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6 décembre 2007 4 06 /12 /décembre /2007 00:00
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)


 

Chapitre IV : LA CONFÉRENCE DE CASABLANCA. (autres chapitres ici)
(Seconde partie)

Samedi 16 janvier.

casabalancachurchillroosevelt-v-copie-1.jpg     Le lendemain matin, Churchill fut bien plus matinal que de coutume. Il arriva avant dix heures et mon père passa la matinée avec lui, ainsi qu'avec Eisenhower, Murphy, et Sir Harold Mac Millan, le ministre britannique attaché à l'état-major interallié.
    L'objet de la discussion fut encore la politique française.
    C'était la première fois que je revoyais Franklin depuis Argentia, c'est-à-dire depuis août 1941; c'était même la première fois que je revoyais un de mes frères depuis cette époque. Nous ne restâmes dans la pièce que juste le temps nécessaire pour nous rendre compte que l'entretien tournait autour de De Gaulle et de Giraud. Maintenant Churchill et mon père avaient chacun leur « enfant terrible ». On appelait les deux hommes par leur initiale : « D » et « G ». Où était donc D ? Pourquoi n'était-il pas là ? Pourtant la principale préoccupation à ce moment-là était de trouver une solution acceptable pour sortir de l'imbroglio français. J'avais lu, la veille, assez de journaux américains pour me rendre compte qu'on était en face d'un grave problème diplomatique. Je venais de comprendre que Murphy était vraiment sur la sellette. D'après ce que j'en avais entendu dire, une partie au moins des critiques qu'on formulait à son égard était justifiée; il semblait s'attacher à faire en sorte que le futur gouvernement français fût composé principalement d'hommes qui avaient été parmi les partisans les plus énergiques de la « politique d'apaisement » pendant les années critiques qui avaient précédé la guerre.
    Une fois de plus, nous déjeunâmes dans le jardin. Outre mon père, Harry Hopkins, Franklin et moi-même, il y avait là George Durno, capitaine de l'A.T.C. (Army Transportation Corps). George avait été avant la guerre correspondant de l'agence I.N.S., auprès de la Maison Blanche, et mon père et lui étaient des amis de vieille date.
    Ce repas permit à mon père de se détendre un peu. Le changement lui faisait du bien, en dépit d'un emploi du temps assez chargé. Il semblait en excellente forme et ses joues s'étaient colorées légèrement.
    Au café, il revint à son sujet favori : le développement des régions coloniales. Pour un homme qui n'était encore jamais venu en Afrique, il avait recueilli une quantité impressionnante d'informations concernant la géographie, la géologie et l'agriculture du pays. Je croyais évidemment connaître assez bien cette partie du continent que j'avais survolée quelques mois auparavant pour prendre des photographies aériennes. Cependant, chose curieuse, il en savait plus que moi.
    Nous parlâmes des marais salants du sud de la Tunisie, qui sont sans doute les vestiges d'une vaste mer intérieure, des grandes rivières qui prennent leur source dans l'Atlas, puis disparaissent dans le Sahara pour devenir des rivières souterraines.
—    Il suffirait, dit mon père, de détourner le cours de ces rivières pour les besoins de l'irrigation, et cette région deviendrait si fertile que l'lmperial Valley de Californie aurait l'air, en comparaison, d'un carré de choux.
    « De même pour les marais salants, qui sont au-dessous du niveau de la Méditerranée. En creusant un canal jusqu'à la mer, dit-il, on reformerait l'ancien lac, long de cent cinquante et large de quatre-vingt-dix kilomètres. »
—    Le Sahara serait en fleurs sur des centaines de kilomètres ! s'écria mon pére.
    C'est vrai. Le désert du Sahara n'est pas seulement une étendue de sable. Il recèle, en puissance, des richesses extraordinaires. Après chaque pluie, on y assiste pendant quelques jours à une véritable débauche de fleurs, que la sécheresse et le soleil ne tardent pas à faner.
    J'échangeai un regard avec Franklin. Notre père s'enflammait pour son idée. Son esprit rapide et son imagination vive se donnaient libre cours, tandis que nous échafaudions tous des projets pour rendre vie à cette région.
—    Quelle richesse! s'écria-t-il. Les impérialistes ne comprennent pas tout ce qu'ils peuvent faire, tout ce qu'ils peuvent créer. Ils ont volé à ce continent des milliards, parce qu'ils sont trop bornés pour se rendre compte que leurs milliards ne sont que des petits sous, comparés aux possibilités latentes. Et la réalisation de ces possibilités doit aller de pair avec l'amélioration des conditions de vie de la population.
    Dans l'après-midi, les chefs américains de l'état-major interallié revinrent, apportant à mon père les résultats des discussions qu'ils venaient d'avoir avec leurs collègues britanniques. Il apparut alors que, sur plus d'un point, ils ne s'accordaient pas avec les Anglais. Les chefs militaires britanniques avaient élaboré avec Churchill un plan de discussions en vue de la conférence, qui différait de celui prévu par les chefs américains et approuvé par mon père et Harry Hopkins, deux jours auparavant. Au lieu d'envisager des poussées massives contre les flancs de l'ennemi en Europe, les Anglais préconisaient des opérations de moindre envergure dans la Méditerranée.
    C'est ce jour-là que j'entendis pour la première fois parler d'un débarquement en Sicile. On nomma également à cette occasion d'autres lieux qui allaient devenir autant d'étapes de la victoire : les îles du Dodécanèse, par exemple, ouvrant le chemin vers la Grèce et la région montagneuse des Balkans.


Dimanche 17 janvier.

     Le lendemain, les premiers visiteurs arrivèrent à midi tapant. C'était le Général Charles Noguès, résident-général de Rabat, et les Généraux Patton et Wilbur. Ce dernier, qui faisait partie de l'état-major de Patton, était venu en qualité d'interprète. Tout à fait inutilement d'ailleurs, puisque mon père parlait français couramment et qu'il put s'entretenir avec Noguès sans intermédiaire.
    Pour deux généraux qui, quelques semaines auparavant, avaient combattu avec acharnement l'un contre l'autre, le long de la côte marocaine, Noguès et Patton faisaient preuve réciproquement d'une étonnante affabilité. Non seulement ils étaient tous deux des soldats de métier, ce qui limitait leur hostilité au champ de bataille, mais encore aucun des deux ne s'intéressait outre mesure à la politique. L'un comme l'autre ne faisait qu'exécuter les ordres reçus et, fort heureusement pour nous, Patton s'en acquittait avec plus d'efficacité que. Noguès. Ce dernier avait reçu l'ordre de résister, donc il résista. Par la suite, on lui donna l'ordre de cesser la résistance, alors il cessa de résister. Maintenant, il obéissait à un nouveau chef.
    La visite que les deux généraux faisaient à mon père était avant tout une simple visite de politesse. Elle avait cependant aussi un autre caractère. D'après Churchill, Noguès était en partie à l'origine des difficultés qu'il avait à amener De Gaulle à Casablanca. Ce Saint-Cyrien, soldat de métier et administrateur colonial, qui ne demandait qu'une chose : qu'on lui donnât des ordres clairs et compréhensibles et qu'on le laissât en paix, était le centre d'un important conflit. Churchill nous apprit que De Gaulle exigeait de Londres que Noguès, son compatriote, et officier comme lui-même, fût immédiatement mis aux arrêts, comme collaborateur, et emprisonné, pour être jugé ensuite. Or, au Maroc, le Général Patton (qui l'avait combattu avec acharnement peu de temps auparavant) réclamait que Noguès fût maintenu à son poste. Par la suite, Patton devait faire un rapport fortement partial en faveur de Noguès. Il était convaincu que l'influence de ce général sur le sultan du Maroc et sur la population indigène pouvait être d'un grand secours pour nos chefs militaires, aussi longtemps que ce pays nous servirait de théâtre d'opérations.
    Par ce doux après-midi de dimanche, lorsque mon père posa au général français quelques questions au sujet de la population marocaine, et le consulta notamment sur ce qu'on pouvait faire pour améliorer ses conditions d'existence, celui-ci sembla embarrassé. Ces questions ne l'avaient jamais préoccupé et personne ne lui en avait parlé jusque-là. Mais il savait, en revanche, à un sou près, combien de richesses on pouvait exporter du pays et dans quelle mesure les Marocains étaient susceptibles d'être exploité. Patton nous avait fait entendre que le sultan était, depuis des années, sous la coupe de Noguès. Et tout ce que Noguès voulait, c'était la maintenir. Lorsque la conversation entre mon père et cet homme, qui était la pomme de discorde entre De Gaulle et les Alliés, eut pris fin et que les trois généraux se furent retirés, mon père se tourna vers moi :
—    Note qu'il faudra inviter le sultan à dîner un de ces soirs. Demande à Murphy ou à toute autre personne compétente quelle est l'étiquette à suivre. Quant à Noguès..., on n'a pas besoin de le prendre en considération.
    Après nous avoir quittés, Noguès, Patton et Wilbur s'étaient rendus chez Churchill. Le Premier Ministre s'entretint avec eux pendant quelque temps, puis vint à Dar-es-Saada pour déjeuner avec nous. Il nous dit qu'il s'était rendu dans le port au cours de la matinée pour visiter le Jean-Bart, dont la coque avait été endommagée par les obus.
—    Vous êtes allé voir le Jean-Bart ? lui demanda mon père, vexé. Ma foi, du moment que avez pu le voir, pourquoi n'en ferais-je pas autant ?
    Il rit de bon coeur. A ce moment, il faisait penser à un enfant de six ans : « Tu as eu de la glace ? J'en veux moi aussi. »
    Dans l'après-midi, mon père reçut la visite de Mark Clark. Churchill avait dit à Clark que le Président était mécontent de l'absence de De Gaulle. Mon père était, en effet, chaque jour plus convaincu que Churchill retenait délibérément De Gaulle à Londres et qu'il pouvait, s'il le voulait, amener son « enfant terrible » à n'importe quel moment.
    Le Général Mark Clark n'arrivait pas les mains vides. Il avait amené à Casablanca « l'enfant terrible » des Américains : Giraud. Mon père aurait enfin l'occasion de faire la connaissance de l'homme tant vanté par Murphy et par le Département d'Etat de Washington, celui dont le choix, disait-on, était tout indiqué pour parer au risque de la direction des affaires françaises par un seul homme, soutenu par l'Angleterre : le Général De Gaulle.
    Mon père était très animé : il lui tardait de voir le général à qui avait été confié le commandement des armées françaises en Afrique du Nord.
    Clark ne resta que le temps nécessaire pour s'assurer que mon père était réellement disposé à recevoir Giraud, puis partit pour chercher celui-ci. La nouvelle avait créé dans la ville une certaine émotion. Nous espérions tous que les patientes manoeuvres diplomatiques, qui avaient préoccupé ces derniers jours mon père en face de Churchill, cesseraient d'elles-mêmes. La partie difficile et importante qui se jouait entrait dans une phase nouvelle.
    Clark revint bientôt avec Giraud. Murphy et le Capitaine McCrea arrivèrent également et tout le monde prit place. L'entrevue capitale allait avoir lieu.
380px-Roosevelt-and-Giraud.gif     Cette entrevue causa à mon père une profonde déception. A entendre Giraud, il n'existait pas de problème politique. La guerre, pour lui, ne posait que des problèmes militaires. Il parlait, assis sur sa chaise, droit comme un cierge. L'âge seul atténuait quelque peu l'impression de raideur qui se dégageait de sa personne. Les mois passés en prison n'avaient laissé aucune trace sur cet homme. A mesure que sa défiance se dissipait, son ton devenait plus insistant.
—    Donnez-nous des armes ! s'écria-t-il. Donnez-nous des canons, des tanks, des avions ! C'est tout ce qu'il nous faut.
    Mon père fut bienveillant, mais ferme. Il voulut savoir où Giraud comptait prendre ses troupes.
—    Nous pouvons recruter des coloniaux par dizaines de millier:
—    Qui les entraînera ?
—    J'ai beaucoup d'officiers sous mes ordres. Cela ne soulèvera aucune difficulté. Donnez-nous seulement des armes... Quant au reste...
    Mais le reste, précisément, comportait des problèmes dont Giraud ne devait jamais comprendre la portée. Churchill avait déjà expliqué précédemment que le manque d'empressement qu'on montrait à Alger à abroger les lois antijuives, promulguées sous le régime de Vichy, était une des principales ou du moins une des prétendues causes de l'irritation de De Gaulle. Giraud écarta ces questions. Il n'avait qu'une chose en tête.
—    Tout ce qu'il nous faut, c'est de l'équipement. Au bout de quelques semaines d'instruction, nous disposerons d'une grosse armée.
    Les questions qu'il posait à Giraud reflétaient le sentiment de mon père : il jugeait que Giraud sous-estimait fortement sa tâche. Quant au général français, il était si exclusivement préoccupé de son plan que je me demande s'il s'aperçut de l'impression peu favorable qu'il avait faite sur mon père. Inlassable, Giraud parla longuement de ses convictions. Cependant, mon père ne lui céda en rien.
    Dès que Giraud et les autres furent Partis, mon père nous révéla sa pensée.
—    J'ai l'impression que nous nous appuyons sur un réseau bien faible, dit-il. Il leva les bras au ciel et eut un rire bref :
—    Voilà l'homme autour duquel, à entendre Bob Murphy, les Français pourraient se rallier ! Il est nul comme administrateur. Et il serait nul comme chef.
    Ce soir-là, au cours du dîner auquel assistèrent Churchill, Lord Leathear, l'Amiral Cunningham, l'Amiral King, le Général Somervell et Averell Harriman, on discuta de l'importante question des priorités navales et un accord fut réalisé. Cette fois, les chefs d'état-major interallié repoussèrent unanimement tout projet d'opérations en Birmanie. L'idée de choisir la Sicile comme objectif de la prochaine attaque commençait à prendre corps. Ce plan assurerait la liberté des routes commerciales à travers la Méditerranée jusqu'au golfe Persique et à la Russie.
    Cependant, les navires étaient toujours trop rares et le besoin s'en faisait désespérément sentir. La bataille de l'Atlantique était loin d'être gagnée en cet hiver 1942-1943. Il s'agissait de déterminer le tonnage destiné à accumuler des réserves de matériel de guerre en Angleterre. Quel tonnage fallait-il consacrer aux livraisons d'armes à l'Armée Rouge ? Quel tonnage fallait-il mettre de côté pour le retrait des troupes et de l'équipement de la Méditerranée, destinés à la Grande-Bretagne ? Pouvait-on considérer comme un fait acquis que la campagne d'Afrique serait terminée en mai-juin ? Quel tonnage fallait-il réserver au débarquement en Sicile ? D'après les Anglais, les prélèvements de navires devaient être effectués aux dépens des envois vers Mourmansk et le golfe Persique. Les Américains, au contraire, soulignaient la nécessité de réserver à ces secteurs le plus grand nombre possible de navires.
    La conférence sur le tonnage se poursuivit jusqu'à une heure du matin, niais je n'attendis pas pour me retirer qu'elle fût terminée. Nous quittâmes, Franklin et moi, le camp d'Anfa, pour nous rendre au mess où nous allions rencontrer des officiers plus jeunes.


Lundi 18 janvier.

    Mark Clark et Murphy revinrent voir mon père le lendemain matin, afin de reprendre la discussion sur la situation politique française. Ils restèrent ensemble pendant près de deux heures, étudiant avec soin l'attitude qu'allait adopter l'Amérique vis-à-vis de la constitution du gouvernement provisoire chargé de représenter la France jusqu'à sa libération. Dans l'esprit de mon père, le dilemme était maintenant clairement posé : une considérable surestimation des qualités de chef de Giraud, d'une part, et une politique ambiguë de coopération avec les éléments vichyssois de la population française d'Afrique, de l'autre, rendaient extrêmement difficile aux Américains toute opposition au gouvernement d'un seul homme, celui de Charles De Gaulle, soutenu par les Anglais.
    Le Premier Ministre vint peu après le départ de Murphy et de Clark pour déjeuner avec nous. Pendant le repas, on parla à bâtons rompus et Harry Hopkins taquina Churchill sans méchanceté, mais assez clairement, sur l'absence de De Gaulle à la conférence de Casablanca.
    Cet après-midi-là, mon père eut, pour la première fois, l'occasion de quitter la villa. Il monta dans une jeep et, en compagnie du Général George Patton et du Lieutenant-Colonel C. E. Johnson, commandant du troisième bataillon du premier corps blindé de l'Armée de Patton, partit inspecter la garde d'infanterie, chargée de protéger l'Anfa Camp. Au retour, il me dit :
—    Dommage que tu n'aies pas pu voir l'orchestre militaire. Il y a là un gaillard qui ne doit pas peser moins de cent trente kilos et qui joue avec une flûte qui pèse sûrement plus d'un kilo.
    Les chefs de l'état-major interallié revinrent à cinq heures. Une heure et demie plus tard, sept Anglais et quatre Américains étaient tombés d'accord sur l'opération Husky, l'invasion de la Sicile.
    En réalité, le débarquement de la Sicile avait été décidé le jour où on avait entrepris de libérer l'Afrique du Nord. L'opération Husky venait réaliser un compromis entre la thèse des Américains, celle d'un débarquement en Europe au printemps 1943, et celle des Anglais, partisans de la conquête de la Sicile et des îles du Dodécanèse, comme préparation de l'invasion de l'Europe par la Grèce ou les Balkans.
    Churchill avait conseillé de négliger l'Italie et de frapper directement ce qu'il appelait « le bas-ventre vulnérable de l'Europe ».
    Le Premier Ministre britannique avait toujours été d'avis qu'il nous fallait trouver le moyen de débarquer en Europe de façon à faire la jonction avec l'Armée Rouge en Europe Centrale. Cela permettrait de maintenir la sphère d'influence anglaise aussi loin que possible vers l'Est.
    Le plan « Husky » était considéré, aussi bien par les Anglais que par les Américains, comme un pas important en avant, et cela quoi qu'il advînt. D'autre part, en engageant les armées alliées en Sicile et en éliminant l'Italie de la guerre, comme on espérait le faire, nous reconnaissions que l'invasion de l'Europe par la Manche devrait être remise au printemps 1944.
    Cet après-midi, mon père et Churchill décidèrent d'envoyer à Staline une note l'informant des décisions stratégiques anglo-américaines. Le même jour, les deux hommes d'Etat entreprirent également de rédiger une déclaration commune, destinée aux pays de l'Axe.
    Après un dîner calme et intime, je me rendis en ville avec Franklin. Au retour, vers deux heures du matin, je croyais trouver Père endormi depuis longtemps. Il était en effet couché, mais il ne dormait pas. Il lisait, dans une édition bon marché, la pièce de Kaufman-Hart : « L'homme qui vint dîner », et il riait de bon coeur. Près de son lit se trouvait également le New-Yorker qu'il avait jeté là après l'avoir lu. Il nous avait attendus pour nous demander comment nous avions passé la soirée. Il enviait, comme d'habitude, notre liberté relative et écouta avec intérêt mon récit. En réalité, nous ne nous étions pas beaucoup amusés pendant notre promenade dans la kasbah en compagnie de deux gardes qui nous servaient de guides. Mais j'eus soin de rendre mon récit aussi vivant que possible, quitte à le rehausser de quelques détails inventés de toute pièce.


Mardi 19 janvier.

    Le lendemain matin, j'eus fort à faire avec mon frère, qui tombait de sommeil. Franklin devait, en effet, regagner son destroyer, et ce fut tout juste s'il n'y manqua pas.
    Harriman et Murphy se mirent au travail avec mon père de bonne heure. Ils préparaient la seconde conférence avec Giraud. Celui-ci arriva à midi et, cette fois encore, il fut exclusivement préoccupé de projets militaires, d'ailleurs assez imprécis. Mon père se mit à exposer la politique des Etats-Unis pendant la guerre, notamment en ce qui concernait la France. Elle se résumait en ces deux points :
    1)    Un gouvernement provisoire devait être formé. Il devait comprendre Giraud et De Gaulle, qui seraient tous deux également responsables de sa composition et de sa gestion.
    2)    Le gouvernement provisoire avait la mission de diriger les affaires de la France jusqu'à la complète libération du pays.
    Giraud était peu enthousiaste, mais il ne formula aucune contre-proposition. Son mécontentement n'avait pas d'objet précis. Tout ce qui l'intéressait, c'était de savoir dans quelle mesure l'équipement américain serait mis à la disposition de ses armées coloniales.
    Comme la conversation touchait à sa fin, sans gagner en intérêt, Harry Hopkins me dit :
—    Votre père voudrait emporter d'ici quelques souvenirs. Voulez-vous m'accompagner pour en chercher ?
—    Bien sûr.
—    Nous ne pourrons sans doute partir qu'après le déjeuner. Et je crois qu'on désire faire prendre quelques photographies de votre père avec Giraud.
    Après le déjeuner, le Général Patton fit avancer la voiture de l'état-major et nous nous rendîmes tous les trois en ville. Des tapis et quelques articles en cuir marocain d'une qualité assez médiocre furent tout ce que nous pûmes trouver. Nous demandâmes à un marchand de venir présenter quelques tapis à la villa, afin que mon père pût les examiner et faire lui-même son choix. Nous fîmes ensuite une promenade le long de la côte, sur la plage, pour visiter les lieux où nos troupes avaient combattu quelques semaines auparavant.
    De retour à Dar-es-Saada, nous y trouvâmes Churchill et son fils Randolph, alors capitaine dans les commandos. J'avais déjà rencontré Randolph à Alger, la veille de Noël. J'avais été content de pouvoir faire sa connaissance et de causer avec lui, d'autant plus qu'il était non seulement officier, mais aussi membre du Parlement britannique. Mais j'avais eu tort de me réjouir. Randolph m'avait profondément déçu. Ce soir de Noël, à Alger, j'avais découvert, en effet, qu'une conversation avec Randolph Churchill n'était qu'un monologue.
    Maintenant que j'avais retrouvé Randolph Churchill dans la villa de mon père, j'étais curieux de voir si le fils du Premier britannique allait, en présence de son père et du mien, formuler ses opinions d'une façon aussi catégorique qu'il l'avait fait devant moi. Je m'attendais, en effet, à ce qu'il se montrât un peu intimidé. Il n'en fut rien. Remarquablement loquace et sûr de lui, il s'étendit volontiers sur les diverses questions dont il parla durant les cinquante minutes qu'il passa avec nous. Il parla sans désemparer tout ce temps, en nous expliquant les complexités de la politique et de la stratégie dans les Balkans et révélant aux hommes d'Etat présents le meilleur moyen de sauvegarder l'hégémonie britannique en Méditerranée, en prolongeant le conflit mondial de quelques années. Il attira l'attention d'un Président et d'un Premier Ministre sur les points faibles du plan de campagne établi par les chefs de l'état-major interallié et leur proposa de les tirer d'embarras en leur indiquant une solution au problème délicat posé par la politique française.
    Ce fut une performance remarquable, et l'assistance qui, après cinq jours consécutifs de travail, commençait à se sentir fatiguée, le suivit avec un intérêt amusé. (Je devrais peut-être faire une réserve en ce qui concerne le père du jeune Randolph, mais ce que je viens de dire reflète exactement mon impression et celle de mon père, qui ne réprima son sourire que jusqu'au départ du jeune homme.)
    J'eus ensuite avec mon père quelques minutes d'entretien, interrompu par l'arrivée de la voiture du Général Patton. Celui-ci venait nous chercher pour nous amener à son P.C., à la Villa Mas, où nous étions attendus pour dîner. Ce repas réunit plusieurs chefs militaires : le contre-amiral C.M. Cooke, le Major Général Geoffroy Keys, l'adjoint de Patton, le Général de brigade A. C. Wedemeyer ; le Général de brigade W. H. Wilbur ; le Général de brigade John E. Hull et le Colonel H. R. Gay. Plusieurs de ces officiers avaient des postes de commandement dans le Premier Corps d'Armée blindé, et tous attendaient l'occasion de démontrer au Président des Etats-Unis à quel point les tanks et les unités blindées jouaient un rôle prépondérant dans la guerre moderne. Dans ce choeur, Patton faisait le premier ténor, soutenu harmonieusement par l'ensemble des voix.
general-Patton-copie-1.jpg—    L'aviation ! L'infanterie ! Les divisions blindées, il n'y a que ça qui compte ! s'exclama Patton. La guerre moderne a évolué et elle en est arrivée au point où tout le travail incombe aux tanks et aux chars motorisés et blindés. Quant à l'infanterie, son rôle se réduit à nettoyer le terrain gagné par les tanks.
    Je crois bien que c'est moi qui fis une allusion à l'aviation. La réponse de Patton fut polie mais dédaigneuse.
—    Bien sûr, l'aviation a aussi son rôle. Je serais le dernier à dire que cette arme est sans valeur. Je m'intéresse même beaucoup à la question de savoir dans quelle mesure les avions peuvent aider les unités blindées dans leurs opérations...
    En dehors de cette petite intervention, preuve de ma loyauté à l'égard des forces aériennes, j'observai un silence discret. Père mangeait tranquillement et semblait d'excellente humeur. Il était décidé à ne pas se laisser entraîner dans une querelle de militaires. Ainsi, le Général Patton put parler à son aise. Environ un mois plus tard, quand il prit le commandement du front sud en Tunisie, je devais évoquer non sans sourire cette conversation en écoutant à la radio, dans notre quartier général d'Afrique, les appels frénétiques de Patton, qui réclamait l'aide des avions de reconnaissance et aussi une aide aérienne tactique en avant de ses unités blindées.
    Le quartier général du Général Patton, à Casablanca, était sompteux. La villa où il était établi avait été, avant notre arrivée, le siège de la mission allemande au Maroc français, et dans la hâte de l'évacuation, l'ennemi n'avait emporté aucun des objets de valeur qui ornaient la maison. Le Général Patton était heureux comme un enfant de pouvoir nous faire admirer toutes ces splendeurs.
    Nous regagnâmes le camp Anfa, mon père et moi, un peu après onze heures. Pendant tout le chemin, il me taquina sur la rivalité entre les unités blindées et l'aviation. Il était d'humeur à plaisanter et ne s'en privait pas. Nous étions rentrés depuis cinq minutes, quand Churchill vint nous trouver pour boire un verre et parler un peu de De Gaulle et de Giraud. Une fois de plus, il soutint sa thèse favorite : il valait mieux confier le gouvernement provisoire à De Gaulle seul. Il savait que mon père n'avait pas une opinion très favorable de Giraud et de ses capacités. Mais ce soir-là, mon père n'était pas disposé à poursuivre la discussion sur ce sujet, et il coupa court à la conversation. A cause de sa fatigue, peut-être, il ne prit pas de gants pour faire comprendre au Premier ministre qu'il n'avait pas envie de s'éterniser sur la question. Harry Hopkins et moi, nous nous efforcions de maintenir la conversation sur des sujets inoffensifs. Vers une heure du matin, Churchill s'en alla et Harry monta se coucher.
    J'accompagnai Père dans sa chambre.
—    Winston commence maintenant, dit-il, à être réellement ennuyé. Cela a été très net, ce soir.
    Je n'avais remarqué qu'une chose : Churchill avait manifestement voulu mettre sur le tapis une question que mon père s'était manifestement refusé à discuter. J'avais attribué ce fait à la fatigue de mon père. Mais c'était selon toute évidence de la tactique ; chacun des deux interlocuteurs savait ce que l'autre avait derrière la tête.
—    Nous aurons le fin mot de l'histoire dans deux ou trois jours, dit mon père, presque gaîment. Nous sommes mardi, n'est-ce pas ? Tu verras, pas plus tard que vendredi, Winston va nous dire qu'après tout il pense pouvoir faire venir De Gaulle ici.
    Nous parlâmes quelque temps de Patton
« un homme charmant, n'est-ce pas, Elliott ? » — et du jeune Randolph Churchill. — « Cela doit être magnifique d'être aussi sûr de soi-même ! » — Nous parlâmes aussi des tapis que nous avions vus, avec Harry, dans la journée. Père se demandait non sans quelque inquiétude comment Staline et les Russes en général allaient accueillir les décisions militaires prises par les chefs alliés.
« Si « Oncle Joe » (Dans les conversations familières, le Président Roosevelt appelait Staline « Oncle Joe » - N.d.T.) avait seulement pu venir ici en personne et voir par lui-même les difficultés auxquelles nous nous heurtons sur la question des tonnages et les problèmes de production... »
    Je vis que mon père était très fatigué. Aussi le quittai-je au bout de quelques minutes.


Mercredi 20 janvier.

