Je vous présente ici un document rare, que j'ai pu acquérir par chance. Il s'agit d'une étude rédigée durant l'été 1943 par Georges Cogniot, pour le secrétariat du PCF, diffusée clandestinement, qui visait à éclairer la position du PCF sur les nationalisations. Ce document est une des pièces sur lesquelles s'est élaboré le programme du Conseil National de la Résistance.
La méthode, la hauteur et le style vous en diront long sur le caractère extraordinaire des hommes qui nous ont préparé la Renaissance de 1945 ; on ne peut qu'être ému par la puissance morale et la liberté intellectuelle dont ils firent preuve malgré l'oppression nazie et vichyste, et on doit être également raffermi quand on constate de nos jours que cette oppression, sous de nouveaux visages, tente de détruire l'ouvrage de ces héros.
UN ACTE D'ACCUSATION CONTRE LES TRAITRES
Le peuple de France, qui souffre cruellement sous l'oppression hitlérienne, voue une haine implacable aux barbares à croix gammée, mais, dans sa haine justicière, il n'oublie pas les traîtres, les organisateurs et profiteurs de la défaite.
Chaque jour des Français sont fusillés par les boches à cause de leur patriotisme agissant et les traîtres de Vichy pour ne pas être en reste avec les boches ont chargé le Waffen SS Darnand, qui a prêté obéissance absolue à Hitler, de faire la chasse aux patriotes. Chaque jour les tribunaux d'assassins que sont les Cours Martiales, constituées par Pétain et Laval, envoient des Français à la mort pour crime de patriotisme.
On comprend, dans de telles conditions, que le peuple de France martyrisé, opprimé et affamé soit avide de vengeance, avide de justice et se montre impitoyable pour tous ceux qui ont conduit la France à l'abîme, pour tous les assassins de Français au service de l'ennemi, et pour tous ceux qui, pactisant honteusement avec l'envahisseur, tirent de scandaleux profits des malheurs de la Patrie.
Le Parti Communiste Français, qui mène un inlassable combat contre l'ennemi et contre les traîtres à son service, est sûr d'exprimer la pensée profonde de l'immense masse des Français en soumettant au jugement des groupements de Résistance et de l'ensemble de nos compatriotes l'acte d'accusation qu'il a dressé contre la trahison des trusts.
Le parti des fusillés se dresse contre les organisateurs et profiteurs de la défaite de France, il est sûr de traduire ainsi les sentiments de la masse des Français qui ne se sont jamais résignés à la défaite et qui combattent chaque jour pour que demain la France soit en somme placée parmi les nations victorieuses, pour que demain la France recouvre sa liberté, son indépendance et sa grandeur.
Et dans cette France fortifiée et purifiée par le malheur, par la souffrance et par le combat, les traîtres ne pourront pas reprendre le cours de leurs sinistres exploits, car justice sera faite et parmi les criminels sur qui la justice devra s'abattre implacable il convient de citer en bonne place les hommes des trusts dont voici l'acte d'accusation.
LE PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS.
LA HAUTE TRAHISON DES TRUSTS : LA FRANCE ACCUSE
De toute la France martyrisée, il s'élève dès maintenant une exigence irrésistible : celle de la punition des traîtres ! Exigence élémentaire de justice après tant d'assassinats, tant de tortures, tant de séparations déchirantes, tant de souffrances. Exigence de haute sagesse politique : il faut faire la preuve, au seuil de l'ère nouvelle, que la trahison de la France ne paie pas, mais qu'elle se paie.
Les Francs-Tireurs et Partisans, les héroïques soldats sans uniforme, qui, sur le sol de notre pays, châtient dès aujourd'hui les traîtres à la Patrie, agissent par délégation de la volonté nationale. Cette volonté s'imposera demain au gouvernement de la France libérée.
Gros et petits, tous les traîtres devront répondre de leur crime. Le peuple n'admettra pas de retard, pas de faiblesse larmoyante, pas de demi-complicité couverte de prétextes érudits. A la réclamation des dizaines de milliers de fusillés, des centaines de milliers de suppliciés des camps et des prisons, des deux millions de prisonniers de guerre et de déportés, des légions d'enfants innocents et de vieillards morts de faim, à la réclamation des droits sacrés de la personne humaine foulés aux pieds pendant 5 ans, il n'y a rien à opposer. L'éclatant châtiment doit entrer dans l'histoire comme un avertissement qui ne s'oubliera plus. Aucune fraternité française possible, aucune union véritable des coeurs sans cette expiation des agents de l'Allemagne hitlérienne !
