31 décembre 2007
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ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)
Chapitre VI : LE CAIRE I (autres chapitres ici)
(Seconde partie)
A quatre heures et demie j'interrompis mes fonctions de chef de réception et j'allai représenter mon père à la cocktail-party des Tchang. Arrivé dans la villa du généralissime chinois, à deux ou trois kilomètres de là, je constatai que Sarah Churchill y remplissait un rôle analogue au mien ; elle aussi représentait son père. Toutefois, je n'eus guère l'occasion de m'entretenir avec elle. Dès mon arrivée, Mme Tchang me guida vers une chaise et s'assit près de moi. Je fus frappé par ses dons de comédienne. Pendant plus d'une demi-heure, elle parla avec animation, créant une atmosphère d'intérêt intense. Elle fit toujours en sorte que je sois, moi, le sujet central de la conversation. Je ne me souviens pas qu'on ait jamais déployé à mon égard un tel arsenal de charme et de flatteries.
Elle parla de son pays, mais tout ce qu'elle disait tendait à me persuader que je devais aller en Chine, après la guerre, et m'y fixer. La vie des ranches me tentait-elle? Le nord-ouest de la Chine était exactement le pays qu'il me fallait. Tout en brossant un tableau doré des richesses qu'un homme résolu et capable pouvait amasser grâce au labeur des coolies chinois, elle se penchait en avant, me regardait avec des yeux brillants, se déclarait d'accord avec moi sur tous les points et appuyait fermement sa main sur mon genou.
Au début je me disais que cette dame s'intéressait purement et simplement à notre conversation et qu'elle n'avait aucune arrière-pensée. Mais il y avait dans toute sa façon d'être une ostentation qui me parut incompatible avec la sincérité. Je ne crois pas une seconde qu'elle m'ait estimé assez important pour vouloir me gagner à sa cause et faire de moi rapidement un ami avec une intention déterminée. Je crois bien plutôt que Mme Tchang avait placé depuis si longtemps ses rapports avec les gens — et surtout avec les hommes — sur le plan du charme irrésistible et qu'elle avait si bien pris l'habitude de simuler de l'intérêt pour ses interlocuteurs, que ce comportement est devenu chez elle une seconde nature. Et je n'aimerais pas voir sa première nature à l'oeuvre. Franchement, cela me ferait peur.
Lorsqu'elle m'eut quitté pour s'occuper d'un autre visiteur, j'avalai un verre de boisson forte et fis un tour dans la salle, en échangeant quelques mots avec les gens que je connaissais. La pièce était pleine de militaires chamarrés et galonnés. Tous les membres des missions alliées venant tout de suite après les grands chefs étaient présents. Le brouhaha des conversations emplissait la salle. J'eus l'occasion d'être présenté au généralissime. Comme il ne parle pas anglais, nous échangeâmes quelques plaisanteries banales par l'intermédiaire d'un interprète. Au bout d'une heure je pris congé de mes hôtes pour regagner la villa de mon père. L'entretien avec Steinhardt n'était pas encore terminé lorsque j'arrivai. George Allen, l'un des experts du State Department pour les questions du Proche-Orient, y assistait.
— Eh bien, cette réception ?
— O. K., fis-je.
Steinhardt et Allen restèrent encore quelques instants pour convenir d'une prochaine rencontre avec mon père, à son retour de Téhéran, et pour discuter de l'opportunité de faire venir au Caire Ismet Inonu, le Président de la République Turque, étant donné l'attitude de mon père à l'égard de la question de l'entrée en guerre de la Turquie. Lorsqu'ils furent partis, je dis :
— Je suppose qu'ils pensent, comme toi, que la Turquie n'a pas à intervenir.
Il acquiesça de la tête puis recommença à parler de la cooktail-party. Il voulait savoir quelle impression les Tchang m'avaient faite. Je lui dis surtout ce que je pensais de Mme Tchang. Il m'écouta, les sourcils froncés, et, lorsque j'eus terminé, il me dit
— Je n'irai pas aussi loin que toi. C'est une opportuniste, bien sûr. Et je ne voudrais certainement pas être considéré comme son ennemi, dans son pays. Mais, en ce moment, qui, en Chine, pourrait prendre la place de Tchang ? Il n'y a aucun autre chef. Malgré leurs défauts, c'est sur les Tchang que nous devons compter.