    Les questions de production et de ravitaillement constituaient le premier point de l'ordre du jour de la réunion du mercredi. Somervell avait déjeuné de bonne heure avec Harry Hopkins et lorsque je descendis à huit heures et demie, ils étaient déjà en plein travail. A cette époque Harry était à la tête du Comité des Priorités. Personne ne savait mieux que lui que la production de guerre des Etats-Unis était encore relativement  insignifiante.
    Le major général Spaatz, mon chef, arriva vers dix heures. Il était à Casablanca depuis la veille et mon père avait exprimé le désir de lui parler. « Tooey » Spaatz commandait alors les forces aériennes américaines en Afrique en plus de celles du nord-ouest africain, où se trouvait le quartier général des forces aériennes interalliées. Mon père lui dit que ce travail lui semblait bien compliqué.
—    Il l'est en effet, monsieur le Président, acquiesça Spaatz. Et le fait que le commandement soit mixte n'est pas de nature à faciliter les choses. Il n'y a pas de meilleur chef que Tedder, — le maréchal de l'Air Tedder, placé au-dessus de Spaatz, était le commandant en titre des forces aériennes alliées en Afrique — mais bien que nous nous entendions à merveille, il est impossible de surmonter certaines difficultés.
—    Lesquelles, par exemple ?
—    Voici, monsieur le Président. Sur ce théâtre d'opérations, nous employons principalement des avions américains. En matière de stratégie et de tactique, ce sont aussi les initiatives américaines qui prédominent. Les opérations sont effectuées par les Américains. Or, le commandement est anglais.
    Je ne pus m'empêcher de placer un mot.
—    Le fait est, Papa, que le général Spaatz dirige la guerre aérienne, mais il le fait sous le commandement de Tedder.
—    Je ne veux pas insinuer, monsieur le Président, que nous ne pouvons pas nous entendre. Nous nous entendons bien, au contraire. Je parle en général des difficultés que soulève tout contrôle allié mixte. Le système de commandement combiné s'avère particulièrement délicat quand il s'agit de commander les hommes et le matériel d'un seul des alliés.
    Mon père hocha la tête. Tooey continua à parler, mentionnant d'autres problèmes de commandement. A cette époque, la nécessité de trouver des appareils de rechange et de construire des aérodromes à sol dur en nombre suffisant se faisait sentir particulièrement. Les camps d'aviation que nous avions trouvés en Afrique nous obligeaient, quand il pleuvait fort, à suspendre nos opérations pendant plusieurs heures, sinon pendant des jours.
    Les conversations de ce genre avec des officiers supérieurs américains étaient très instructives pour mon père. La situation créée du fait que nous étions les alliés des Anglais se présentait ainsi : puisque le commandant en chef du théâtre des opérations, le général Eisenhower, était un Américain, les Anglais tenaient à occuper les postes de commandement venant tout de suite après. C'est ainsi qu'un Britannique, Cunningham, commandait les opérations navales et un autre Britannique, Tedder, celles de l'air. Dans la Méditerranée, il était juste, en effet, de confier la direction des opérations navales à un officier anglais. Il était difficile, en revanche, à Spaatz de diriger la guerre aérienne tout en étant soumis aux ordres du maréchal de la R.A.F., même si celui-ci était un officier compétent et sympathique.
    Robert Murphy, tel un diable sortant de sa boîte, fit une nouvelle apparition dans la matinée pour s'entretenir avec mon père et Harry Hopkins. Il s'agissait de bien faire comprendre aux Anglais que nous tenions absolument à ce que le gouvernement provisoire ne se composât pas exclusivement de personnalités de l'entourage de De Gaulle. Ils étaient encore en train de parler quand Churchill, accompagné de son conseiller Mac Millan arriva pour déjeuner. Je fis vite porter quelques chaises dans le jardin et la discussion reprit.
    Si on voulait connaître les objections de De Gaulle contre notre conception du gouvernement provisoire, le meilleur moyen n'était-il pas de faire venir De Gaulle à Casablanca ? Et le plus vite possible ! Quelle concession, d'après Churchill, faudrait-il faire à De Gaulle, pour obtenir de lui qu'il vînt en Afrique afin de trancher cette question une fois pour toutes ? Les Américains étaient-ils certains qu'il était nécessaire de faire participer Giraud à la nouvelle combinaison ? Les problèmes à résoudre pour réaliser une alliance politique durable entre ces deux hommes n'étaient-ils que des conflits personnels ?
    Finalement, le Premier Ministre repoussa sa chaise et se leva pour aller lui-même trouver Giraud. Mon regard était fixé sur mon père, mais son visage n'exprimait qu'un intérêt bienveillant. S'il continuait toujours à soupçonner Churchill de manquer quelque peu de franchise, rien en lui ne trahissait ce sentiment.
    Vers la fin de l'après-midi, le Premier Ministre revint. Il amenait Giraud avec lui. Tandis qu'on l'introduisait dans le salon, je continuais dans le jardin à causer avec les agents du service secret et quelques visiteurs.
    Une fois de plus mon père et le Premier Ministre examinèrent avec Giraud et son aide de camp civil, M. Poniatowski, les questions soulevées par De Gaulle et étudièrent les détails de ce qui ne pourrait jamais être qu'une alliance boiteuse. Ils cherchèrent le moyen d'aplanir, ne fût-ce que partiellement, les griefs si fortement « subjectifs » qui séparaient les deux chefs militaires français si fortement « subjectifs ». J'avais plus d'une fois assisté à des discussions sur ce sujet et je pense que mon père et Churchill devaient en être aussi las que moi, mais moi, du moins, je n'étais pas obligé d'y prendre part.
    Lorsque, après le départ des visiteurs, je rentrai dans la villa pour rejoindre mon père, je ne pensais qu'à une chose : ce soir nous devions dîner chez Churchill et il était à craindre que la conversation ne roulât encore exclusivement sur ce même sujet. Mais mon père, levant le regard de la pile de papiers qui venaient d'arriver de Washington, me rassura.
—    Nous sommes tombés d'accord pour ne plus parler de choses sérieuses ce soir, me dit-il.
    Le dîner dans la villa du Premier Ministre fut, en effet, très agréable. Winston Churchill avait apporté avec lui tous les plans de guerre de l'Empire et ses aides avaient installé une magnifique « exposition de guerre », avec des cartes de tous les théâtres d'opérations aux échelles les plus diverses. Il nous fit visiter cette pièce avec un plaisir visible. Si la guerre n'était qu'un jeu, et non point une aventure sanglante, chaotique, fastidieuse et déprimante, je pense que ces cartes auraient représenté la meilleure façon de jouer à ce jeu. Sur chacune d'elles, des épingles étaient piquées, que l'on pouvait déplacer à volonté. La plus passionnante de toutes ces cartes était sans doute celle de l'Atlantique du Nord qui fournissait des indications sur la position des sous-marins allemands, représentés par des bateaux en miniature : les uns étaient au repos à Lorient et à Brest, d'autres avançaient vers l'ouest à la rencontre de nos convois vers la Grande-Bretagne, d'autres encore étaient dans des abris le long de la Manche, et d'autres enfin aux aguets sur les voies maritimes, aux environs des Açores, ou au large de l'Islande, ou se dirigeaient vers le nord, sur la ligne de Mourmansk. Chaque jour, on enregistrait sur cette grande carte, sous le regard attentif de Churchill, le moindre mouvement des navires, suivant les plus récentes informations. C'était passionnant : on se demandait avec angoisse si tel ou tel de nos convois pourrait passer sans incident. Combien de tonnes de matériel de ce convoi d'une importance vitale allaient exploser et être englouties par l'océan ? Les patrouilles de garde-côtes anglais auraient-elles la chance d'arroser de bombes cette bande de loups ? Cet hiver la bataille de l'Atlantique du Nord atteindrait évidemment à son point culminant. Et la tension dramatique qu'on éprouvait en face de ces petites épingles et de ces miniatures piquées sur la carte de l'Amirauté correspondait bien à l'angoissante incertitude qu'inspirait le sort du monde dans ces moments critiques.
    Nous rentrâmes, ce soir-là, relativement tôt et mon père alla se coucher. Il avait, en effet, devant lui une longue et épuisante journée de travail.


Jeudi 21 janvier.

    Mon père avait déjeuné ce matin-là et était parti avant que je fusse descendu dans la salle à manger. Hopkins, Harriman, l'Amiral McIntire et Murphy l'avaient accompagné en voiture à Rabat, où il allait rendre visite au Général Clark.
    Mon père y inspecta la seconde division blindée ainsi que les troisième et neuvième divisions d'infanterie. C'était toute une caravane : en tête avançait une unité de MP à motocyclettes suivie d'une jeep, venaient ensuite une voiture de reconnaissance, puis celle de mon père, précédant les voitures militaires où se trouvaient les autres personnalités, suivies de deux camions chargés de troupes armées jusqu'aux dents. Deux autres voitures de reconnaissance et un second détachement de motocyclistes fermaient le cortège. Mike Reilly, du Service Secret, n'avait pas non plus oublié de faire appel à une escorte d'avions de chasse pour ce voyage, aussi bien à l'aller vers le nord qu'au retour.
    Huit heures plus tard, mon père était rentré à Casablanca, plein d'impressions toutes fraîches.
—    Bonne journée? lui demandai-je.
—    Excellente. Cela m'a bien changé de...
—    De Giraud et de De Gaulle, n'est-ce pas?
—    A propos, sur notre chemin, ce matin, nous avons croisé quelques unités d'infanterie et de cavalerie des troupes marocaines françaises. Elles se rendaient à l'exercice. Je n'ai rien dit, mais je ne serais pas étonné si Giraud les avait fait sortir tout exprès pour me faire une démonstration à l'appui de ses discours...
—    Tu es resté dans la voiture toute la journée ?
—    Non. On m'a donné une jeep pour inspecter la seconde division blindée et la troisième division d'infanterie. Mais une fois en jeep on en a eu pour quelque temps.
—    Es-tu censé travailler en ce moment ? demandai-je. Car, en ce cas...
—    Non, je veux me reposer. Je ne dois rencontrer personne avant le dîner. Assieds-toi, je veux te parler de ma journée. J'aurais voulu que tu puisses voir l'expression du visage de certains soldats de la division d'infanterie. Ils semblaient dire : « Ma foi, c'est notre chef en chair et en os !»
    Et mon père éclata de rire.
—    Où as-tu mangé, papa?
—    Sur le champ de manoeuvres avec Mark Clark et Patton. Et aussi avec Harry, bien sûr. Harry ! Que penses-tu de ce déjeuner en plein air?
    La réponse de Harry nous parvint du premier étage où il se faisait couler un bain.
—    J'ai surtout aimé la musique.
—    Oui, dit mon père. Chattanooga, Choo-Choo, Alexander's Rag-Time Band, et puis aussi ce chant du Texas où l'on frappe dans les mains, tu sais bien...
—    Deep in the heart of Texas !
—    C'est ça. Et quelques valses. Dis-moi, Elliott, y-a-t-il dans le monde une armée autre que l'armée américaine, dont l'orchestre puisse jouer des airs de ce genre pendant que le Commandant en chef mange du jambon, des patates douces et des haricots verts à deux pas de là ? Hein?
    Il s'étira.
—    Ah ! Je suis fatigué. Nous avons inspecté la Neuvième Division après le déjeuner, après quoi nous sommes allés à Port-Lyautey.
—    Peut-on y voir les bateaux, dans le port?
—    Ceux qui ont été coulés ? Bien sûr.
—    J'ignorais que tu avais l'intention d'aller à Port-Lyautey.
—    Il y a là un cimetière américain, me dit mon père. Quatre-vingt-huit des nôtres y reposent. Nous y avons déposé une couronne. Nous en avons fait autant au cimetière français...
—    Dommage qu'il n'ait pas fait beau temps.
—    Oh, la pluie n'a commencé à tomber qu'à quatre heures et demie... Il fallait voir les troupes, Elliott... Ces hommes ont vraiment l'air plein d'entrain. Ils sont hâlés, endurcis, souriants et... fin prêts.
—    Tiens! Qu'est-ce que c'est?
—    Ça? C'est la gamelle dans laquelle j'ai déjeuné. Ils me l'ont donnée. J'ai décidé de l'emporter comme souvenir.
—    Voyons, papa! Quelle idée de t'encombrer d'objets pareils! Ne crois-tu pas que le Commandant en Chef des Forces Armées puisse trouver une gamelle sur place dans son pays?
—    Bien sûr. Mais c'est la gamelle dans laquelle j'ai mangé à Rabat, le jour où j'ai inspecté trois divisions de soldats américains qui mènent un dur combat. C'est un beau souvenir... Je tiens à l'emporter.
    Il allait partir dans sa chambre pour se changer quand un bruit nous parvint du hall. L'instant d'après, Churchill, le visage épanoui dans un large sourire, fit irruption dans la pièce.
—    Je ne reste qu'un instant! s'écria-t-il. Je viens vous annoncer la dernière nouvelle. Et pour une fois c'est une bonne nouvelle:
—    Du quartier général ? demanda mon père. Qu'est-ce que c'est ?
—    Non, de Londres, répondit le premier ministre, radieux. Il s'agit de De Gaulle. Il semble que nous sommes sur le point de réussir à le persuader de venir ici pour prendre part à nos conversations.
    Il y eut un bref silence. Puis mon père dit d'un ton bref :
—    Bien.
    Il se dirigea lentement vers sa chambre à coucher.
—    Je vous félicite, Winston, ajouta-t-il avec une légère pointe d'ironie. J'ai toujours pensé que vous finiriez par arranger ça.
    Ce soir-là, mon père fut au lit dès neuf heures et demie. Sa plus longue nuit de sommeil depuis son arrivée en Afrique.

                ...A suivre : Chapitre IV : LA CONFÉRENCE DE CASABLANCA. (troisième partie)
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5 décembre 2007 3 05 /12 /décembre /2007 17:35

 

ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)



CHAPITRE IV : LA CONFÉRENCE DE CASABLANCA.
(autres chapitres ici)

(Première partie)

 
    Au moment où je faisais disparaître de mon menton les traces de mon sixième oeuf — oeuf frais et non plus en poudre —, mon père et ceux qui l'accompagnaient étaient au Brésil. J'avais largement le temps de me détendre, de prendre du repos, d'oublier pour quelques heures la guerre, d'aller dire bonjour à ceux de mes amis qui se trouvaient là, et d'explorer un peu les environs.
    Je voulais également voir les traces laissées par la guerre dans ce pays. Et elles étaient nombreuses. Je me trouvais à l'extrémité sud de la région que nous avions attaquée, le 8 novembre, dans la nuit du dimanche. Notre groupe avait opéré au delà de la région nord-ouest de l'Afrique, en Algérie. C'était la première fois que j'avais l'occasion de contempler les objectifs des avions qui avaient bombardé Casablanca.
Cuirass---Jean-Bart-Casablanca.jpg    Deux mois s'étaient passés depuis, mais on pouvait encore voir dans le port, fortement endommagé, le cuirassé français Jean-Bart. Dans la ville même, située à flanc de coteau et dominant le port, de nombreux signes indiquaient que la guerre était passée par là. Les troupes américaines, des jeeps et des camions, encombraient les routes. Plus haut, dans le quartier des villas et des maisons de campagne des riches colons français, le printemps africain, précoce, avait déployé sa palette de couleurs. Il faisait doux, l'atmosphère était claire et joyeuse. Quel contraste avec Argentia!
    Je suis persuadé que si Casablanca avait été choisie pour cette rencontre, ce n'est pas uniquement parce que le nom de cette ville veut dire en espagnol « Maison Blanche ». Quoi qu'il en soit, dès que ce choix avait été fixé, des agents du Service Secret avaient été envoyés sur place, avec, à leur tête, Mike Reilly, pour préparer les lieux où les hautes personnalités qui allaient se réunir pourraient habiter, se rencontrer, discuter.
    Le jour même de mon arrivée à Casablanca, je me trouvai nez à nez avec Mike. Il grognait un peu en parlant des difficultés auxquelles il se heurtait dans l'accomplissement d'une mission qui consistait à faire de Casablanca un endroit aussi sûr que la Maison Blanche.
    Tout d'abord, le Maroc français était partout infesté d'agents de l'ennemi. Ceux-ci formaient une véritable petite armée dans ce pays dont les Allemands n'avaient été chassés que depuis peu de temps. Nos services de sécurité s'attachaient à démasquer et à arrêter les Français dont les poches étaient encore pleines d'argent allemand. De plus, nous n'étions pas loin du Maroc espagnol, et personne ne se faisait d'illusions sur les sentiments qui animaient Franco et ses phalangistes en ce mois de janvier 1943.
    Pour comble de malheur, trois semaines auparavant, les Allemands avaient fait une répétition générale de raid aérien sur Casablanca. Probablement les bombes avaient été lancées à l'aveuglette, probablement elles avaient visé les importantes réserves d'essence de l'armée Patton; mais, en fait, elles s'étaient égarées sur des objectifs non militaires, et leur seul résultat fut de susciter de nouveaux ennemis à l'Allemagne parmi les Arabes chez qui elles avaient fait de nombreuses victimes. Ce raid avait suffi pour mettre Mike Reilly dans le plus vif embarras. De nombreuses batteries antiaériennes étaient placées à l'intérieur de la ville et aux environs et, dans leurs émissions à ondes courtes destinées à l'Afrique du Nord, les Allemands se perdaient en conjectures. (A Berlin, les sous-ordres de Goebbels avaient même été tout près de la vérité en annonçant que le Général Marshall s'apprêtait à conférer avec les chefs d'état-major anglais.)
    Le quartier général des chefs d'état-major interallié qui allaient assister à la conférence fut installé à l'hôtel d'Anfa. C'était un établissement sans prétention et de proportions modestes, mais moderne et confortable. On l'avait entouré, à quelque distance, d'une clôture de fils de fer barbelés. L'enceinte, surnommé le camp Anfa, comprenait aussi les villas destinées à mon père et à Churchill. Les troupes de Patton patrouillaient aux abords du camp. Quiconque voulait pénétrer dans l'enceinte devait montrer patte blanche à ces gardes qui ignoraient eux-mêmes ce qui se passait à l'intérieur.
    Tandis que le gros hydravion de mon père volait quelque part au-dessus de l'Atlantique du Sud, entre le Brésil et la Gambie britannique, j'allais fouiner un peu partout pour me rendre compte de la qualité de l'ordinaire que l'on réservait aux personnalités attendues. Le régime des rations C pendant les deux derniers mois et celui des rations britanniques pendant les deux mois précédents avaient fortement éprouvé mes papilles gustatives et mon suc gastrique. Heureusement, mon enquête me permit de constater que les officiers chargés du ravitaillement s'étaient surpassés.
    Le mardi, vers la fin de l'après-midi, j'allai avec Mike Reilly à l'aéroport de Medina, pour accueillir mon père et sa suite. Ils devaient arriver peu après six heures. Nous nous arrêtâmes près de l'emplacement réservé à l'appareil de mon père.
—    Tiens ! m'écriai-je, sous l'effet d'une pensée qui m'avait soudain traversé, l'esprit, tandis que Mike Reilly me regardait, surpris. Tiens, c'est la première fois, j'y pense, que mon père est monté en avion depuis l'été 1932, quand il s'est rendu à Chicago en vue des élections.
—    Ce voyage inaugure encore bien d'autres choses, répondit Mike d'un air qui en disait long sur les tracas que toutes ces innovations lui avaient causés. C'est la première fois, par exemple, qu'un président des Etats-Unis se sert d'un avion pour faire un voyage à l'étranger. C'est même la première fois qu'un président utilise la voie des airs pour un voyage tant soit peu officiel à l'étranger.
    Il souligna ces paroles d'un geste éloquent, en faisant mine d'éponger la sueur de son front. Enfin, à l'heure prévue, à soixante secondes près — chacun de nous consulta machinalement sa montre — l'avion présidentiel, un C-54, apparut et vint se poser majestueusement à l'endroit réservé. Je courus en avant pour souhaiter la bienvenue à mon père. Il descendit d'avion, suivi de Harry Hopkins, de l'Amiral McIntire, du Capitaine McCrea, du Colonel Beasley et de plusieurs autres personnalités. Sans compter les agents du Service Secret qui, ajoutés à ceux venus en avant-garde, étaient une bonne douzaine.
    Mon père était d'excellente humeur et ne semblait pas du tout fatigué. Il était encore plein de ses impressions de voyage et de tout ce qu'il avait vu au cours des derniers jours. Dans la limousine française, une voiture réquisitionnée, qui nous conduisit au camp Anfa, il parla tout le temps de son voyage.
—    Evidemment, ce n'est pas la première fois. Déjà en juin 1932...
—    Voyons, papa, je le sais bien. Je t'accompagnais alors !
—    Tiens, c'est juste. Mais j'avais déjà volé à l'époque où tu étais tout petit — quand j'étais dans la Marine. Il s'agissait de tournées d'inspection à bord d'appareils de la Marine militaire. Voilà un genre de vols que tu ne connaîtras jamais.
—    Dieu merci !
—    Mais pour moi c'était très important, Elliott. C'est magnifique de pouvoir se rendre compte en quoi consiste la tâche de tant de nos aviateurs, d'observer les conditions de l'aviation et d'en constater les progrès. Cela vous ouvre des horizons...
    Il parla de l'itinéraire suivi par son avion.
—    Nous avons survolé Dakar. Ce n'est pas la route habituelle, tu sais, généralement on vole au-dessus du continent...
—    Je sais, papa. J'ai fait ce trajet trois ou quatre fois.
—    Très bien, très bien. Pour toi, c'est de l'histoire ancienne. Mais pour un novice comme moi, c'est tout autre chose.
    Il eut un froncement de sourcils, mais aussitôt il me sourit.
—    Dans le port de Dakar j'ai vu le Richelieu. Rappelle-moi que j'ai des choses à te raconter au sujet de la Gambie britannique. Sur Buthurst notamment. Ne me dis pas : je sais. Tu as été là-bas, bien sûr, mais je parie qu'en un seul après-midi j'ai découvert plus de choses à Bathurst que toi pendant deux mois.
    C'était parfaitement exact.
    Arrivé dans le camp Anfa, nous nous fîmes conduire tout droit à la villa de mon père, Dar-es-Saada. C'était une belle résidence. Le salon devait avoir plus de huit mètres de haut ; il s'étendait sur deux étages, avec d'immenses baies qui donnaient sur un très beau jardin. Sans doute pour protéger les fenêtres, les propriétaires de la villa les avaient fait garnir de stores roulants grâce auxquels on pouvait les masquer entièrement. Mike Reilly n'aurait pu rêver d'un meilleur dispositif : La maison possédait un abri contre les bombes, improvisé dans la piscine voisinant avec le jardin.
    La villa comportait trois chambres à coucher dont deux au premier étage. L'une d'elles était destinée à Harry Hopkins et je devais partager l'autre avec mon frère Franklin que nous attendions dans un jour ou deux. La chambre à coucher située au rez-de-chaussée qui fut réservée à mon père méritait plusieurs épithètes, mais ne pouvait en tout cas être qualifiée d'adéquate. Mon père, en la visitant, fit entendre un petit sifflement.
—    Il ne nous manque plus que la maîtresse de céans, dit-il en souriant.
    Cette chambre appartenait de toute évidence à une Française aux goûts très féminins. Des tentures drapées, des volants l'ornaient en abondance. Le lit, dont le matelas n'était peut-être pas de pure laine, avait au moins deux mètres cinquante de large. Dans la salle de bains, la baignoire était de marbre noir.
    La villa de Churchill, Mirador, se trouvait à quelques pas de là. Harry Hopkins y alla chercher le Premier Ministre pour nous l'amener à dîner. Ce premier soir, en dehors de mon père, du Premier Ministre britannique et de Harry, le dîner à la villa réunit les chefs d'état-major interallié : le Général Marshall, l'Amiral King, le Général Arnold, et les chefs britanniques : le Général Sir Alan Brooke, l'Amiral Sir Dudley Pound, Le Maréchal de l'Air Sir Charles Portal. Lord Louis Mountbatten et Averell Harriman étaient également des nôtres.
casablanca-copie-1.jpg    Tout le monde était fatigué mais tous semblaient prendre plaisir à cette réunion. La seule divergence de vues qui se manifesta au cours du dîner, concernait le caractère secret — ou plutôt non secret — de la conférence de Casablanca. Les officiers présents — les officiers anglais surtout, et Churchill se rangea de leur côté, — craignaient d'être surpris par un raid aérien, que les Allemands pourraient organiser à la hâte, dès qu'ils auraient compris que quelque chose d'important se passait là. Les Anglais exprimèrent l'opinion que tout le monde devait se transporter immédiatement à Marrakech. Mon père, cependant, se prononça contre ce projet et il soutint son point de vue avec suffisamment d'énergie pour l'imposer. Il dut cependant faire face aux protestations non seulement ce jour-là, un jeudi, mais aussi le vendredi, le samedi, et même le dimanche. On entendait prononcer le nom de Marrakech à tout bout de champ, quel que fût le sujet des conversations.
    Le premier soir, après le dîner, mon père et Churchill prirent place sur un divan vaste et confortable qu'on avait poussé contre les fenêtres. Les stores métalliques étaient baissés. Le reste de l'assistance s'installa sur des chaises, en demi-cercle devant eux. Pendant les deux ou trois heures qui suivirent, les généraux et les amiraux prirent congé de nous, les uns après les autres. A minuit, il ne restait plus que mon père, Churchill, Hopkins, Harriman et moi-même. La conversation se poursuivait en termes voilés. Elle portait surtout sur deux points : Staline et la complexité de la situation politique française. (Darlan était mort depuis près de trois semaines).
    La première question qui se posait était celle-ci : Staline viendra-t-il à Casablanca? La réponse était négative. Il avait refusé de venir pour deux raisons, dit mon père. D'abord il commandait personnellement l'Armée Rouge (nous suivions tous avec passion les événements importants du front Est), ensuite nous savions bien de quel sujet il nous aurait entretenus : du second front à l'Ouest.
—    De toutes façons, dit Churchill, nous pouvons nous mettre au travail sans lui. Nous nous tiendrons constamment en contact. Nos projets pourront être soumis à son approbation. Harriman est ici.
    De son côté, Harriman (notre Administrateur du Prêt-Bail à cette époque) exprima l'avis que, l'attaque massive en Europe mise à part, c'étaient les livraisons dans le cadre du prêt-bail qui seraient surtout utiles aux Soviets. Le rendement de notre production causait alors des inquiétudes mon père. Il n'avait pas atteint les chiffres prévus, et non seulement cela ne pouvait manquer d'avoir des répercussions sur le front Est, mais, risquait aussi de compromettre nos engagements envers l'Angleterre et ceux envers nos propres armées de terre et de mer.
    Personne, au cours de cette première soirée, ne semblait disposé à se mettre sérieusement au travail. La tendance générale était de se caler dans les fauteuils, de bâiller, de se mettre à l'aise, de boire un verre et de se détendre. Pour mon père, c'était, depuis de longs mois, la première occasion d'échapper à la pression de la guerre, et presque tous étaient dans le même cas. Tandis que je remplissais les verres, mon père et Harry se mirent à poser des questions à Churchill au sujet de De Gaulle. On abordait ainsi le second point de la conversation.
—    De Gaulle, soupira Churchill, en levant les sourcils d'un air éloquent.
—    Il faut que vous fassiez venir ici votre « enfant terrible », dit mon père. C'était le surnom qu'on donnait à de Gaulle. A partir de ce moment, et pendant toute la durée de la conférence, de Gaulle fut l'« enfant terrible » de Churchill, et Giraud celui du Président.
    Personne n'était satisfait — c'est le moins qu'on puisse dire — de la confusion politique provoquée par notre débarquement en Afrique du Nord. En relatant ces événements compliqués, on doit souligner que nos manoeuvres politiques ont sauvé la vie de plus d'un Américain, et c'est là une considération primordiale aussi bien du point de vue militaire que patriotique. D'autre part, il n'y a pas de doute aujourd'hui (comme d'ailleurs il n'y avait pas de doute dans l'esprit de mon père) que des erreurs avaient été commises par quelqu'un, et des erreurs graves.
    Ce premier soir, mon père sembla envisager cette question en tenant compte de deux considérations. D'abord, il avait hâte de trouver la solution la meilleure et la plus rapide pour mettre fin à une situation qui devenait intolérable, tant elle était confuse. Ensuite, il se rendait compte que le Département d'Etat s'était déjà engagé dans une certaine voie et que, dans l'intérêt de nos futures négociations diplomatiques, il importait de sauvegarder l'autorité de ce ministère dans toute la mesure du possible. Quand une erreur a été commise, ce n'est pas bien, mais agir comme si aucune erreur n'avait été commise ne vaut guère mieux. Ce truisme avait amené mon père à sa première considération.
    Quand une erreur a été commise par vos subalternes, lesquels pendant quelques années seront chargés de mener tous les jours des négociations avec des alliés qui sont en même temps vos rivaux, l'erreur est regrettable. Mais vous risqueriez de rendre service à vos rivaux en laissant vos subalternes dans le pétrin. Ce truisme avait conduit mon père à sa seconde considération, apparemment contradictoire.
    Quoi qu'il en soit, ce premier soir, ce qui intéressait mon père, c'était simplement d'écouter Churchill et de s'efforcer de deviner dans ses propos le fond de sa pensée.
—    De Gaulle est monté sur ses grands chevaux, dit Churchill. Il refuse de venir ici. Il refuse catégoriquement.
    Il semblait prendre plaisir, pour je ne sais quelle raison, à s'étendre sur ses propres difficultés.
—    Je n'arrive pas à le faire partir de Londres, disait-il avec entrain. Il est furieux à cause des méthodes que nous employons pour contrôler le Maroc, l'Algérie et l'Afrique Occidentale française. Un « complexe de Jeanne d'Arc »... Et maintenant, bien sûr, depuis que Ike a installé ici Giraud dans ses fonctions...
    Il secoua la tête d'un air désolé.
    Tout d'abord doucement, mais fermement, puis avec une réelle insistance, mon père réclama que de Gaulle fût amené à Casablanca. Il souligna qu'un gouvernement provisoire ne pouvait être confié à un seul homme, que ce fût de Gaulle ou Giraud. La collaboration de tous les deux, disait-il, était nécessaire pour élaborer le système politique qui gouvernerait la France jusqu'à la libération totale.
    J'eus l'impression, ce soir-là, que Churchill et Anthony Eden avaient dû — à un moment quelconque de la période critique du passé — promettre à de Gaulle tacitement ou par un engagement formel qu'il serait le seul à avoir voix au chapitre au moment de la reconstruction de la France. Tout au long de cette conversation, le Premier Ministre britannique fit preuve d'une extrême prudence.
—    Mon enfant terrible, dit-il, considère que confier, ici, à Giraud un rôle officiel est un geste inamical à l'égard de sa France Libre.
    Sa voix était solennelle. Une fois de plus, j'eus l'impression que les réactions de son « enfant terrible » ne l'ennuyaient pas tant que cela.
—    Ce qu'il voudrait, reprit-il, c'est être le seul à juger et à décider qui ferait partie du gouvernement provisoire. Evidemment, ce n'est pas possible.
    Mon père exprima l'avis que l'Angleterre et les Etats-Unis devraient faire à de Gaulle des représentations énergiques et lui faire comprendre qu'à moins qu'il ne cessât de bouder et qu'il ne prît immédiatement l'avion pour Casablanca, toute aide lui serait désormais retirée. Churchill approuva d'un mouvement de tête.
—    C'est ce qu'il y aurait de mieux à faire, dit-il. Mais évidemment je ne puis pour le moment répondre de son attitude.
    Minuit était passé depuis longtemps quand le Premier Ministre britannique prit congé. Bien que fatigué, mon père avait envie de continuer la conversation. Il était encore plein de ses impressions de voyage, désireux de les partager et content de m'avoir près de lui. Il se mit au lit, et nous restâmes encore ensemble le temps de fumer deux ou trois cigarettes. Je prolongeai ces instants autant à cause de la joie que j'éprouvais à le retrouver que parce que plusieurs points de la conversation à laquelle je venais d'assister m'avaient rendu perplexe.
—    Je me trompe peut-être, dis-je, mais j'ai comme l'impression que les bouderies de De Gaulle n'ennuient pas tant que ça le Premier Ministre.
    Mon père se mit à rire.
—    Je n'en sais rien. Mais j'espère en savoir plus long dans quelques jours. Je soupçonne fort pourtant, dit-il, accentuant ses mots, que si notre ami De Gaulle n'est pas encore venu en Afrique, c'est que notre ami Winston n'a pas cru devoir jusqu'ici le prier de le faire. Je suis à peu près sûr qu'en cette matière de Gaulle va faire à peu près tout ce que le Premier Ministre et le Foreign Office lui demanderont.
—    Comment cela ?
—    Coïncidence d'intérêts. Les Anglais veulent garder leurs colonies. Ils veulent aussi aider les Français à garder les leurs. Winnie est le grand défenseur du statu quo. C'est même le statu quo personnifié, ne crois-tu pas ?
    Je retrouvais le ton de la discussion à laquelle j'avais assisté à Argentia, mais peut-être une octave plus haut.
    Mon père sourit à une pensée qui venait de lui traverser l'esprit.
—    A quoi penses-tu, papa ?
—    Je pense à Mountbatten, me répondit-il. Sais-tu pourquoi Winston a amené Mountbatten avec lui ? Pour me rebattre les oreilles d'arguments sur l'importance qu'il y aurait à consacrer des navires de débarquement aux opérations au sud-est de l'Asie.
    Je ne cachai pas mon étonnement mêlé d'incrédulité.
—    Cela ne fait pas de doute, continua-t-il. La Birmanie ! Les Anglais veulent reprendre la Birmanie. C'est la première fois qu'ils manifestent sincèrement leur intérêt à la guerre dans le Pacifique. Et pourquoi ? A cause de leur empire colonial.
—    Quel rapport avec Mountbatten ?
—    C'est lui que les Anglais ont choisi pour le commandement suprême allié d'un nouveau théâtre d'opérations, celui du Sud-Est de l'Asie.
—    Et l'Europe ? demandai-je. Et le débarquement du côté de la Manche ? Et « le bas-ventre vulnérable de l'Europe » ?
—    Ne t'inquiète pas. Mountbatten est un homme plein de séduction et il a des dons de persuasion, mais je doute fort qu'il puisse convaincre Ernie King. Qu'ils essaient donc de tirer de lui un peu de notre matériel de débarquement du Pacifique, ou même une partie du matériel de débarquement affecté aux opérations dans l'Atlantique !
    L'histoire de Birmanie m'inquiétait en dépit de l'assurance de mon père qui ne semblait y attacher aucune importance.
—    Cela fait partie de la question coloniale britannique, dit-il. Le problème de la Birmanie est lié à celui des Indes, de l'Indochine française et de l'Indonésie. Il y a un rapport d'interdépendance entre ces pays. Si l'un obtient sa liberté, les autres pourraient avoir l'idée d'en demander autant. C'est pourquoi Winston tient tant à garder de Gaulle dans son coin. De Gaulle, aujourd'hui, ne tient pas plus que Churchill à voir disparaître un empire colonial.
    Je demandai à mon père quelle était la position de Giraud.
—    Giraud ? Le Département d'Etat m'en a dit beaucoup de bien. Murphy...
—    Murphy ?
—    Robert Murphy... celui qui était chargé de toutes les négociations avec les Français en Afrique du Nord, dès avant le débarquement.
—    Je vois... bien sûr.
—    Il avait envoyé des rapports dans lesquels il affirmait que Giraud était exactement l'homme qu'il fallait pour faire contrepoids à de Gaulle.
—    Parce qu'il était question de faire contrepoids à de Gaulle ? Je ne l'aurais pas cru. D'après toutes les informations que nous avons reçues par les journaux, et autrement, il est très populaire aussi bien en France que hors des frontières de son pays.
—    L'intérêt de ceux qui le soutiennent est évidemment d'accréditer cette opinion.
—    Tu fais allusion à Churchill ? Et aux Anglais ?
    Mon père acquiesça d'un signe de tête.
—    Elliot, dit-il, de Gaulle a l'intention d'établir en France un gouvernement d'un seul homme. Je ne puis imaginer un homme qui m'inspirerait une plus grande défiance. Toute son organisation de la France Libre fourmille d'espions policiers, il a des agents qui espionnent ses propres collaborateurs. Pour lui, la liberté de parole se ramène à sa propre liberté d'agir... sans être critiqué. Comment pourrait-on dès lors avoir une confiance entière dans les forces qui soutiennent de Gaulle ?
    Cela me rappela ce que mon père m'avait dit à propos de la Birmanie. Evidemment, du point de vue de Churchill, une telle aventure ne manquait pas de logique. En conquérant Singapour, il ferait un coup très spectaculaire. Son prestige auprès des peuples coloniaux de l'Asie et du Proche-Orient se trouverait considérablement accru. Mais que de troupes, que de ravitaillement, que de matériel de débarquement réclamerait une telle opération ! La longueur des lignes de ravitaillement ! Et d'ailleurs, nous aurions bien besoin de toutes ces choses-là pour venir à bout de Hitler.
    Mon père bâilla et je fis mine de partir. Mais d'un geste il me retint.
—    Ne t'en vas pas encore, dit-il. La nuit est longue. Et d'ailleurs, j'ai envie de parler.
    Il me parla encore de De Gaulle qui, me dit-il, appartenait corps et âme aux Anglais, me raconta comment les Anglais l'avaient pourvu en argent et en matériel et lui avaient conféré un prestige moral pour lui permettre d'établir le gouvernement de la France Libre et d'organiser l'activité clandestine en France. Une fois de plus, il semblait penser tout haut. Il mettait au point ses idées et les classait dans son esprit en vue des conversations qui allaient commencer le lendemain et se poursuivre pendant dix jours encore.
    Ses pensées revinrent au problème des colonies et des marchés coloniaux, problème dont dépendait, il le sentait, le sort de la paix future.
—    Le fait est, dit-il, pensif, plaçant une nouvelle cigarette dans son fume-cigarette, que le système colonial implique la guerre. On exploite les ressources des Indes, de la Birmanie, de Java, on prend toute la richesse de ces pays, sans rien leur donner en échange, ni instruction, ni amélioration du standard de vie, ni un minimum d'hygiène. Tout ce que l'on fait, c'est accumuler des conflits qui mènent à la guerre. Tout ce que l'on fait, c'est montrer l'inanité de toute organisation de la paix, avant même que celle-ci soit assurée. As-tu remarqué l'expression de Churchill quand tu as mentionné les Indes ?
—    Les Indes devraient, sans tarder, devenir un Commonwealth. Au bout d'un certain temps, dans cinq ans ou dans dix, ce pays devrait pouvoir décider s'il veut continuer à faire partie de l'Empire ou s'il veut obtenir une indépendance complète.
—    En tant que Commonwealth, les Indes auraient droit à une forme de gouvernement moderne, avec tout ce que cela comporte de réformes sanitaires et culturelles. Mais comment ce pays pourrait-il y prétendre tant que l'Angleterre continue à drainer systématiquement toute la richesse de ses ressources nationales. Chaque année qui passe n'apporte que deux choses aux habitants des Indes, les impôts et la mort. La famine est dans l'ordre des choses. Ils ont « une saison de famine », comme ils disent.
    Il s'interrompit et sembla réfléchir :
—    Il faut que je raconte à Churchill ce que j'ai vu aujourd'hui en Gambie britannique, dit-il d'un ton résolu.
—    A Buthurst ? demandai-je.
—    Oui, fit-il d'une voix où vibrait une sincère émotion. Ce matin, vers huit heures et demie, comme nous traversions l'aérodrome de Buthurst, j'ai vu des indigènes qui se rendaient à leur travail. Ils étaient en loques... et comme ils avaient l'air misérable !... On nous a dit que vers midi, quand le soleil aurait séché la rosée, ils auraient l'air plus heureux. J'ai appris que le salaire moyen de ces hommes est d'un shilling neuf pence. Un peu moins de cinquante cents.
—    A l'heure ? demandai-je naïvement.
—    Non, par jour. Cinquante cents par jour ! Ils reçoivent aussi un supplément : un demi-bol de riz.
    Mon père remua péniblement dans son grand lit.
—    La saleté. Les maladies. Un taux de mortalité très élevé. Je me suis informé. Quelle est leur durée de vie, en moyenne ? Je te le donne en mille. Vingt-six ans. Ces gens-là sont traités moins bien que les animaux. Leur bétail vit plus longtemps.
    Il resta un instant pensif.
—    Churchill pensait peut-être la dernière fois que je ne parlais pas sérieusement. Cette fois-ci il comprendra.
    Il me regarda d'un air songeur.
—    Et là où tu es, quelle est la situation ? demanda-t-il. Que se passe-t-il en Algérie ?
    Je lui dis que c'était la même chose. Le pays était riche, les ressources naturelles magnifiques, la population désespérément pauvre ; quelques colons blancs qui vivaient très bien, quelques princes indigènes qui vivaient aussi très bien, mais pour tous les autres, c'était la pauvreté, la maladie, l'ignorance.
    Mon père hocha la tête.
    Il se remit à parler de tout ce qu'il fallait faire. La France devrait redevenir une puissance mondiale et il faudrait placer sous sa tutelle ses anciennes colonies. En tant que responsable de cette tutelle, elle rendrait chaque année compte de sa gestion, en indiquant la régression de l'analphabétisme, la diminution de la mortalité, les progrès de la lutte contre les maladies...
—    Un instant, interrompis-je, à qui rendrait-elle ces comptes ?
—    A l'Organisation des Nations Unies quand elle sera créée, répondit mon père.
    C'était la première fois que j'entendais parler de ce projet.
—    Pourrait-il en être autrement ? continua mon père. Les Quatre Grands, — les Etats-Unis, l'Angleterre, la Chine, l'Union Soviétique — seront responsables de la paix du monde lorsque...
—    Si, rectifiai-je. Il faut dire « si ».
    Je ne plaisantais qu'à moitié. La superstition me dictait la prudence.
—    Quand, dit mon père avec fermeté, quand nous aurons gagné la guerre, les quatre grandes puissances seront responsables de la paix. Il est grand temps pour nous de songer à l'avenir, et d'en jeter les bases. Prenons l'exemple de la France. La France devra occuper dans cette organisation la place qui lui revient. Les grandes puissances devront assumer la tâche de lutter contre l'ignorance, d'élever le niveau d'existence, les conditions sanitaires, dans toutes les régions coloniales arriérées et pauvres du monde.
    « Et lorsque ces régions auront atteint à la maturité politique, elles pourront prétendre aussi à leur indépendance. L'ensemble des Nations Unies jugera, par la suite, si elles y sont suffisamment préparées. »
    « Si nous ne réalisons pas cela, autant reconnaître que nous allons vers une nouvelle guerre. »
    Je me dis, à part moi, que l'heure était trop tardive pour exprimer des pensées aussi sombres.
—    Il est trois heures et demie, papa.
—    Oui, maintenant, je suis vraiment fatigué. Toi aussi, Elliott, tu as besoin de sommeil.