Ministre ou haut fonctionnaire, policier ou milicien, journaliste ou conférencier, agriculteur ou industriel, gros ou petit patron, bourgeois ou ouvrier, quiconque s'est fait volontairement le « collaborateur » de l'ennemi, quiconque lui a fourni sans y être sciemment obligé des hommes pour son armée, ses usines et ses geôles, des marchandises, des armes et des machines, des écrits sur commande et des discours à la radio vendue, quiconque a servi l'envahisseur de son gré devra, en proportion de son forfait, pâtir dans sa vie ou dans sa liberté et dans ses biens.
Mais il est une catégorie de criminels qui essaiera certainement, qui essaie déjà de masquer des responsabilités pourtant plus lourdes que n'importe quelle autre : nous voulons parler des potentats des trusts, ces éléments dirigeants de l'anti-France, qui ont été les principaux organisateurs et profiteurs de la défaite.
Ces hommes, depuis cinquante ans au moins, ont régi en maîtres quasi absolus l'économie française. Or, l'économie française, sous leur domination égoïste et jouisseuse, s'est dégradée d'un mouvement continu, si bien que le pays s'est trouvé matériellement très affaibli à côté d'un voisin arrogant et puissant, et c'est là leur première responsabilité.
Mais il se trouve que les mêmes hommes, depuis dix ans, par intérêt de classe, par partialité politique, ont volontairement renforcé cet ennemi arrogant et puissant de leur Patrie, qu'ils lui ont ouvert, en 1939-40, les portes de leur pays, qu'ils lui ont tout livré, qu'ils ont partagé avec lui les dépouilles de la France, et c'est leur deuxième responsabilité.
Le patriotisme les décrète d'accusation pour un double parricide.
Le malthusianisme des trusts
Les trusts ne peuvent pas nier que l'appareil de production français et le volume de la production française, depuis une cinquantaine d'années, soient restés considérablement en retard par rapport à ceux des autres grands pays industriels. Mais d'habitude, leurs journalistes et leurs économistes à gages essaient de se tirer de la difficulté en disant que c'est la faute de la survivance, en France, d'un trop grand nombre d'entreprises petites et moyennes, d'un trop grand nombre d'entreprises indépendantes, non cartellisées, rebelles à la normalisation des types de fabrication, etc... C'est ainsi qu'on pouvait lire, il y a quelques mois, à la rubrique économique de l'hebdomadaire hitlérien « Je suis Partout » : « Nos industriels sont trop individualistes. Ils ne se plient pas volontiers aux disciplines rigoureuses, ils répugnent aux concentrations... De leur côté, nos ouvriers ont l'esprit trop alerte, ils sont trop imaginatifs pour se soumettre de bon gré à des travaux uniformisés ».
Et voilà comment, si l'économie de la France est arriérée, si le pays en est affaibli, les trusts n'y sont pour rien ! Les autres sont coupables ; eux, blancs comme neige.
Pour apprécier cette innocence à sa juste valeur, on peut étudier ce qui s'est passé, par exemple, dans l'industrie de l'automobile; une industrie, où le petit patronat n'a vraiment pas une part excessive et où le travail à la chaîne a depuis longtemps refréné la pernicieuse faculté « imaginative » des ouvriers.
Il y a eu une époque, cela remonte au tournant du siècle et au delà, où la France avait le dernier mot pour tout ce qui touchait à l'automobile, où elle fournissait d'automobiles l'univers entier. Ici, comme en matière de navigation aérienne, comme en matière de radiotélégraphie, le génie inventif des savants, des techniciens et des ouvriers français avait fait merveille. Mais dès le début du XXe siècle, les épreuves Gordon-Bennett donnent lieu à une victoire de la fabrication italienne. En 1908, en 1914, ce sont les marques allemandes qui l'emportent dans le Grand Prix de France. Jamais, l'automobile française ne pourra reconquérir le premier rang dans le monde, et la France finira même par perdre sa place de tête dans le classement des pays exportateurs pour tomber en queue.
Et pourtant, dans cette branche de production, les mérites des ingénieurs français et de la main-d'oeuvre française sont restés constamment et jusqu'à aujourd'hui hors de pair, de l'avis unanime des concurrents de la France eux-mêmes : La cause incontestée de la perte de la supériorité française est ailleurs : c'est un défaut de la conception générale. Les maisons Renault, Citroën, Peugeot ont beau montrer des usines qui supportent la comparaison avec les plus modernes de l'étranger. Dans une industrie où les trusts étaient souverains, où ils ont pu faire leurs preuves, en toute liberté, la France est passée en quelques dizaines d'années du premier rang au dernier, derrière les Etats-Unis, l'Allemagne, l'U. R. S. S., l'Angleterre, derrière même l'Italie et le Canada. De 1930 à 1938, la baisse de la production annuelle a été ininterrompue : on régresse de 268.000 à 202.000 voitures de tourisme, de 54.000 à 24.000 camions, tandis que l'exportation totale tombe de 49.000 à 24.000 unités.