J'avais rencontré à la cocktail-party le général Royce et il m'avait invité à dîner et à passer la soirée avec lui en ville. Je demandai donc à mon père la permission de m'absenter, ce qu'il m'accorda volontiers :
— Je n'ai rien de particulier pour ce soir. De toute façon, dit-il, je n'attends que Harry, Bill Leahy, Pat Watson et Mac. Il était question de faire une partie de cartes. Sors donc et tâche de t'amuser.
Je passai la soirée dans une boîte de nuit en compagnie du général Royce et de quelques autres personnes. Lorsque je revins dans la villa de mon père, un peu après minuit, ses invités étaient en train de prendre congé de lui. J'accompagnai mon père dans sa chambre à coucher. Il voulait savoir comment j'avais passé la soirée et pour ma part, j'étais curieux des résultats des dernières discussions des chefs de l'état-major interallié. En passant devant la maison de Mena, je pouvais voir chaque fois, sur les balcons, des officiers qui prenaient des bains de soleil ou d'air frais sans interrompre leurs conversations.
Mon père me dit que, selon les rapports de Leahy, des progrès avaient été réalisés, mais qu'on n'était pas encore parvenu à un accord final. Pourtant, les Anglais, faisant preuve d'une grande détermination (à l'origine de laquelle mon père devinait Churchill), soulignaient les divers points faibles, réels ou imaginaires, du plan Overlord, établi pendant l'été précédent et révisé en automne. De leur côté, les Américains, avec encore plus de détermination (à l'origine de laquelle je pouvais deviner mon père et le général Marshall), soutenaient que ce plan constituait la solution la plus sage et qu'il était préférable à des opérations de moindre envergure en Norvège ou en Méditerranée.
— J'imagine, dit mon père, que Marshall et King sont découragés de constater qu'un projet sur lequel l'accord s'est fait à deux reprises est de nouveau remis en question. J'avoue que je comprends leur découragement.
Les frictions entre les chefs militaires anglais et américains qui commandaient au C.B.I. n'étaient pas tout à fait étrangères à la fermeté que les Anglais mettaient à s'opposer à l'opération projetée à l'ouest. Les divergences de vues étaient très simples : d'après les Anglais, les Chinois pouvaient être utilisés dans n'importe quel système de combat et ils n'étaient pas d'accord avec Stilwell dont les méthodes n'avaient pas encore fait leurs preuves. D'autre part, la stratégie des Anglais en Birmanie consistait à avancer progressivement, avec lenteur, tandis que la nôtre était basée sur des avances aussi rapides que possible. Il me semblait que les conceptions militaires des Anglais, au moins, ne manquaient pas de logique en ce sens qu'elles s'accordaient avec les engagements de l'Angleterre vis-à-vis de l'Empire.
— Bien sûr, dit mon père avec animation. Les conceptions des Anglais en ce qui concerne l'Empire datent du XIXe siècle, sinon du XVIIIe ou du XVIIe. Or, la guerre que nous menons est une guerre du XXe siècle. Dieu merci, le rapport des forces s'est modifié quelque peu. Nous ne nous battons plus pour survivre, mais nous en avons été près, très près. Et si nous avons failli en arriver là, la faute en est à leur conception de l'Empire éternel.
« J'ai donné en exemple à Winston notre politique aux Philippines. Je lui ai dit que nous y avons jeté les bases de l'instruction publique et que nous nous sommes efforcés de faire passer la responsabilité de la vie du pays de nos épaules sur celles des indigènes. »
— Qu'a-t-il répondu ?
— Il a dit, comme tu le penses bien, que les Philippins étaient une race différente, qu'ils étaient par nature plus indépendants, plus disposés à assumer des responsabilités. Il m'a dit que nous ne comprenons pas les Indiens, ni les Birmans, ni les Javanais, ni... même les Chinois.