 

 Vendredi, 15 janvier.

    Quand je descendis, enfin, pour prendre mon petit déjeuner, le lendemain matin, je constatai que ce retard m'avait fait manquer à un de mes devoirs. Il était dix heures, et, déjà, plusieurs personnes que j'aurais dû accueillir à leur arrivée et annoncer à mon père se trouvaient dans la chambre à coucher de celui-ci, en train de travailler. J'y entrai à mon tour après avoir avalé mon café. Il y avait là Marshall, King, Arnold, Hopkins et Harriman ; le Général Deane, secrétaire de l'état-major américain venait d'arriver à son tour. Je compris qu'on préparait les questions qui devaient être discutées à la réunion des chefs interalliés, non seulement ce jour-là, mais aussi dans les séances suivantes. Toutes ces histoires d'ordre du jour sont vraiment déconcertantes. Cela m'étonne toujours de voir qu'on passe des heures et des heures à chercher les sujets qu'on passera des heures et des heures à discuter. Cette fois-ci, ils en eurent pour jusqu'à midi, et même plus.
    Il faisait un temps magnifique. Un coup d'oeil sur les lauriers-roses et les bougainvillées dehors, dans le jardin, me suffit pour deviner que le déjeuner serait servi en plein air.
    Le repas réunit six convives : Hopkins et Harriman, Churchill et son aide-de-camp, le Commandant Thompson, mon père et moi. La conversation roula sur ce qui serait discuté l'après-midi. On attendait l'arrivée d'Ike Eisenhower, de Robert Murphy, qui avait combiné l'affaire de Darlan, et d'autres encore. Le Premier Ministre exprima aussi le désir de nous présenter le Général Sir Harold R.L.G. Alexander, commandant des Forces du Moyen Orient, au cas où il arriverait. Le repas se déroulait dans une atmosphère agréable. On causait. Personne ne s'attarda trop sur les questions qui allaient bientôt être soulevées.
    Notre campagne en Afrique du Nord faisait des progrès satisfaisants, mais qui n'avaient rien de brillant. Nous nous préparions à repousser l'armée de Rommel à la mer, mais le côté militaire de l'opération était encore un point d'interrogation. Il était entendu qu'au cours de l'après-midi on allait avoir un tableau plus complet des opérations militaires, ce qui permettrait de déterminer le prochain point d'attaque. L'invasion de l'Europe par la Manche, le second front de 1943, — on appelait cette opération Roundup (encerclement) — était encore, à cette époque une question ouverte. Comme toujours dans ces conversations, les Américains poussaient à l'action, les Britanniques freinaient.
general-eisenhower.jpg    Après le déjeuner, Churchill et son, aide-de-camp s'en allèrent, accompagnés de Harriman, et, peu après, on annonça l'arrivée du Général Eisenhower. Il avait été malade, je le savais pour l'avoir rencontré une ou deux fois peu de temps auparavant. Il avait pourtant l'air d'aller beaucoup mieux. Il déjeuna avec Marshall et King, puis se lança dans un rapport sur le progrès des opérations en Afrique. Mon père écoutait avec intérêt, tandis que le général parlait des difficultés de ravitaillement par le chemin de fer à voie unique, et qui n'avait rien de moderne, le long de la côte nord. Les routes n'étaient pas d'un grand secours.
—    Avez-vous eu des difficultés avec les agents de l'Allemagne? s'enquit mon père. Le Maroc espagnol présente-t-il quelque danger ?
—    Nous les avons à l’œil, monsieur le Président. Ils n'ont rien tenté jusqu'ici, et je suis enclin à penser qu'ils ne feront rien non plus dans l'avenir.
—    Vous devez vous heurter à pas mal de difficultés d'ordre politique, dit mon père en souriant.
    Le général lui adressa pour toute réponse un sourire significatif, qui semblait dire : « J'en ai plein le dos. »
    Il continua à parler de la résistance ennemie que ses troupes rencontraient dans les secteurs de Gafsa et de Tébessa. A cette époque, la défensive allemande était ferme, alors que nous autres Américains commencions à peine à comprendre ce que c'est que le vrai combat.
—    Ce ne sont pas des excuses, je pense, fit mon père, après un silence.
—    Non, monsieur le Président. Simplement, le travail est dur.
—    Eh bien, qu'en pensez-vous ? Quels sont vos pronostics ?
—    Dans quel sens ?
—    Pour combien de temps en a-t-on encore ?
—    Puis-je faire une réserve ?
    Mon père fit un signe d'acquiescement.
—    Suivant le temps qu'il fera, nous les aurons détruits ou repoussés à la mer, à la fin du printemps.
—    Qu'entendez-vous par « fin du printemps. » ? Le mois de juin ?
—    Peut-être même avant. Vers le milieu de mai. En juin au plus tard.
—    Quelle rapidité ! Père paraissait satisfait.
    Vers cinq heures, Robert Murphy, suave et aimable, vint pour quelques minutes. La conversation qui eut lieu alors entre mon père, le général et Murphy, tourna uniquement autour de la politique française. Murphy s'efforçait de gagner la sympathie de mon père à Giraud. Il ne tarit pas d'éloges à son sujet : c'était un excellent organisateur et les Américains n'auraient pu choisir mieux l'homme qu'ils voulaient soutenir. J'assistai à cette conversation pendant quelques instants, puis, mon père m'ayant autorisé d'un signe de tête à m'en aller, je m'éclipsai.
    Les chefs d'état-major interallié devaient faire parvenir au Premier Ministre et à mon père un rapport sur le résultat de leur réunion de l'après-midi. J'allai donc les attendre à la porte d'entrée pour les accueillir à leur arrivée.
    Churchill vint avec quelques minutes d'avance sur l'heure prévue, suivi de trois officiers britanniques. Il voulait voir mon père avant la réunion qui était fixée pour cinq heures et demie. Nous le fîmes entrer. Churchill était accompagné du Général Alexander, du Maréchal de l'Air Arthur Tedder et du Général Sir Hastings Ismay, du ministère de la Défense Nationale. Tout comme à Argentia, les conseillers britanniques avaient la supériorité numérique sur notre état-major, dan la proportion de deux contre un.
    Le Général Alexander arrivait tout droit de son quartier général, dans le désert occidental (Par désert occidental, on entend évidemment le désert du Nord-Est de l'Afrique. En réalité, il ne se trouve à l'Ouest que par rapport à l'Egypte. Je pense que cela a suffi aux Anglais pour lui donner ce nom.), où il dirigeait la poursuite de l'Afrika Korps de Rommel. C'était probablement le plus capable des chefs militaires britanniques. Ce soir-là il nous apparut sous les traits d'un soldat rude, tout tendu vers un seul but. Il était en tenue de campagne et n'était pas rasé. Son visage tanné portait les traces de la fatigue. Dans un langage laconique, mais d'une clarté lumineuse, il parla des progrès réalisés par le marteau britannique, poussant les Allemands contre l'enclume américaine dans la région centrale de l'Afrique du Nord.
    A ce moment, comme l'attention de mon père s'était un peu relâchée, je me penchai sur lui pour lui glisser à l'oreille :
—    Dis donc, papa, dans les conférences d'état-major, à chaque officier britannique devrait correspondre un officier américain, n'est-ce pas? Ils ont Tedder. Pourquoi Spaatz n'est-il pas ici ?
—    En effet, pourquoi ? Va donc trouver Hap Arnold. Dis-lui de nous amener ici Spaatz dès qu'il pourra se rendre libre.
    Spaatz, surnommé « Tooey », qui était mon chef, devait arriver en avion un jour plus tard et participer aux conférences suivantes. Mais ce jour-là, fait caractéristique, le groupe de chefs d'état-major chargés de faire un rapport à Churchill et à mon père était composé de neuf officiers anglais et de cinq Américains. Il est possible d'ailleurs que nos officiers aient parlé deux fois plus que les autres. Je n'en sais rien du reste, je n'ai pas assisté à cette séance.
    Après avoir passé une heure et demie avec les chefs interalliés, mon père travailla encore pendant quelque temps avec Averell Harriman, qui vint le voir avec Lord Leathers, le ministre des Transports britannique. C'était une de ces visites qui ne doivent durer que « cinq minutes » et qui se prolongent pendant plus d'une demi-heure.
    Enfin, mon père trouva le temps de boire une boisson « à la mode d'autrefois », que je lui avais préparée.
—    Voilà ce qu'il me faut, murmura-t-il, en s'installant confortablement sur le divan.
—    Ça marche bien ?
—    Oui, oui, je crois, fit-il.
    Il sourit au souvenir de quelque chose.
—    A quoi penses-tu ?
—    Les Anglais ont fait allusion à la Birmanie cet après-midi, dit-il en dégustant son breuvage à petites gorgées. Vois-tu, Elliott, nous avons eu du mal à convaincre l'Amiral King qu'il faut consacrer le plus possible de navires et de matériel de débarquement au front de l'Atlantique, qui sera le théâtre des principales opérations de guerre. Tu peux imaginer sa réaction quand il' a entendu mentionner la Birmanie. C'est un marin passionné.
—    Les guerres ne peuvent être gagnées que par les forces navales, pense-t-il. Aussi les plans de la Marine doivent-ils avoir priorité sur les autres. En outre, il n'y a qu'un seul théâtre des opérations navales, celui du Pacifique. Donc il doit être au premier plan.
    Mon père se mit à rire.
—    Ce n'est pas exactement son raisonnement, mais c'est à peu de chose près.
—    Papa, dis-je.
—    Qu'y a-t-il ?
—    Je te réserve une surprise. Quelqu'un vient d'arriver.
    A ce moment mon frère Franklin entra dans la pièce. Nous eûmes une vraie réunion de famille. Franklin avait été officier à bord du destroyer Mayrant, qui avait pris part à la bataille de Casablanca. Il avait hâte de partager avec nous ses impressions, et, de notre côté, nous étions impatients de l'écouter. Le Général Marshall et le Général Eisenhower, qui vinrent se joindre à nous pour dîner, écoutèrent également son récit. Il nous conta tous ces événements dramatiques, le débarquement et le combat qui avait suivi et je pus y ajouter, de temps en temps, quelques détails. Tout cela rendait jaloux notre père, qui se souvenait de l'époque où, au cours de la dernière guerre, il était au front comme secrétaire adjoint à la Marine.
—    Je vais retourner au front cette fois encore, dit-il.
    Marshall et Eisenhower échangèrent un regard et continuèrent à manger.
—    Eh bien, dit notre père, que veut dire ce silence ?
—    Il est peut-être un signe d'acquiescement, dit mon frère.
    Marshall lui lança un regard mais ne souffla mot.
—    C'est impossible, monsieur le Président, dit le Général Eisenhower.
—    Il ne saurait en être question, approuva le Général Marshall.
—    Pourquoi ? Cela ne doit pas être bien dangereux. Avez-vous eu des difficultés pour venir ici ? Quelle est la situation, Ike ? Risque-t-on de tomber sur des avions ennemis entre Alger et Casablanca ?
—    Nous avons fait les derniers trois cents kilomètres avec des parachutes sur le dos, monsieur le Président. Un de nos moteurs était en panne et l'autre prêt à s'arrêter. Personne, à bord, n'a beaucoup goûté ce voyage.
—    Ça, c'est une raison mécanique. Mais c'est pour des raisons militaires que vous ne voulez pas me laisser aller au front. Qu'en penses-tu, Elliott ?
    J'étais mis au pied du mur. Marshall et Eisenhower me regardèrent.
—    Je ne peux pas parler, marmonnai-je en indiquant d'un signe que ma bouche était pleine.
—    Lâcheur ! dit mon père, et il attendit patiemment, cependant que je faisais semblant d'avaler ma bouchée. Eh bien ? dit-il enfin.
—    Les avions de transport, dis-je, sont souvent attaqués sur le trajet d'Oran et d'Alger vers la Tunisie. Ce n'est pas une plaisanterie.
—    Et si je me faisais escorter par des avions de chasse ?
—    Monsieur le Président, dit Eisenhower, une escorte de chasseurs autour d'un C-54, surtout après les hypothèses formulées par la radio allemande au sujet de cette région, voilà qui ne manquerait pas d'attirer les avions ennemis, comme le miel attire les mouches.
—    Les ordres sont les ordres, monsieur le Président, ajouta Marshall, mais si vous nous donniez un ordre comme celui-ci, personne dans l'armée américaine, à aucun degré de l'échelle hiérarchique, n'en accepterait la responsabilité.
    Marshall, parlait très sérieusement. Mon père fut profondément déçu, mais il ne put que se soumettre. Il obtint cependant en guise de compensation de passer en revue trois divisions, de l'armée de Patton, au nord de Rabat.
    Aucun programme particulier n'était prévu pour la soirée. Les deux généraux ne tardèrent pas à se retirer et nous restâmes seuls, Franklin et moi, avec notre père. Nous parlâmes de la maison, de la famille, de notre mère, comme le fait tout soldat qui rencontre son père au cours d'une brève permission. Mon père avait apporté avec lui un paquet de journaux de New-York et de Washington. En les parcourant, nous découvrîmes entre autres, qu'un membre du Congrès, du nom de Lamberston, avait fait une interpellation à la Chambre des Représentants, au sujet des fils de Roosevelt qui, prétendait-il, faisaient la noce dans les boîtes de nuit new-yorkaises, alors que la « jeunesse américaine se battait et mourait quelque part au loin ». A cette époque, mon frère aîné, Jimmy faisait partie des Carlson's Raiders, qui combattaient dans le Pacifique, et John faisait une période d'entraînement en mer, pour être versé dans les services de Ravitaillement de la Marine. Peu importe ! Il y avait aussi dans les journaux des bandes de dessins humoristiques.
    Ce soir-là, mon père n'attendit pas minuit pour se coucher. Il avait besoin de sommeil.


           ...A suivre : CHAPITRE IV : LA CONFÉRENCE DE CASABLANCA. (Seconde partie)

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30 novembre 2007 5 30 /11 /novembre /2007 01:20
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)220px-Franklin-Roosevelt-signing-declaration-of-war-against-Japan-December-1941.jpg

Chapitre III : D'ARGENTIA A CASABLANCA (autres chapitres ici)