Prétendra-t-on qu'il s'agit d'un cas exceptionnel ? Qu'on suive l'histoire de notre marine marchande. Notre flotte de commerce était encore à la quatrième place dans le monde en 1900, mais elle était refoulée à la huitième en 1939. Elle ne comptait plus que pour 4,2 % dans le total des navires qui sillonnent les océans : proportion vraiment peu glorieuse pour un pays aussi ouvert aux influences maritimes et possesseur du troisième empire colonial de l'univers. En 1938, la marine marchande de notre pays ne pouvait contribuer que pour 40,7 % à nos importations et pour 53,5 % à nos exportations. Nous n'intervenions que pour un cinquième dans le maintien de nos propres liaisons avec l'Indochine. Une compagnie subventionnée par l'Etat pour importer les produits de Madagascar cédait 13 % de ce fret à des armateurs norvégiens. Il est aisé de deviner le résultat sur la balance des comptes.
Nos ports déclinaient : Marseille chargeait et déchargeait quatre fois et demie moins de marchandises que Rotterdam, Rouen trois fois moins qu'Anvers, Bordeaux cinq fois moins qu'Hambourg, Dunkerque trois fois moins que Liverpool, Nantes, Saint-Nazaire sept fois moins que Newcastle. Nantes, Saint-Nazaire ne se comparent plus qu'avec le Pirée, Dunkerque et Bordeaux avec Stockholm, Marseille et Rouen ne dépassaient pas le port polonais de Gdynia.
Retard également dans les transports de passagers. Et pourtant la qualité technique de la construction s'affirmait toujours hautement au pays du « Normandie » ! Dans la marine française, ce ne sont pas les ingénieurs ni les ouvriers, les états-majors ni le personnel navigant qui ont fait faillite : ce sont les trusts de l'armement et les compagnies de navigation incapables d'une saine gestion, ne pensant qu'à absorber les crédits de l'Etat.
Qu'on examine n'importe quelle branche de la production contrôlée par les hommes des trusts, même spectacle : la mentalité parasitaire au lieu de l'initiative constructive et de l'esprit d'organisation, l'affairisme spéculateur au lien de la recherche passionnée du progrès technique. Les machines, dans les usines, sont vingt ou dix ans trop vieilles, et c'est seulement en comprimant le coût de la production qu'on songe à soutenir la concurrence étrangère. Pas ou peu de bureaux d'études, pas ou peu de laboratoires à outillage moderne, pas de crédits pour la recherche. Une méconnaissance générale du rôle des ingénieurs et des techniciens, aucune utilisation rationnelle de leurs capacités créatrices sauf certitude d'un profit immédiat ; les savants français font leurs découvertes pour l'étranger. Enfin, pas de plan sérieux de production industrielle par rapport à d'autres pays disposant souvent de moyens inférieurs aux nôtres.
La France est riche en fer, elle en exporte, mais notre industrie lourde reste insuffisamment développée ; l'humiliante disproportion entre les installations du Creusot et celles de Krupp n'est qu'un des signes extérieurs de l'état arriéré de notre sidérurgie. Selon la boutade d'un banquier, en France, on construirait volontiers des hauts fourneaux dans la cuisine. L'aluminium a été appelé à bon droit le métal français, la France occupait la première place dans le monde pour cette branche en 1913 ; mais en 1939, si nous restons les premiers producteurs de bauxite dans l'univers, notre production d'aluminium est à peine le quart de la production allemande. Pour le magnésium, autre métal découvert par nos chimistes et nos ingénieurs, nous sommes distancés par tous les pays industriels de l'Europe malgré nos grandes possibilités de production. Déjà avant la guerre, notre industrie chimique est subordonnée au trust allemand, l'I. G. Farben, qui utilise lui, au maximum, ses possibilités économiques et les capacités de chercheurs.
Pour la houille blanche, la France devrait approcher de la Norvège sinon l'égaler : or, la Norvège se classe première avec 2.758 Kwh par tête d'habitant mais la France ne produit que 428 Kwh. Notre pays n'occupe que la sixième place dans le monde pour la production d'électricité et la treizième place pour la production totale de l'énergie électrique par tête d'habitant ; cela malgré des conditions naturelles excellentes.