Mon père se sentait à l'aise. La journée du lendemain n'était pas trop chargée et il avait envie de poursuivre la conversation. Nous allumâmes une cigarette et continuâmes à parler de choses et d'autres, notamment de la conférence de Téhéran. Nous essayâmes de prévoir ses résultats et l'attitude d'Oncle Joe.
— Il y a, en tout cas, une chose dont je suis sûr, dit-il en riant, c'est que je ne serai plus seul à soutenir la nécessité d'attaquer l'Europe par l'ouest. Etant donné la marche des événements en Russie, il se peut d'ailleurs qu'au printemps prochain, le second front ne soit plus nécessaire.
A cette époque l'Armée Rouge poursuivait rapidement son avance dans les plaines, s'approchant chaque jour davantage de la frontière polonaise. Elle en avait été auparavant éloignée de 160 kilomètres, puis de 100, puis de 80. Kiev venait d'être libéré. Nous étions tous pleins d'espoir : on commençait à entrevoir la fin de la guerre. Je rappelai à mon père sa prédiction, à savoir que la débâcle de l'Allemagne aurait lieu dans douze mois, et ce disant, je n'avais pas la sensation de tenter le sort.
— Laisse-moi treize mois, Elliott, pas douze mais treize, dit mon père.
Après une seconde de réflexion, il se reprit :
— Ou plutôt disons quatorze mois. Pas de treize pour ces choses-là.
— Il faudra tout de même qu'on en passe par le treizième.
— Non. De douze mois cela passera à quatorze, comme dans la maison de ta mère à Washington Square. T'en souviens-tu ? On a escamoté le treizième étage.
— Au fait, papa, il est minuit passé. Nous sommes déjà jeudi. Je puis te présenter mes vœux à l'occasion du Thanksgiving Day.
— C'est juste. Tout à fait un jour à actions de grâces.
Vers une heure et demie du matin, je le laissai à son roman policier et allai me coucher.
Le lendemain matin, les premiers visiteurs furent Averell Harriman et Sir Alexander Cadogan. Le courrier qui venait d'arriver de Washington par la valise diplomatique occupa ensuite mon père pendant une heure. Vers midi, Churchill et les Tchang arrivèrent, accompagnés des membres de leurs états-majors de l'Armée et de la Marine. Tout le monde se rendit dans le jardin où l'on prit des photographies.
A table, l'on parla de livraisons du matériel de guerre. Lord Leathers et l'ambassadeur Winant discutaient avec Lewis Mac Cloy, secrétaire adjoint à la guerre.
Comme nous sortions de table, on me dit que Otis Bryan venait d'arriver. Il avait effectué, sur notre demande, avec Mike Renill, le vol Le Caire-Téhéran et retour, afin de se rendre compte si les montagnes qui se trouvaient sur le trajet justifiaient les craintes de l'amiral McIntire. A ma vue, Otis fit avec son pouce et son index un signe marquant sa satisfaction.
— Tout va bien, m'annonça-t-il. Si le temps n'est pas bouché, nous nous en tirerons très bien au-dessous de 2.500 mètres.
Mon père se réjouit de cette nouvelle. La perspective d'un long voyage dans un train surchauffé ne le séduisait aucunement.
Dans la vaste cuisine de la villa, on préparait activement le grand banquet que mon père allait donner à l'occasion du Thanksgiving Day.