    L'inaction relative que m'imposait ma mission de reconnaissance dans le Cercle Arctique me pesait doublement après la rencontre d'Argentia qui s'était déroulée dans une atmosphère d'action. Par bonheur, mon escadrille fut rappelée aux Etats-Unis au début de septembre, quinze jours à peine après la fin de la conférence.
    Je me hâtai aussitôt de demander mon admission à l'école de l'Air afin de me préparer au service actif, sinon en qualité de pilote, du moins comme navigateur. Cela me donnerait, pensai-je, quelque chance d'être envoyé outre-mer. Mentalement, je soulignai cette demande et j'y ajoutai des points d'exclamation, ce qui ne fut peut-être pas tout à fait inutile. En effet, vers la fin du mois de septembre, elle obtint une suite favorable et je reçus l'ordre de gagner Kelly Field, à San Antonio, au Texas. J'avais déjà été officier d'infanterie, puis officier des services de renseignements, j'allais devenir officier d'aviation.
    Dans mes notes se rapportant à cette époque — les jours qui suivirent mon retour aux U.S.A. et les premiers temps de mon séjour à Kelly Field — je retrouve presque à chaque page des allusions à l'atmosphère de satisfaction qui régnait partout. Cela m'avait frappé d'autant plus que je venais de passer quelque temps hors du pays. Je pense que cette impression devait être partagée par tous ceux qui avaient fait à cette époque un voyage en Angleterre. A vrai dire mon étonnement n'était pas tout à fait justifié. Quand des amis me disaient (trois de mes amis le firent effectivement) qu'il était grand temps pour moi de quitter l'uniforme, qu'avoir passé une année dans l'armée suffisait amplement, que je manquais l'occasion de mettre à profit une situation favorable aux affaires, mon premier mouvement fut de discuter. Puis je cherchai l'explication de cette imperméabilité à l'égard des événements mondiaux. Enfin je rentrai en moi-même et me tus. A quoi cela m'aurait-il servi de discuter de ces questions en septembre et octobre 1941 ? J'avais d'ailleurs trouvé une explication à cet état d'esprit général, une explication qui ne frappera personne par sa nouveauté. L'insouciance du public était entretenue par une grande partie de la presse américaine. Le Chicago Tribune, la presse Hearst, le Daily News de New-York, le Times-Herald de Washington et les journaux Scripps-Howard, entonnaient tantôt à l'unisson, tantôt à plusieurs voix, un doux chant de sirène, le chant de l'indifférence, de la sérénité, du laisser-aller. Si ce choeur amollissant reflétait l'état d'esprit du public, on peut dire que les journaux n'étaient pas à la hauteur de leur tâche qui est d'éclairer et d'informer les lecteurs. Si les directeurs de journaux croient s'être acquittés à si bon compte de leurs responsabilités, eh bien la conception qu'ils ont de l'information mérite un bien vilain nom.
    J'employai le premier week-end de décembre à rendre visite à ma famille dans mon ranch des environs de Fort Worth. Dans quelques jours, si tout allait bien, je devais obtenir mon diplôme de navigateur. J'ignorais évidemment où j'aurais à prendre du service et je désirais passer une journée ou deux à la maison, avec mes enfants.
    Le dimanche, je fis la grasse matinée. Après un rapide déjeuner, j'allai faire une promenade à cheval et ne fus de retour au ranch que vers trois heures. Ma femme me dit alors que Harry Hutchinson et Gene Cagle m'avaient téléphoné de ma station de radio.
    Ils désiraient, pensai-je, me parler affaires avant mon retour à Antonio. Or, je n'avais aucune envie de parler affaires. Mais un de mes enfants ayant tourné le bouton de la radio pour prendre un peu de musique, je compris tout de suite ce que Harry et Gene me voulaient. L'une des premières choses que j'entendis fut l'ordre adressé à tous les officiers et soldats de rejoindre immédiatement leur corps.
pearl-harbour-copie-1.jpg    Au milieu de l'émotion générale, j'allai échanger ma tenue de cheval contre mon uniforme. J'appelai ensuite au téléphone l'adjudant de Kelly Field. Celui-ci me conseilla de regagner le camp l'après-midi même. Il n'y avait pas de temps à perdre. J'échafaudais les hypothèses les plus extraordinaires, tandis que les enfants m'assaillaient de questions : « Qu'est-ce que c'est Pearl Harbour ? Où est-ce ? » Mais la voiture était déjà avancée. Je fis vite mes adieux et partis en direction du sud.
    Sur la route de San Antonio, je dépassai des centaines de militaires qui se dirigeaient en toute hâte vers leurs postes respectifs. Dans ma voiture il y avait de la place pour quatre personnes. J'embarquai un homme du Massachusetts, un autre de l'est du Texas, un troisième de l'ouest du Texas, un quatrième de la Caroline du Nord. A Kelly, une grande effervescence régnait qu'augmentaient d'heure en heure des rumeurs de toutes sortes. Après avoir signalé mon arrivée et m'être présenté à l'adjudant et à l'officier de service, je me rendis dans l'appartement que j'avais loué à proximité de l'aérodrome et demandai une communication avec mon père. Je dus attendre deux heures avant de l'obtenir et ce temps me parut interminable. A mesure que les minutes s'écoulaient, mon impatience allait croissant. Enfin la sonnerie retentit et je décrochai l'appareil. J'avais à l'autre bout du fil Miss Hackmeister, chef du standard de la Maison Blanche.
—    C'est bien le Capitaine Elliott ?
—    Oui. Bonjour, Hacky... Père est occupé?
—    Je vais vous le passer tout de suite. Je voulais m'assurer que c'était bien vous.
Après une brève attente, j'entendis la voix de mon père.
—    C'est toi, Elliott ?
—    Bonjour, papa, dis-je en criant presque.
—    Comment vas-tu, mon garçon ?
—    Très bien. Et toi ?
—    Bien... un peu occupé, évidemment... Qu'est-ce qui se passe, papa ?
—    Eh bien... la situation paraît sérieuse... Quelles nouvelles apportes-tu?
—    Moi ?
—    Oui, Qu'as-tu entendu dire ?
—    Eh bien... on raconte que nous allons partir tous dès demain... Toutes les escadrilles seraient envoyées aux Philippines...
—    Vraiment ?
—    Nous avons entendu dire aussi, tout à l'heure, qu'il y avait au Mexique des troupes japonaises de débarquement, et on dit qu'on prévoit une attaque aérienne contre les aérodromes du Texas d'un moment à l'autre.
—    Je vois.
—    Le bruit court aussi que les Japonais mettent sur pied des forces expéditionnaires d'infanterie qui doivent franchir la frontière mexicaine et attaquer le Texas et la Californie...
Mon père murmura quelques mots. Ce que je lui disais semblait l'intéresser.
—    Bien, fit-il, si tu entends d'autres rumeurs, n'oublie pas de me les rapporter, je t'en prie.
—    D'accord, papa. Je ne manquerai pas de...
    Je l'entendis raccrocher et je posai à mon tour l'appareil... Par exemple ! Je lui téléphonais pour apprendre les dernières nouvelles et, en fin de compte, c'était moi qui le renseignais.
    Il me demandait même de continuer à le tenir au courant au cas où j'aurais d'autres informations. Lui, le commandant en chef, moi, simple capitaine.
    Je poussai un soupir et allai me coucher. L'agression contre Pearl Harbour ne changea rien au programme de mes cours de navigation et cela jusqu'à la fin. Ayant obtenu mon brevet, je fus versé à la Sixième Escadrille de reconnaissance, stationnée à cette époque sur la côte occidentale et dont le quartier général se trouvait à Muroc Dry Lake, dans le désert près de Lancaster, en Californie. Notre tâche était de patrouiller au-dessus du Pacifique. Jusqu'à la fin du mois de janvier, je servis d'abord dans la Sixième Escadrille, puis dans la Deuxième. Par la suite, un ordre secret et tout à fait inattendu arriva, m'affectant au Premier Groupe cartographique de Boiling Field, à Washington.
    Le caractère confidentiel des ordres me concernant ainsi que la nature de mon affectation semblaient autoriser les espoirs les plus hardis. Il s'agissait sûrement de quelque chose de très important. Une mission lointaine probablement...
    C'était en effet une mission lointaine, mais, en apprenant en quoi elle consistait, j'éprouvai une légère déception. C'était le Rusty Project (projet rouillé). Mais il me semblait plus que rouillé, réduit à rien. J'étais l'un des deux navigateurs désignés pour une mission relevant des services de renseignements de l'aviation : documentation cartographique portant sur une vaste région de l'Afrique du Nord. L'Afrique !...
    Juste avant mon départ j'eus avec mon père une de ces conversations familières d'après le petit déjeuner, au cours de, laquelle je lui fis, part de la déception que m'avait causée ma prétendue « haute » mission. Evidemment la chose devait être tenue dans le plus grand secret, mais je me disais qu'en qualité de commandant en chef, mon père était sans doute déjà au courant de l'affaire.
    Il l'était en effet et il entreprit de m'expliquer pourquoi la tâche qui m'était confiée était plus importante que je ne l'avais cru tout d'abord. Comme toutes ses explications, celle-ci m'ouvrit des horizons nouveaux et me permit d'embrasser toute l'étendue des problèmes et de la stratégie de la guerre mondiale. Lorsque je lui eus dit en quoi allait consister mon travail, ses yeux brillèrent de plaisir. Cependant que je récriminais contre cette nouvelle besogne et lui disais en détail pourquoi elle ne me semblait pas justifier le grand cas qu'on en faisait, mon père se préparait une nouvelle tasse de café. (Père préparait toujours lui-même son café, disant qu'à la cuisine personne ne savait confectionner convenablement ce breuvage).
    Lorsque j'eus terminé mes doléances il me dit :
—    Tu as tort... Tu te figures qu'on t'envoie simplement pour photographier le sable du désert, et que ce sera un gaspillage de temps et de pellicule. Il n'en est rien. Ecoute-moi bien. Est-ce important que la Chine reste en guerre ?
—    Bien sûr... Il me semble.
—    Sans la Chine, c'est-à-dire avec une Chine battue, combien de divisions japonaises se trouveront disponibles d'après toi ? Et que feront-elles ? Elles occuperont l'Australie et l'Inde. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. En continuant vers le Moyen-Orient...
—    Le Japon ? fis-je, incrédule.
—    Qu'y a-t-il d'improbable dans cette supposition ? Un gigantesque mouvement de tenaille ferait se rejoindre les Japonais, et les Allemands quelque part dans le Proche-Orient, isolant complètement la Russie, mettant l'Egypte hors du circuit, coupant les lignes de communications de la Méditerranée.
—    Je veux bien... Mais que vient faire l'Afrique là-dedans ?
—    Par quelle voie envoyons-nous du secours à la Chine à l'heure actuelle? Du secours militaire?...
—    Par la route de Birmanie.
—    Et le jour où nous l'aurions perdue?
—    Nous gagnerions la Chine en avion, de l'Inde.
—    Exactement. Ce serait la route la plus rapide. Et pour faire parvenir du matériel aux Indes ?
—    Je vois. Par la Méditerranée.
—    Considérons, maintenant la question sous un autre aspect. Tu n'ignores pas combien il est difficile d'assurer la sécurité des livraisons à la Russie. La route de Murmansk...
—    Autant dire qu'on envoie les hommes à la mort.
—    Aussi avons-nous songé au golfe Persique, Devrons-nous continuer à envisager pour les transports maritimes la route qui fait le tour de l'Afrique du Sud ? N'oublie pas que, même à Madagascar, il y a des hommes qui n'hésitent pas à protéger les sous-marins japonais ou allemands. Nous avons besoin de la route de la Méditerranée. D'où...
—    D'où l'Afrique. Je saisis. Si je ne l'ai pas compris plus tôt, c'est que je me demandais pourquoi nous perdions notre temps de cette façon-là. Ne ferions-nous pas mieux d'attaquer nous-mêmes les Allemands directement par l'Angleterre ?
Mon père eut un vague sourire.
—    Notre objectif, pour le moment, est d'augmenter notre capacité de production. C'est déjà beaucoup. Et nous savons ceci : les Chinois tuent les Japonais, et les Russes tuent les Allemands. Nous devons les soutenir et leur permettre de continuer à le faire jusqu'au moment où nos propres armées de terre et de mer seront prêtes à intervenir. Il nous faut donc leur envoyer cent fois, que dis-je, mille fois plus de matériel que jusqu'ici. L'Afrique représente pour nous une garantie à cet égard.
« Mais on peut considérer la question de l'Afrique sous un autre angle encore, poursuivit-il. Les Allemands ne se sont pas installés dans le désert pour y prendre des bains de soleil. Pourquoi convoitent-ils l'Egypte ? Pourquoi convoitent-ils l'Afrique centrale? De là, il n'y aurait qu'un saut à faire pour gagner le Brésil. La Pennsylvania Avenue (Principale artère de Washington (N. d. T.)) pourrait fort bien être rebaptisée et prendre le nom d'Adolf Hitler Strass; ne le crois-tu pas? »
« Bref, conclut mon père, tâche de prendre de bonnes photographies du sable et ne crois pas que tu gâches de la pellicule ».
La tête de Steve Early apparut dans l'entrebâillement de la porte. Il désigna sa montre d'un air significatif. Mon père sourit.
—    Deux minutes, Steve, dit-il.
    La porte se referma. Je devais avoir l'air bien désemparé, car mon père posa sur moi un regard interrogateur.
—    C'est que, dis-je, c'est un bien gros travail. Et nous sommes loin d'y être suffisamment préparés.
—    Voyons, imagine qu'il s'agit d'une partie de football (Il s'agit du football américain (N. d. T.)), répondit mon père. Nous sommes les éléments de réserve, assis sur le banc. Pour le moment, ce sont les Russes qui sont sur le terrain. Ils font équipe avec les Chinois et, à un degré moindre, avec les Anglais. Nous sommes chargés d'intervenir au moment voulu. Nous
devrons… comment appelle-t-on cela dans le jargon des sportifs?... « réaliser l'essai ».
—    Je vois ce que tu veux dire.
—    Notre rôle est de suivre la partie et, avant que nos « marqueurs » ne soient fatigués, il nous faudra y prendre part pour l' « essai ». Nous serons frais, alors. Si nous choisissons bien notre moment, nos marqueurs à nous ne seront pas encore épuisés. Et...
Il fit une pause.
—    Eh bien ?
—    Je pense que nous choisirons bien notre moment. D'abord, en dépit des quelques défaitistes qui se font entendre dans le pays, le peuple américain dans son ensemble a suffisamment de ressources et de résistance pour aller jusqu'au bout.
« Ensuite, Dieu n'a pas créé ce monde avec l'intention de le faire gouverner par quelques-uns. Il nous donnera, à nous et à nos alliés, la force de tenir bon et de gagner. » La porte s'ouvrit.
—    Les deux minutes sont écoulées, dit Steve Early.
—    Je te souhaite bonne chance, me dit mon père.
    Et je pris congé de lui. Le Rusty Project devait me conduire à Accra, sur la Côte de l'Or, à Bathurst, en Gambie britannique, à Kano, en Afrique Équatoriale britannique, à Fort Lamy, en Afrique Équatoriale française (faisant partie de la France Libre). Ce furent pour moi de longs mois de travail ininterrompu. Il s'agissait de dresser des cartes détaillées de toute la région nord-ouest de l'Afrique au moyen de photographies aériennes. II m'arrivait de temps en temps de tomber sur des appareils de patrouille fascistes et d'essuyer le feu, mais, dans l'ensemble, c'était un travail aride et fastidieux, et qu'il fallait mener aussi promptement que possible. Je retournai aux Etats-Unis l'été suivant, et y restai pendant les mois de juillet et d'août. Cependant une grande partie de ces vacances se passa pour moi à l'hôpital où je soignai une dysenterie amibienne compliquée de malaria. Dès que je fus à nouveau sur pied et déclaré guéri par les médecins, je reçus l'ordre de gagner l'Angleterre, en qualité de commandant du troisième groupe de reconnaissance photographique. Pendant mon séjour en Afrique j'avais été nommé chef d'escadrille avec le grade de lieutenant-colonel.
    Pendant ce séjour de deux mois dans le pays, je n'eus pas souvent l'occasion de parler avec mon père. D'abord parce que je passai la majeure partie de ce temps à l'hôpital, ensuite parce que ses journées étaient chargées. Je réussis à le voir trois ou quatre fois, mais quelques minutes seulement, et chaque fois, je fus frappé par son expression de fatigue et de tension.
    Ce furent sans doute les jours les plus sombres pour les Alliés. L'Angleterre, la Chine, l'U.R.S.S. réclamaient, chacune de son côté, des livraisons toujours plus importantes. Aucun de ces pays n'était entièrement satisfait. Des erreurs furent commises à cette époque à tous les échelons du commandement et à tous les degrés de l'administration. Erreurs commises par des hommes qui apprenaient le métier de la guerre, qui n'avaient jamais fait ce métier auparavant et qui certainement ne désiraient jamais le faire à l'avenir. Le poids de ces soucis et de ces préoccupations accablantes se traduisait, chez mon père, par la pâleur de son visage, et je préférai employer les rares instants que nous pûmes passer ensemble à parler de tout, sauf de la guerre. En Angleterre, mon unité était stationnée à Steeple Morden, non loin de Cambridge. La question au sujet de laquelle des divergences de vues s'étaient manifestées entre les stratèges anglais et américains était tranchée. Les milieux dirigeants avaient décrété qu'aucune attaque ne serait lancée cette année du côté de la Manche. Le point de vue de ceux qui conseillaient d'attendre le moment où notre supériorité en hommes et en matériel serait écrasante l'avait emporté.
    Mon groupe était chargé d'une reconnaissance photographique en Normandie et en Bretagne. Mais ce n'était qu'un simple entraînement en vue de notre mission en Afrique.
    Vers la fin de septembre, j'allai passer un week end aux Chequers, dans la maison de Churchill. J'avais pris soin, cette fois, de m'y préparer un peu mieux que lors de ma visite précédente. Après le dîner, Churchill me dit qu'il allait avoir avec mon père une conversation par le téléphone transatlantique et que je pourrais lui parler par la même occasion. Il avait dit cela d'un air détaché, mais j'avais l'impression qu'il avait composé son attitude. J'aime à croire qu'il s'était souvenu que ce jour était celui de mon anniversaire et qu'il savait qu'échanger quelques paroles avec mon père serait pour moi le plus précieux des cadeaux.
    Fait à noter : le Premier Ministre mit un peu plus de deux heures à obtenir la communication avec le Président des Etats-Unis. Enfin, le censeur recommanda la prudence aux deux interlocuteurs et, l'instant d'après, mon père me souhaitait un bon anniversaire. Avant de terminer, il fit une allusion voilée à l'occasion qui s’offrirait peut-être bientôt à moi de rencontrer un membre de notre famille. Auquel cas, ajouta-t-il, je ne devrais pas trop m'en étonner.
    Le jour où il me fallut rejoindre mon poste, Churchill me fit appeler le matin dans sa chambre pour me dire au revoir. Il arpentait la pièce, sans autre voile que la fumée de son cigare.
    Tiens, me dis-je, voilà une scène que je pourrai raconter à mes petits enfants.

    « Un membre de notre famille », c'était ma mère. La veille de son arrivée, je fus avisé par notre ambassade à Londres. Je me rendis dans la capitale et rencontrai ma mère à Buckingham Palace.
    Pendant la plus grande partie de son séjour en Angleterre, le temps fut exécrable. Même le soir où nous dînâmes ensemble avec le roi et la reine, elle souffrit du froid qui régnait dans les immenses salles du palais. Signe de l'austérité britannique, la famille royale manquait de combustible, comme tout le monde en Angleterre, mais personne ne s'en plaignait. D'ailleurs, je n'aimerais pas avoir à payer les frais de chauffage du palais de Buckingham, même si le combustible abondait.
    Ce dîner nous permit de rencontrer, outre nos très sympathiques hôtes, le Maréchal Smuts. J'étais placé près de lui et je lui parlai de mes vols de reconnaissance en Afrique. Puisqu'il s'agissait de l'Afrique, pensais-je, ce sujet ne pouvait manquer de l'intéresser. J'oubliais que les régions dont il avait à s'occuper étaient à des centaines de kilomètres de mon secteur. Lord Louis Mountbatten était également là, tenant à paraître à son avantage, brillant et séduisant, comme le voulait sa réputation.
    Après le repas, on nous conduisit dans l'abri souterrain où l'on projeta pour nous le film de Noël Coward : in Which We Serve, qui venait justement d'être terminé. Mountbatten, qui était le prototype du principal personnage du film, n'arrêtait pas, tout au long de la projection, de nous déranger quelque peu en nous prodiguant des commentaires sur les faits qui avaient inspiré le scénario.
    Je terminai la soirée dans la chambre de ma mère et notre conversation se prolongea jusqu'à une heure indue. Nous claquions des dents tous les deux, tant il faisait froid.
    Je savais à cette époque que le débarquement en Afrique du Nord était imminent. Ma mère le savait aussi, comme elle me l'a dit plus tard. Cependant, ce soir-là, notre conversation tournait autour de cette question sans l'aborder, chacun de nous s'exprimant avec une extrême prudence afin de ne pas trahir à l'autre le secret que nous connaissions tous deux. Ma mère m'apprit néanmoins quelque chose : mon père était de plus en plus décidé à venir, en personne, pour rencontrer Churchill. Les deux hommes d'Etat espéraient également rencontrer Staline. Bien que le voyage en avion eût fatigué passablement ma mère, elle consentit volontiers à venir inspecter mon unité.
    Le jour où ma mère vint me voir à Steeple Morden, le démon qui se complaît à faire régner en permanence le mauvais temps en Angleterre se surpassa. Il faisait froid, le vent soufflait, l'air était saturé de brouillard et d'humidité. La bruine succédait à l'averse, l'averse à la bruine. Confiée à une organisation anglaise de guides, ma mère eut une heure de retard. Nos hommes, les pauvres, l'avaient attendue pendant tout ce temps dehors, devant le bâtiment. Ce fut un vrai soulagement lorsqu'elle arriva enfin. Elle passa en revue, avec moi, toute l'unité, serrant la main à environ deux mille hommes et échangeant quelques paroles avec le plus grand nombre possible d'entre eux. Nous la fîmes entrer ensuite à l'intérieur du bâtiment et lui offrîmes du thé. Les guides préférèrent le whisky. Nous les servîmes cependant dans des timbales à thé, pour que ma mère ne pût s'apercevoir de rien.
    Le lendemain, tous ceux de notre groupe qui devaient participer au débarquement en Afrique reçurent l'ordre de regagner leur base.
    Les unités « rampantes » qui se trouvaient sous mes ordres commencèrent à s'embarquer à la fin d'octobre.
    Les unités aériennes s'envolèrent vers leur nouvelle étape, le 5 novembre. Le 9, nous attaquâmes l'Afrique et mon groupe, ayant atterri sur un aérodrome conquis, alors que la bataille faisait encore rage, était à l'oeuvre.
    Les deux mois qui suivirent furent pour nous une période d'activité intense. Ma tâche était plus difficile que toutes celles que j'avais eu à accomplir jusque-là. Elle me posait chaque jour tant de problèmes immédiats que je n'avais guère le temps de prêter attention aux événements, sauf ceux qui étaient en relation directe avec l'aérodrome de la Maison Blanche près d'Alger.
Le 11 janvier 1943, je reçus soudain l'ordre de me rendre immédiatement à Alger, pour me
présenter à l'état-major des Forces expéditionnaires alliées, commandées par le Général Walter Bedell Smith. Cette fois, grâce aux allusions de ma mère, je devinai pourquoi « Beedle » (« Cafard », surnom de Bedell Smith.) voulait me voir.
    Mais il ne me dit rien. Il se contenta simplement de me donner l'ordre de transporter l'Amiral Ingersoll à Casablanca et de me présenter, dès mon arrivée, devant le colonel commandant l'aérodrome de cette ville.casablanca.jpg
    Le colonel, à Casablanca, confirma mes espoirs. Il sembla ravi de pouvoir me révéler le secret. « Votre père..., me dit-il. Et Churchill... Probablement Staline aussi... » Il me dit de ne pas sortir pendant les trente-six heures qui nous séparaient de l'arrivée de mon père. Je risquais d'être reconnu et les gens pourraient alors deviner que j'étais venu là pour rencontrer le Président.

                  ...À suivre : Chapitre IV – LA CONFERENCE DE CASABLANCA


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25 novembre 2007 7 25 /11 /novembre /2007 15:21
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)607px-Franklin-Delano-Roosevelt-1933.png

Chapitre II : LA CHARTE DE L’ATLANTIQUE (autres chapitres ici)