On pourrait étendre ces critiques ; en composer un livre entier. Plus généralement, on pourrait étudier l'histoire de l'accroissement de la richesse nationale en France. Cette histoire est solidement établie, quoiqu'elle soit, pour des raisons intéressées, tenue aussi secrète que possible. Dans la première moitié du XIXe siècle la richesse nationale de la France grandit sans arrêt ; chaque décade est marquée par un accroissement supérieur à celui de la décade précédente. Le premier ralentissement intervient vers 1864 ; pourtant, le phénomène n'est parfaitement net qu'après 1870. La richesse de la France continue encore à se développer pendant vingt ou vingt-cinq ans, mais l'essor faiblit de plus en plus ; et à partir de 1894, il est remplacé par un état de stagnation. La régression de la natalité en résulte : elle sert à empêcher cette situation de se répercuter plus sensiblement qu'elle ne l’a fait sur le niveau de vie de chaque Français. Vers 1930, la richesse de la France n'était plus que de 150 à 180 milliards de francs or, contre 250 milliards au moins à l'époque la plus florissante.
Si maintenant on suit l'histoire des trusts, on constate que c'est à partir de 1870 qu'ils prennent la haute main sur les anciennes formes capitalistes, sur le capitalisme de « libre » concurrence, et c'est à partir de la fin du siècle qu'ils sont les maîtres incontestés de l'économie française.
Ni la classe ouvrière, ni les classes moyennes, ni personne d'autre ne partageaient avec eux la direction des destinées économiques du pays dans ce qu'elles ont d'essentiel. La stagnation de la production française, de l'économie française, l'affaiblissement sournois de la richesse et de la puissance de la France : c'est leur oeuvre. Ils n'ont jamais connu qu'une maxime : restreindre la production pour faire monter les prix.
La responsabilité des trusts dans la stagnation de l'agriculture
Par rapport à l'agriculture des principaux pays, l'agriculture française se caractérise par un retard général dans le domaine de l'équipement technique, des rendements et de la baisse du prix de revient. C'est pourquoi la France, réserve faite d'un seul produit, le vin, a perdu toutes ses positions sur les marchés extérieurs et ne pouvait résister à la concurrence étrangère sur son propre territoire que par des mesures protectionnistes. Ce retard, notre agriculture le doit en grande partie au manque de capitaux dont souffre l'ensemble des petits paysans français. Et ici encore, la responsabilité des oligarchies financières apparaît écrasante.
Les trusts prélèvent, dans le procès de circulation des produits agricoles des sommes énormes, soustraites de ce fait, chaque année, à l'accumulation des capitaux en agriculture. Car les trusts, qui exploitent les paysans, ne restituent pas à la terre les capitaux ainsi prélevés, mais les consacrent à autre chose, et la plupart du temps les exportent à l'étranger. Bien plus les économies paysannes elles aussi, suivent le même chemin ; le contenu des bas de laine français est collecté pour l'achat de Bons de l'Etat ou de fonds plus ou moins solides d'emprunts étrangers ; souvent le paysan se ruine, mais les banques ont empoché d'énormes commissions au moment du placement. Voilà en bref, l'histoire de spoliation de la terre de France par les trusts. Le tableau est complet quand on ajoute l'influence de la spéculation des affaires sur le renchérissement du prix des terres ; prix qui atteint en France un niveau très élevé et empêche les paysans d'employer leur argent à l'achat de matériel agricole, d'engrais, etc...
Cependant, les trusts n'ont pas seulement saboté l'agriculture française d'une façon indirecte-en refusant d'y faire les investissements nécessaires et en soutirant leurs moyens financiers aux paysans. Ils ont pratiqué aussi le sabotage direct.
C'est ainsi qu'en 1937, la société des produits azotés (Comptoirs Français de la Cyanamide), vendait la cyanamide de chaux 90 fr. le quintal, alors que de l'aveu même de son directeur commercial, M. Valabrègue, le prix de 60 fr. aurait laissé à la société un bénéfice aussi grand sinon plus élevé, parce que le manque à gagner de 30 fr. aurait été largement compensé par un accroissement important de la masse d'engrais vendue. Les motifs qui retenaient les trusts d'abaisser ses prix sont évidents : il s'agit, à des fins de spéculation, d'empêcher l'augmentation des rendements agricoles surtout chez le petit exploitant.
Les mêmes trusts ont prouvé suffisamment qu'ils manquaient ou de capacité ou de la volonté d'exploiter à fond les richesses naturelles de la France. Ils n'ont donné des bases suffisantes ni à l'industrie des engrais azotés synthétiques, dont le développement aurait permis de se passer du nitrate de soude naturel du Chili, ni à l'industrie des machines agricoles laissant aux marques américaines, puis allemandes, une grande partie du marché français.
