MON PERE M'A DIT...
Chapitre IV : LA CONFÉRENCE DE CASABLANCA. (autres chapitres ici)
(Seconde partie)
Le lendemain matin, Churchill fut bien plus matinal que de coutume. Il arriva avant dix heures et mon père passa la matinée avec lui, ainsi qu'avec Eisenhower, Murphy, et Sir Harold Mac Millan, le ministre britannique attaché à l'état-major interallié.
L'objet de la discussion fut encore la politique française.
C'était la première fois que je revoyais Franklin depuis Argentia, c'est-à-dire depuis août 1941; c'était même la première fois que je revoyais un de mes frères depuis cette époque. Nous ne restâmes dans la pièce que juste le temps nécessaire pour nous rendre compte que l'entretien tournait autour de De Gaulle et de Giraud. Maintenant Churchill et mon père avaient chacun leur « enfant terrible ». On appelait les deux hommes par leur initiale : « D » et « G ». Où était donc D ? Pourquoi n'était-il pas là ? Pourtant la principale préoccupation à ce moment-là était de trouver une solution acceptable pour sortir de l'imbroglio français. J'avais lu, la veille, assez de journaux américains pour me rendre compte qu'on était en face d'un grave problème diplomatique. Je venais de comprendre que Murphy était vraiment sur la sellette. D'après ce que j'en avais entendu dire, une partie au moins des critiques qu'on formulait à son égard était justifiée; il semblait s'attacher à faire en sorte que le futur gouvernement français fût composé principalement d'hommes qui avaient été parmi les partisans les plus énergiques de la « politique d'apaisement » pendant les années critiques qui avaient précédé la guerre.
Une fois de plus, nous déjeunâmes dans le jardin. Outre mon père, Harry Hopkins, Franklin et moi-même, il y avait là George Durno, capitaine de l'A.T.C. (Army Transportation Corps). George avait été avant la guerre correspondant de l'agence I.N.S., auprès de la Maison Blanche, et mon père et lui étaient des amis de vieille date.
Ce repas permit à mon père de se détendre un peu. Le changement lui faisait du bien, en dépit d'un emploi du temps assez chargé. Il semblait en excellente forme et ses joues s'étaient colorées légèrement.
Au café, il revint à son sujet favori : le développement des régions coloniales. Pour un homme qui n'était encore jamais venu en Afrique, il avait recueilli une quantité impressionnante d'informations concernant la géographie, la géologie et l'agriculture du pays. Je croyais évidemment connaître assez bien cette partie du continent que j'avais survolée quelques mois auparavant pour prendre des photographies aériennes. Cependant, chose curieuse, il en savait plus que moi.
Nous parlâmes des marais salants du sud de la Tunisie, qui sont sans doute les vestiges d'une vaste mer intérieure, des grandes rivières qui prennent leur source dans l'Atlas, puis disparaissent dans le Sahara pour devenir des rivières souterraines.
— Il suffirait, dit mon père, de détourner le cours de ces rivières pour les besoins de l'irrigation, et cette région deviendrait si fertile que l'lmperial Valley de Californie aurait l'air, en comparaison, d'un carré de choux.
« De même pour les marais salants, qui sont au-dessous du niveau de la Méditerranée. En creusant un canal jusqu'à la mer, dit-il, on reformerait l'ancien lac, long de cent cinquante et large de quatre-vingt-dix kilomètres. »
— Le Sahara serait en fleurs sur des centaines de kilomètres ! s'écria mon pére.
C'est vrai. Le désert du Sahara n'est pas seulement une étendue de sable. Il recèle, en puissance, des richesses extraordinaires. Après chaque pluie, on y assiste pendant quelques jours à une véritable débauche de fleurs, que la sécheresse et le soleil ne tardent pas à faner.
J'échangeai un regard avec Franklin. Notre père s'enflammait pour son idée. Son esprit rapide et son imagination vive se donnaient libre cours, tandis que nous échafaudions tous des projets pour rendre vie à cette région.
— Quelle richesse! s'écria-t-il. Les impérialistes ne comprennent pas tout ce qu'ils peuvent faire, tout ce qu'ils peuvent créer. Ils ont volé à ce continent des milliards, parce qu'ils sont trop bornés pour se rendre compte que leurs milliards ne sont que des petits sous, comparés aux possibilités latentes. Et la réalisation de ces possibilités doit aller de pair avec l'amélioration des conditions de vie de la population.
Dans l'après-midi, les chefs américains de l'état-major interallié revinrent, apportant à mon père les résultats des discussions qu'ils venaient d'avoir avec leurs collègues britanniques. Il apparut alors que, sur plus d'un point, ils ne s'accordaient pas avec les Anglais. Les chefs militaires britanniques avaient élaboré avec Churchill un plan de discussions en vue de la conférence, qui différait de celui prévu par les chefs américains et approuvé par mon père et Harry Hopkins, deux jours auparavant. Au lieu d'envisager des poussées massives contre les flancs de l'ennemi en Europe, les Anglais préconisaient des opérations de moindre envergure dans la Méditerranée.