    Ce vendredi, Franklin et moi allâmes voir Père quelques minutes avant le déjeuner. Nous pûmes tout juste lui dire bonjour et prendre des nouvelles de notre mère et des autres membres de la famille.
—    J'ai quelque chose pour toi, dit alors mon père en me tendant une aiguillette d'aide de camp du commandant en chef. J'ai fait apporter ça par Pat Watson. Tu ne la garderas que quelques jours, ajouta-t-il en souriant.
    Il remit ensuite à Franklin l'insigne de la Marine correspondant au mien.
—    Tu as une mine superbe, papa ? dis-je. Mais que signifie tout cela ? Une partie de pêche ? Mon père éclata de rire.
—    C'est ce que croient les journaux. Pour eux, je suis en train de pêcher quelque part, dans la Baie de Fundy.
    Il s'amusait comme un gosse, fier d'avoir dépisté les journalistes en dirigeant le yacht présidentiel, le Potomac, vers Augusta, dans le Maine.
    Il m'expliqua ensuite de quoi il s'agissait.
—    Je vais rencontrer ici, Churchill. Il doit arriver demain sur le Prince of Wales. Harry Hopkins est avec lui.
    Il recula pour mieux observer l'effet produit par cette révélation. Il n'y avait pas de glace proximité et je ne pouvais donc pas voir l'expression de mon visage, mais je pense qu'il s'y peignait le plus vif étonnement. Et mon père en était visiblement ravi.
    Je ne veux pas poursuivre ce récit sans dire un mot des journalistes de la Maison Blanche dont mon père avait réussi à déjouer la vigilance. Il avait été convenu, en effet, avec Winston Churchill, que journalistes et photographes seraient exclus de cette première rencontre. Respectueux de cette convention, mon père s'était amusé à fausser compagnie aux représentants de la presse avec autant de plaisir qu'un gamin de douze ans jouant au gendarme et au voleur met à dépister le camarade qui l'a pris en filature. Or, le lendemain, Churchill arriva suivi d'un groupe de journalistes assez mal camouflés en fonctionnaires du ministère de l'Information. Ce fut la première fois que Churchill surprit mon père de cette façon-là. Ce ne devait pas être la dernière.
    Pour en revenir à la pêche, mon père s'était effectivement livré à ce sport, la veille de mon arrivée. Il avait pris un spécimen mystérieux de la faune marine, dont personne à bord n'était capable d'identifier l'espèce. « Il faut l'envoyer au muséum », dit-il. A la suite de cette trouvaille, il avait renoncé à la pêche.
    Le choix de cet endroit pour la rencontre entre mon père et Churchill, la première au cours de la guerre, était motivé par plusieurs considérations. D'abord, pour des raisons de sécurité, il valait mieux que la rencontre n'eût pas lieu à Washington. On évitait ainsi des rumeurs de toutes sortes qui auraient risqué de porter préjudice au résultat de l'entrevue. Mon père et le Premier britannique étaient tous deux des marins : c'est en cette qualité qu'ils s'étaient vus la dernière fois, en 1919. L'idée d'une rencontre en mer avait de quoi les séduire tous les deux. Mais, évidemment, il ne pouvait être question d'un rendez-vous en haute mer, en raison du danger que présentaient les sous-marins allemands. Où donc alors ? Dans quelque port bien protégé, situé sur une côte à faible population ou dans quelque île de l'Atlantique. Les Açores ? C'était une possession portugaise. Personnellement, j'aurais choisi les Bermudes ou un coin des Indes occidentales. Terre-Neuve est un pays sombre et froid, même en août. Le brouillard y règne en maître la plupart du temps. Le soleil y est à peu près inconnu. Cependant, Terre-Neuve présentait des avantages évidents. Sa population n'était pas très dense, de nombreuses troupes britanniques, américaines et canadiennes y cantonnaient à cette époque et, par-dessus tout, une concentration de navires de guerre dans le port d'Argentia ne risquait pas de susciter des rumeurs puisque notre marine avait déjà entrepris d'y établir une base navale.
    C'est ainsi que je me trouvais à Argentia, ravi de passer là quelques jours qui me changeaient de mon service courant.
    Ce jour-là, à déjeuner et pendant tout l'après-midi, gris et froid, qui suivit, je restai avec mon père à flâner sur le pont, et à écouter les nouvelles de la famille. Une partie du temps, Franklin nous tint compagnie et nous parla de sa mission en Islande où son destroyer avait été envoyé comme convoyeur.
    Mon père avait bonne mine et goûtait visiblement cette diversion à ses occupations habituelles. Il me questionna sur mon travail dans le cercle polaire arctique et sur mon voyage en Angleterre. Il voulait savoir comment cela s'était passé, quel était l'état d'esprit de ceux à qui j'avais eu l'occasion de parler, quels sentiments on éprouvait pendant le blitz (mon expérience à cet égard s'était limitée à quelques jours et je n'étais pas très qualifié pour fournir là-dessus un témoignage), ce que je pensais de Churchill (que mon père n'avait pas vu depuis de longues années), et ainsi de suite. Je lui demandai, à mon tour, quel était le but de la rencontre qui se préparait.
—    Tu as été là-bas, me dit-il. Tu as vu les gens. Tu m'as dit comment ils sont, maigres, pâles, épuisés. Une rencontre comme celle-ci fera un bien énorme au moral des Anglais. Ne le crois-tu pas ?
    Je fis « oui » de la tête.
—    Les nazis ont atteint maintenant leur zénith. Ils sont les maîtres de l'Europe. Il n'y a plus beaucoup d'Américains, je pense, pour refuser d'admettre qu'il nous faut donner aux Anglais une aide au moins morale si nous ne vouions pas, demain, servir nous-mêmes de cibles aux canons et aux bombes.
—    Alors, c'est pour le moral ? dis-je.
—    Oui, mais il y a aussi autre chose. Que penses-tu de nos livraisons dans le cadre du prêt-bail ? Les Anglais savent qu'ils ont atteint les limites de leur production et que les moyens nécessaires pour mener une guerre offensive dépassent ces limites. Cette entrevue est destinée à élaborer les plans de production et, ce qui importe encore plus aux Anglais, les plans de livraisons.
    Il prit une cigarette et je lui donnai du feu.
—    Ils seront sans doute inquiets de savoir quelle part de notre production nous réserverons aux Russes.
—    Et ?...
—    Je sais déjà quelle confiance Churchill fait à la capacité de résistance de la Russie dans la guerre.
    Et ses doigts s'arrondirent en zéro.
—    Je suppose que ta confiance est plus grande, dis-je.
—    Celle de Harry Hopkins l'est et il a réussi à me convaincre.
    A ce moment-là, l'industrie de guerre américaine ne produisait encore que très peu. Et de ce peu, les Anglais craignaient de ne recevoir que la moitié.
—    Churchill vient ici demain, continuait mon père, parce qu'il sait — même s'il n'en laisse rien paraître — que, sans l'Amérique, l'Angleterre est incapable de soutenir cette guerre.
    Je sifflai d'étonnement. J'avais vu les bombardements du mois de mai qui avaient touché durement la plupart des centres industriels anglais, mais je ne m'étais pas rendu compte que la situation était aussi grave en Angleterre. Et les Russes continuaient leur retraite à travers les steppes...
—    Naturellement, reprit mon père, ce que Churchill veut avant tout, c'est nous voir entrer en guerre le plus tôt possible. Il sait très bien qu'aussi longtemps que l'effort de guerre américain se bornera à la production, cela ne pourra servir qu'à permettre à l'Angleterre de tenir. Il sait que, pour passer à l'offensive, l'apport des troupes américaines est indispensable.
    Il s'interrompit pour me poser soudain cette question
—    As-tu lu les journaux anglais pendant ton séjour à Londres ?
    Je lui dis que j'avais remarqué plusieurs articles dans la presse anglaise qui reprochaient vivement aux Etats-Unis d'attendre que la Grande-Bretagne soit saignée à blanc avant de se décider d'entrer en guerre à la dernière minute. Mon père eut un hochement de tête triomphant.
—    Observe bien ce qui va se passer, dit-il. Tu verras si Churchill ne commencera pas par exiger que nous déclarions immédiatement la guerre aux nazis.
    Je ne voyais toujours pas très bien quel intérêt cette rencontre présentait pour nous.
—    Cela ne fera que confirmer que nous sommes moralement du côté de la Grande-Bretagne, fis-je.
—    Exactement, dit mon père. Et c'est très important. Il ne faut pas que tu oublies que nos chefs d'état-major sont ici avec moi. Cela pourra être très instructif pour eux. Ils seront en mesure de se rendre compte quel est exactement le potentiel de guerre britannique et s'il est vrai que les Anglais sont vraiment au bout de leur rouleau.
—    Qui est ici avec toi ? demandai-je.
    Jusque-là je n'avais vu que mon père et ses aides.
—    King, Stark, Marshall, Arnold... plusieurs chefs militaires. Tu les verras.
    L'arrivée d'un sac postal plein de lettres officielles interrompit notre conversation pour quelques minutes. Puis mon père se remit à analyser la portée de la rencontre d'Argentia. Je pense que c'était pour lui une sorte de répétition en vue des conversations qui allaient avoir lieu le lendemain. Il examinait les raisons qui l'avaient amené là et préparait les réponses qu'il allait faire aux demandes de Churchill.
—    Autre chose, dit-il. L'Empire britannique est à l'épreuve. C'est un aspect peu connu de la question mais les banquiers anglais et les banquiers allemands ont eu pendant longtemps le commerce mondial dans leurs poches. Et cela en dépit du fait que l'Allemagne avait perdu l'autre guerre. Cela ne fait pas l'affaire du commerce américain, n'est-ce pas ?
    Il haussa les sourcils d'un air ironique.
—    Dans le passé, les intérêts économiques allemands et britanniques ont manœuvré pour nous exclure du commerce mondial, pour empêcher notre marine marchande de prendre de l'extension et nous évincer de tel ou tel marché. Maintenant que l'Angleterre et l'Allemagne sent en guerre, quelle attitude devons-nous prendre ?
    « Une chose est certaine. Nous ne pouvons nous permettre d'être trop gourmands ni nous laisser guider dans nos décisions par des considérations de profit. Faisons abstraction momentanément du fait que le nazisme est odieux et que nos intérêts naturels, comme notre cœur, sont pour les Anglais. Envisageons la question sous un autre angle. Il faut que nous fassions comprendre aux Anglais, et dès le début, que nous n'acceptons pas le rôle de jobard, bon à tirer l'Empire britannique d'un mauvais pas et que l'on ignore ensuite. »
—    Je ne vois pas très bien, où tu veux en venir, fis-je.
—    Churchill m'a dit qu'il n'était pas Premier Ministre de Sa Majesté à seule fin de présider à la dissolution de l'Empire britannique. (Churchill devait répéter ces paroles par la suite dans, une allocution radiodiffusée). Je pense parler comme Président des Etats-Unis, en affirmant que l'Amérique n'aidera pas l'Angleterre dans cette guerre uniquement pour lui permettre de continuer à dominer brutalement les peuples coloniaux.
    Il se tut un instant.
—    Je pense, dis-je, qu'il y aura, ces jours-ci, de temps en temps, des discussions un peu chaudes.
—    On verra, dit mon père, on verra.
    Dans l'après-midi, vers quatre heures et demie, Summer Welles et Averell Harriman arrivèrent à bord de l'Augusta. Ils avaient des dossiers à examiner avec mon père, aussi quittai-je celui-ci un peu avant l'heure du dîner. A table, la conversation roula sur des sujets peu importants. Le soir, chacun regagna sa cabine de bonne heure.
King-George-letter-23-08-1941-Elliott-on-the-right.jpg    Le samedi matin, vers neuf heures, nous étions tous sur le pont pour voir le Prince of Wales entrer dans la baie et jeter l'ancre non loin de l'Augusta. Je tenais Père par le bras. Nous distinguâmes sur le pont du croiseur de guerre britannique plusieurs personnes parmi lesquelles nous crûmes reconnaître Churchill, mais dans la Bruine de ce matin maussade on n'y voyait pas très clair.
    Quelques heures plus tard, le Premier Ministre monta à bord, accompagné des principaux membres de son état-major. C'était la première fois depuis 1919 que mon père et Churchill se revoyaient, mais très vite ils se mirent à parler de leur correspondance, de leurs conversations téléphoniques, de leur santé, de leur travail et de leurs soucis, en s'appelant « Franklin », « Winston » : évidemment ils réservaient cette familiarité aux conversations privées. Quand d'autres personnalités officielles étaient présentes, ils se donnaient leurs titres respectifs : Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Président. Parfois, mon père renonçait à ce formalisme, mais Churchill s'y conformait toujours scrupuleusement.
    La première visite qui eut lieu ce jour-là fut purement protocolaire. Le Premier Ministre avait une lettre de son roi à remettre à mon père. Il était entouré d'un groupe considérable de conseillers, et son escorte contrastait fort avec celle de mon père. Churchill n'avait peut-être pas amené tout son monde de A à Z, mais il l'avait tout de même avec lui de B à Y, de Beaverbrook à Yool. C'est à ce moment que nous apprîmes qu'il y avait là aussi des personnalités du ministère de l'Information, munis de blocs et de cameras. Le général Hap Arnold se glissa derrière moi et me dit à l'oreille que nous ferions bien de faire venir au plus vite à bord photographes et rouleaux de pellicule, et me demanda si je croyais qu'on pourrait trouver des cameramen à Gander Lake. Le matin même, j'envoyai mon pilote chercher deux photographes militaires, ainsi que du matériel, afin que notre presse pût avoir au moins quelques photographies de la conférence.
    L'abondance des conseillers, des aides et des personnalités militaires de la délégation britannique causa de l'embarras à Hap Arnold pour une autre raison encore. Pendant la conférence de l'état-major, qui se tint peu après, il s'aperçut qu'il se trouvait désavantagé du fait qu'il n'avait personne pour l'assister, alors que son collègue britannique était entouré de secrétaires et d'aides de toutes sortes. Aussi me confia-t-on, pendant une ou deux séances la tâche de prendre des notes pour les Forces aériennes.
    Le premier jour, Père déjeuna avec Churchill et Harry Hopkins, venu sur le Prince of Wales avec le Premier Ministre britannique. J'étais bien content de revoir Harry et de lui trouver relativement bonne mine. J'avais contribué en effet, quelque peu à l'amélioration de son état de santé. Le mois précédent, alors qu'il était en route pour Londres, il avait fait halte à Gander Lake et nous l'avions emmené à une partie de pêche. C'était un vrai sport, cette pêche à la truite saumonée avec des mouches séchées. En l'espace de vingt-quatre heures, Harry semblait avoir rajeuni de dix ans. Maintenant il était de nouveau à son poste, plein de dévouement et d'ardeur au travail.
    Toutes les autres personnes se trouvant à bord furent les invités de l'amiral King pour le déjeuner. Après le repas, je rejoignis mon père et Churchill dans la cabine du capitaine. Ils étaient assis en face l'un de l'autre, croisant le fer courtoisement.
—    Je crois savoir, Franklin, que le peuple américain est très favorablement disposé à notre égard. En fait, il est prêt à entrer dans le conflit.
—    Vous pouvez trouver aussi des indices en, sens contraire, répliqua mon père.
—    Pourtant le débat sur le prêt-bail !
—    Winston, si vous vous intéressez à l'opinion américaine, je vous engage à lire tous les jours, le Journal Officiel du Congrès.
    Deux opinions s'affrontaient. Le Premier Ministre britannique était évidemment dominé par une idée : il fallait que nous déclarions tout de suite la guerre à l'Allemagne hitlérienne. Le Président, lui, pensait à l'opinion publique, à la politique des Etats-Unis, à tous les impondérables qui poussaient à l'action et à tous ceux qui en détournaient. Enfin, après avoir vidé son verre, Churchill se leva. Il était près de deux heures et demie. Mon père lui dit qu'il allait envoyer aux officiers et à l'équipage du Prince of Wales et des trois destroyers qui l'escortaient des présents de notre Marine. Le Premier Ministre remercia d'un mouvement de tête et d'une brève formule, puis s'en fut.
    Au cours de l'après-midi, mille neuf cent cinquante cartons contenant des cigarettes, des fruits frais et du fromage furent remis aux marins anglais. Pendant ce temps, les chefs d'état-major mettaient au point les questions à discuter : production, droits de priorité, tonnages, potentiel de guerre — matériel, effectifs et capitaux — ces trois clefs de voûte de la guerre moderne.
    Pendant quelque temps, j'assistai Hap Arnold dans cette conférence ; plus tard, quand celle-ci fut terminée, un officier de la marine américaine en compagnie duquel je faisais un tour sur le pont après lui avoir donné du feu, me dit :
—    Ma parole, ils ne veulent rien de moins que notre droit d’aînesse !
    C'était vrai. Et pourtant il était difficile de rester objectif quand on avait vu, comme moi, comment les Anglais luttaient et tout ce qu'ils avaient contre eux.
    Ce soir-là, il y eut un dîner officiel dans le salon du capitaine de l'Augusta. Mon père présidait. Churchill était placé à sa droite. Y prirent part, entre autres, sir Alexander Cadogan, secrétaire au Foreign Office, lord Cherwell, secré taire du Premier Ministre; Sumner Welles, Harry Hopkins, Averell Harriman et enfin les chefs d'état-major américains et anglais. Au cours du dîner et après, car la réunion ne prit fin qu'à minuit, mon père m'apparut dans un rôle nouveau. Jusqu'alors, je l'avais toujours vu dominer toute assemblée dont il faisait partie. Il ne faisait pour cela aucun effort, c'était l'effet naturel de sa personnalité. Mais ce soir-là, il n'en fut rien.
    Ce soir-là, mon père écoutait. Quelqu'un d'autre avait pris en main l'assistance. Et il la tenait par des discours éloquents, sonores, bien tournés, ne donnant jamais dans l'emphase, mais si mûrs et savoureux qu'on aurait pu, croyait-on, exprimer le jus de ses phrases, comme d'un fruit. Ce soir-là, Winston Churchill nous tint suspendus à ses lèvres, et il le sentait fort bien. Mon père se contentait de poser de temps en temps une question, le guidant vers tel sujet et l'écartant de tel autre. Harry Hopkins, de son côté, intervint à plusieurs reprises, en plaçant un mot pendant les brèves pauses que le Premier Ministre faisait pour reprendre haleine. Tous ceux, parmi nous, qui portaient l'uniforme, gardèrent le silence, échangeant tout au plus, à voix basse, de menus propos : « Une allumette ? »    « Merci. » —« Passez-moi la carafe, s'il vous plaît. » — « Silence. » « Il a du mordant ! » — « Attendez ! Ce n'est pas tout. »
    Churchill, renversé dans sa chaise, promenait son cigare d'un coin de sa bouche à l'autre, le buste en avant, pareil à un taureau, les gestes expressifs, les yeux flamboyants. Il était le maître du moment et ne cessait de parler. Si nous nous taisions, ce n'est pas que ses discours nous ennuyaient. Il nous subjuguait même quand nous n'étions pas d'accord...
Il nous parla évidemment de la guerre. Il parla aussi des batailles perdues les énumérant une à une. Mais il ajouta : « L'Angleterre gagne toujours ses guerres. » Il nous dit, en faisant preuve d'une belle franchise, à quel point ses compatriotes avaient été près de la défaite.
—    ... mais Hitler et ses généraux sont trop stupides, dit-il. Ils ne s'en sont jamais rendu compte. Ou bien ils manquaient d'audace.
    A un moment, son discours se fit insistant :
—    C'est la seule chance qui vous reste, dit-il. Vous ne pouvez faire autrement qu'entrer en guerre à nos côtés. Si vous ne déclarez pas la guerre, je dis bien déclarer la guerre, sans attendre qu'ils frappent les premiers, ils vous porteront le premier coup dès que nous serons battus, et ce premier coup sera aussi le dernier.
    Cependant, même quand ceux qui l'écoutaient pouvaient discerner l'appel pressant contenu dans ses paroles, tout en lui donnait l'impression d'une force indomptable qui peut se suffire et se tirer parfaitement d'affaire, même si nous refusons d'écouter ses avertissements.
    De temps en temps, mon père posait une question :
—    Et les Russes ?
—    Les Russes ? répéta Churchill avec une pointe de mépris dans la voix. Mais il se reprit aussitôt : Bien sûr, ils sont beaucoup plus forts que nous ne pouvions l'espérer. Cependant personne ne saurait dire pendant combien de temps encore...
—    Autrement dit, vous ne pensez pas qu'ils soient capables de tenir jusqu'au bout ?
—    Quand Moscou tombera... Dès que les Allemands auront dépassé le Caucase... Quand la résistance russe sera brisée...
    Ses réponses étaient toujours précises, catégoriques. Pour lui, il n'y avait pas de « si ». Sa confiance dans la capacité des Russes de résister était mince, sinon nulle. Il avait les dés en mains en ce soir d'août, et il jouait gros jeu. Il s'efforçait de nous démontrer que la part de lion du prêt-bail devait revenir au lion britannique, que toute aide apportée à la Russie ne servait qu'à gagner du temps et ne pouvait, en fin de compte, empêcher la défaite de ce pays. Et tout cela ne faisait que confirmer sa conclusion finale :
—    Les Américains doivent entrer en guerre à nos côtés. Vous devez entrer en guerre si vous voulez survivre.
    Mon père écoutait attentivement, l'air grave. De temps en temps, il se frottait les yeux, jouait avec son pince-nez ou promenait une allumette brûlée sur la nappe. Mais jamais un « oui », un « non » ou un « peut-être » ne se fit entendre du côté des Américains réunis dans cette cabine remplie de fumée.
    On avait l'impression d'assister au deuxième round entre deux adversaires animés réciproquement de sentiments amicaux. Aucun des deux ne semblait devoir triompher de l'autre, mais personne dans l'assistance n'avait envie de voir la lutte s'envenimer. Tous souhaitaient la victoire à tous les deux.
    Le dimanche matin, comme nous nous apprêtions à quitter l'Augusta pour aller assister à un service religieux à bord du Prince of Wales, on vint m'informer que notre Grumman venait d'arriver, amenant deux photographes de l'aviation avec des appareils et de la pellicule. Je dis un mot à Hap Arnold et les hommes à la camera se joignirent à la suite du Président.
Il était environ 11 heures quand nous arrivâmes à bord du Prince of Wales. Les nuages épais et menaçants qui voilaient le ciel depuis plusieurs jours commençaient à se dissiper comme à mi signal. Le soleil put enfin percer.
    La compagnie du navire était rangée sur le gaillard-arrière avec deux cent cinquante de nos marins et de nos fusiliers-marins. La passerelle du navire était drapée aux couleurs américaines et britanniques.
    Nous chantâmes des cantiques : O God, Our Help in Ages Past, Onward, Christian Soldiers et Eternal Father, Strong to Save. Nos voix s'élevaient au-dessus des flots de la baie, chaudes et puissantes. Puis nous priâmes tous en chœur.
    Je ne sais à quoi pensaient les autres, mais voici ce que je pensais, moi : « Là, sur ce navire, sous un soleil de circonstance, des hommes se trouvent réunis qui n'ont de l'importance que parce qu'ils sont à la tête de deux puissantes nations ». Et je pensais aussi à ces millions d'Anglais qui travaillaient sous un régime de restrictions, qui passaient leurs journées à fabriquer des bombes et leurs nuits, des nuits sans sommeil, sous les bombes de l'adversaire. Je pensais aux armées anglaises, repoussées, mais animées d'un courage farouche; à tous ces hommes, vêtus de pantalons, de culottes ou de kilts, avec un écusson neuf sur l'épaule portant le mot : Commando; aux hommes de la R.A.F., en bleu et brun, amaigris et aux traits tirés; à l'équipage et aux officiers de ce bateau où nous nous trouvions, qui avaient combattu longtemps et durement et à qui ce voyage apparaissait comme un présent du ciel. Pauvres garçons dont le destin était de périr quelques mois plus tard, sur ce même navire coulé par des torpilles japonaises.
    Je pensais aussi aux usines qui naissaient en Amérique ; aux femmes qui, par milliers, avaient quitté leur foyer, aux jeunes gens qui, par milliers, avaient abandonné leur ferme pour apprendre des métiers nouveaux, passionnants et vitaux. La guerre était entrée dans la vie de chacun. Ceux qui n'étaient pas sous les drapeaux ou dans les usines de guerre, erraient la nuit, dans les rues, coiffés du casque de la défense passive, pour participer tout de même à l'œuvre patriotique. Ils se sentaient peut-être un peu ridicules, mais ils avaient la conscience d'être un rouage de l'immense mécanisme créé par l'effort de guerre.
L'Angleterre était presque à bout de souffle et un peu étourdie par les coups qu'elle encaissait en série, l'Amérique, elle, se forgeait une vigueur nouvelle.
    Et voici que leurs chefs étaient là, priant : « Notre Père qui êtes aux Cieux, que votre nom soit sanctifié... »
    Nous étions invités à déjeuner par Churchill. A cours du repas, quelqu'un frappa sur la table pour demander le silence et dit : « Messieurs, au Roi ! » On entendit alors le bruit des chaises qu'on reculait et tout le monde fut debout, les verres levés. On but à la santé du Souverain.
    Cela ne manquait pas de solennité, bien que l'occasion fût propice à des réflexions ironiques. Quoi qu'il en soit, l'instant fut incontestablement impressionnant. Pour moi, du moins, qui n'avais encore jamais assisté à des manifestations de ce genre.
    Pendant que nous regagnions l'Augusta où la conférence militaire devait continuer l'après-midi, je dis à mon père à quoi j'avais pensé pendant le service religieux.
—    Cela nous a donné le ton, dit-il. Si rien d'autre ne devait advenir pendant que nous sommes ici, cette réunion de prières aurait resserré nos liens. « En avant, Soldats du Christ ». Oui, nous sommes les Soldats du Christ et nous continuerons à aller de l'avant avec l'aide de Dieu.
    Les conversations qui eurent lieu l'après-midi, et qui réunirent les représentants militaires des deux Pays, furent loin de refléter l'unité idéale qui s'était manifestée dans la matinée. Les porte-parole de l'Angleterre s'efforçaient de nous convaincre à tout prix qu'il fallait diriger le plus possible de matériel du prêt-bail vers la Grande-Bretagne et le moins possible vers l'Union Soviétique. Je ne crois pas qu'ils aient été guidés par des mobiles nettement politiques, mais il faut convenir que leur manque de confiance dans la résistance des Russes avait au fond un caractère politique. Par contre, Marshall, King et Arnold soulignaient qu'il était logique de donner aux Soviets toute l'aide possible.
    Le raisonnement des Américains était simple : les armées allemandes étaient en Russie et plus les Russes auraient de tanks, d'avions et de canons à leur, disposition, et plus serait grand le nombre de nazis exterminés. Par contre les livraisons du prêt-bail à l'Angleterre ne serviraient qu'à accumuler les stocks. Enfin, nous ne pouvions pas négliger les besoins de notre propre défense qui réclamait la création d'une forte armée de terre et de mer.
    L'amiral Pound, le général Dill et le maréchal de l'Air Freeman invoquèrent toutes sortes d'arguments pour prouver qu'à la longue ces stocks se révéleraient fort utiles à l'effort de guerre allié. Ils s'acharnaient à démontrer que le matériel de guerre fourni aux Soviets devait profiter en fin de compte aux Allemands qui ne tarderaient pas à le capturer et que l'intérêt même des Américains était de diriger la plus grosse partie de leurs envois vers l'Angleterre. Mais les représentants de l'Amérique voyaient heureusement l'intérêt de leur pays et les intérêts plus vastes de l'effort de guerre sous un jour différent.
    Je me demandais, moi, si ce que recherchait l'Empire britannique n'était pas de voir les Allemands et les Russes s'anéantir réciproquement, tandis que lui-même deviendrait de plus en plus fort.
    Entre temps, mon père examinait un projet avec Sumner Welles. A ce moment-là nous ne savions pas exactement de quoi il s'agissait. En fait, ils élaboraient la Charte de l'Atlantique et rédigeaient une note à Staline exprimant notre volonté commune de remporter une victoire commune sur l'hitlérisme.
    Le Premier britannique revint dîner sur l'Augusta. Cette fois l'atmosphère fût plus intime : plus de messieurs à galons et à décorations. En dehors de mon père, de Churchill et de leurs hommes de confiance, nous fûmes seuls, mon frère Franklin et moi, à prendre part à ce repas. Cette fois nous eûmes l'occasion de connaître un peu mieux Churchill.
    Une fois de plus, il était en pleine forme. Il fuma cigare sur cigare et but plusieurs verres de brandy, mais ne semblait pas s'en ressentir. Au contraire, son esprit était encore plus lucide et sa langue mieux déliée.
    Pourtant, il y avait quelque chose de changé depuis la veille. Le soir précédent, Churchill avait parlé presque sans interruption, sauf pour quelques questions qui lui avaient été posées. Ce soir-là d'autres hommes jetaient aussi leurs pensées dans le chaudron de la discussion. Celui-ci atteignit vite le point d'ébullition et sembla prêt à déborder à une ou deux reprises. On sentait que deux hommes habitués à commander s'affrontaient et qu'après une joute préliminaire, ils se préparaient maintenant au combat décisif. Il convient de rappeler qu'à cette époque Churchill dirigeait la guerre et que mon père n'était que le président d'un pays qui avait manifesté ses sympathies d'une façon tangible. C'était donc toujours Churchill qui menait le débat au cours de ces soirées. Mais on remarquait déjà une différence. Cette différence se manifesta d'abord d'une façon très nette au sujet de l'Empire, envers mon père qui avait abordé cette question.
—    Naturellement, dit-il, avec une assurance teintée de malice, une fois la guerre terminée, une des conditions premières d'une paix durable doit être une plus grande liberté du commerce.
    Il ménagea un bref silence. Le premier ministre avait baissé la tête. Il observait mon père par-dessous ses sourcils.
—    Pas de barrières artificielles, poursuivit mon père. Le moins possible d'accords économiques comportant la clause de la nation la plus favorisée. La voie ouverte à l'expansion. Les marchés ouverts à une concurrence saine.
    Ce disant mon père promenait son regard dans la pièce, innocemment.
    Churchill remua dans son fauteuil.
—    Les accords commerciaux de l'Empire britannique sont..., commença-t-il en pesant les mots.
    Mon père l'interrompit :
—    Oui, ces accords commerciaux de l'Empire sont une question à étudier. C'est à cause d'eux que les peuples de l'Inde et d'Afrique, de toutes les colonies du Proche-Orient et de l'Extrême-Orient sont aussi arriérés.
    Le cou de Churchill s'empourpra. Il se pencha en avant.
—    Monsieur le Président, l'Angleterre n'envisage pas un instant de renoncer à la position privilégiée dont elle jouit dans les Dominions. Le commerce qui a fait la grandeur de l'Angleterre doit rester ce qu'il est et cela dans des conditions fixées par le gouvernement de ce pays.
—    Voyez-vous, dit lentement mon père, c'est sur ces questions qu'un désaccord pourrait naître entre vous, Winston, et moi.
    « Je suis persuadé qu'on ne saurait concevoir une paix durable sans le développement des pays arriérés et aussi des peuples arriérés. Comment y parvenir ? En tout cas pas en employant des méthodes du XVIII° siècle. »
—    Qui vous parle d'employer des méthodes du XVIII siècle ?
—    N'importe lequel de vos ministres, quand il préconise une politique qui consiste à tirer d'une colonie ses richesses naturelles sous forme de matières premières, sans rien donner à ces pays en échange. Les méthodes du xx siècle veulent qu'on industrialise ces colonies. Les méthodes du xx' siècle veulent qu'on accroisse la richesse de ces peuples en élevant leur niveau de vie, en leur donnant de l'instruction, et en améliorant leurs conditions sanitaires, bref qu'on leur donne quelque chose en échange de leurs richesses brutes.
    Tout le monde resta figé sur place. Hopkins souriait. Le commandant Thompson, l'aide de camp de Churchill, était maussade et semblait inquiet. Le premier ministre lui-même avait l'air d'un homme menacé d'apoplexie.
—    Vous faites allusion à l'Inde ? grogna-t-il.
—    Oui. Je ne peux pas croire qu'on puisse combattre l'esclavage fasciste sans rien faire pour libérer les peuples, partout dans le monde, d'une politique coloniale périmée.
—    Et les Philippines ?
—    Je suis content que vous me posiez la question. Les Philippines obtiendront leur indépendance en 1946. Et la population y bénéficie déjà des conditions d'hygiène modernes et d'une instruction publique également moderne. L'analphabétisme y est en régression constante.
—    On ne peut rien changer aux accords économiques de l'Empire.
—    Ce sont des dispositions artificielles.
—    Ce sont les fondements de notre puissance.
—    La paix, dit fermement mon père, est incompatible avec le maintien d'un despotisme, quel qu'il soit. La structure de la paix réclame l'égalité des peuples et cette condition sera remplie. Or, l'égalité des peuples implique à son tour la liberté du commerce. Peut-on nier que la tentative des Allemands pour dominer le commerce en Europe Centrale ait été une des principales causes de la guerre ?
    Il n'y avait pas d'entente possible entre les deux hommes sur ce point. Ils continuèrent à discuter cependant. Le Premier Ministre reprit peu à peu l'initiative. Il ne se contentait plus de phrases brèves, mais se lançait dans de longs développements. L'expression d'inquiétude disparut sur le visage du commandant Thompson, à mesure que sa voix remplissait la pièce; l'assurance du Premier Ministre s'affermissait mais la question qui avait été posée ne recevait pas de réponse et ne devait en recevoir ni à la conférence ultérieure qui réunirait les deux hommes, ni même à celle qui suivrait. Cette question était celle de l'Inde, de la Birmanie. Mon père, une fois ces noms prononcés, continua à en parler à ses interlocuteurs anglais, fouillant leur mauvaise conscience, posant son doigts sur les points les plus sensibles. Et il ne le faisait pas par méchanceté, mais par conviction. Churchill s'en rendait compte, et c'est ce qui l'ennuyait le plus. Adroitement, il détourna le cours de la conversation ; adroitement, il empêcha Harry Hopkins, mon frère et moi-même de faire allusion à la question coloniale soulevée par Père, et aux inégalités créées par les accords commerciaux impériaux basés sur la clause de la nation la plus favorisée.
    Il était deux heures du matin quand nos hôtes anglais prirent congé de nous. J'accompagnai Père à sa cabine et restai avec lui le temps de fumer une cigarette.
—    Un vrai Tory, n'est-ce pas ? dit mon père. Un vrai Tory de la vieille école.
—    Sais-tu, papa, à un moment, j'ai cru qu'il allait éclater.
—    Oh ! dit-il en souriant. Je vais pouvoir travailler avec lui. Ne t'inquiète pas. Nous finirons par nous entendre.
—    Aussi longtemps que tu ne parleras pas de l'Inde.
—    Hum, je ne pense pas. Je crois même que nous reparlerons de l'Inde avant la fin de la Conférence. Et de la Birmanie. Et de Java. Et de l'Indochine. Et de l'Indonésie. Et de toutes les colonies africaines. Et de l'Egypte et de la Palestine. Nous parlerons de tout ça. N'oublie pas une chose : Winnie a une mission suprême dans sa vie, mais il n'en a qu'une. C'est un parfait premier ministre de guerre. Sa grande affaire, c'est de permettre à l'Angleterre de survivre à la guerre.
—    Il a en effet tout l'air de travailler à cela.
—    Oui. Mais as-tu remarqué comme il évite de parler de tout ce qui a trait à l'après-guerre ?
—    C'est que les questions soulevées par toi sont embarrassantes, surtout pour lui.
—    II y a encore une autre raison à cela. Winston Churchill est un chef de guerre par excellence. Mais je ne le vois pas dirigeant l'Angleterre après la guerre. Cela ne pourrait pas marcher.
    Les événements devaient montrer que le peuple anglais était d'accord sur ce point avec mon père.
    Le lendemain matin, vers onze heures, le Premier Ministre vint encore à bord de l'Augusta. Il resta pendant deux heures avec mon père dans la cabine du capitaine. Ils travaillèrent sut la Charte de l'Atlantique. Assistés de Cadogan, de Sumner Welles et de Harry Hopkins, ils étudièrent le projet le plus récent jusqu'à l'heure du déjeuner.
    Ayant quitté la cabine à plusieurs reprises, je ne pus entendre que des fragments de leur conversation. Je me demandais comment Churchill arriverait à concilier l'esprit de la Charte avec les idées qu'il avait exprimées la nuit précédente, et je crois qu'il se posait, de son côté, la même question.
    Il faut dire que l'homme qui travailla le plus à la Charte de l'Atlantique, et dont la contribution fut la plus importante, est Sumner Welles. C'était son enfant, dès le moment où l'idée fut envisagée pour la première fois à Washington. Il était venu en avion de Washington apportant dans son portefeuille le projet de l'accord final. Le monde entier sait l'importance que cette convention avait alors et qu'elle a encore. Ce n'est certainement pas la faute de Sumner Welles, ni celle de mon père, si on ne l'a pas mieux appliquée.
    Quoi qu'il en soit, ils discutèrent jusqu'au déjeuner de modifications de forme. Puis, le Premier ministre se retira avec ses conseillers pour regagner son navire.
    Pendant les premières heures de l'après-midi, mon père examina le courrier venu du Congrès. Certaines questions réclamaient son attention, et l'avion devait repartir pour Washington le jour même.
    Vers le milieu de l'après-midi du lundi, le Premier Ministre prit un peu de repos. Du pont de l'Augusta, quelques-uns des nôtres purent le voir quitter le Prince of Wales pour s'engager dans une promenade qui l'amena à grimper sur la falaise surplombant la baie. Il avait gagné la côte dans une baleinière que des marins anglais avaient avancée jusqu'à la passerelle. Le Premier Ministre s'était mis alors à descendre vivement l'escalier des cabines. Il portait un tricot à manches courtes et un pantalon qui s'arrêtait aux genoux. De loin, il avait l'air d'un enfant bien grassouillet allant jouer sur le sable : il ne lui manquait qu'un seau et une pelle. Une fois dans la baleinière, il se dirigea vers la barre et prit le commandement. Nous pûmes l'entendre jeter les ordres d'une voix impérieuse qui résonnait au-dessus de l'eau, et voir les marins ramer avec entrain.
    Au bout de quelques minutes, nous perdîmes de vue l'embarcation du Premier Ministre ainsi que ses occupants, mais le lendemain nous apprîmes ce qui s'était passé. Churchill avait escaladé la falaise haute d'une centaine de mètres qui se dressait sur la côte. Parvenu au sommet, il s'était penché au-dessus de la plage et avait vu ses compagnons qui, dans l'espoir que le soleil leur enverrait quelques rayons, s'étaient confortablement étendus sur le sable. Churchill avait ramassé alors une poignée de cailloux et s'était amusé, au grand effroi de ses compagnons, à leur lancer ses projectiles, en ayant soin de bien viser. Ses plaisanteries étaient à la hauteur de sa situation éminente...
    Le Premier Ministre nous rejoignit ce soir-là à sept heures pour dîner avec nous. Ce fut un dîner intime. Harry Hopkins, mon frère Franklin et moi-même fûmes les seuls à tenir compagnie aux deux chefs. L'occasion était excellente pour se détendre. Malgré les discussions de la veille, nous nous sentions comme en famille et nous causâmes tranquillement, sans contrainte
    Certes, l'homme d'Etat anglais était toujours dominé par son désir de nous convaincre que les Etats-Unis devaient déclarer, sans délai, la guerre à l'Allemagne, mais il savait qu'à cet égard défendait une cause perdue. Les rapports des conférences militaires anglaises arrivaient régulièrement depuis quelques jours : de part et d'autre on se rendait compte maintenant — à supposer qu'il y ait jamais eu des doutes à ce sujet — que l'Angleterre, pour remporter la victoire finale, était à la merci de la production américaine et de l'intervention de l'Amérique.
    Cette constatation ne pouvait manquer d'influer sur les rapports des deux hommes. Peu à peu, insensiblement, le manteau du commandement glissait des épaules britanniques pour passer aux épaules américaines. Nous nous en aperçûmes plus tard dans la soirée quand, l'espace d'un instant, la conversation revint sur le sujet si vivement débattu la nuit précédente. Le Tory qui était en Churchill semblait, dans un certain sens, s'être rendu à mon père.
    Churchill s'était levé et arpentait la pièce, en parlant avec de grands gestes. Enfin, il s'arrêta, regarda longuement, en silence, mon père, puis agitant son index court sous le nez de celui-ci :
—    Monsieur le Président, cria-t-il, je crois que vous voulez supprimer l'Empire Britannique. Toutes les idées que vous avez sur la structure de la paix après la guerre l'indiquent. Mais malgré cela — et son doigt s'agita — malgré cela nous savons que vous êtes notre seul espoir.
    Il baissa la voix et d'un ton dramatique :
—    Vous savez que nous le savons. Vous savez que nous savons que sans l'Amérique l'Empire ne pourra pas tenir.
    Churchill admettait ainsi que la paix ne pouvait être assurée qu'en accord avec les principes imposés par les Etats-Unis. Il reconnaissait que la politique coloniale de la Grande-Bretagne était condamnée, que les efforts de ce pays pour dominer le commerce mondial étaient condamnés, que l'ambition des Anglais de se servir de l'U.R.S.S. contre les Etats-Unis était également, condamnée.
    Ou plutôt il en eût été ainsi si mon père avait vécu...
    Le lendemain, à l'heure du déjeuner, le ministre de la Production britannique, le petit Lord Beaverbrook, vint pour prendre part à la conférence. De leur côté, les représentants militaires des deux pays travaillaient dans la cabine de l'amiral King.
Roosevelt-et-Churchill-10-08-1941-copie-1.jpg    A deux heures et demie l'accord était réalisé sur les déclarations communes qui allaient être faites. Le principal but de cette rencontre était atteint, et je savais qu'aussi bien Welles que mon père en étaient satisfaits et fiers... Tout le monde se pressait sur le gaillard-arrière de l'Augusta, et le sourire était sur toutes les lèvres. La garde d'honneur et l'orchestre du navire se mirent en rangs. Au moment où les chefs de l'état-major britannique arrivèrent à bord, précédés de Churchill, l'orchestre attaqua le God save the King. La conférence était terminée. Le lendemain, le Président au nom des Etats-Unis et le Premier Ministre au nom du Royaume-Uni, allaient annoncer au monde :
    1°)    Que leurs pays ne recherchaient aucun agrandissement territorial ou autre ;
    2°)    Qu'ils ne désiraient aucun changement territorial qui ne fût en accord avec la volonté librement exprimée des peuples intéressés ;
    3°)    Qu'ils respectaient le droit de tous les peuples à choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils voulaient vivre, et qu'ils désiraient que les droits souverains et l'autonomie fussent rendus à ceux qui en avaient été privés par la force ;
    4°)    Qu'ils s'efforceraient, dans le cadre des obligations existantes, de rendre possible que tous les pays, grands ou petits, vainqueurs ou vaincus, aient accès, sur un pied d'égalité, aux marchés et aux matières premières du monde nécessaires à leur prospérité économique;
    5°)    Qu'ils désiraient amener la collaboration la plus étroite entre les nations sur le plan économique afin d'améliorer, dans tous les pays, les conditions de vie des travailleurs et d'assurer l'équilibre économique et la sécurité sociale ;
    6°)    Qu'une fois abolie la tyrannie de l'Allemagne hitlérienne, ils espéraient voir s'installer une paix qui permette à tous les peuples de jouir de la sécurité en deçà de leurs frontières et qui apporterait à tous les hommes de tous les pays la garantie d'une vie libérée de la crainte et du besoin ;
    7°)    Qu'une telle paix devrait permettre à tous les hommes de traverser les mers et les océans sans obstacle ;
    8°)    Qu'ils pensaient que toutes les nations du monde devaient, pour des raisons matérielles aussi bien que morales, renoncer à l'emploi de la force. Puisque la paix future ne peut être sauvegardée au cas où les nations qui menacent, ou qui pourraient menacer de se livrer à des actes d'agression en dehors de leurs frontières, continueraient à employer des armements de terre, de mer ou de l'air, ils pensaient qu'en attendant l'établissement d'un organisme plus vaste et permanent de sécurité collective, le désarmement de telles nations était essentiel. Ils encourageraient et appuieraient en outre toutes autres mesures pratiques propres à alléger chez les peuples pacifiques le fardeau écrasant des armements.
    Cette déclaration me semble présenter un intérêt historique particulier et on ne peut l'évoquer sans amertume quand on considère les violations dont cette Charte a été récemment l'objet, aussi bien dans l'esprit que dans la lettre.
    Laissons de côté les deux premiers points, en faisant simplement mention des indigènes de l'atoll de Bikini qui furent déportés pour que le monde civilisé pût se livrer dans leur pays à une expérience avec le plus fascinant des jouets modernes. Arrêtons-nous au troisième point et songeons un instant aux peuples de Java et de l'Indonésie. Passons sur le quatrième point dont les mystères sont trop profonds. Le cinquième est aujourd'hui un pieux écho de nos beaux espoirs d'un temps passé. Le sixième, au moment où j'écris ces lignes, est encore une question d'avenir. Le septième semble sauvegardé pour l'instant (et il est, possible que les citoyens du xx siècle assistent à son application aux voies aériennes au même titre qu'aux voies maritimes). Les trois phrases remarquables du dernier point présentent aujourd'hui un intérêt d'actualité tout particulier. Il faudrait les clamer aux oreilles des hommes tels que le Major-Général Groves dont le désir de voir accumuler le maximum de bombes atomiques semble de plus en plus prendre le pas sur une politique extérieure nourrie de mûres réflexions.
    Le mardi suivant, un peu avant cinq heures de l'après-midi, le Prince of Wales se remit en route pour prendre part à la guerre. Il passa devant l'Augusta qui lui rendit les honneurs, tandis que l'orchestre jouait Auld Lang Syne. Je me tenais à côté de mon père, qui avait passé son bras sur le mien, cependant que le navire britannique prenait le large. Nous n'eûmes guère le temps d'échanger d'autres paroles que des adieux car l'Augusta s'apprêtait à son tour au départ. Le brouillard était épais et il n'était pas question de monter en avion.     Finalement, Lord Beaverbrook et moi fûmes obligés de débarquer et de prendre le train pour gagner Gander Lake. Une fois arrivé là, j'allai chercher une place pour mon compagnon de route à bord d'un avion en partance pour Washington. Il devait se rendre en effet dans la capitale afin d'y poursuivre les conférences avec les personnalités chargées des questions concernant le prêt-bail.
    Le train qui nous conduisit, « Beaver » et moi, à Gander Lake, était un authentique spécimen de musée : banquettes en bois, un gros poêle au milieu de chaque voiture, un arrêt de vingt minutes tous les dix kilomètres environ. Le voyage qui manquait quelque peu de confort ne fut pas tout à fait du goût de mon étonnant petit compagnon. Chaque fois que notre brave conducteur commettait une erreur incompréhensible et se trompait de voie, « Beaver » éclatait, et sa voix extraordinairement aiguë faisait entendre pendant trois minutes des commentaires où le vocabulaire de choix alternait avec certaines expressions anglo-saxonnes particulièrement virulentes. Le conducteur devait être philosophe et sourd pour encaisser sans broncher toutes ces insultes.
    Dans les moments où mon attention n'était pas absorbée par ces feux d'artifices, j'essayais de dégager le sens des événements des derniers jours. Les Anglais en étaient venus à solliciter l'aide des Américains mais ils le faisaient fièrement, presque avec défi. Nos chefs, tout en sachant que l'Angleterre s'était engagée dans la bataille en comptant sur nous, sur tous les Américains, représentaient néanmoins un peuple qui ne s'était pas encore rendu compte clairement, complètement et sans équivoque, des dangers auxquels il s'exposait. L'Amérique était à mi-chemin entre la paix et la guerre. Nos chefs d'état-major avaient la mission délicate de peser les demandes de l'Angleterre et celles de l'Union Soviétique afin de maintenir la juste proportion et de faire en sorte que chacun des deux belligérants reçût suffisamment d'aide pour pouvoir continuer à exterminer les nazis.
    J'étais impressionné par les événements des derniers jours, et je le suis encore aujourd'hui. Le destin de l'Amérique était en bonnes mains, les mains d'hommes qui s'efforçaient désespérément et par tous les moyens de maintenir notre pays hors de la mêlée, tout en protégeant nos intérêts nationaux à longue échéance.
    Le temps demeurait un facteur important dans la partie que le Président et ses chefs d'état-major avaient engagé en ce mois d'août dans le port d'Argentia. Nous savons aujourd'hui que la situation allait évoluer presque trop rapidement pour que notre production pût suivre le même rythme.