Quant aux trusts des semences, on aura une idée de leur néfaste activité en songeant aux paroles prononcées, en 1941, par le Président du Conseil d'administration de la Maison Vilmorin, le magnat de la Bourse de Commerce Lécureur, devant les techniciens de cette maison en conclusion d'une entrevue :
« Ce que nous vous demandons, ce n'est pas de produire beaucoup, mais de produire cher. » Admirable raccourci de la philosophie des trusts.
Pour le blé, les primes de sélection sont énormes, alors que la production de masse de semences sélectionnées ne demande que des frais très peu supérieurs à la production du blé commercial. Pour les autres mêmes semences, dont le prix n'est pas réglementé, la hausse est encore plus forte. Ainsi le plus grand nombre des cultivateurs est empêché de se procurer les semences sélectionnées indispensables pour de hauts rendements.
Les seuls clients qui intéressent les trusts des semences sont les gros agriculteurs de la Beauce, du Soissonnais, de la Brie, du Nord. Pas de variété mise au point pour les sols moins riches des régions de petite culture familiale. Et même aucune sélection méthodique sérieuse pour les plantes de grande culture, sauf la betterave à sucre et le blé. La tromperie commerciale est courante : la luzerne sélectionnée est de la luzerne ordinaire, passée au trieur et bien ensachée ; des quantités de Vilmorin 27 atteint de la maladie du charbon ont été livrées à la culture. La maison Vilmorin a été assez riche pour acheter maint fonctionnaires du Ministère de l'Agriculture chargé du contrôle, à commencer par le directeur du service, M. Crépin, qu'elle a nommé membre de son « Conseil de perfectionnement ».
Les trusts, fourriers de l'invasion
L'avènement de Hitler en 1933 aurait dû être pour tout Français un sérieux avertissement. Il fut pour les trusts de notre pays une grande satisfaction et un grand motif d'espoir. N'entendait-on pas son éloge dûment justifié dans les discours de tous les représentants de l'oligarchie financière allemande au sein des cartels internationaux ? Ses mérites ne s'inscrivaient-ils pas dans les bilans ? N'écrasait-il pas la classe ouvrière, l'artisanat, le petit commerce, le patronat indépendant ? Ne rétablissait-il pas même certains principes féodaux dans l'agriculture, avec ses « majorats » ?
Assiégés par l'hostilité trop légitime de la nation française, les trusts de notre pays n'auront désormais qu'une seule pensée : se recommander à Hitler, se faire bien voir de Hitler, se placer sous la protection de Hitler, l'appeler en France comme gendarme. De diffuse et routinière, la trahison de l'intérêt français par les trusts devient parfaitement consciente et systématique.
Comment elle s'est traduit dans l'histoire politique de notre pays ? Chaque Français qui réfléchit s'en rend compte aujourd'hui. Il y avait en Europe une alliée naturelle, historique de la France, et cette alliée était par bonheur une puissance extrêmement forte, l'U. R. S. S. : les hommes des trusts feront tout pour saboter le rapprochement de la France avec l'U. R. S. S. Leur raison est sans appel : il n'y a pas de place pour leurs pareils en U.R.S.S. Hitler menace la France de mort ; il le dit et il agit en conséquence : les hommes des trusts se porteront garants de la pureté de ses intentions. Et leur raison n'est pas moins pertinente, puisque Hitler, c'est l'ange gardien des deux cents familles.
Français, n'oublions jamais que si la France a failli périr, c'est parce qu'elle s'est trouvée seule puissance continentale pour résister à l'assaut nazi : or, c'est l'antisoviétisme des trusts, de leur presse, des hommes politiques à leur solde qui avait isolé la France.
En même temps, l'anticommunisme servait aux trusts pour affaiblir la France du dedans. Du 6 février à la cagoule de Joseph Darnand, ils montaient entreprise sur entreprise pour ruiner la cohésion morale du pays. Leurs banques, comme la banque Worms, de Pucheu, finançaient le P.P.F. de Doriot, le francisme, tous les détachements de choc de la cinquième colonne.
Les trusts portent toute la responsabilité de la campagne de mensonges et d'excitations contre la classe ouvrière en 1936 ; toute la responsabilité du soutien de Franco qui fournit toujours de volontaires, de métaux rares, etc., l'ennemi des nations unies, toute la responsabilité de la politique munichoise de 1938, de la politique antisoviétique aboutissant au sabotage du pacte franco-soviétique et à la rupture de 1939 ; toute la responsabilité de la « drôle de guerre » et du soutien éperdu du Maréchal à partir de Juin 1940.
