plus d'hommes de cette trempe, me dit alors mon père. Je désire que tu te tiennes à sa disposition pour l'aider au besoin. Un accord signé par les Russes et les Anglais, garantissant la souveraineté de l'Iran et son indépendance politique, voilà ce qui montrerait un bel exemple de ce que nous pourrions accomplir plus tard. Je voudrais pouvoir compter sur beaucoup d'hommes comme Pat. Quant à tous ces hommes du Département d'Etat, aux diplomates de carrière... la moitié du temps je ne sais pas si je peux avoir confiance en eux.
    La dernière réunion des chefs d'état-major américains, anglais et russes était fixée pour quatre heures. Mon père, Churchill, Oncle Joe y assistaient. Tandis que leurs discussions se poursuivaient, je sortis un moment sur le balcon d'où l'on pouvait voir la salle haute de plafond avec sa table ronde. Des officiers de la garde russe circulaient sans cesse autour de ce balcon, calmes et vigilants. Au-dessous de moi, se trouvait la preuve de nos efforts conjugués et de notre puissance unie : douze Américains, onze Anglais et cinq Russes, les mêmes qui avaient pris part à la dernière session plénière, discutaient énergiquement mais avec calme, confrontant leurs points de vue et réalisant l'accord final.
    La séance fut levée à six heures un quart. Je rejoignis alors mon père qui était allé prendre un peu de repos avant le banquet d'anniversaire de Churchill.
—    Enfin, tout est réglé, dit mon père, joyeusement.
    Et il ajouta d'un air pensif :
—    Pour la quatrième fois. Le second front à l'ouest est décidé. Même la date.
—    Au printemps ? demandai-je.
—    Le premier mai. Cette date est de bon augure pour les Russes. C'est leur grande fête, tu sais.
    Mon père éprouvait un vif soulagement à la pensée que la décision, qu'il espérait définitive, était enfin prise et que l'effort total des Alliés, son envergure et son rythme, était organisé jusqu'au moindre détail. Seule la question du commandement restait en suspens, mais mon père et Churchill avaient promis à Staline que même ce point serait réglé sans retard, c'est-à-dire dans la quinzaine à venir, si possible avant leur départ pour le Caire.
—    Nous avons décidé aussi, ajouta mon père, de lancer une attaque en Méditerranée.
—    Tout de même par les Balkans? demandai-je, incrédule.
—    Non, par le sud de la France. Tout se fera simultanément. Une attaque à l'ouest, une autre au sud et celle des Russes à l'est. Je maintiens toujours que la fin de 1944 verra la fin de la guerre en Europe. Il serait inconcevable que les Allemands, sous cette poussée concentrique, puissent tenir pendant beaucoup plus de neuf mois après que nous aurons frappé le premier coup.
    Un peu après huit heures, mon père, en tenue de soirée et le vase persan, cadeau d'anniversaire, à la main, se rendit à l'Ambassade britannique, gardée par des soldats indiens enturbannés. Par cette fraîche soirée, avec son bassin à nénuphars, l'Ambassade était un lieu fort agréable.
    Cette soirée devait être l'événement mondain le plus marquant de nôtre séjour à Téhéran. Le ton devait en être donné par la salle de réception de  l'Ambassade. Au milieu de la brillante assistance je remarquai le capitaine Randolph Churchill qui faisait partie de l'entourage de son père.
    Nous présentâmes nos meilleurs voeux au Premier Ministre. Celui-ci semblait tout à fait dans son élément. Il était jovial, radieux, tout enveloppé de sourires et de fumée de cigares. Mon père lui remit le vase en disant : « Puissions-nous rester unis pendant de longues années ! » Des verres de cocktail s'entrechoquaient, et un brouhaha de voix cordiales emplissait la salle.
    Peu après, Staline entra, accompagné de Molotov et de Vorochilov, et suivi de son interprète Berezhkov. Il eut juste le temps de déguster deux cocktails, car nous ne tardâmes pas à passer à table. Il y avait trente personnes en tout, des maréchaux, des généraux, des amiraux, des ambassadeurs, des ministres, des diplomates, quelques personnalités moins importantes autour du Premier Ministre britannique, du Président et du Maréchal. La seule dame de l'assistance était Sarah Churchill Oliver.
churchill-staline.jpg     En parlant du dîner de la veille, mon père avait remarqué en plaisantant qu'on y avait porté trois cent soixante-cinq toasts, un pour chaque jour de l'année. Au banquet d'anniversaire de Churchill, l'habitude russe de boire à la santé de tout un chacun fut également observée, et une fois de plus on se perdit dans le compte. Je me souviens en tout cas que les convives passèrent une grande partie du dîner debout. Je me souviens également de la charmante habitude qu'avait Staline de choquer le verre de tous ceux à la santé de qui on buvait. Je me souviens même de certains de ces toasts.
    Staline : « A la santé de mon frère d'armes Churchill ! », et, plus tard : « A la santé de mon frère d'armes Roosevelt !