            …à suivre : Chapitre III – D’ARGENTIA A CASABLANCA
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23 novembre 2007 5 23 /11 /novembre /2007 07:43

 

ECRITS POLITIQUES
FRANKLIN DELANO ROOSEVELT
COMBATS POUR DEMAIN


CHAPITRE PREMIER

 

Démocratie et Liberté

 

 

 

    « NOTRE FERME DESSEIN EST DE PROTÉGER ET DE MAINTENIR LA DEMOCRATIE DANS SA TOTALITÉ »

 

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    À chaque jour inaugural depuis 1789 le peuple a retrouvé son esprit de sacrifice envers les États-Unis.

     Au Jour Inaugural de Washington, le devoir du peuple était de créer une nation et de s'unifier. Au Jour Inaugural de Lincoln, le devoir du peuple était de sauver l'unité de la nation d'un péril intérieur.
 
    En ce jour, le devoir du peuple est de sauver l'unité de la nation et ses institutions d'un péril extérieur.
 
    Le moment est venu pour nous de nous arrêter un instant au milieu du cours rapide des événements et de faire notre bilan, nous rappeler quelle a été notre place dans l'histoire, redécouvrir ce que nous sommes et ce que nous pouvons être. Si nous ne le faisons pas, nous courons le réel péril de l'inaction.

    La vie des nations n'est pas déterminée par le nombre des années mais par la vitalité de l'esprit humain. La vie d'un homme est de 70 ans, un peu plus, un peu moins. La vie d'une nation est la force de sa volonté à vivre.
 
    Il y a des hommes qui en doutent. Il y a des hommes qui croient que la démocratie comme forme de gouvernement et comme cadre de vie est limitée ou mesurée par une sorte de destin secret et artificiel — que, pour une raison inexpliquée, la tyrannie et l'esclavage sont la vague montante de l'avenir — et que la liberté est une marée descendante.
 
    Mais nous, Américains, savons que ce n'est pas vrai.
 
    Il y a huit ans, quand la vie de cette République semblait paralysée par une terreur mortelle, nous avons prouvé que cela n'était pas vrai. Nous étions dans l'étourdissement d'un choc — mais nous avons agi. Nous avons agi vite, avec audace, et d'une manière décisive.
 
    Ces dernières années ont été des années actives, des années fructueuses, pour le peuple de cette démocratie, car elles nous ont apporté une plus grande sécurité, et, je l'espère, une meilleure compréhension de ce que les buts de la vie ne peuvent s'évaluer en mesures matérielles.

    Cette expérience d'une démocratie qui a survécu à une crise intérieure, qui a rejeté bien des choses mauvaises, qui a construit de nouveaux cadres sur des plans durables, et qui, à travers tout cela, a maintenu la démocratie, est absolument vitale pour notre présent et notre avenir.

    En effet, tout a été fait dans le cadre de la séparation des trois pouvoirs de la Constitution des États-Unis. Les branches coordonnées du Gouvernement continuent à fonctionner librement ; la Déclaration des Droits demeure inviolée. La liberté du vote est complètement maintenue. Les prophètes du déclin de la démocratie ont vu leurs sinistres prédictions réduites à néant.

    La démocratie n'agonise pas. Nous le savons, car nous l'avons vue renaître et gagner du terrain. Nous savons qu'elle est immortelle, car elle repose sur la libre initiative d'hommes et de femmes réunis dans une tâche collective — une tâche entreprise et menée à bien par la libre expression d'une libre majorité.

    Nous le savons, parce que la démocratie, seule de toutes les formes de gouvernement, utilise la pleine force de la volonté éclairée des hommes.

    Nous le savons, parce que la démocratie a construit une civilisation sans limite, susceptible de progrès indéfini dans l'amélioration des conditions de vie.

    Nous le savons, car si nous regardons au fond des choses, nous voyons qu'elle continue à s'étendre sur chaque continent, car elle est la plus humaine et la plus moderne, et en réalité, la moins attaquable de toutes les formes de société humaine.

    Une nation, comme une personne, a un corps, un corps qui doit être nourri, vêtu et logé, entraîné et reposé, d'une façon adaptée aux buts de notre époque.

    Une nation, comme une personne, a un esprit, un esprit qui doit être informé et tenu en alerte, qui doit avoir conscience de lui-même, connaître les espoirs et les besoins de ses voisins, — tous les autres pays qui vivent dans un monde qui va se rétrécissant —.

    Et une nation, comme une personne, a quelque chose de plus profond, quelque chose de plus durable, quelque chose de plus que la somme de tous ses composants, et c'est ce quelque chose qui importe le plus pour l'avenir, qui demande la protection sacrée de son présent. C'est quelque chose qu'il est difficile, presque impossible de désigner par un seul, un simple mot ; et cependant, nous comprenons tous ce qu'elle est — l'âme — la foi de l'Amérique. C'est le produit des siècles. Elle est née au milieu des foules de ceux qui, venus de bien des pays — les uns de classe élevée, mais pour la plupart des gens simples — ont cherché ici, il y a longtemps et récemment, la liberté plus librement.

    L'aspiration à la démocratie n'est pas une nouveauté dans l'histoire humaine, c'est cette histoire elle-même. Elle imprégnait la vie des populations primitives, elle flamboyait à nouveau au Moyen-Age et elle fut inscrite dans la Grande Charte.

    Aux Amériques, son impulsion a été irrésistible. L'Amérique a été le Nouveau Monde dans toutes les langues, non pas parce que ce continent a été une terre nouvellement découverte, mais parce que tous ceux qui sont venus ici croyaient créer sur ce continent une vie nouvelle — une vie qui serait nouvelle par la liberté.

    Sa vitalité était inscrite dans notre propre pacte de Mayflower, dans la Déclaration d'Indépendance, dans la Constitution des Etats-Unis et dans le Discours de Gettysburg.

    Ceux qui sont venus les premiers ici pour atteindre les buts de leurs désirs et les millions qui les ont suivis, et la race qui en est issue, n'ont pas cessé d'avancer constamment et conséquemment vers un idéal qui, lui-même, a gagné du terrain, en taille et en précision, à chaque génération.


 

    L'AME ET LA FOI DU PAYS

 

    Les aspirations de la République ne peuvent admettre pour toujours ni une pauvreté imméritée, ni une richesse égoïste.

    Nous savons que nous avons encore un long chemin à parcourir, nous savons que nous devons encore accroître la sécurité, les chances et le savoir de chaque citoyen, dans la mesure que justifient les ressources et les possibilités du pays.

    Mais ce n'est pas assez que de réaliser ces seuls buts. Ce n'est pas assez que de vêtir et de nourrir le corps de ce pays, que de former et alimenter son esprit. Car il y a aussi l'âme. Et, des trois, le plus important, c'est l'âme.

    Sans le corps et l'esprit, comme chacun sait, le pays ne pourrait vivre.

    Mais si l'âme de l'Amérique était tuée, même si son corps et son esprit continuaient à vivre réfugiés dans un monde étranger, l'Amérique que nous connaissons serait morte.

    Cette âme — cette foi — nous parle dans la vie quotidienne, souvent d'une façon dont nous ne nous en apercevions pas parce qu'elle nous semble évidente. Elle nous parle ici dans la capitale de cette nation. Elle nous parle par les modes de gouvernement indépendants de 48 Etats. Elle nous parle dans nos provinces, dans nos villes et nos cités, nos villages. Elle nous parle des autres nations de l'hémisphère et de celles de l'autre côté des mers, celles qui sont en esclavage, comme celles qui sont libres. Quelquefois nous n'entendons pas ou ne prenons pas garde à ces voix de liberté, parce que pour nous la jouissance de notre liberté est une vieille, bien vieille histoire.

    La destinée de l'Amérique a été proclamée en des paroles prophétiques par notre premier Président dans son premier Discours inaugural, en 1789, en des mots qui semblent presque faits pour la présente année 1941 :

    « La conservation de la flamme sacrée de la liberté et le sort du mode républicain de gouvernement sont, à juste titre, considérés comme : …profondément ….et en définitive voués dans l'expérience confiée aux mains du peuple américain. »

    Si nous perdons cette flamme sacrée, si nous la laissons étouffer par le doute et la crainte, alors nous rejetterons la destinée pour laquelle Washington s'est battu si vaillamment et pour laquelle il a triomphé. La conservation de l'âme et de la foi du pays fournit et fournira la justification la plus évidente des sacrifices que nous pouvons faire pour la défense nationale, quels qu'ils soient.

    Face à des périls que nous n'avons encore jamais rencontrés, notre ferme dessein est de protéger et de continuer toute la démocratie.

    Pour cela, nous unissons l'âme de l'Amérique et la foi de l'Amérique.

    Nous ne reculons pas. Il ne nous suffit pas de nous maintenir. En Américains, nous allons de l'avant pour le bien de notre pays, avec la volonté de Dieu.
 


Franklin Delano Roosevelt



...à suivre : Chapitre premier - Seconde partie

 

 

 
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22 novembre 2007 4 22 /11 /novembre /2007 07:23
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L'Espérance, la Liberté, l'Amour : c'est l'essence de l'humanité qui devient sensible par ce discours, présenté ici intégralement, avec les textes anglais et français (en bas).


August 28, 1963, Washington D.C., Lincoln Memorial.

I am happy to join with you today in what will go down in history as the greatest demonstration for freedom in the history of our nation.

Five score years ago, a great American, in whose symbolic shadow we stand today, signed the Emancipation Proclamation. This momentous decree came as a great beacon light of hope to millions of Negro slaves, who had been seared in the flames of withering injustice. It came as a joyous daybreak to end the long night of their captivity. But one hundred years later, the Negro still is not free. One hundred years later, the life of the Negro is still sadly crippled by the manacle of segregation and the chains of discrimination.

One hundred years later, the Negro lives on a lonely island of poverty in the midst of a vast ocean of material prosperity. One hundred years later, the Negro is still languish in the corners of American society and finds himself an exile in his own land So we've come here today to dramatize a shameful condition.

In a sense we've come to our Nation's Capital to cash a check. When the architects of our republic wrote the magnificent words of the Constitution and the Declaration of Independence, they were signing a promissory note to which every American was to fall heir.

This note was a promise that all men, yes, black men as well as white men, would be guaranteed the inalienable rights of life liberty and the pursuit of happiness.

It is obvious today that America has defaulted on this promissory note insofar as her citizens of color are concerned. Instead of honoring this sacred obligation, America has given the Negro people a bad check, a check which has come back marked "insufficient funds."

But we refuse to believe that the bank of justice is bankrupt. We refuse to believe that there are insufficient funds in the great vaults of opportunity of this nation. So we have come to cash this check, a check that will give us upon demand the riches of freedom and the security of justice.

We have also come to this hallowed spot to remind America of the fierce urgency of Now. This is no time to engage in the luxury of cooling off or to take the tranquilizing drug of gradualism.

Now is the time to make real the promises of democracy.

Now is the time to rise from the dark and desolate valley of segregation to the sunlit path of racial justice.

Now is the time to lift our nation from the quicksands of racial injustice to the solid rock of brotherhood.

Now is the time to make justice a reality for all of God's children.

It would be fatal for the nation to overlook the urgency of the moment. This sweltering summer of the Negro's legitimate discontent will not pass until there is an invigorating autumn of freedom and equality. Nineteen sixty-three is not an end but a beginning. Those who hope that the Negro needed to blow off steam and will now be content will have a rude awakening if the nation returns to business as usual.

There will be neither rest nor tranquility in America until the Negro is granted his citizenship rights. The whirlwinds of revolt will continue to shake the foundations of our nation until the bright day of justice emerges.

But there is something that I must say to my people who stand on the warm threshold which leads into the palace of justice. In the process of gaining our rightful place we must not be guilty of wrongful deeds.

Let us not seek to satisfy our thirst for freedom by drinking from the cup of bitterness and hatred. We must forever conduct our struggle on the high plane of dignity and discipline. We must not allow our creative protest to degenerate into physical violence. Again and again we must rise to the majestic heights of meeting physical force with soul force.

The marvelous new militancy which has engulfed the Negro community must not lead us to a distrust of all white people, for many of our white brothers, as evidenced by their presence here today, have come to realize that their destiny is tied up with our destiny and They have come to realize that their freedom is inextricably bound to our freedom. We cannot walk alone.

And as we walk, we must make the pledge that we shall always march ahead. We cannot turn back. There are those who are asking the devotees of civil rights, "When will you be satisfied?" We can never be satisfied as long as the Negro is the victim of the unspeakable horrors of police brutality.

We can never be satisfied as long as our bodies, heavy with the fatigue of travel, cannot gain lodging in the motels of the highways and the hotels of the cities.

We cannot be satisfied as long as the Negro's basic mobility is from a smaller ghetto to a larger one.

We can never be satisfied as long as our children are stripped of their selfhood and robbed of their dignity by signs stating "for white only."

We cannot be satisfied as long as a Negro in Mississippi cannot vote and a Negro in New York believes he has nothing for which to vote.

No, no we are not satisfied and we will not be satisfied until justice rolls down like waters and righteousness like a mighty stream.

I am not unmindful that some of you have come here out of your trials and tribulations. Some of you have come fresh from narrow jail cells. Some of you have come from areas where your quest for freedom left you battered by the storms of persecutions and staggered by the winds of police brutality.

You have been the veterans of creative suffering. Continue to work with the faith that unearned suffering is redemptive.

Go back to Mississippi, go back to Alabama, go back to South Carolina go back to Georgia, go back to Louisiana, go back to the slums and ghettos of our northern cities, knowing that somehow this situation can and will be changed.

Let us not wallow in the valley of despair. I say to you today, my friends, so even though we face the difficulties of today and tomorrow. I still have a dream. It is a dream deeply rooted in the American dream.

I have a dream that one day this nation will rise up... live out the true meaning of its creed. We hold these truths to be self-evident that all men are created equal.

I have a dream that one day on the red hills of Georgia the sons of former slaves and the sons of former slave owners will they be able to sit down together at the table of brotherhood.

I have a dream that one day even the state of Mississippi, a state sweltering with the heat of injustice, sweltering with the heat of oppression will be transformed into an oasis of freedom and justice.

I have a dream that my four little children will one day live in a nation where they will not be judged by the color of their skin but by the content of their character.

I have a dream today.

I have a dream that one day down in Alabama, with its vicious racists, with its governor having his lips dripping with the words of interposition and nullification; one day right down in Alabama little black boys and black girls will be able to join hands with little white boys and white girls as sisters and brothers.

I have a dream today.

I have a dream that one day every valley shall be exalted, every hill and mountain shall be made low, the rough places will be made plains and the crooked places will be made straight and the glory of the Lord shall be revealed and all flesh shall see it together.

This is our hope. This is the faith that I go back to the South with. With this faith we will be able to hew out of the mountain of despair a stone of hope.

With this faith we will be able to transform the jangling discords of our nation into a beautiful symphony of brotherhood.

With this faith we will be able to work together, to pray together, to struggle together, to go to jail together, to stand up for freedom together, knowing that we will be free one day.

This will be the day, this will be the day when all of God's children be able to sing with new meaning "My country 'tis of thee, sweet land of liberty, of thee I sing. Land where my fathers died, land of the Pilgrim's pride, from every mountainside, let freedom ring!"

And if America is to be a great nation, this must become true. So let freedom ring from the prodigious hilltops of New Hampshire. Let freedom ring from the mighty mountains of New York.

Let freedom ring from the heightening Alleghenies of Pennsylvania.

Let freedom ring from the snow-capped Rockies of Colorado.

Let freedom ring from the curvaceous slopes of California.

But not only that, let freedom, ring from Stone Mountain of Georgia.

Let freedom ring from Lookout Mountain of Tenneessee.

Let freedom ring from every hill and molehill of Mississippi, from every mountainside.

Let freedom ring,

And when this happens,and when we allow freedom ring, when we let it ring from every village and every hamlet, from every state and every city, we will be able to speed up that day when all of God's children, black men and white men, Jews and Gentiles, Protestants and Catholics, will be able to join hands and sing in the words of the old negro spiritual, "Free at last, free at last. Thank God Almighty, we are free at last."






Martin Luther King

Lincoln Memorial, Washington D.C., le 28 août 1963.

 

Je suis heureux de participer avec vous aujourd'hui à ce rassemblement qui restera dans l'histoire comme la plus grande manifestation que notre pays ait connu en faveur de la liberté.

 

Il y a un siècle de cela, un grand américain qui nous couvre aujourd'hui de son ombre symbolique signait notre acte d'émancipation. Cette proclamation historique faisait, comme un grand phare, briller la lumière de l'espérance aux yeux de millions d'esclaves noirs marqués au feu d'une brûlante injustice. Ce fut comme l'aube joyeuse qui mettrait fin à la longue nuit de leur captivité.

 

Mais cent ans ont passé et le Noir n'est pas encore libre. Cent ans ont passé et l'existence du Noir est toujours tristement entravée par les liens de la ségrégation, les chaînes de la discrimination; cent ans ont passé et le Noir vit encore sur l'île solitaire de la pauvreté, dans un vaste océan de prospérité matérielle; cent ans ont passé et le Noir languit toujours dans les marches de la société américaine et se trouve en exil dans son propre pays.

 

C'est pourquoi nous sommes accourus aujourd'hui en ce lieu pour rendre manifeste cette honteuse situation. En ce sens, nous sommes montés à la capitale de notre pays pour toucher un chèque. En traçant les mots magnifiques qui forment notre constitution et notre déclaration d'indépendance, les architectes de notre république signaient une promesse dont héritaient chaque Américain. Aux termes de cet engagement, tous les hommes, les Noirs, oui, aussi bien que les Blancs, se verraient garantir leurs droits inaliénables à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur.

 

Il est aujourd'hui évident que l'Amérique a failli à sa promesse en ce qui concerne ses citoyens de couleur. Au lieu d'honorer son obligation sacrée, l'Amérique a délivré au peuple noir un chèque sans valeur; un chèque qui est revenu avec la mention "Provisions insuffisantes". Nous ne pouvons croire qu'il n'y ait pas de quoi honorer ce chèque dans les vastes coffres de la chance en notre pays. Aussi sommes nous venus encaisser ce chèque, un chèque qui nous fournira sur simple présentation les richesses de la liberté et la sécurité de la justice.

 

Nous sommes également venus en ce lieu sanctifié pour rappeler à l'Amérique les exigeantes urgences de l'heure présente. Il n'est plus temps de se laisser aller au luxe d'attendre ni de pendre les tranquillisants des demi-mesures. Le moment est maintenant venu de réaliser les promesses de la démocratie; le moment est venu d'émerger des vallées obscures et désolées de la ségrégation pour fouler le sentier ensoleillé de la justice raciale; le moment est venu de tirer notre nation des sables mouvants de l'injustice raciale pour la hisser sur le roc solide de la fraternité; le moment est venu de réaliser la justice pour tous les enfants du Bon Dieu. Il serait fatal à notre nation d'ignorer qu'il y a péril en la demeure. Cet étouffant été du légitime mécontentement des Noirs ne se terminera pas sans qu'advienne un automne vivifiant de liberté et d'égalité.

 

1963 n'est pas une fin mais un commencement. Ceux qui espèrent que le Noir avait seulement besoin de laisser fuser la vapeur et se montrera désormais satisfait se préparent à un rude réveil si le pays retourne à ses affaires comme devant.

 

Il n'y aura plus ni repos ni tranquillité en Amérique tant que le Noir n'aura pas obtenu ses droits de citoyen.

 

Les tourbillons de la révolte continueront d'ébranler les fondations de notre nation jusqu'au jour où naîtra l'aube brillante de la justice.

 

Mais il est une chose que je dois dire à mon peuple, debout sur le seuil accueillant qui mène au palais de la justice : en nous assurant notre juste place, ne nous rendons pas coupables d'agissements répréhensibles.

 

Ne cherchons pas à étancher notre soif de liberté en buvant à la coupe de l'amertume et de la haine. Livrons toujours notre bataille sur les hauts plateaux de la dignité et de la discipline. Il ne faut pas que notre revendication créatrice dégénère en violence physique. Encore et encore, il faut nous dresser sur les hauteurs majestueuses où nous opposerons les forces de l'âme à la force matérielle.

 

Le merveilleux militantisme qui s'est nouvellement emparé de la communauté noire ne doit pas nous conduire à nous méfier de tous les Blancs. Comme l'atteste leur présence aujourd'hui en ce lieu, nombre de nos frères de race blanche ont compris que leur destinée est liée à notre destinée. Ils ont compris que leur liberté est inextricablement liée à notre liberté. L'assaut que nous avons monté ensemble pour emporter les remparts de l'injustice doit être mené par une armée biraciale. Nous ne pouvons marcher tout seuls au combat. Et au cours de notre progression, il faut nous engager à continuer d'aller de l'avant ensemble. Nous ne pouvons pas revenir en arrière. Il en est qui demandent aux tenants des droits civiques : "Quand serez vous enfin satisfaits ?" Nous ne pourrons jamais être satisfaits tant que le Noir sera victime des indicibles horreurs de la brutalité policière.

 

Nous ne pourrons jamais être satisfaits tant que nos corps recrus de la fatigue du voyage ne trouveront pas un abris dans les motels des grand routes ou les hôtels des villes. Nous ne pourrons jamais être satisfaits tant que la liberté de mouvement du Noir ne lui permettra guère que d'aller d'un petit ghetto à un ghetto plus grand.

 

Nous ne pourrons jamais être satisfaits tant que nos enfants seront dépouillés de leur identité et privés de leur dignité par des pancartes qui indiquent : "Seuls les Blancs sont admis." Nous ne pourrons être satisfaits tant qu'un Noir du Mississippi ne pourra pas voter et qu'un Noir de New York croira qu'il n'a aucune raison de voter. Non, nous ne sommes pas satisfaits, et nous ne serons pas satisfaits tant que le droit ne jaillira pas comme les eaux et la justice comme un torrent intarissable.

 

Je n'ignore pas que certains d'entre vous ont été conduits ici par un excès d'épreuves et de tribulations. D'aucuns sortent à peine de l'étroite cellule d'une prison. D'autres viennent de régions où leur quête de liberté leur a valu d'être battus par les tempêtes de la persécution, secoués par les vents de la brutalité policière. Vous êtes les pionniers de la souffrance créatrice. Poursuivez votre tache, convaincus que cette souffrance imméritée vous sera rédemption.

 

Retournez au Mississippi; retournez en Alabama; retournez en Caroline du Sud; retournez en Géorgie; retournez en Louisiane, retournez à vos taudis et à vos ghettos dans les villes du Nord, en sachant que, d'une façon ou d'une autre cette situation peut changer et changera. Ne nous vautrons pas dans les vallées du désespoir.

 

Je vous le dis ici et maintenant, mes amis : même si nous devons affronter des difficultés aujourd'hui et demain, je fais pourtant un rêve. C'est un rêve profondément ancré dans le rêve américain. Je rêve que, un jour, notre pays se lèvera et vivra pleinement la véritable réalité de son credo : "Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes que tous les hommes sont créés égaux."

 

Je rêve que, un jour, sur les rouges collines de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d'esclaves pourront s'asseoir ensemble à la table de la fraternité.

 

Je rêve que, un jour, l'État du Mississippi lui-même, tout brûlant des feux de l'injustice, tout brûlant des feux de l'oppression, se transformera en oasis de liberté et de justice.

 

Je rêve que mes quatre petits enfants vivront un jour dans un pays où on ne les jugera pas à la couleur de leur peau mais à la nature de leur caractère. Je fais aujourd'hui un rêve !

 

Je rêve que, un jour, même en Alabama où le racisme est vicieux, où le gouverneur a la bouche pleine des mots "interposition" et "nullification", un jour, justement en Alabama, les petits garçons et petites filles noirs, les petits garçons et petites filles blancs, pourront tous se prendre par la main comme frères et sœurs. Je fais aujourd'hui un rêve !

 

Je rêve que, un jour, tout vallon sera relevé, toute montagne et toute colline seront rabaissés, tout éperon deviendra une pleine, tout mamelon une trouée, et la gloire du Seigneur sera révélée à tous les êtres faits de chair tout à la fois.

 

Telle est mon espérance. Telle est la foi que je remporterai dans le Sud.

 

Avec une telle foi nous serons capables de distinguer, dans les montagnes de désespoir, un caillou d'espérance. Avec une telle foi nous serons capables de transformer la cacophonie de notre nation discordante en une merveilleuse symphonie de fraternité.

 

Avec une telle foi, nous serons capables de travailler ensemble, de prier ensemble, de lutter ensemble, d'aller en prison ensemble, de nous dresser ensemble pour la liberté, en sachant que nous serons libres un jour. Ce sera le jour où les enfants du Bon Dieu pourront chanter ensemble cet hymne auquel ils donneront une signification nouvelle -"Mon pays c'est toi, douce terre de liberté, c'est toi que je chante, pays où reposent nos pères, orgueil du pèlerin, au flanc de chaque montagne que sonne la cloche de la liberté"- et si l'Amérique doit être une grande nation, il faut qu'il en soit ainsi.

 

Aussi faites sonner la cloche de la liberté sur les prodigieux sommets du New Hampshire.

 

Faites la sonner sur les puissantes montagnes de l'État de New York.

 

Faites la sonner sur les hauteurs des Alleghanys en Pennsylvanie.

 

Faites la sonner sur les neiges des Rocheuses, au Colorado.

 

Faites la sonner sur les collines ondulantes de la Californie.

 

Mais cela ne suffit pas.

 

Faites la sonner sur la Stone Mountain de Géorgie.

 

Faites la sonner sur la Lookout Mountain du Tennessee.

 

Faites la sonner sur chaque colline et chaque butte du Mississippi, faites la sonner au flanc de chaque montagne.

 
Quand nous ferons en sorte que la cloche de la liberté puisse sonner, quand nous la laisserons carillonner dans chaque village et chaque hameau, dans chaque État et dans chaque cité, nous pourrons hâter la venue du jour où tous les enfants du Bon Dieu, les Noirs et les Blancs, les juifs et les gentils, les catholiques et les protestants, pourront se tenir par la main et chanter les paroles du vieux "spiritual" noir : "Libres enfin. Libres enfin. Merci Dieu tout-puissant, nous voilà libres enfin."

  Martin Luther King
Lincoln Memorial, Washington D.C., le 28 août 1963.

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21 novembre 2007 3 21 /11 /novembre /2007 07:31
   Voici un autre livre de textes de Franklin Delano Roosevelt, devenu introuvable et non réédité depuis 1945, présenté ainsi en seconde de couverture :
   
La voix du grand homme d'état américain, dont l'influence fut décisive sur les destinées du monde ces dernières années, nous parvient à travers ces pages qui résument l'essentiel de sa pensée.
    On y trouve ses opinions sur les grands problèmes permanents de la politique — la liberté, la démocratie — ainsi que ses vues sur l'action immédiate, sur les luttes économiques et enfin, sur la guerre et la victoire, dont il était l'un des premiers artisans.

   Il contient 22 textes que je mets ici à votre disposition.
   Ce livre est orné d'une magnifique préface écrite par Jules Romains, que je vous présente ci-dessous.




ECRITS POLITIQUES
FRANKLIN DELANO ROOSEVELT
COMBATS POUR DEMAIN

Préface
(autres textes)

FDR.jpg   IL est inutile de tracer, pour le public français, le portrait physique du Président Roosevelt. Son visage était un des plus célèbres du monde — un des trois ou quatre — et, il faut bien le dire, celui dont l'apparition éveillait chez nous l'amitié la plus large, le sentiment le plus confiant, le plus préservé d'arrière-pensées et d'inquiétudes. Ce visage était vraiment devenu pour notre peuple, et pour bien d'autres, au sein d'une époque terrible, l'incarnation des bonnes chances qu'il y avait encore dans le monde, le conseil de ne pas désespérer. — Ce visage noble, tendre, baigné d'esprit, apparenté à ceux de plusieurs grands poètes ou grands sages de l'histoire; et le regard qui en était l'émanation fidèle; un regard d'une bonté un peu anxieuse qui semblait demander à la foule : « Qui nous empêche de nous entendre et de sauver le monde, si réellement nous le voulons ? ».


   L'on connaissait aussi chez nous l'infirmité corporelle qui avait frappé jadis le Président et la lutte courageuse qu'il avait menée pour la réduire. Ce détail ajoutait à l'humanité de Roosevelt, le rapprochait des souffrants, narguait les doctrines brutales qui liaient toute supériorité à la superbe du sang et de la chair.


   Les Français étaient moins familiers avec sa voix, qui était une voix bienveillante elle-même et affectueuse, un peu voilée en dépit de sa vigueur foncière, parfois, peut-être, un peu molle de contours.


   C'est durant ses discours au Congrès que le Président prenait ses attitudes les plus caractéristiques. Il lisait, du ton d'un homme qui apporte la vérité, mais qui est aussi possédé par le besoin de toucher le coeur et de convaincre. Il y avait chez lui du professeur et du prêtre, un peu de l'avocat intègre, rien du tribun à notre mode, rien surtout du cabotin.


   Souvent, il levait les yeux de son texte et les promenait rapidement sur l'assemblée comme pour dire : « Nous sommes des amis, n'est-ce pas ? Et des justes. Des vérités que j'éprouve avec tant de force pourraient-elles ne pas se communiquer à vous ? »


   Je ne sais si l'on mesure, de ce côté-ci de l'Océan, à quel point la carrière de Roosevelt fut exceptionnelle. Il a été élu président quatre fois de suite, ce qui ne s'était jamais vu, ni même envisagé.

   Dans ce pays qui, plus que tout autre, redoute le pouvoir d'un seul, et qui, s'il obéit au chef, n'a aucunement le culte du chef, se méfie par principe des abus et des périls qu'enferme la fonction de chef, Roosevelt a été le chef, pendant une période dont la longueur était sans exemple; et cette période se trouvait être la plus dramatique et la plus formidable que les Etats eussent vécue.


   De ce fait déjà, par les responsabilités qu'il a été amené à prendre, par l'inflexion que sa présence a donnée aux événements, Roosevelt serait, avec Washington et Lincoln, et même aux yeux de ses adversaires, l'un des trois grands présidents de l'histoire des Etats-Unis. Autrement dit, il suffit, pour lui accorder sa place, de constater qu'il est celui qui a gouverné le plus longtemps dans les circonstances les plus difficiles.


   Washington, Lincoln, Roosevelt, cette trinité de grands hommes se formera d'elle-même pour la postérité. Ce furent réellement de grands hommes, par le dedans, par la conscience et la mission et non pas seulement par la faveur des choses.


   Notre époque a dû redécouvrir, au prix d'effroyables épreuves, l'importance des grands hommes. Il est apparu, çà et là, de malfaisants génies, en qui étaient portées au suprême degré les virtualités les plus dangereuses et parfois les séductions les plus diaboliques de l'être humain. Contre eux, la masse était souvent sans défense. Pour les combattre, pour les vaincre, il n'était pas assez, on l'a vu, de la lucidité commune, de l'énergie et de la ténacité propres à l'homme moyen. A ces champions du Mauvais Principe, il fallait opposer des champions du Bon Principe qui fussent d'une taille comparable. Les simples braves gens étaient, comme disent les sportifs, « surclassés ». Hélas ! De tels champions ont presque partout fait défaut, et aux moments les plus graves. La chance de l'Amérique — et de cette chance le monde entier a finalement profité — fut d'avoir Roosevelt. Elle s'en apercevra de plus en plus, à la réflexion. Elle constatera que la longue présidence de Roosevelt a coïncidé avec deux des plus graves conjonctures de la vie américaine, et que, de ces deux conjonctures, Roosevelt a tiré son pays avec honneur.