Mais le grand public connaît moins un autre aspect, tout aussi important, de la trahison des trusts au cours des années de préparation immédiate de l'invasion de la France : l'aspect économique.
Surtout à partir de Juin 1936, les trusts ont mis en application un plan mûrement délibéré de sabotage de la production et de la force françaises en vue d'atteindre deux objectifs : 1° discréditer la classe ouvrière et l'isoler dans la nation ; 2° affaiblir la capacité nationale de résistance à Hitler.
Alors que de l'enthousiasme provoqué par les lois sociales de 1936 dans la classe ouvrière, de la fierté française qui animait les travailleurs à la suite des progrès réalisés, de la volonté de défendre les conquêtes sociales de notre France contre l'agresseur nazi, il aurait été possible à des organisateurs patriotes de la production de faire jaillir un essor sans précédent du rendement à l'aide d'une modernisation depuis longtemps nécessaire de l'outillage, les trusts n'ont été capables que de cette basse perfidie : paralyser la production pour en accuser les ouvriers.
Rappelons qu'en ce temps-là, les propriétaires des mines du Nord et du Pas-de-Calais, qui maintenant font exploiter les meilleures veines pour les boches, ont mis cyniquement en exploitation les veines improductives pour réduire la production charbonnière. Les militants communistes placés par la confiance des ouvriers à la tête des grandes Fédérations syndicales n'ont en aucun cas négligé de lier à la question des quarante heures celle de l'augmentation du rendement en instruments de la défense nationale par l'amélioration de la technique et des méthodes d'organisation. Mais dans les usines de guerre, le haut patronat désorganisait le travail, fermait les ateliers au lieu de donner les congés payés par roulement, s'ingéniait à mettre le désordre. N'ont-ils pas mérité le châtiment suprême ceux qui freinaient nos constructions aéronautiques sous prétexte du manque d'aluminium, tandis que la bauxite française était, par eux, vendue à crédit à l'Allemagne ?
Le député Alfred Costes, président de l'Union Syndicale des Métaux de la Région Parisienne, a accusé, en 1936, certains membres du gros patronat de saboter la sécurité nationale : les pouvoirs publics furent obligés de reconnaître la justesse de sa documentation et de son réquisitoire. Un collaborateur d'Alfred Costes au syndicat des métaux, l'ouvrier communiste Jourdain, dressa à ce moment-là le tableau des efforts des hommes des trusts pour paralyser le rendement : aujourd'hui, l'oligarchie fait tourner à plein les usines pour l'ennemi, et Jourdain est dans une prison de l'Anti-France.
En pleine guerre, dans l'hiver 1939-40, les hommes des trusts et leurs commis du gouvernement ont poussé les intelligences avec l'ennemi jusqu'à faire fabriquer dans les usines d'automobiles trente mille voitures de tourisme au lieu de chars et à s'abstenir d'acheter en masse chars et avions aux Etats-Unis pour n'y acquérir que des machines-outils, bonnes à influencer le rapport des forces avec deux ans de délai ! Digne continuation de ce qu'avaient fait, quelque temps avant, les anciens propriétaires des usines d'armement en volant les plans de production au moment de la nationalisation, ainsi que Daladier devait le révéler, vraiment un peu tard, au procès de Riom.
Le domestique des trusts, le sinistre Pucheu, a cru supprimer des témoins gênants du sabotage de la défense nationale par les deux cents familles en désignant aux exécuteurs de Châteaubriant : Timbaut, secrétaire de l'Union Syndicale des Métaux de la Région Parisienne ; Poulmarch, secrétaire des Produits Chimiques et tant d'autres. Mais la mémoire des crimes ne s'éteint pas avec la vie de ceux qui les ont dénoncés.
Tant qu'il restera un patriote en France, il exigera le châtiment des fourriers de l'invasion.
Premier profit de la trahison : la concentration
Nous avons vu, successivement, les trusts saper la puissance du pays par leur politique économique de malthusianisme et d'égoïsme, et se faire les auxiliaires directs de l'entreprise hitlérienne contre la France. Il nous reste à examiner quelle a été leur attitude depuis Juin 1940.
La première chose qui saute aux yeux, ce sont les avantages qu'ils ont tirés du passage de la France sous la sanglante domination de leurs protecteurs nazis. Nous avons fourni les preuves de leur culpabilité dans la défaite, de leurs préméditations de la trahison. Mais quand ces preuves n'existeraient pas au grand jour, il suffirait, selon le vieil adage juridique, de constater à qui le crime a profité pour deviner qui en est l'auteur.