Le généralissime chinois et sa femme qui, ce soir-là, ne pouvaient être des nôtres, restèrent cependant pour prendre le thé avec nous. Ce fut un goûter à quatre sous les ombrages du jardin de la villa. C'est Mme Tchang qui menait la conversation. Elle développa avec beaucoup de persuasion son plan de lutte contre l'ignorance dans la Chine d'après-guerre. Elle proposait d'adopter une sorte de Basic Chinese, qui permettrait de réduire le nombre d'idéogrammes à douze ou quinze cents, chiffre correspondant à celui des mots utilisés dans ce qu'on appelle le Basic English. Elle esquissa également d'autres projets d'avenir tendant à favoriser le progrès de son pays, et mon père, qui avait toujours eu une profonde estime pour le peuple chinois et portait un vif intérêt aux questions touchant à son développement, écouta avec une attention soutenue. J'avais encore présente à la mémoire la réflexion qu'il avait faite la veille au sujet de la Chine : il n'y avait pas d'autre chef que Tchang, capable de maintenir la Chine en guerre. Et je me demandais si mon père ne se disait pas en ce moment que, pour voir la réalisation des réformes que Mme Tchang était en train d'exposer, la Chine devrait peut-être attendre un autre chef que Tchang.
Avant de se retirer, Mme Tchang, qui servait d'interprète à son mari, fit allusion à un accord que celui-ci avait conclu avec mon père dans le but de renforcer l'unité intérieure de la Chine, réalisant notamment un rapprochement avec les communistes chinois. Je dressai l'oreille, mais les choses en restèrent là. La question avait dû être déjà discutée en détail avec mon père. Les deux hommes d'Etat semblaient parfaitement d'accord sur la façon dont il fallait rechercher cette unité.
Le dîner du Thanksgiving Day fut très réussi. D'abord, le moment était propice pour une telle manifestation. Ainsi que nous l'avions observé, la veille, mon père et moi, les armées soviétiques poursuivaient leur avance foudroyante. La conférence du Caire, venant après les autres réunions des Alliés, touchait à sa fin, une fin que tous espéraient satisfaisante. La suivante, la plus importante peut-être et la plus féconde, allait avoir lieu. L'unité des Alliés, malgré toutes les épreuves qu'elle avait dû subir, avait atteint son point culminant et elle allait s'étendre à la personne du quatrième des Quatre Grands. Les batailles de Tarawa et Makin, qui avaient entraîné de si lourds sacrifices, appartenaient au passé, ainsi que celle des Iles Gilbert. Nos forces aériennes au-dessus de l'Europe gagnaient chaque jour en puissance. A Berlin, qui venait de subir pour la cinquième fois un raid massif de pilonnage aérien, il ne pouvait plus y avoir de doutes là-dessus.
Assis autour de la grande table, dans la villa de Kirk, nous étions bien disposés à célébrer ce jour d'actions de grâces. Mon père avait apporté du pays ses propres dindes — don d'Edward Stettinius, sous-secrétaire d'Etat, et d'un certain Joe Carter, de Burnt, Alabama.
— Imagine seulement la surprise de Joe, me dit mon père en découpant l'une des volailles, quand il apprendra jusqu'où ses dindes ont volé avant d'être mangées.
Et il découpa la dinde, ainsi qu'il aimait à le faire, pour tous les convives : Churchill, sa fille Sarah, Eden, le commandant Thompson, Lord Moran, Leahy, Winant, Harriman, Hopkins et son fils Bob, Pat Watson, les amiraux Mc Intire et Brown, Steinhardt, Kirk, dont nous étions tous les hôtes, John Boettiger et moi. Pendant le repas, un orchestre de Camp Huckstep, camp militaire proche du Caire, jouait dehors des airs de danse.
Vers la fin, mon père leva un verre de vin pour porter un toast. Il dit d'abord quelques mots de la coutume du Thanksgiving Day et de son origine, puis, en termes chaleureux, parla de tous les soldats et marins américains qui, à travers le monde, apportent cette tradition américaine dans des dizaines de pays étrangers. Et il conclut :
Tout cela m'amène évidemment à dire que personnellement, je suis ravi de pouvoir partager ce repas de Thanksgiving Day avec le Premier Ministre de la Grande-Bretagne.
Churchill se leva pour répondre au toast, mais mon père n'avait pas encore fini.
— Les grandes familles, dit-il, sont généralement plus étroitement unies que les petites... et, cette année, le Royaume-Uni faisant partie de notre famille, nous sommes une grande famille, plus unie que jamais. Je propose un toast à cette unité. Puisse-t-elle durer longtemps!