C'est ce jour-là que j'entendis pour la première fois parler d'un débarquement en Sicile. On nomma également à cette occasion d'autres lieux qui allaient devenir autant d'étapes de la victoire : les îles du Dodécanèse, par exemple, ouvrant le chemin vers la Grèce et la région montagneuse des Balkans.
Le lendemain, les premiers visiteurs arrivèrent à midi tapant. C'était le Général Charles Noguès, résident-général de Rabat, et les Généraux Patton et Wilbur. Ce dernier, qui faisait partie de l'état-major de Patton, était venu en qualité d'interprète. Tout à fait inutilement d'ailleurs, puisque mon père parlait français couramment et qu'il put s'entretenir avec Noguès sans intermédiaire.
Pour deux généraux qui, quelques semaines auparavant, avaient combattu avec acharnement l'un contre l'autre, le long de la côte marocaine, Noguès et Patton faisaient preuve réciproquement d'une étonnante affabilité. Non seulement ils étaient tous deux des soldats de métier, ce qui limitait leur hostilité au champ de bataille, mais encore aucun des deux ne s'intéressait outre mesure à la politique. L'un comme l'autre ne faisait qu'exécuter les ordres reçus et, fort heureusement pour nous, Patton s'en acquittait avec plus d'efficacité que. Noguès. Ce dernier avait reçu l'ordre de résister, donc il résista. Par la suite, on lui donna l'ordre de cesser la résistance, alors il cessa de résister. Maintenant, il obéissait à un nouveau chef.
La visite que les deux généraux faisaient à mon père était avant tout une simple visite de politesse. Elle avait cependant aussi un autre caractère. D'après Churchill, Noguès était en partie à l'origine des difficultés qu'il avait à amener De Gaulle à Casablanca. Ce Saint-Cyrien, soldat de métier et administrateur colonial, qui ne demandait qu'une chose : qu'on lui donnât des ordres clairs et compréhensibles et qu'on le laissât en paix, était le centre d'un important conflit. Churchill nous apprit que De Gaulle exigeait de Londres que Noguès, son compatriote, et officier comme lui-même, fût immédiatement mis aux arrêts, comme collaborateur, et emprisonné, pour être jugé ensuite. Or, au Maroc, le Général Patton (qui l'avait combattu avec acharnement peu de temps auparavant) réclamait que Noguès fût maintenu à son poste. Par la suite, Patton devait faire un rapport fortement partial en faveur de Noguès. Il était convaincu que l'influence de ce général sur le sultan du Maroc et sur la population indigène pouvait être d'un grand secours pour nos chefs militaires, aussi longtemps que ce pays nous servirait de théâtre d'opérations.
Par ce doux après-midi de dimanche, lorsque mon père posa au général français quelques questions au sujet de la population marocaine, et le consulta notamment sur ce qu'on pouvait faire pour améliorer ses conditions d'existence, celui-ci sembla embarrassé. Ces questions ne l'avaient jamais préoccupé et personne ne lui en avait parlé jusque-là. Mais il savait, en revanche, à un sou près, combien de richesses on pouvait exporter du pays et dans quelle mesure les Marocains étaient susceptibles d'être exploité. Patton nous avait fait entendre que le sultan était, depuis des années, sous la coupe de Noguès. Et tout ce que Noguès voulait, c'était la maintenir. Lorsque la conversation entre mon père et cet homme, qui était la pomme de discorde entre De Gaulle et les Alliés, eut pris fin et que les trois généraux se furent retirés, mon père se tourna vers moi :
— Note qu'il faudra inviter le sultan à dîner un de ces soirs. Demande à Murphy ou à toute autre personne compétente quelle est l'étiquette à suivre. Quant à Noguès..., on n'a pas besoin de le prendre en considération.
Après nous avoir quittés, Noguès, Patton et Wilbur s'étaient rendus chez Churchill. Le Premier Ministre s'entretint avec eux pendant quelque temps, puis vint à Dar-es-Saada pour déjeuner avec nous. Il nous dit qu'il s'était rendu dans le port au cours de la matinée pour visiter le Jean-Bart, dont la coque avait été endommagée par les obus.
— Vous êtes allé voir le Jean-Bart ? lui demanda mon père, vexé. Ma foi, du moment que avez pu le voir, pourquoi n'en ferais-je pas autant ?
Il rit de bon coeur. A ce moment, il faisait penser à un enfant de six ans : « Tu as eu de la glace ? J'en veux moi aussi. »
Dans l'après-midi, mon père reçut la visite de Mark Clark. Churchill avait dit à Clark que le Président était mécontent de l'absence de De Gaulle. Mon père était, en effet, chaque jour plus convaincu que Churchill retenait délibérément De Gaulle à Londres et qu'il pouvait, s'il le voulait, amener son « enfant terrible » à n'importe quel moment.
Le Général Mark Clark n'arrivait pas les mains vides. Il avait amené à Casablanca « l'enfant terrible » des Américains : Giraud. Mon père aurait enfin l'occasion de faire la connaissance de l'homme tant vanté par Murphy et par le Département d'Etat de Washington, celui dont le choix, disait-on, était tout indiqué pour parer au risque de la direction des affaires françaises par un seul homme, soutenu par l'Angleterre : le Général De Gaulle.