    Churchill : « A la santé du puissant Staline ! » et « A la santé du Président Roosevelt, mon ami ! »
    Et mon père : « A notre unité, dans la guerre et dans la paix ! »
    La succession des toasts nous obligea à nous lever plus d'une fois, et souvent nous demeurions debout même entre deux toasts, continuant ainsi nos conversations. C'est dans cette position que j'entendis Randolph Churchill parler d'une question qui le préoccupait, concernant des importations massives, mais je ne me rappelle plus au juste ce qu'il en dit. A un moment, alors qu'une atmosphère d'amitié et de bonne humeur emplissait la salle, le Général Sir Alan Brooke se dressa sur ses pieds et dit que les Anglais avaient bien plus souffert dans la guerre que tout autre peuple, qu'ils avaient subi plus de pertes, qu'ils avaient combattu davantage et contribué dans une mesure plus grande que les autres à la victoire finale. Une ombre d'irritation assombrit le visage de Staline. Ce fut cette sortie qui l'incita à se lever à son tour pour déclarer
—    Je tiens à vous dire ce que les Soviets pensent du rôle que le Président des Etats-Unis a joué dans cette guerre. Le facteur le plus important dans cette guerre sont les machines. Les Etats-Unis ont montré qu'ils sont capables de produire de huit à dix mille avions par mois. L'Angleterre en produit trois mille, et ce sont principalement des bombardiers lourds. Les Etats-Unis sont donc le pays des machines. Sans elles, sans les livraisons du prêt-bail, nous aurions perdu la guerre.
    A son tour mon père rendit hommage à l'immense Armée Rouge qui utilisait ces engins et refoulait sans répit la machine de guerre allemande vers son propre territoire.
    Je devais quitter Téhéran le lendemain pour rejoindre mon poste à Tunis. Avant mon départ, je passai quelques minutes avec mon père et Pat Hurley à examiner le projet de la déclaration des Trois Grands, préparé par Pat, pour la conférence de Téhéran. A vrai dire d'ailleurs, j'ai joué, moi aussi, un petit rôle dans ce travail.
    L'accord devait être signé dans le courant de la journée, après approbation de l'Union Soviétique et de la Grande-Bretagne. Mon père étudia le projet, marqua sa satisfaction d'un signe de tête, puis leva sur Pat un regard où brillait une lueur malicieuse.
—    Au fait, Pat, dit-il, où est votre seconde étoile ?
—    Monsieur le Président ? fit Hurley, surpris.
—    Votre seconde étoile, répéta mon père. Vous avez eu de l'avancement. Le Congrès l'a approuvé. Ne vous a-t-on pas avisé que vous aviez le grade de major général.
    C'est ainsi que Pat Hurley apprit sa promotion.
    Je fis mes adieux à mon père avant le déjeuner. Il avait projeté d'abord de rester à Téhéran jusqu'au vendredi, mais les météorologues avaient averti Otis Bryan qu'un courant froid s'était manifesté dans la région du Caire, qui risquait de gagner les cols des montagnes. Mon père demanda donc aux Russes et aux. Anglais de modifier le programme de façon à lui permettre de partir la nuit même. Il désirait visiter au moins deux de nos installations militaires en Iran avant de retourner au Caire. Il me dit qu'il allait affronter dix bonnes heures de discussions politiques avec Staline et Churchill. Les conversations devaient commencer à midi. Cet emploi du temps était d'autant plus épuisant pour lui qu'il commençait déjà à donner des signes de fatigue. Il avait derrière lui vingt et un jours de voyages et conférences.
—    Je ne sais pas exactement quand je pourrai te voir au Caire, papa, lui dis-je. Je ne sais même pas si je pourrai t'y voir.
—    Tâche de venir, ne serait-ce que pour un jour.
—    Si cela ne s'arrangeait pas, je te verrai à ton passage à Tunis, n'est-ce pas ? En somme je ne te quitte que pour quelques jours. A bientôt.
    Léon Gray et le Sergent Crain m'attendaient à l'aérodrome. Le soir du même jour, nous étions au Caire, et le lendemain soir nous regagnions Tunis.
    D'après le compte rendu officiel du voyage présidentiel :
    Le Président quitta Téhéran le mercredi à dix heures trente du soir, après dix heures de conversations soutenues. Il passa la nuit dans notre camp d'Amirahad, au pied des monts Elbrouz. Le lendemain, il improvisa un petit discours pour les malades de l'hôpital militaire et pour le personnel du camp :
    « Je viens d'avoir avec le Maréchal Staline et M. Churchill une conférence qui a duré quatre jours. Les résultats en sont très satisfaisants. Nous avons élaboré des plans militaires qui permettront de conjuguer l'effort de guerre des trois puissances afin de remporter la victoire aussi vite que possible. Je crois que nous avons fait des progrès...
    « L'autre but de cette conférence a été de discuter la situation mondiale au lendemain de le guerre. Nous avons essayé de préparer pour nous et pour nos enfants un monde où la guerre cessera d'être une nécessité. Dans ce sens aussi, nous avons réalisé des progrès.
    « Me voici maintenant sur le chemin du retour. Je voudrais tant vous emmener tous avec moi !...
    Son avion prit l'air et survola Bagdad. Le jeudi à 3 heures, il se retrouvait dans la villa de l'ambassadeur Kirk, au Caire. Le matin du même jour, la presse publiait le compte rendu officiel de la Première Conférence du Caire.

…à suivre : Chapitre VIII : LE CAIRE II
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