Le Premier Ministre répondit, avec la plus parfaite aisance. Son don d'improvisation est vraiment remarquable. A son tour, il fit l'éloge de l'unité dans la guerre; il but à sa durée et à son efficacité.
Le seul entretien privé que mon père put se ménager avec le général Stilwell eut lieu ce soir-là, après dîner. Le général, type achevé de soldat, grand et sec, arriva vers dix heures et, à dix heures et demie ils étaient assis l'un près de l'autre sur le divan du salon, têtes rapprochées. J'avais pris place un peu plus loin, à côté de mon beau-frère John et de Harry Hopkins. De temps en temps, nous échangions quelques paroles, mais le plus souvent nous écoutions.
Stilwell, surnommé « Vinegar Joe », parlait sans détours, calmement et avec aisance. Il n'élevait jamais la voix, ni ne se plaignait, bien qu'il eût pu le faire, et non sans raison. Sa mission lui donnait pas mal de fil à retordre. Il parla des difficultés qu'il avait avec Tchang et le général Ho, le ministre de la Guerre chinois. En réponse à une question de mon père, il dit laconiquement qu'il comptait bien surmonter ces difficultés. Sa tâche, cependant, serait plus facile s'il était à même d'offrir plus de matériel en prêt-bail, mais il s'empressa aussitôt d'ajouter, prévenant la réponse de mon père, qu'il était, évidemment, impossible d'élever le contingent.
Mon père lui demanda où en était la route de Ledo. Il voulait avoir des renseignements de première main sur cette importante entreprise. Les Anglais, avait-il entendu dire, invoquaient les raisons les plus diverses, depuis la malaria jusqu'au mauvais temps, pour différer la réalisation de ce projet. Cependant, au cours des conférences tenues à la Maison de Mena, les Américains avaient su imposer leur point de vue et Stilwell, avec calme mais fermement, avait aidé mon père à démontrer la nécessité de construire cette route.
Au Caire, les Anglais s'étaient efforcés de faire réviser les tonnages des livraisons destinées au front du Pacifique, tonnages fixés à la conférence de Québec. Il s'agissait moins de réduire ces tonnages que de leur faire prendre une autre direction. Stilwell fit une brève allusion à ces modifications qu'il désapprouvait : si on voulait déjà changer quelque chose aux contingents fixés à Québec, ce devait être plutôt dans le sens de l'augmentation.
Stilwell n'avait pas besoin de discuter avec mon père de la valeur militaire des Chinois. Sur ce point, Père était tout prêt à soutenir le général. Mais il voulait connaître les résultats de l'entraînement dirigé par Stilwell. Celui-ci lui apprit que d'ores et déjà deux divisions de Chinois instruits par les Américains étaient en ligne.
— Ils ne donnent pas encore toute leur mesure, déclara-t-il avec un sourire forcé. A vrai dire, j'ai hâte de retourner là-bas pour les aider à surmonter leurs premières appréhensions. C'est une sorte de trac, pas davantage, j'en suis sûr. Malheureusement, les Anglais se sont empressés de tirer des conclusions de leur attitude dans leur première bataille.
Stilwell était persuadé que son appréciation de la valeur au combat des soldats chinois finirait pas se vérifier. Et c'est avec plaisir qu'on constate, aujourd'hui, que cet excellent général avait raison.
Il était clair que mon père ressentait de l'amitié pour le général Stilwell. Il le retint auprès de lui pendant près d'une heure. Et lorsque le général se leva pour prendre congé de nous, mon père l'assura de toute sa sympathie : il n'ignorait pas que le chemin que Stilwell devait suivre en Extrême-Orient était plein d'épines.
Plus tard, comme je fumais une fois de plus la dernière cigarette de la journée avec mon père, dans sa chambre, il parla encore de ce chemin épineux. Les Anglais, me dit-il d'abord, étaient opposés même à la stratégie que nous appliquions dans le Pacifique.