A peine l'envahisseur hitlérien avait-il installé ses Gauleiters à Vichy que les trusts recevaient le pouvoir non plus seulement de dominer la production « indépendante » comme autrefois, mais d'écraser légalement tous leurs concurrents. La « loi » du 16 Août 1940, -on perdait pas de temps !- érigeait les Comités d'Organisation en forteresse des trusts, tout droit de suffrage étant refusé aux petits et moyens patrons pour la constitution des Comités : c'était la copie exacte de la méthode de Hitler instituant les « Fachgrussen » au service des trusts allemands.
Sous le prétexte du manque de matières premières, les trusts tout-puissants dans les Comités d'Organisation, allaient bientôt procéder, en commun avec les services administratifs et économiques des boches, à ce qu'ils ont appelé la sélection des entreprises, en même temps qu'ils interdisaient radicalement toute installation de maisons nouvelles (lois du 17 Décembre 1941 et, pour le commerce, du 4 Mai 1943). Le principe de sélection a été dévotement emprunté à l'Allemagne nazie : on n'a pas tenu compte, par exemple : de l'ancienneté de la firme, de ses contacts avec la clientèle, ou des qualités personnelles du chef d'entreprise, de la nature familiale du capital engagé, ou encore des intérêts économiques généraux des localités et des régions, pour ne rien dire des convenances de la main-d'oeuvre. On n'a tenu compte que du rendement brut, c'est-à-dire du degré de rationalisation : admirable méthode pour étouffer l'artisanat, la petite et moyenne industrie, le petit et moyen commerce, pour faire faire un prodigieux bond en avant à la concentration au profit des grosses firmes et des trusts.
Jusqu'aux machines des artisans ou patrons éliminés de l'économie nationale ont été bloquées dans leurs ateliers fermés, et avec obligation de les maintenir en état (ordonnance du Militaerbefehlshaber du 7 Mai 1943), pour qu'ainsi les propriétaires ne puissent les soustraire aux appétits de leurs gros concurrents. Car les trusts trouvaient l'outillage des petits patrons démodé et inutilisable quand il était aux mains des petits patrons, mais ils le trouvent parfaitement pratique quand ils peuvent eux-mêmes mettre la main dessus, en envoyant les expropriés travailler comme manoeuvres dans les bagnes de Sauckel.
A maintes reprises, les officiels ont essayé de faire croire aux patrons dépossédés que les fermetures d'entreprises étaient provisoires, que leurs usines seraient rouvertes après la guerre et la victoire de l'Allemagne. Mais les boches ont vendu la mèche. C'est ainsi que la « Gazette de Francfort » du 17 juin 1943 écrivait cyniquement dans une étude sur la « rationalisation dans la production française » que le plan de concentration est sans doute orienté sur les besoins du moment, mais a en même temps pour conséquence une sélection durable (souligné dans le texte) de la production française. La « Pariser Zeitung » du 26 Novembre 1943 précisait pour sa part que « de nombreuses fermetures des années 1941 à 43 doivent être qualifiées de définitives ».
Les trusts se sont arrogé le droit d'envoyer les contrôleurs des Comités d'Organisation, entièrement soumis à leur influence, dans n'importe quelle entreprise. Ces contrôleurs sont autorisés à pénétrer dans tous les locaux, à vérifier tous les livres et les documents où qu'ils soient déposés, à s'emparer de tous les secrets de fabrication. Il n'y a plus aucune garantie du patron indépendant contre la surveillance et la concurrence des hommes des trusts.
Comme le groupement de la Petite et Moyenne Entreprise l'a signalé dans sa pétition d'Octobre 1943, la plus grande partie de l'industrie moyenne est absorbée progressivement par les grandes entreprises, d'autant plus que celles-ci ont maintenant le monopole de la distribution des commandes de l'Etat ; au lieu que cette distribution soit opérée directement par les autorités administratives. C'est ainsi que la Révolution Nationale a signifié l'écrasement de 80 % des industriels par les 20 % qui constituent le gros patronat. La « Gazette de Francfort » n'avait-elle pas déclaré doctoralement, dans une de ces prétentieuses études économiques qui faisaient loi pour nos ministres germanisés, que la fréquence des petites industries autonomes, après avoir longtemps semblé toute naturelle dans notre pays avec son malheureux amour de l'indépendance, était devenue un des problèmes les plus graves de l'économie française ? Les Pétain, Laval et Bichelonne se sont chargés d'adapter la petite entreprise aux conditions actuelles, mais, comme disait encore le grand journal boche, juste dans la mesure du possible.