   Pour l'historien futur, il sera intéressant de chercher ce que l'oeuvre de Roosevelt doit à la nature et à la formation de l'homme.


   C'était, à coup sûr, de naissance, un intellectuel et un méditatif. Mais d'autres exigences de son caractère le portaient à l'action, et même, sans détours préalables, sans années d'apprentissage de droite et de gauche, à l'action politique. Si bien qu'il y a peu d'hommes amis des idées, imbus d'un idéal, qui aient si peu tâtonné avant de s'attaquer à la réalité pratique; et peu d'hommes d'état américains qui soient arrivés à la carrière politique si directement et si tôt.


   Cette particularité explique sans doute l'extrême habileté, la virtuosité du technicien, que Roosevelt a su garder même aux époques où l'urgence le pressait le plus, où le sentiment passionné d'avoir raison risquait le plus de lui faire bousculer les précautions ordinaires. Peut-être aussi, pour ne rien dissimuler, explique-t-elle ce qui nous est apparu parfois chez lui comme un excès de prudence, comme une approche trop circonspecte de l'occasion et de l'obstacle.

   D'ailleurs, le progrès de son art de technicien consistait non pas à raffiner une roublardise, mais à perfectionner un ensemble de méthodes à l'efficacité desquelles il croyait.

Ces méthodes, il serait long de les décrire, téméraire aussi, puisqu'à ma connaissance il ne les a pas systématiquement formulées. On peut, cependant, en deviner quelque chose.


   Il semble bien qu'il ait cru, en principe, à l'efficacité, non pas verbale mais réelle, de la bonne foi et du bon sens à l'intérieur d'une démocratie. Dire la vérité, simplement, et du mieux que l'on peut, ne reste pas sans résultat. Roosevelt nourrissait une confiance très humaine, très américaine, dans l'homme moyen — à condition que l'homme moyen ne soit pas déformé par un régime, empoisonné par un fanatisme. Il comptait également sur la chaleur persuasive, l'onction fraternelle, qui tiennent tant de place dans la vie religieuse des communautés protestantes.


   Il croyait au travail d'équipe. Il était un patron plein d'autorité, parfois trop vétilleux dans le contrôle de l'exécution — un de ces hommes qui rêveraient de tout faire par eux-mêmes, pour la paix de leur conscience; — mais il pratiquait envers ses collaborateurs l'estime, la fidélité, la loyauté. Il aimait les hommes de talent. Il recherchait et respectait les hautes compétences.


   Ce n'est pas par hasard que les mots de « brain trust » sont liés à son souvenir.


   Il croyait non moins fermement à la nécessité d'un contact étroit avec le Congrès et l'opinion. « Je ne serai pas lâché par le Congrès », « Je ne serai pas lâché par l'opinion », tels devaient être deux des slogans de ses rêveries silencieuses. Il y croyait par souci de conserver le pouvoir, et un pouvoir non disputé ou désavoué. Mais il y croyait aussi par philosophie. Pour lui, le chef d'une démocratie restait l'aboutissement de la conscience publique, l'organe suprême de l'opinion. Le chef d'une démocratie ne pouvait pas avoir raison tout seul. Si par malheur il avait raison tout seul — ou contre la majorité — son premier devoir était d'abolir ce divorce, de convaincre la majorité par la bonne foi et l'appel au bon sens. Car Roosevelt avait une philosophie. Elle s'exhale avec pureté, honnêteté, vigueur, de toutes les pages de ce petit volume. Pas une philosophie de rhéteur, faite pour la consommation des masses, et dont on sourit entre intimes. Une philosophie vécue, consubstantielle à la personne, mêlée au souffle. D'où le sérieux que prennent les formules, la façon dont elles parlent au coeur. Cet accent-là ne s'imite pas.


   En somme, Roosevelt a été le défenseur principal — le mieux placé et le mieux pourvu, évidemment, mais aussi l'un des plus sincères, des plus éloquents et des plus nets — de la cause la plus menacée à notre époque : celle des libertés de l'homme, spirituelles et physiques; celle de la dignité humaine, celle de l'autonomie et du bonheur personnels; celle de la civilisation conçue comme une croissance de la liberté.


   Cause menacée par des doctrines plus ou moins hostiles entre elles, mais qui, dans cette menace, s'unissent et convergent; menacée par de géantes forces dont chacune est aveugle, mais qui semblent clairvoyantes tant elles se dirigent avec sûreté vers l'écrasement de l'homme.


   Là-dessus, Roosevelt refuse de se payer de mots, ou de duper le pauvre diable d'homme moderne par des fantasmagories. Il ne confond pas un instant la liberté nationale avec la liberté politique: Il ne pense pas que la liberté politique tienne lieu des libertés quotidiennes, et que le citoyen puisse être heureux avec son bulletin de vote s'il est tyrannisé par une oligarchie économique ou par une oligarchie de bureaucrates. Roosevelt a la sollicitude des libertés vivantes. Il en parle avec tendresse. Comment lire sans émotion, à la fin de la liste qu'il dresse des libertés nouvelles, page 38, l'article 9 :


« Droit au repos, à la distraction, à l'aventure ; possibilité de profiter de la vie et d'avoir sa part du progrès de la civilisation. »


   Qu'un homme d'état, que le chef d'un état, que le chef de toute la machinerie juridique et administrative, le suprême gardien de toutes les lois et contraintes, ait eu la fraîcheur d'âme de penser à cela ! Droit à l'aventure ! Est-ce que cela ne ressemble pas à l'édit d'un poète devenu roi ?


   Cet homme d'état, qui a fait son apprentissage, sa carrière, sa gloire dans les fonctions et les charges de l'état, n'avait aucunement l'idolâtrie de l'état. Il savait comme personne que l'état, abandonné à son impulsion naturelle, à sa volonté de puissance, à sa prolifération automatique, devient le plus sombre ennemi de l'homme. Roosevelt entendait maintenir entre l'état et l'homme les termes du pacte raisonnable posé par les pères de la constitution, la réciprocité des devoirs et des droits, l'échange équitable des services. Il demandait à l'état non de restreindre les libertés mais de les accroître, de les rendre plus réelles, de les transférer de l'abstraction à la vie quotidienne. Avant tout, il tenait à mettre hors de contestation les libertés fondamentales, celles qu'il appelait les quatre libertés, et dont vous trouverez, à la page 72, une définition pleine de grandeur. (Le ton de Roosevelt devient alors celui de Marc-Aurèle.) Mais, pour lui, la liberté est une conquête permanente. Elle est le travail et le fruit de cette révolution permanente dont il parle à d'autres endroits, et qui est tout le contraire de l'agitation névropathique, de la rébellion amère et chronique que certains entendent par ces mots. Pour lui, révolution permanente signifie jeunesse permanente du corps social, refus de l'ankylose, disponibilité au mieux. Bref, une notion positive et tonique.


   Aussi, Roosevelt se garde-t-il bien d'embusquer derrière une prétendue défense de la liberté une défense du privilège et de l'ordre injuste. Nul n'a montré avec une simplicité plus forte que l'injustice économique a pour effet de rendre inopérantes pour la plupart des hommes les libertés théoriquement prévues par la constitution et la loi. En revanche, il est assez lucide, assez réaliste pour apercevoir que la surveillance et l'administration de la justice économique, du fait qu'elles incombent à l'état, comportent certains périls — ceux que l'état recèle dans ses flancs. L'oeuvre de justice devient aisément oeuvre de tyrannie. Et sous prétexte d'assurer au plus grand nombre les libertés qui lui manquent, c'est à tous qu'on enlève les vieilles libertés dont ils jouissaient. Bref, le programme social de Roosevelt s'est développé autour de cette maxime centrale : « Défendre et accroître les libertés humaines dans le perfectionnement de la société. »


   Car ce grand homme restait constamment humain. Il avait en dégoût tous les délires. Il croyait au bonheur. Il professait que la société se trompe si elle ne travaille pas au bonheur de ses membres, et de ses membres actuels, d'abord.


   Il haïssait la guerre. Il n'a jamais cessé de la haïr. Il l'a faite, comme on accepte une corvée ignoble mais devenue inévitable. Il est mort dans le bruit des victoires. Mais je suis sûr — et en cela aussi il a été l'expression fidèle de son peuple — que le bruit des victoires n'avait pas insinué dans sa cervelle le moindre commencement d'ivresse. Il a dû mourir en murmurant : « Vous savez bien, mon Dieu, que si tant de sang a coulé et coule encore, ce n'est point de ma faute. J'ai fait de mon mieux. J'ai tâché d'entendre votre conseil. »


   Et, à ce propos, comment ne pas citer l'admirable prière des pages 10 à 12 ? Cela encore sonne comme du Marc-Aurèle, du Marc-Aurèle que la compassion chrétienne a baigné.


   Le christianisme de Roosevelt est extrêmement émouvant. Il est profond et pur. Je ne vois rien qu'on puisse lui reprocher. Même les incroyants de chez nous auraient mauvaise grâce à ne pas le reconnaître ! Oh ! je sais. Parmi tous ceux qui se réclament du Christ, il y en a qui ont fait, durant ces années de catastrophe, de la bien sombre besogne; et d'autres qui ont poussé jusqu'aux limites du scandale l'art de ne pas se compromettre. Mais que le christianisme de Roosevelt ait été pour lui une force de plus, un suprême recours dans les moments de doute et d'affreuse fatigue, il serait absurde de le nier.


   L'étrange mérite de Roosevelt est d'avoir une conception de sa tâche aussi vaste et universelle que possible. Il est rare que les problèmes de politique intérieure et ceux de politique extérieure intéressent un chef de gouvernement au même degré, et soient traités par lui avec le même zèle, la même adresse. Or, Roosevelt, qui a conduit la plus grande guerre que son pays ait jamais faite, a conduit aussi la plus grande expérience sociale que ce même pays ait tentée.


   Il y a une question qu'on ne peut éluder. Comment Roosevelt, de part et d'autre, a-t-il réussi ? Dans ce pays où le succès prend une valeur philosophique, quel a été le succès de Roosevelt ?


   Du côté intérieur et social, j'estime que son succès a été immense, inespéré. Je n'ignore pas qu'en disant cela, je surprends bien des gens. Je crois pourtant que c'est vrai. Il suffit pour s'en convaincre de comparer des situations, et d'évoquer des souvenirs, honnêtement.


   L'Amérique de l'automne 29, celle de 30, étaient au plus bas. Une crise catastrophique se déployait, dont la gravité n'avait pas de précédent. La prospérité américaine semblait ruinée dans son principe, condamnée dans ses méthodes. Pour la première fois depuis longtemps, ce peuple doutait de lui, et de l'avenir. Il y avait d'innombrables détresses. Mais elles comptaient moins encore que cette chute du tonus national. Deux ans après, la crise n'était pas résorbée, ni même atténuée dans sa virulence. Elle avait seulement gagné le reste du monde. Alors Roosevelt est élu pour la première fois.


   J'ai pu suivre de mes yeux quelques étapes du redressement. Je visite, en 36, une Amérique où, déjà, l'on ne parle plus de la crise qu'au passé. Les grands hommes d'affaires se plaignent des méthodes de Roosevelt, mais ils avouent que le char est tiré de l'ornière. En 39, en 40, la prospérité américaine est celle des plus beaux jours. Elle éclate moins encore dans les statistiques que dans le visage de la foule, les rythmes de la rue. A qui ferait-on croire que ce peuple n'est pas heureux ? Les ouvriers, les employés, les fermiers remercient Roosevelt d'avoir vaincu le chômage, d'avoir amélioré de maintes façons le sort des humbles. Ils sont prêts à voter une fois encore pour lui. Mais les autres ? La veille de la deuxième réélection, je cause avec des gens d'affaires et de finance. Ils voteront contre Roosevelt, pour le principe. Mais ils reconnaissent qu'il a été prodigieusement adroit, qu'on lui doit peut-être d'avoir évité le pire, que plusieurs de ses réformes étaient probablement nécessaires. En avril 45, après la mort de Roosevelt, je n'ai rencontré que des gens qui parlaient de lui avec respect. « Un grand président » disaient les plus réservés, « ...cela ne fait pas de doute ». N'est-ce pas ce qu'on appelle un succès ?


   Que la guerre, comme l'a préparée et conduite Roosevelt, à l'échelle mondiale, ait été un succès, je ne pense pas qu'il soit encore besoin de l'établir. Et nous savons bien, en effet, qu'il ne s'est pas contenté de la présider. Il l'a réellement préparée et conduite, aidé des hommes qu'il avait choisis et qui avaient sa confiance.


   Il faut pourtant devant cette grande mémoire, et par respect même pour la probité de cette conscience, avoir le courage de se poser une question.


   Si Roosevelt s'était décidé plus vite, s'il avait eu moins de scrupules à ausculter l'opinion, à peser les hésitations et répugnances du Congrès, s'il avait eu plus de confiance en son prestige, en son droit de guider l'opinion, de la secouer au besoin; si, par exemple, dès sa première réélection de 36, il avait commencé une campagne de messages —au Congrès, à la radio, dans lu presse — où il eût répété infatigablement quelques vérités de bonne foi et de bon sens dont il était lui-même pénétré : « Nous ne voulons d'une nouvelle guerre mondiale à aucun prix. Les démocraties de l'Occident européen n'en veulent pas plus que nous. Il ne s'agit pas de les aider à la faire. Il s'agit de les aider à l'empêcher. Pour cela, il faut que nous déclarions le plus tôt possible que nous serons avec elles dès le premier instant et jusqu'au bout. Et pour qu'une telle déclaration n'ait pas l'air d'une phrase creuse, il faut que nous réarmions dès maintenant; que, dès maintenant, nous nous constituions l'arsenal des démocraties et, à toute éventualité, leur suprême citadelle. » Si Roosevelt avait joué cette partie, ne l'eût-il pas gagnée ? Et s'il l'eût gagnée, n'était-ce pas le destin du monde qui changeait ?


   Mais il y a encore une autre mesure du succès de Roosevelt : l'état de l'Amérique qu'il laissait en mourant, après trois années de la guerre que l'on sait, trois années d'efforts et de dépenses également gigantesques; la « condition » de l'Amérique en avril 45, au sens où l'on parle de la « condition » d'un athlète. Or, jamais athlète, ayant traversé une pareille épreuve, n'a montré une mine aussi fraîche, des muscles aussi dispos, un coeur aussi intact. L'Amérique d'avril 45, pour l'observateur, ne différait de celle de 42 ou de celle de 40 que par l'énormité du travail que dans l'intervalle elle avait accompli. Aucune des toxines de la guerre ne semblait l'avoir atteinte. Elle détestait la guerre comme au premier jour. Son visage s'était durci à peine. Elle mettait sa coquetterie à ne rien trahir de la tension qu'elle s'imposait, des sacrifices et des deuils qu'elle acceptait. Même l'argent, pourtant prodigué, gardait à peu près intact son pouvoir d'achat. Les restrictions étaient réparties avec honnêteté.


   Bel éloge d'un peuple, sans doute. Mais bel éloge aussi de douze ans de gouvernement, de l'administration que Roosevelt avait refondue, développée, dirigée, de l'esprit public qu'il avait su entretenir.


   L'éditeur de ce recueil l'a intitulé « Combats pour demain ». Il est bien vrai que la pensée de Roosevelt garde toujours les yeux tournés vers l'avenir, même quand elle est aux prises avec un présent redoutable. Et bien des fois, dans ces pages, c'est de l'avenir, directement, qu'elle s'occupe.


   Lisez, par exemple, la définition qu'il donne (page 128) des buts de guerre de l'Amérique. Il est difficile d'être plus noble, plus humain, et aussi plus véridique; ni de mieux répondre à ceux qui se croient des réalistes et des esprits forts en répétant cette vieille sottise que le peuple des Etats se bat pour les beaux yeux des trusts ou pour les champs de pétrole.


   Les buts de l'Amérique, Roosevelt les identifie aux buts du monde. Et dans l'héritage de Roosevelt, il n'y aura, en définitive, rien de plus précieux que cela : il restera l'homme qui, d'une manière solide, et, souhaitons-le, irrévocable, aura identifié les buts de l'Amérique aux buts du monde, noué entre la destinée de l'Amérique et celle du monde des liens que ni l'égoïsme, ni l'aveuglement des uns ou des autres ne devraient plus réussir à détendre.


   La vision que Roosevelt se forme et nous communique de l'avenir n'a peut-être qu'une faiblesse, qui est sa générosité même. Non pas que nous ayons chance de sauver l'avenir sans faire à la fois appel et crédit à la générosité. Mais Roosevelt semble un peu trop croire qu'il suffira de soustraire l'humanité à des influences néfastes, à des erreurs de conduite, aux crimes et aux folies de certaines idéologies ou de certains gouvernements. Il ne tient peut-être pas assez compte des périls qui sont inclus dans la trame de l'évolution elle-même, dans les forces que le génie humain, non contrôlé, produit et accumule.


   Autrement dit, Roosevelt est un peu délibérément optimiste. Et il protège son optimisme en évitant de regarder trop loin. C'est là un défaut bien sympathique. Il le partage d'ailleurs avec son peuple. Oh ! Ne nous plaignons pas trop de l'optimisme américain, ni de l'effort qu'il fait pour circonscrire sa vision à la zone de l'avenir qui est proche, qui semble traitable.


   L'optimisme de l'Amérique est assurément une des drogues remontantes dont notre pauvre monde a besoin. Il appartient à une sagesse, avertie par des expériences plus répétées etromains.jpg plus douloureuses, de jouer auprès de cet optimisme le rôle de la vigie : qui est de découvrir un horizon aussi éloigné que possible et de signaler les périls, fussent-ils seulement probables et situés à grande distance.


Jules ROMAINS




... à suivre : Chapitre I - DEMOCRATIE ET LIBERTE
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21 novembre 2007 3 21 /11 /novembre /2007 06:25
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)607px-Franklin-Delano-Roosevelt-1933.png

Chapitre I : DU TEXAS A ARGENTIA
(autres chapitres ici)