— Ils n'approuvent pas notre façon d'avancer d'île en île et ils ne nous suivent pas du tout lorsque nous envisageons d'établir dans les îles Philippines notre base d'opérations contre le Japon.
Mon père eut un sourire amer.
— Peut-être ne sont-ils pas contents de voir les Philippins se rallier à notre drapeau, pour cette bonne raison qu'ils ne peuvent espérer voir leurs coloniaux se rallier au leur.
— Quoi qu'il en soit, continua-t-il, ils sont d'avis que nous devrions renoncer à cette avance d'île en île et nous attacher à libérer la péninsule de Malaisie. Cela nous permettrait de nous glisser ensuite sur la côte chinoise pour en faire une base en vue de futures opérations contre le Japon.
J'avais entendu quelques officiers de la marine américaine faire allusion à une possibilité de débarquements sur la côte chinoise.
— Oh! certainement, dit mon père. C'est prévu dans nos projets, mais beaucoup plus au nord que les Britanniques ne le croient réalisable. Une fois de plus, nos services de renseignements nous peignent un tableau fort différent de celui présenté par les Anglais. Ces derniers imaginent une côte chinoise infestée de Japonais, alors qu'en réalité, et nous le savons, une grande partie de cette côte est aux mains des guérillas chinoises.
Je demandai si ces guérillas étaient des troupes communistes chinoises. Il me fit un signe affirmatif.
— A ce propos, dit-il, Tchang voudrait nous faire croire que les communistes chinois ne font rien contre les Japonais. Là, encore, nos informations sont différentes.
J'avais entendu dire que les résultats des reconnaissances photographiques et des travaux du service cartographique relatifs à la Chine, effectués par notre quatorzième groupe d'aviation, étaient tenus rigoureusement secrets devant les Anglais. Je le dis à mon père, mais il le savait déjà.
— Nous avons conclu, avec les Chinois, un accord à ce sujet, il y a quelque temps déjà, dit-il. Les Chinois tenaient beaucoup à ce que nous ne montrions pas nos photos aériennes aux Anglais. Avant même que nous nous soyons mis à l'oeuvre, ils nous avaient fait promettre de ne pas communiquer nos résultats. Ils se rendent compte que les Anglais aimeraient bien les voir pour des raisons commerciales... pour le commerce d'après-guerre.
« J'en ai même parlé à Tchang, il y a quelques jours, pendant le dîner, poursuivit-il. Vois-tu, il voudrait beaucoup que nous l'aidions à empêcher les Anglais de s'établir à Hong-Kong, à Shanghaï et à Canton avec les fameux droits d'exterritorialité dont ils bénéficiaient avant la guerre. »
Je demandai à mon père si nous leur accorderions notre appui.
— Pas pour rien, me répondit-il. Avant que cette question fût posée, j'avais déjà exprimé mon mécontentement à cause du caractère du gouvernement de Tchang. Je lui ai dit qu'il était loin de représenter la démocratie moderne, idéal qui aurait dû l'inspirer. Je lui avais dit aussi qu'il devrait constituer un gouvernement d'union nationale, avec la participation des communistes à Yenan pendant que la guerre se poursuivait encore. Il fut d'accord. Il fut relativement d'accord. Il accepta de former un gouvernement démocratique à condition d'avoir notre garantie que l'Union Soviétique accepterait de respecter la frontière de la Mandchourie. Cette question doit être discutée à la conférence de Téhéran.
— Donc, si tu peux t'entendre sur ce point avec Staline, Tchang acceptera de former un gouvernement plus démocratique en Chine, moyennant quoi...
— Moyennant quoi nous lui prêterons notre appui pour contester aux Anglais et aux autres nations le privilège d'une législation impériale particulière à Hong-Kong, à Shanghaï et à Canton. C'est exact.
Tout cela était très prometteur.