Un Comité d'Etudes des Petites et Moyennes Entreprises créé au Ministère de la Production, a eu pour tâche, soi-disant, de sauver ce qui pouvait être sauvé. En réalité, il n'a fonctionné que pour les trusts et contre les petites et moyennes entreprises, confinant celles-ci dans certaines productions, établissant par profession un minimum technique au-dessous duquel l'entreprise est déclarée économiquement indéfendable et condamnée, ne repoussant « l'absorption » que pour prescrire la « fusion », bref, s'occupant uniquement de limiter, de ligoter, d'étouffer le patronat indépendant. Présidant une séance du Comité d'Etudes, le 14 Mai 1943, Bichelonne déclarait qu'il se refusait à mettre en pratique « des régimes de faveur » pour les petites et moyennes entreprises et il les appelait d'un ton cafard à affirmer leur vitalité en affrontant la concurrence... avec les trusts tout-puissants. Il est vrai, ajouta-t-il, qu'il ne faudrait pas concevoir un optimisme « que les faits ne manqueraient pas de démentir. »
Quant au traître de plume Déat, qu'on n'aille pas lui parler de conserver « la zone intermédiaire de l'économie française avec ses routines et ses proliférations superflues » ! (Œuvre, 13 Novembre 1943), « amenuisement des catégories moyennes », c'est, nous avait-il déjà expliqué le 31 août, une conséquence nécessaire de l'Ordre Nouveau.
Veut-on quelques chiffres ?
Le Dr Michel, chef de l'état-major administratif du Militaerbefehlshaber, déclaré en janvier 1943 que 10.000 entreprises industrielles avaient déjà été fermées. Et depuis, la concentration a continué.
Il y avait en France 12.200 usines textiles avant l'armistice ; il n'y en avait plus que 8.000 au 31 Décembre 1942.
En 1937, on comptait en France 9.000 moulins. En application des lois et dispositions de la Révolution Nationale (fondation du Comité d'Organisation de la Meunerie en 1941, fondation du groupement professionnel de la Meunerie, le 3 Décembre 1941, action de la Caisse Interprofessionnelle de l'Industrie Meunière, etc.), 2.000 de ces moulins ont été fermés. Les grandes entreprises, qui ne représentaient autrefois qu'un quart de la profession, ont gagné la partie : en 1942, elles ont reçu au bas mot 34 % des contingents de blé rachetés par la Caisse Interprofessionnelle. Au nom de la lutte contre « l'anarchie » de la production, les trusts de la meunerie ont appliqué à leurs concurrents plus faibles la loi de la jungle en les dévorant.
Dans l'industrie du verre, on note la fermeture, par ordre du Comité d'Organisation, de plus de 40 entreprises, sur 140 firmes qui existaient. Effet voulu et atteint : le renforcement des trois trusts dominants qui ont, en 1942, fourni 60 % de la production, tandis que les 90 maisons indépendantes encore tolérées se partageaient péniblement les 40 % restants. Le plus connu des trois trusts est le trust de Saint-Gobain, au capital de 675 millions, qui règne aussi sur l'industrie chimique, qui a de nombreuses filiales à l'étranger et dispose enfin de plus de 150 participations industrielles diverses avec un chiffre d'affaires de 690 millions. Les deux autres sont le Groupe Boussois (glaces et verres spéciaux du Nord de la France) et le Groupe Souchon-Neuvesel. Malgré une diminution de la production de l'ordre de 52 %, les bénéfices de l'industrie du verre n'ont absolument pas baissé, et cela, nous dit-on, grâce aux augmentations des prix !
L'accaparement de tout le réseau de transport de courant électrique (H. T.) vient d'être opéré par trois sociétés, avec la bénédiction de Vichy et de Berlin.
Dans le commerce, dans la banque, même concentration que dans l'industrie.
L'artisanat à son tour, d'après ce qu'on a déclaré en haut lieu, n'a plus besoin d'être traité en « assisté social » comme c'était le cas sous la troisième République. Toute protection contre la concurrence des trusts lui a donc été retirée par la législation nouvelle. Bichelonne n'imagine pas que l'on puisse concevoir « une entité artisanale » indépendante de l'ensemble des forces de production, lisez : des trusts ; il nie qu'il faille « opposer systématiquement les petites entreprises aux grandes » (discours du 12 octobre 1943 à l'Assemblée nationale des Commissions départementales du Travail). Pour apprécier le résultat, il suffit de se promener dans les rues de nos villes en comptant les boutiques d'artisans fermées.
A suivre : La haute trahison des trusts, seconde partie