   La crise européenne, « résolue » en septembre 1938 par l'apaisement de Munich, ne représentait pas la même chose pour tout le monde. Suivant que les gens étaient convaincus ou non que tous les humains étaient citoyens d'un même monde, elle prenait une signification différente à leurs yeux.
   Chez moi, la tension de ces jours mémorables avait surtout des raisons purement égoïstes. Je projetais une affaire : l'organisation d'un réseau de petites stations de radio au Texas. Or, la menace d'une guerre se dessinait, les nazis et les fascistes italiens faisaient entendre un cliquetis d'armes, et mon principal souci était de savoir quelles en seraient les répercussions sur la bonne marche de mon entreprise et sur mes perspectives de bénéfices.
   Rien ne vaut les renseignements puisés à la source. Au cours de ce mois de septembre, je pus passer quelques jours à Washington et décidai de me livrer à cette occasion à un sondage discret auprès de mon père, afin d'en déduire des conclusions sur la solidité des affaires. Le jour où je réussis à obtenir dix minutes de conversation avec mon père, sans témoin, dans son bureau, il venait justement d'envoyer à Hitler sa seconde note et le texte en était déjà communiqué à la presse.
   Je fis part à mon père de mon projet d'acquérir le contrôle des stations émettrices de radio afin d'essayer de fonder une entreprise commerciale prospère.
—    Bien sûr, risquai-je, avec tous ces bruits sur les dangers de guerre...
   Je fixais mon père, guettant sa réaction. Il écarta sa chaise du bureau et me regarda droit dans les yeux. Il y eut un silence.
—    A lire les manchettes des journaux, on croirait que c'est déjà pour demain, repris-je, hésitant. Ce n'est pas précisément de bon augure pour les nouvelles entreprises, je pense. Telle est du moins mon impression.
   Mon père sourit.
—    Que veux-tu que je te dise ? Qu'il n'y aura pas de guerre ? Que tu peux y aller pour tes affaires de radio ? Que tu aurais tort de te faire des soucis ? Que tu es assuré de réaliser des bénéfices dès la première année et qu'à la fin de la troisième année ta fortune sera faite ?
—    Je pensais que peut-être...
—    Je vais te dire ce que je sais, et je n'en sais pas plus long que n'importe quel autre homme aux yeux bien ouverts. Tôt ou tard, l'Europe connaîtra une nouvelle crise politique. Tôt ou tard, la Grande-Bretagne et la France décideront que Hitler est allé trop loin. Il ne semble pas que ce soit déjà pour cette semaine, mais cela même n'est pas absolument sûr. Quant au rôle de la Russie... le peuple tchécoslovaque...
—    Mais à supposer qu'il y ait une nouvelle crise en Europe, cela veut-il dire forcément que nous y serons mêlés ?
—    Nous faisons des efforts pour que cela ne se produise pas. Nous nous débattons comme de beaux diables pour pouvoir rester hors de la mêlée. Nous espérons y réussir, nous l'espérons fermement.
   Il se tut un instant et, les sourcils froncés, se mit à jouer distraitement avec un objet sur son bureau.
—    Ecoute, dit-il enfin, à ta place je réaliserais ce projet de radio aussi vite et aussi énergiquement que possible. Tu aurais tort de renoncer à ton idée à cause des manchettes de journaux. Continue et persévère. J'ai le ferme espoir que tu réussiras.
   Et voilà. Tandis que je regagnais le Texas, je cherchai l'explication de cette soudaine assurance de mon père, qui reflétait une confiance presque trop grande, et me demandai s'il n'y avait pas anguille sous roche. Le fait est qu'en septembre et octobre 1938, la plupart des Américains étaient à plusieurs centaines d'années-lumière de la réalité. Finalement, je liquidai la question par un haussement d'épaules, bien décidé à ne plus penser à l'Europe et à me mettre au travail au Texas. Ce que je fis.
   Si plus de gens chez nous — moi y compris —avaient, au lieu de hausser les épaules, accordé un peu plus d'attention à ce qui se passait du côté de la Mandchourie et de la Tchécoslovaquie, nous n'y aurions rien perdu, au contraire, sans parler du sang que cela nous aurait épargné. Afin de vérifier l'exactitude de ce lieu commun, je me suis reporté à quelques documents officiels datant de cette époque ou même antérieurs à celle-ci. Voici par exemple le compte rendu d'une conférence de presse tenue par mon père le 20 août 1938. Un journaliste sceptique l'interrogeait sur la nécessité d'un système de défense militaire dans le Pacifique. Il émit l'opinion que nous ne serions jamais capables de défendre à la fois les Philippines et nos autres îles du Pacifique et de mettre notre hémisphère à l'abri du danger d'agression. A quoi mon père répondit :
—    Évidemment, si on a affaire à un seul ennemi, vous avez raison. Mais supposez que nous nous trouvions en face de deux ennemis, sur deux fronts différents. Alors, nous devons nous montrer souples et mobiles. Nous devons commencer par battre l'un d'eux pour retourner ensuite toutes nos forces contre l'autre et le battre à son tour. C'est à peu près la seule solution qui s'offre à nous.
   Ainsi, tandis que s'engageait le grand débat qui devait absorber le pays pendant les mois qui précédèrent le désastre de Pearl Harbour, mon père faisait tout son possible pour que nul Pearl Harbour ne pût nous prendre au dépourvu. Au Congrès, Brewster du Maine, Ham Fish de New-York, Vandenherg du Michigan, Capper du Kansas et Borah d'Idaho dirigeaient l'opposition coutre tout projet tendant au renforcement de nos armées de terre et de mer. La presse Hearst et le réseau McCormick-Patterson dénonçaient le principe de sécurité collective et prêchaient l'isolationnisme.
   En juin 1940, un voyage d'affaires me conduisit à New-York. Lorsque, sur le chemin du retour, je fis halte à Washington, j'étais en proie à un souci commun à tous les hommes d'affaires : les impôts. Les impôts sur les profits excessifs me préoccupaient tout particulièrement. En effet, si les grosses compagnies pouvaient fort bien s'en tirer, des entreprises de moindre envergure, fondées avec un capital modeste et chargées de grosses dettes, étaient par contre trop lourdement grevées.
   Ayant surpris mon père, le matin, au moment où, ayant terminé son petit déjeuner, il allait se mettre au travail, je l'entretins de cette question.
—    Eh bien, papa, dis-je, l'Etat semble bien décidé à nous empêcher, nous autres petites gens, de payer nos dettes et de commencer à réaliser quelques bénéfices.
   Mon père sourit et d'un geste jeta au panier une pile de journaux de Chicago, de New-York et de Washington.
—    As-tu pris ton café ? me demanda-t-il.
—    Peu importe le café. Parlons plutôt des impôts sur les bénéfices excessifs.
—    Tu ne veux pas dire que ce soit le cas de ton entreprise, n'est-ce pas ?
—    Non, mais...
—    Tu admets aussi que l'Etat est bien obligé de lever des impôts ? Et qu'à un moment où les grosses sociétés commencent à travailler avec toutes sortes de garanties de l'Etat, les bénéfices énormes qu'elles réalisent soient tout à fait indiqués pour fournir de l'argent au pays ? Et tu admets enfin que nous avons besoin de fonds si nous voulons mettre sur pied une armée de terre et de mer ainsi qu'une aviation qui soient à la hauteur de leur tâche ?
—    Je reconnais tout cela, bien sûr. Néanmoins, en ce qui concerne notre petite entreprise...
—    Aucune loi fiscale, quelle qu'elle soit, ne veut la ruine de personne Je suis généralement plus désireux que quiconque de permettre aux petites entreprises de soutenir la concurrence avec les grosses sociétés. Mais les affaires et les impôts ne sont pas notre seul souci, en ce moment. Les problèmes qui se posent aujourd'hui à nous sont plus graves, infiniment plus graves. Je suis navré de ne pouvoir te rassurer... Tu dois avoir mal à la tête. Tiens, prends un comprimé d'aspirine.
   Je me mis à rire. A vrai dire, une autre question encore me préoccupait.
—    Et la conscription, papa? Où en sommes-nous ? demandai-je.
   Ma question était si inattendue que mon père crut d'abord que je faisais allusion à la conscription des bénéfices des associations commerciales. Mais il se reprit :
—    Ah, tu veux parler du service militaire ?
—    Oui, je me demandais ce que nous devrions faire, John, Franklin et moi-même, au cas où ce projet passerait, et ce que tu en penses, toi, papa. Quant à Jimmy, il me semble que vu son ge...
—    Jimmy fait de toute façon partie de la marine de réserve, me rappela-t-il.
—    Sait-on quelque chose de précis sur le projet de mobilisation ? Notamment en ce qui concerne la limite d'âge et tout le reste ?
—    Il y a un point, dit mon père, sur lequel je tiens à exprimer clairement ma pensée. Si ce projet passe, chacun de vous devra se mettre en règle avec sa propre conscience. Si vous voulez attendre jusqu'à ce que le projet soit adopté, vous êtes libres de le faire. Une fois la loi promulguée, chacun de vous aura son centre de recrutement et ce sera alors à cet organisme de faire le nécessaire.
   " Ne me demande donc pas de conseil. poursuivit-il, sur ce que tu dois faire. Tu me connais assez pour savoir que je ne t'en donnerai point. Je ne me suis jamais mêlé de vos affaires personnelles, et ce n'est pas un projet-loi sur la conscription qui me fera abandonner mes principes."
   Ce fut tout.
   Cette conversation ne fut pas précisément de nature à me remplir de satisfaction. Elle ne m'avait pas avancé à grand'chose. Mon père ne s'était pas montré très rassurant quant aux impôts qui grevaient le budget des petites entreprises. Il ne m'avait pas laissé deviner quelle ligne de conduite il souhaitait me voir suivre. Je répète que cet entretien ne m'avait pas pleinement satisfait, car tel fut bien mon premier sentiment. Mais lorsque j'y réfléchis maintenant, je me rends compte que mon père avait bien raison de m'obliger à prendre une décision par moi-même.
   De retour au Texas, je pris ma détermination sans plus tarder, au cours du même été. Le Texas est, semble-t-il, un séjour tout indiqué pour les jeunes gens indécis qui se demandent s'ils doivent, oui ou non, s'engager comme volontaires dans l'armée.
   La lecture des journaux, chaque matin, à tête reposée, me fit comprendre que notre pays serait très probablement entraîné tôt ou tard dans la guerre. Mon entreprise pouvait continuer à marcher toute seule ; de plus, l'augmentation de la production consécutive aux commandes de guerre ne manquerait pas d'accroître à son tour les revenus publicitaires de nos stations. Pourquoi alors ne pas m'engager ? Rien ne s'y opposait. Que risquais-je au fond ? Une année d'entraînement militaire (c'est ce que je croyais, alors). Et du moins, je pourrais en savoir plus long.
   C'est ainsi qu'au mois d'août, je retournai à Washington, pour aller me présenter au War Department.
   Quelques années auparavant, j'avais travaillé comme pilote dans l'aviation civile. Je collaborais alors à la presse Hearst, et j'étais chargé plus spécialement de la rubrique de l'aviation. De la part d'un Roosevelt c'est, dans un certain sens, un manque de loyalisme à l'égard de la marine, mais je dois dire pour ma défense que je suis un Roosevelt qui n'a pas fait ses études à l'université de Harvard.
   J'avais rencontré Arnold, connu sous le nom de « Hap », quelques années auparavant, alors que, lieutenant-colonel, il était en garnison à March Field, en Californie. Mon père tenait « Hap » en haute estime et appréciait beaucoup ses aptitudes et ses opinions. En 1940, Arnold avait le grade de major général et il commandait les Forces aériennes. J'allai, tout simplement, lui serrer la main et j'en profitai pour demander à l'un de ses sous-ordres des renseignements au sujet de mon engagement, car je pensais entrer dans l'armée comme pilote.
   Cependant, il me fallut déchanter. On me trouva physiquement inapte comme pilote de combat et je fus même obligé de signer ma démission, afin de pouvoir poser ma candidature à un poste dans l'administration.
   Je m'accrochai à cette chance qui s'offrait moi. Le fonctionnaire qui s'occupait de mon cas pensait que mon expérience en matière d'organisation des réseaux radiophoniques pourrait m'être précieuse dans l'intendance. Mon âge, en outre, correspondait au grade de capitaine. C'était réglementaire. Cette solution semblait donc tout indiquée.
   Je ne soufflai mot de tout cela à ma famille. Le 19 septembre, on m'avisa que ma nomination était approuvée. Il était temps d'en parler à mon père.
   A la Maison Blanche, les entretiens entre mon père et les membres du cabinet se succédaient. Je réussis cependant à le voir entre deux visites officielles.
—    Regarde, papa, dis-je en lui montrant ma convocation.
   Il examina le papier et je vis des larmes briller dans ses yeux. J'étais le premier de ses fils à m'être engagé comme volontaire dans l'armée. Un moment se passa sans qu'il pût parler. Puis :
—    Je suis fier de toi.
   Son émotion me remplit à mon tour de fierté. En fin de semaine, toute la famille, ou presque, se réunit à Hyde Park. Nous devions y célébrer deux anniversaires, celui de ma grand-mère, le 21 du mois, et le mien, le 23. On les fêta tous les deux à la fois. Ce soir-là, à dîner, mon père leva son verre et porta un toast.
—    A la santé d'Elliott ! Il est le premier de la famille à avoir pensé sérieusement, et avec bon sens, à la menace qui pèse sur l'Amérique. Devançant l'appel, il s'est engagé dans l'armée. Nous sommes tous très fiers de lui, et moi le premier.
   Tout le monde but à ma santé : mon père, ma mère, ma grand-mère et mes frères. Je compris, par l'a suite, à quel point la brève entrevue que j'avais eue avec mon père dans son bureau de la Maison Blanche, et au cours de laquelle je lui avais montré ma promotion, nous avait rapprochés l'un de l'autre. Certes, nos rapports s'étaient déjà resserrés à l'occasion du voyage que nous avions fait ensemble en Europe l'été où je venais d'avoir vingt-et-un ans. Mais ce n'était pas la même chose. A partir de ce moment-là, une plus étroite intimité s'établit entre nous, il me témoigna plus de confiance et les liens qui nous unissaient devinrent plus solides. C'était comme s'il m'eût soumis à une épreuve, dont je me serais tiré à mon honneur. La chose était importante pour lui et je prie le lecteur de croire qu'elle l'était aussi pour moi.
   Ce soir-là, quand j'allai dans sa chambre lui souhaiter bonne nuit, il me demanda de rester un moment pour bavarder avec lui. Il voulut savoir ce que j'éprouvais, après ma décision. Je lui dis que j'étais très satisfait.
   Nous causâmes pendant quelques minutes de Wright Field, à Dayton, dans l'Etat d'Ohio, où je devais rejoindre mon unité. Mon père me demanda ce que je pensais de la guerre. Je lui confiai le doute que je partageais avec bien des gens, à cette époque. Allions-nous continuer à livrer de la ferraille au Japon ? Nous ne pouvions, en effet, ignorer que la ferraille pour les Japonais, c'était la mort pour les Chinois...
—    Nous sommes une nation éprise de paix, me répondit-il, pensif. C'est plus qu'un état de fait, c'est aussi une façon de penser. Nous n'attendons pas la guerre, nous ne voulons pas de guerre, et nous ne sommes pas préparés pour faire la guerre. La ferraille — ne ris pas! — n'est pas considérée comme matériel de guerre. En conséquence, le Japon ou tout autre pays avec lequel nous entretenons des relations commerciales peut fort bien nous en acheter.
—    Pourtant...
—    Bien plus, si nous cessions tout à coup nos livraisons de ferraille au Japon, celui-ci pourrait à juste titre considérer notre attitude comme inamicale et destinée à l'étouffer et à le ruiner commercialement.
   " Bien plus, poursuivit-il. Le Japon pourrait, à bon droit, voir dans un tel geste de notre part, une cause suffisante pour rompre nos relations diplomatiques."
   " J'irai plus loin. A supposer que le Japon nous croie mal préparés à la guerre, imparfaitement armés, il pourrait même saisir ce prétexte pour nous menacer d'une guerre."
—    Ce serait du bluff de sa part.
—    C'est possible, et même probable. Mais sommes-nous en mesure de jeter un défi au Japon ?
   Je me rappelai les éditoriaux du Chicago Tribune, journal du colonel McCormick, et les discours de certains sénateurs et représentants qui tendaient à démontrer que le Japon ne nourrissait pas d'intentions belliqueuses à notre égard, et que nos intérêts n'étaient pas menacés en Extrême-Orient. Je me rappelai aussi, les attaques formulées contre mon père, l'accusant d'excitation à la guerre.
—    En fait, dit-il, nous sommes en train d'apaiser le Japon. C'est un mot bien déplaisant; ne crois pas que je l'aime. Mais il faut appeler les choses par leur nom. Nous apaisons le Japon afin de gagner le temps nécessaire à la création d'une puissante armée de terre et de mer.
—    Et de l'air, ajoutai-je.
—    Oui, une puissante armée aérienne aussi, dit mon père en souriant. Tu as raison, je ne devrais pas oublier l'aviation quand tu es là.
   Quelques jours plus tard, je rejoignais mon nouveau poste de capitaine dans les services de ravitaillement de l'armée de l'Air. En toute sincérité, à aucun moment la pensée ne m'avait effleuré que les ennemis de mon père pussent faire état, pour des fins politiques, de cette décision que j'avais prise sans aucune arrière-pensée. Ce n'est pas par jeu que je m'étais engagé et que j'avais demandé une affectation, ni parce que la vie militaire me semblait plus agréable que mes affaires au Texas. C'eût été d'ailleurs bien naïf de ma part. Mais les semaines qui suivirent allaient m'éclairer là-dessus.
   Au cours de la campagne électorale de 1940, je reçus près de 35.000 lettres ou cartes postales venant de tous les coins des Etats-Unis, anonymes pour la plupart, bien entendu. A cette époque, ces lettres me blessèrent, évidemment.
   En octobre, au moment même où ces missives s'abattaient sur moi en avalanche, à raison de 1.000 par courrier, mon père, en tournée dans le Midwest, vint à Dayton. Il profitait de son passage dans la région pour inspecter l'aérodrome de Wright en compagnie du Général Hap Arnold. J'allai le voir quelques minutes dans son wagon privé du train de campagne électorale…
—    Crois-moi, papa, ce n'est pas tant à cause de moi que je me fais des soucis. Mais une chose comme celle-ci n'est pas faite pour augmenter tes chances...
Il semblait préoccupé. Les reproches dont on m'accablait, en effet, n'étaient pas de ceux qui font plaisir : on me traitait d'embusqué, réfugié dans l'administration et on accusait mon père d'avoir usé de son influence pour me mettre à l'abri du danger. Mon père me demanda ce que je comptais faire.
—    Je voudrais donner ma démission, répondis-je. Renoncer à mon grade. Je tenais à t'en parler, car je me souviens que le jour où je t'ai annoncé...
—    Est-ce au commandant en chef que tu parles ? demanda-t-il, les yeux brillants.
—    Si tu veux.
—    Attends une minute.
   Il se tourna vers Steve Early :
—    Voulez-vous, Steve, aller demander à Hap Arnold de venir ici pour un moment !
Lorsque le Général Arnold nous eut rejoints, mon père lui répéta mes paroles, puis il dit :
—    Je vous transmets cette affaire, Hap. Elle est de votre ressort. Faites ce que vous jugerez bon.
   Il  alla à la fenêtre, me laissant seul avec le Général Arnold. Celui-ci me regarda étonné.
—    Est-ce sérieux, capitaine ?
—    Tout à fait sérieux, répondis-je.
—    Et que comptez-vous faire ? Demander un engagement comme simple soldat ?
—    Au cas où je ne pourrais m'engager comme simple soldat, j'ai pensé à la R.C.A.F. (Royal Canadian Air Force).
—    Hum… Eh bien, donnez votre démission par la voie officielle, en indiquant vos motifs. Comme cela vous serez en règle.
  C'est ainsi que ma requête prit la filière. Une semaine plus tard, la réponse, ayant suivi la même voie en sens inverse, me parvenait : ma demande de démission n'était pas acceptée. Je me mis alors à bombarder systématiquement mes chefs de mes requêtes en vue d'une nouvelle affectation et, autant que possible, d'une mission outre-mer.
   Le résultat ne se fit pas attendre. Je fus transféré à Boiling Field où je devais suivre un cours destiné aux officiers des services de renseignements de l'aviation, dirigé par un certain Lauris Norstad de West Point, jeune officier d'une intelligence et d'une capacité de travail remarquables.
   La période d'instruction terminée, je fus versé dans la 21ème escadrille de reconnaissance commandée par le major Jimmy Crabb. Cette escadrille, dont la base se trouvait à Terre-Neuve, effectuait des patrouilles dans l'Atlantique-Nord, afin de protéger nos navires contre les sous-marins allemands. Ce n'était pas encore une mission outre-mer, mais j'avais du moins l'impression que je m'en approchais.
   Je cherche le mot propre pour définir les conditions d'existence à Terre-Neuve en ce mois de mars 1941: conditions atmosphériques, alimentaires, nature ou plutôt manque de terrains. On pourrait leur appliquer l'épithète « rudes », si ce mot pouvait évoquer dans l'esprit du lecteur à la fois la misère, la boue, la grisaille, la désolation.
   Partant de ce point de vue que rien ne pouvait être plus désagréable que Terre-Neuve en mars 1941, je me proposai, comme volontaire, pour un voyage d'études dans la région arctique du Nord. Il s'agissait de rechercher des terrains d'atterrissage pouvant servir d'étapes à nos transports d'avions de combat pour la Grande-Bretagne. Le côté le plus délicat de notre entreprise était de prévenir des conflits entre l'armée de terre et la marine.
Ma mission devait me conduire du Labrador aux îles Baffin, puis au Groënland et en Islande, peut-être même en Angleterre, dans le but de comparer nos résultats à ceux des aviateurs anglais et des fonctionnaires du ministère de l'Air britannique.
   A vrai dire, j'aurais préféré que mon voyage en Angleterre eût lieu un peu plus tard.
   Au moment où j'arrivai, le blitz de mai-juin prenait fin. Je n'en ai vu, certes, que les derniers jours, mais cela me suffit largement. J'ai partagé avec tous ceux qui ont vécu ces jours le choc qu'on éprouve à la vue des maisons qui s'écroulent, et ce sentiment d'impuissance qui vous paralyse tandis que les bombes pleuvent alentour.
   Au cours de mon premier voyage en Grande-Bretagne pendant la guerre, je fus invité à passer le week-end aux Chequers, dans la maison de campagne du Premier Ministre. Ce fut un agréable week-end de famille, avec, pourtant, deux moments embarrassants pour moi. D'abord quand un maître d'hôtel stylé, sorti, semblait-il, d'un film de la Metro-Goldwyn-Mayer, m'accueillit à la porte et s'informa de mes bagages : je ne pus confier à sa sollicitude qu'un peigne et ne brosse à dents. Ensuite quand, en me réveillant, le lendemain, je constatai que le magnifique pyjama de soie que mon hôte avait aimablement mis à ma disposition, et qui n'était pas tout à fait à ma taille, était fendu de haut en bas.
   A la mi-été 1941, mon escadrille avait découvert cinq endroits qui se prêtaient à l'établissement de bases susceptibles de servir d'étapes dans le Cercle Arctique. Nous leur donnâmes des noms connus probablement des seuls aviateurs qui s'en sont servis pendant les quatre années suivantes. Goose Bay dans le Labrador, Bluie East au Groenland, Crystal I à Québec, Crystal II et Crystal III dans les îles Baffin : ce fut là notre contribution au réseau, grâce auquel tant de chasseurs et de bombardiers ont pu gagner l'Angleterre au cours des mois d'été 1942 et 1943.
   Au début d'août, j'étais de retour dans les îles Baffin, dans la toundra jusqu'aux genoux, étudiant un terrain en vue de la construction d'un aérodrome à l'extrémité de Cumberland Sound, lorsque je reçus, par la radio, l'ordre de regagner immédiatement ma base à Terre-Neuve. Question de service, pensais-je. Une fois à Gander Lake, on me confia le commandement d'un Grumman 0A-10. Le vendredi 8 août, je devais prendre à bord, à St-John's, le général commandant les forces américaines à Terre-Neuve, et me rendre ensuite dans notre base navale, en Angleterre. Que signifiait tout cela? J'en étais réduit à des conjectures et supposais que quelque « grosse légume » voulait discuter avec moi de la question des bases aériennes que j'étais en train d'étudier.
   Le général, assis au fond de notre petit Grumman, gardait le silence. J'occupais le siège à côté du pilote. Au moment où nous dépassions l'éperon montagneux qui domine le port d'Argentia, le pilote siffla. La baie était pleine de navires dont quelques-uns étaient des bâtiments importants. Nous nous regardâmes, perplexes. Par la radio, des instructions nous parvenaient nous indiquant l'amarre vers laquelle nous devions nous diriger et nous informant combien de temps il nous faudrait attendre jusqu'à l'arrivée d'une vedette. Fort intrigués par toute cette flottille de croiseurs et de destroyers à l'ancre, nous nous efforcions d'en percer le mystère. Nous ne trouvâmes qu'une explication plausible: nous tombions au milieu de manoeuvres dans l'Atlantique.
   Quelques minutes plus tard, j'avais la clef de l’énigme. Une vedette nous conduisit à bord d'un croiseur, l'Augusta, où je vis, à côté du capitaine, Watson, surnommé « Pa », assistant militaire de mon père, et le vice-amiral Wilson Brown, son aide naval. Je fus si étonné de les trouver là et si occupé à chercher l'explication de leur présence, que j'en oublai l'étiquette de la Navy, dont les éléments m'avaient été inculqués dans mon enfance, à l'époque où mon père était secrétaire-adjoint à la Marine. « Pa » Watson sourit, l'amiral Brown me fit un signe de la main. Alors, juste au dernier moment, je retrouvai le geste qu'il fallait : me tournant vers l'arrière du navire, je saluai le pavillon américain. « Pa » me serra la main et m'annonça que le « commandant en chef désirait me voir ». Je fis quelques pas en avant et me trouvai nez à nez avec mon frère Franklin qui, à cette époque-là, était lieutenant dans la Marine.
—    Tiens, toi aussi ?
—    Oui, le Mayrant a été désigné, la semaine passée, en même temps qu'un autre destroyer, pour faire partie d'un convoi. Notre tâche, nous a-t-on dit, serait de protéger l'entrée du port et de patrouiller. Ce matin j'ai reçu l'ordre de me présenter devant le commandant en chef à bord de l'Augusta.
   Il passa son doigt dans son col et ajouta :
—    Je me demandais déjà quel crime j'avais bien pu commettre pour que l'amiral King m'appelle d'urgence.
—    Où est papa ?
—    A l'avant, dans la cabine du capitaine. Que penses-tu de tout cela ?
—    La même chose que toi, probablement. Nous assistons à quelques manoeuvres navales.
—    Viens par ici. J'espère que tu apportes un costume de rechange.
—    Non. Pourquoi ?
—    Nous sommes là pour deux ou trois jours, si je ne me trompe.
   Ceci se passait le vendredi, un peu avant midi. Je n'avais pas avec moi d'autre chemise que celle que je portais sous ma tunique et je ne devais pas quitter le navire avant mardi. Heureusement, nous avions à peu près la même encolure, mon père et moi. On admettra qu'il eût été déplacé d'assister à la signature de la Charte de l'Atlantique avec une chemise d'une propreté douteuse.

A suivre: Chapitre II - LA CHARTE DE L’ATLANTIQUE
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11 novembre 2007 7 11 /11 /novembre /2007 09:11
    Vous avez sûrement remarqué qu'il est curieusement assez difficile de trouver sur les Grands Hommes des documents qui ne soient pas des commentaires, ou des biographies plus ou moins orientées. Personnellement et finalement, je me suis fait une doctrine de mesurer la véritable importance historique d'un homme en proportion inverse de la disponibilité de documents/sources.
    Cela vaut ce que ça vaut, mais j'ai pu ainsi aiguiser mon appétit de recherche et trouver certains ouvrages rares, dont ce livre d'Elliott Roosevelt sur son père, traduit par Mme Nathalie Gara, qui n'a pas été réédité depuis 1947 !!!
     Il s'agit d'un document tout à fait passionnant, qui vous permettra de revivre au plus près ces grands évènements historiques dont est issu le monde d'aujourd'hui.
    Voici à votre disposition sur ce blog "Mon père m'a dit...", chapitre par chapitre, en commençant par la préface d'Eleanor Roosevelt, sa femme, et l'introduction d'Elliott Roosevelt.


Elliott-Roosevelt-copie-1.jpgPREFACE (autres chapitres ici)
 

 

 

Mon mari s'intéressait toujours à l'histoire et il pensait que les hommes devaient tirer des événements du présent des enseignements pour l'avenir. Je sais qu'il aurait voulu que chacun consignât par écrit ses impressions et ses idées, dans l'espoir que cela pourrait aider à atteindre le but final: créer une meilleure compréhension entre les peuples et forger de meilleurs outils pour sauvegarder la paix.

 

Il possédait un sens très développé de la famille et, chaque fois que l'occasion s'en présentait, il tâchait de faire venir auprès de lui tel ou tel de ses enfants. Il respectait cependant leurs obligations, et quand ils avaient le sentiment que le désir de leur père était incompatible avec leur devoir, ils savaient qu'ils pouvaient le dire ouvertement. Mon mari considérait, en effet, que la conscience de ses enfants était le facteur déterminant qui décidait en dernier ressort.

 

C'est là une des raisons pour lesquelles il a si souvent recherché, ne fût-ce que pour une brève période, la présence de nos enfants, celle de nos fils, de notre gendre et de notre seule fille, dans la mesure où leur travail ou leurs obligations personnelles le permettaient. La compagnie des siens lui était si nécessaire qu'il fit même venir notre fils aîné, James, à Washington, pour se l'attacher en qualité de secrétaire, bien qu'on lui eût fait observer que ce n'était peut-être pas ce qu'il y avait de mieux pour James. On attira son attention sur le fait que cela lui vaudrait des attaques d'ordre politique, et que les services que James pourrait lui rendre se trouveraient diminués simplement parce qu'il était son fils. Ces prédictions se vérifièrent et James dut, en fin de compte, renoncer à cette fonction. J'ai néanmoins l'impression que, pendant le séjour de James à Washington, mon mari retirait beaucoup de satisfaction de sa compagnie et de sa collaboration. Tous ceux qui ignorent le sentiment de solitude qu'éprouve un Président ne peuvent comprendre pleinement combien la présence d'un membre de sa famille peut lui être précieuse.

 

Selon une habitude bien établie dans notre famille, lorsque l'un d'entre nous rentrait de voyage, il venait dîner à la maison le soir même. Ainsi nous pouvions entendre son récit et connaître les événements et les impressions ayant marqué pour lui la période de la séparation. Nous savions trop bien que chacun de nous menait une vie si active qu'à moins de nous réunir immédiatement, les impressions de voyage passeraient bien vite à l'arrière-plan et ne tarderaient pas à être effacées par des préoccupations et des faits nouveaux. Nous risquions donc de laisser échapper le passé irrémédiablement.

 

N'ayant pas assisté moi-même aux voyages historiques qui font l'objet de ce livre, je ne puis parler que de ce que j'ai entendu au cours de ces réunions traditionnelles à l'occasion de l'arrivée de notre voyageur. Mais Elliott, lui, a été de ces voyages. Je me souviens de son animation au retour de chacun d'eux et je pense qu'un récit plus détaillé de ces jours si importants présente aujourd'hui un double intérêt.

 

J'ignorais, évidemment, bien des détails parmi ceux que ce livre révèle, et je n'ai pas pris part aux événements qui y sont relatés. Mais je crois fermement à la valeur d'un récit fait par toute personne qui a eu l'occasion d'observer de près une phase quelconque de la conduite de la guerre ou de l'élaboration des plans qui devaient servir de base à la future organisation de la paix.

 

Il est naturel que tout être humain rapporte les faits auxquels il assiste suivant une optique qui lui est particulière. La personnalité du témoin laisse une empreinte sur le témoignage, et c'est ce qui explique que des comptes rendus des mêmes événements soient souvent si dissemblables. Je suis certaine que bien des personnes parmi celles qui ont assisté aux conversations relatées ici les ont interprétéeseleanor-roosevelt-opt.jpg différemment, suivant leurs propres idées et convictions. Le récit de chacun d'eux serait un document inestimable. Ce livre est le témoignage direct de l'un des observateurs des grandes conférences. Il fournira aux historiens de demain une contribution qui leur permettra de formuler une appréciation définitive de ces événements historiques.

 


Eleanor ROOSEVELT

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

 

Ce n'est qu'incidemment que ce livre parlera de la guerre. Son but est surtout de faire quelque lumière sur la paix.

 

Les événements que je me propose de décrire, les conversations dont je me souviens, ainsi que les impressions et les faits qui ont formé mes convictions actuelles se situent grosso modo entre la déclaration de la guerre et les jours qui ont suivi la rencontre des Trois Grands à Yalta, en Crimée. A cette époque, je puis en assurer le lecteur, je n'avais pas l'intention d'écrire un livre sur ce sujet. Cette décision, je ne l'ai prise que plus tard, sous la pression des événements. Le discours de Winston Churchill à Fulton, dans le Missouri (Discours du "Rideau de fer", le 5 mars 1946), n'y a pas été étranger. Les réunions du Conseil de Sécurité de l'O.N.U., au Hunter College, à New-York, et les idées qui s'y sont fait jour, y ont également contribué. Les stocks de bombes atomiques qui s'accumulent en Amérique furent un facteur important. Tous les signes de la désunion croissante entre les grandes puissances, toutes les promesses non tenues, toutes les tendances renaissantes de la politique de force d'un impérialisme avide et exaspéré furent enfin autant d'aiguillons qui m'incitèrent à entreprendre ce travail.

 

Le rythme de notre époque veut que nos opinions soient modelées moins par l'histoire que par les manchettes de journaux. Que nous ayons confiance en la Russie ou qu'au contraire nous nous méfiions d'elle, le fait que ce pays ait puissamment contribué à notre victoire dans cette guerre — fait pourtant capital — n'influe guère sur notre attitude. Celle-ci est bien plutôt le résultat des titres sensationnels étalés sur les premières pages des quotidiens des trois ou quatre derniers jours, qui n'ont pas toujours été très sérieux par le passé et dont il faudrait se défier, à plus forte raison, à une époque aussi trouble que celle-ci.

 

Le souvenir que nous ont laissé les V-1 sur Londres et le fait que l'Angleterre continue à connaître le régime des restrictions contribuent moins à façonner notre opinion sur le prêt à la Grande-Bretagne que l'atmosphère d'incertitude qui entoure aujourd'hui les intentions de l'Angleterre à l'égard de son Empire. L'unité qui fit gagner la guerre doit pourtant être sauvegardée si nous voulons aussi gagner la paix. C'est clair comme le jour. N'importe quel étudiant capable de réfléchir pourrait écrire sur ce sujet une dissertation persuasive et émouvante. Or, depuis la Victoire en Europe, et depuis l'emploi de la première bombe atomique, cette unité a peu à peu disparu.

 

Si je sens qu'il est important pour moi d'écrire ce livre, c'est parce que j'ai l'impression que nous ne nous sommes pas éloignés de cette unité par la force des choses. Je suis convaincu, au contraire, que nous en avons été écartés délibérément par des hommes qui devraient mieux comprendre la situation ou, pour employer l'expression de Walter Lippman, par de « petits garçons jouant avec des allumettes ».

 

Mais pourquoi est-ce à moi d'intervenir ? Qu'ai-je à dire de nouveau? Au lendemain d'un bouleversement mondial comme celui de la dernière guerre, les livres foisonnent. Généraux, ministres, correspondants de guerre, se jettent tous sur leur machine à écrire ou saisissent un crayon, quelquefois mal taillé. Néanmoins, mon livre peut revendiquer sa place, une place modeste, mais bien déterminée, et tout à fait personnelle.

 

Si j'ai qualité pour écrire ce livre, c'est, d'abord, en raison d'un fait purement biologique : je suis le fils du Président Roosevelt. Comme tout privilège, celui-ci n'est pas sans inconvénients. Mon père m'en parla un jour. C'était à Hyde Park, à l'époque où il était encore Gouverneur de New-York, un mois environ avant son élection à la Présidence. Il était frappé alors par la publicité dont on gratifie les faits et gestes des enfants d'un homme public, publicité d'autant plus intense que les ennemis de l'homme en question sont plus acharnés. Le fait est que mon père ne pouvait pas faire grand-chose pour contrôler notre activité, et, d'ailleurs, il ne le voulait pas. Il estimait, en effet, que notre vie à chacun de nous était notre affaire personnelle et que nous étions libres d'agir selon nos désirs et nos possibilités. J'imagine que, comme n'importe quel père, il espérait que nous n'aurions pas à faire de la prison, que nous serions des citoyens honorables et que nous réussirions dans la vie, chacun suivant ses moyens. Mais il nous laissait une grande liberté de mouvement.

 

Quoi qu'il en soit, si je veux considérer la question sous tous ses angles, je dois jeter dans la balance les désavantages qui découlent de ma condition de fils du Président Roosevelt, alors que, sur le plateau opposé, pèsera le second titre dont je puis me prévaloir pour écrire ce livre : il m'a été donné d'assister personnellement à quelques-unes parmi les réunions internationales les plus marquantes de la guerre, et sans doute aussi de notre époque.

 

Lorsque mon père se rendait à une conférence, pendant la guerre, il aimait avoir auprès de lui un compagnon qu'il connût intimement et en qui il eût confiance, de préférence un membre de sa famille. Je ne veux pas dire par là que les rapports qui existaient entre lui et ses conseillers officiels ne tussent pas assez étroits ou qu'il n'eût pas confiance en eux, mais la présence de l'un de ses fils lui permettait de se détendre complètement. Il pouvait parler alors comme s'il se parlait à lui-même, à haute voix, et il ne manquait pas de le faire. Or, parmi ses fils, c'est moi que les circonstances mettaient surtout à sa disposition. Ainsi, lorsque mon père rencontra Churchill au large de Terre-Neuve, je me trouvais à Gander Lake, près de là, comme faisant partie d'une escadrille de reconnaissance. Quand il vint à Casablanca, mon unité opérait d'une base algérienne, et c'est encore en Tunisie que se trouvait l'une des bases de notre quartier général quand mon père se rendit dans le Proche-Orient pour prendre part à la Conférence du Caire et de Téhéran. C'est seulement à Yalta qu'il me fut impossible de me trouver à ses côtés.

 

Outre nos rencontres à l'occasion de ces réunions internationales, j'ai pu, évidemment, au cours de la guerre, retourner à plusieurs reprises dans le pays; une fois en permission de maladie, deux fois en mission et une fois en permission régulière. A l'occasion de chacun de ces séjours, j'ai passé quelques soirées à la Maison Blanche, et ce furent, chaque fois, de longues heures de conversation avec mon père.

 

J'ai été témoin de la plupart des conférences, entretiens et négociations — militaires, politiques, diplomatiques — en tant qu'assistant de mon père. Je remplissais en effet auprès de lui les fonctions à la fois de commissionnaire, de garçon de courses et de secrétaire. Dans ce rôle semi-officiel, j'ai été en mesure de suivre de près les échanges de vues, aussi bien officiels qu'officieux, des délégués alliés de la guerre : Churchill, Staline, le généralissime Tchang-Kaï-Tchek et sa femme, les chefs de l'état-major interallié, les généraux et les amiraux qui commandaient sur les divers théâtres d'opérations et dans toutes les armes :. Smuts, de Gaulle, Giraud, Hopkins, Robert Murphy, Molotov; les rois d'Egypte, de Grèce, de Yougoslavie et d'Angleterre, émirs, shahs, sultans et princes, chefs de gouvernement, ambassadeurs, ministres, califes, grands vizirs. Je les accueillais à leur arrivée, je les introduisais, j'assistais à leurs conversations avec mon père et, après leur départ je recueillais les impressions de celui-ci à leur sujet.

 

A la fin de telles journées de conférences bien chargées, il ne se passait guère de soir où, avant d'éteindre les lumières, nous ne nous entretenions, mon père et moi, pendant quelques heures.

 

Nous discutions des événements du jour, nous confrontions nos idées et échangions nos impressions. Parfois, mon père m'interrogeait sur mon travail de reconnaissances photographiques. Mais le plus souvent, c'était moi qui le faisais parler de tout ce qui me préoccupait : depuis les projets du second front jusqu'à l'opinion qu'il avait de Mme Tchang-Kaï-Tchek, etc. Sa confiance en moi était assez grande pour qu'il me révélât les résultats de ses négociations avec Staline avant même de les avoir communiqués à ses chefs d'état-major ou à ses secrétaires d'Etat. Nos rapports étaient des rapports de bonne camaraderie, et je pense qu'il me considérait non seulement comme son fils, mais aussi comme un ami digne de son estime et de son affection.

 

Ainsi, j'ai pu assister aux grandes conférences sur deux plans différents : à la fois comme assistant officiel du Président des Etats-Unis et comme l'un des amis les plus intimes de l'homme qui eut l'initiative de l'unité des Nations Unies. C'est sur ce second plan que j'ai connu les pensées les plus secrètes de mon père, et ses plus chères aspirations, toute sa conception de ce monde d'après-guerre qui allait naître après notre victoire militaire. Je sais sur quelles bases il voulait construire la paix universelle. Je connais les conversations au cours desquelles ces idées ont pris forme. J'étais au courant des négociations menées à ce sujet et des promesses faites.

 

Or j'ai vu que ces promesses avaient été violées, qu'on avait passé outre, avec une désinvolture cynique, aux conditions fixées et que les plans établis en vue de l'organisation de la paix avaient été désavoués.

 

Voilà les raisons qui m'ont poussé à écrire ce livre. Pour m'aider dans cette tâche, j'avais à ma disposition le procès-verbal officiel des diverses conférences, ainsi que mes propres notes prises au cours de ces réunions, et, enfin, mes souvenirs personnels. Toutefois, je me suis plus fié à mes notes qu'à ma mémoire.

 

J'écris, ceci pour vous qui pensez avec moi que Franklin Roosevelt fut, pendant la guerre, le  bâtisseur de l'unité des Nation Unies, que ses idéaux et sa politique180px-Elliott-Roosevelt.jpg auraient été capables de l'assurer, en faisant d'elle une entité vitale dans le monde d'après guerre; pour vous qui pensez avec moi que la voie ouverte par lui a été délibérément abandonnée, et que c'est chose grave.

 

J'écris avec l'espoir que cela pourrait nous aider à nous remettre sur cette voie. Je crois que c'est possible. La pensée qu'il pourrait en être autrement me remplit d'effroi.

 
Elliott ROOSEVELT
 







A suivre : Chapitre I - DU TEXAS A ARGENTIA

 
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9 novembre 2007 5 09 /11 /novembre /2007 08:50
mlk3-copie-1.jpgC'est bientôt noël. Si vous souhaitez faire un beau cadeau intelligent, je vous propose d'offrir la très bonne et complète autobiographie de Martin Luther King (Bayard Edition). En voici un petit extrait:


" J'ai l'impression que la prédication est l'un des besoins les plus vitaux de notre société, si on l'utilise correctement. Il y a un grand paradoxe dans la prédication; d'un côté elle peut être très utile et de l'autre elle peut être très pernicieuse. Selon moi, la sincérité ne suffit pas au pasteur qui prêche. Celui-ci doit être à la fois sincère et intelligent... Je pense aussi que le pasteur devrait posséder une grande profondeur dans ses convictions. Il existe un trop grand nombre de pasteurs qui, une fois en chaire, savent envoûter leur auditoire, mais très peu qui détiennent un pouvoir spirituel. J'ai la conviction profonde de devoir, moi qui aspire au pastorat, posséder l'un et l'autre de ces pouvoirs.
Je pense que les sermons devraient être nourris par les expériences des gens. Par conséquent, dans mon rôle de pasteur, il me faut connaître les problèmes des personnes que je cherche à guider. Il arrive trop souvent que des pasteurs instruits laissent leurs ouailles s'égarer dans le brouillard de l'abstraction théologique, au lieu de présenter la théologie à la lumière des expériences que vivent les gens. Ma conviction est que le pasteur doit, en quelque sorte, adopter des positions théologiques et philosophiques profondes mais les exposer dans un cadre concret. Mon rôle devra toujours être de rendre simple ce qui est complexe.
Par-dessus tout, je considère la prédication comme un double processus. D'un côté, je dois chercher à changer l'âme des individus afin que les sociétés dans lesquelles ils vivent puissent être changées. De l'autre, je dois chercher à changer les sociétés afin que l'âme des individus subisse un changement. Par conséquent, je dois m'intéresser au chômage, aux taudis et à l'insécurité économique. Je suis un défenseur ardent de l'évangile social."

Martin Luther King

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