— J'étais particulièrement heureux, continua mon père, d'entendre le généralissime chinois accepter d'inviter les communistes à participer A un gouvernement d'union nationale, et cela avant les élections. Au fond, il ne nous demande, comme preuve de notre bonne foi, que de l'assurer qu'une fois le Japon vaincu, aucun navire de guerre britannique n'entrera dans les ports chinois. Seuls, des navires américains y auraient accès. Et je lui ai personnellement promis qu'il en serait ainsi.
— Il sera difficile d'obtenir l'accord de Churchill sur une telle convention, fis-je observer.
— Cela ne soulèvera pas beaucoup de discussions, étant donné que c'est le matériel de guerre américain et les troupes américaines qui, dans la proportion de 99 %, auront contribué à la défaite du Japon, dit mon père d'un ton péremptoire. La politique étrangère des Etats-Unis, après la guerre, devra s'attacher à faire comprendre aux Britanniques, aux Français et aux Hollandais qu'il n'y a pour eux qu'une seule façon d'administrer leurs colonies, c'est celle que nous avons appliquée aux Philippines...
Il me dit ensuite que la majorité des Chinois avaient une meilleure opinion de la politique coloniale japonaise que de celle des Français, des Anglais ou des Hollandais.
L'avenir de la Chine n'avait pas été le sujet exclusif des conversations de mon père et du généralissime chinois. Ils avaient également parlé de la Malaisie, de la Birmanie, de l'Indochine et des Indes. Tchang avait été, de toute évidence, réconforté par l'attitude de mon père à l'égard de la question coloniale. Mon père lui avait dit, en effet, que, d'une part, les Anglais devraient se contenter, aux Indes, de maintenir le système économique préférentiel, en accordant au pays son indépendance politique et que, d'autre part, les Français ne pourraient, après la guerre, retourner purement et simplement en Indochine et revendiquer ce riche territoire sous ce seul prétexte qu'il avait été leur colonie. Il avait souligné que les Français pourraient, tout au plus, prendre ces colonies sous tutelle et qu'ils en seraient responsables devant l'organisation des Nations Unies. La tutelle devrait enfin faire place à une indépendance politique le jour où les Nations Unies considéreraient ces pays comme capables de s'administrer eux-mêmes. C'est la même opinion que mon père avait exprimée un an auparavant. Le temps n'avait fait que raffermir ses convictions.
Le lendemain, après une matinée bien remplie, au cours de laquelle mon père reçut tour à tour James Landis, Averell Harriman, Lord Louis Mountbatten (qui exposa sa version personnelle des difficultés du front CBI), Mme Tchang, l'amiral Leahy et l'ambassadeur Winant, je pus enfin lui parler seul à seul pendant un instant et j'en profitai pour lui annoncer que la Légion of Merit qu'il m'avait demandée venait d'arriver.
— A la bonne heure ! s'écria-t-il.
Il aimait beaucoup réserver à ses amis ce genre de surprises.
— Fais le nécessaire, me dit-il, pour que Ike vienne ici après le déjeuner.
C'est ainsi qu'à deux heures et demie, lorsque le général Eisenhower, accompagné du général Marshall, vint voir mon père, celui-ci lui annonça qu'il avait une petite surprise pour lui. Et devant un général Ike, droit comme un cierge, il demanda à Pa Watson de lire la citation. La lecture terminée, mon père fit signe à Ike d'avancer. Celui-ci s'inclina et mon père épingla la médaille sur sa tunique.
— Vous méritez bien cela, Ike, et beaucoup plus que cela.
Les yeux pleins de larmes, Ike répondit : « C'est le moment le plus heureux de ma vie, monsieur le Président. Cette décoration m'est plus précieuse que toutes celles que je pourrais recevoir. »
L'après-midi fut consacré à la dernière réunion politique de la conférence. Pendant deux heures, le Président s'entretint, dans le jardin, avec Tchang, le Premier Ministre, Harriman, Eden et Cadogan, mettant au point le communiqué qui devait être publié après la Conférence de Téhéran, choisissant les termes qui allaient apprendre au monde que la Mandchourie, Formose et les Pescadores reviendraient à la Chine et que la Corée allait retrouver, après tant d'années, sa liberté.
Mon père dîna dans l'intimité et se coucha tôt car il devait se lever le lendemain à cinq heures du matin afin d'être à Téhéran dans l'après-midi. Les conditions atmosphériques étaient favorables et rien ne s'opposait à son projet d'effectuer tout le trajet en avion.
Je ne devais pas être du voyage. Le Major Léon Gray était venu au Caire avec mon appareil et je me proposais d'utiliser celui-ci pour me rendre à Téhéran. J'ignorais en effet combien de temps je pourrais rester en Iran, et je devais songer au moyen de revenir en Afrique, le cas échéant. En outre, le général Eisenhower m'avait invité à passer une journée avec lui. Nous devions visiter ensemble Louqsor.
Mon père était parti depuis la veille quand j'allai rejoindre Ike qu'escortaient quelques membres de son état-major. J'étais moi-même accompagné de Léon Gray et du sergent Cram qui faisait partie de notre équipage. Nous descendîmes le Nil et le samedi soir, nous étions à l'hôtel de Louqsor où les chambres réservées à notre intention nous attendaient. Autre chose encore nous attendait : un piano vétuste que nous découvrîmes, après le dîner, dans une pièce attenante au hall. Avec un cri de joie, le sergent Gram se rua sur l'instrument. En des temps plus cléments, il avait été pianiste dans l'orchestre de Kay Kyser. Il était maintenant heureux de pouvoir se dérouiller les doigts et nous l'écoutâmes avec plaisir. Nous n'eûmes qu'à fermer les yeux pour avoir l'illusion que la guerre était finie et que nous étions de nouveau chez nous.
Le lendemain, nous visitâmes les tombeaux des Pharaons, et après un pique-nique organisé dans de vieilles Ford trouvées en route, nous fîmes le tour de l'immense et majestueux temple de Karnak. Bref, ce fut une journée de calme, de repos, de loisirs.
Seul le général Eisenhower se lamentait à la pensée que, les conférences du Caire et de Téhéran une fois terminées et les discussions sur l'invasion de l'Europe par l'ouest closes, ce serait le général Marshall qui commanderait la dernière poussée des alliés, alors que lui, Eisenhower serait renvoyé dans quelque bureau, à Washington. Au cours de l'après-midi, il s'en plaignit à trois ou quatre reprises. Je ne sais pas s'il le faisait intentionnellement, pour que le fils du commandant de l'armée américaine pût l'entendre. A la vérité je ne pouvais rien pour lui, même si j'avais eu le sentiment qu'il, me fallait tenter quelque chose en sa faveur. Il ne me restait qu'à le rassurer en lui disant:
— Les chefs d'état-major interallié ne manqueront sûrement pas de vous consulter, mon général, avant d'entreprendre une action décisive.
A vrai dire, d'ailleurs, je n'en étais pas du tout sûr.
J'avais projeté de m'envoler vers Téhéran avec Léon Gray et le sergent Gram dès le lendemain. Force nous fut cependant d'ajourner notre départ, le moteur de notre B-25 réclamant une révision. Nous prîmes enfin l'air le lundi 29 novembre, tard dans l'après-midi. Nous avions décidé de survoler les déserts d'Arabie avec une escale à Habbaniyya pour faire le plein d'essence, à quatre heures du matin,
Le mardi matin, à neuf heures et demie, nous atterrîmes à l'aérodrome de Téhéran et apprîmes aussitôt que nous venions d'être la cause involontaire d'une grande effervescence. Etant donné l'état des communications, dans cette région comme dans le reste du monde, il nous avait été impossible d'avertir mon père de notre retard, et tout le monde nous croyait en panne quelque part dans le désert d'Arabie. Une expédition aérienne se préparait déjà à partir à notre recherche. Le fait est qu'un atterrissage forcé en cours de route n'aurait pas été une partie de plaisir. Les nomades de l'Arabie Séoudite sont des hommes rudes et durs. Aussi mon père éprouva-t-il un réel soulagement en nous voyant arriver. J'en étais bien aise, moi aussi.