Mon père était très animé : il lui tardait de voir le général à qui avait été confié le commandement des armées françaises en Afrique du Nord.
Clark ne resta que le temps nécessaire pour s'assurer que mon père était réellement disposé à recevoir Giraud, puis partit pour chercher celui-ci. La nouvelle avait créé dans la ville une certaine émotion. Nous espérions tous que les patientes manoeuvres diplomatiques, qui avaient préoccupé ces derniers jours mon père en face de Churchill, cesseraient d'elles-mêmes. La partie difficile et importante qui se jouait entrait dans une phase nouvelle.
Clark revint bientôt avec Giraud. Murphy et le Capitaine McCrea arrivèrent également et tout le monde prit place. L'entrevue capitale allait avoir lieu.
Cette entrevue causa à mon père une profonde déception. A entendre Giraud, il n'existait pas de problème politique. La guerre, pour lui, ne posait que des problèmes militaires. Il parlait, assis sur sa chaise, droit comme un cierge. L'âge seul atténuait quelque peu l'impression de raideur qui se dégageait de sa personne. Les mois passés en prison n'avaient laissé aucune trace sur cet homme. A mesure que sa défiance se dissipait, son ton devenait plus insistant.
— Donnez-nous des armes ! s'écria-t-il. Donnez-nous des canons, des tanks, des avions ! C'est tout ce qu'il nous faut.
Mon père fut bienveillant, mais ferme. Il voulut savoir où Giraud comptait prendre ses troupes.
— Nous pouvons recruter des coloniaux par dizaines de millier:
— Qui les entraînera ?
— J'ai beaucoup d'officiers sous mes ordres. Cela ne soulèvera aucune difficulté. Donnez-nous seulement des armes... Quant au reste...
Mais le reste, précisément, comportait des problèmes dont Giraud ne devait jamais comprendre la portée. Churchill avait déjà expliqué précédemment que le manque d'empressement qu'on montrait à Alger à abroger les lois antijuives, promulguées sous le régime de Vichy, était une des principales ou du moins une des prétendues causes de l'irritation de De Gaulle. Giraud écarta ces questions. Il n'avait qu'une chose en tête.
— Tout ce qu'il nous faut, c'est de l'équipement. Au bout de quelques semaines d'instruction, nous disposerons d'une grosse armée.
Les questions qu'il posait à Giraud reflétaient le sentiment de mon père : il jugeait que Giraud sous-estimait fortement sa tâche. Quant au général français, il était si exclusivement préoccupé de son plan que je me demande s'il s'aperçut de l'impression peu favorable qu'il avait faite sur mon père. Inlassable, Giraud parla longuement de ses convictions. Cependant, mon père ne lui céda en rien.
Dès que Giraud et les autres furent Partis, mon père nous révéla sa pensée.
— J'ai l'impression que nous nous appuyons sur un réseau bien faible, dit-il. Il leva les bras au ciel et eut un rire bref :
— Voilà l'homme autour duquel, à entendre Bob Murphy, les Français pourraient se rallier ! Il est nul comme administrateur. Et il serait nul comme chef.
Ce soir-là, au cours du dîner auquel assistèrent Churchill, Lord Leathear, l'Amiral Cunningham, l'Amiral King, le Général Somervell et Averell Harriman, on discuta de l'importante question des priorités navales et un accord fut réalisé. Cette fois, les chefs d'état-major interallié repoussèrent unanimement tout projet d'opérations en Birmanie. L'idée de choisir la Sicile comme objectif de la prochaine attaque commençait à prendre corps. Ce plan assurerait la liberté des routes commerciales à travers la Méditerranée jusqu'au golfe Persique et à la Russie.
Cependant, les navires étaient toujours trop rares et le besoin s'en faisait désespérément sentir. La bataille de l'Atlantique était loin d'être gagnée en cet hiver 1942-1943. Il s'agissait de déterminer le tonnage destiné à accumuler des réserves de matériel de guerre en Angleterre. Quel tonnage fallait-il consacrer aux livraisons d'armes à l'Armée Rouge ? Quel tonnage fallait-il mettre de côté pour le retrait des troupes et de l'équipement de la Méditerranée, destinés à la Grande-Bretagne ? Pouvait-on considérer comme un fait acquis que la campagne d'Afrique serait terminée en mai-juin ? Quel tonnage fallait-il réserver au débarquement en Sicile ? D'après les Anglais, les prélèvements de navires devaient être effectués aux dépens des envois vers Mourmansk et le golfe Persique. Les Américains, au contraire, soulignaient la nécessité de réserver à ces secteurs le plus grand nombre possible de navires.
La conférence sur le tonnage se poursuivit jusqu'à une heure du matin, niais je n'attendis pas pour me retirer qu'elle fût terminée. Nous quittâmes, Franklin et moi, le camp d'Anfa, pour nous rendre au mess où nous allions rencontrer des officiers plus jeunes.
Mark Clark et Murphy revinrent voir mon père le lendemain matin, afin de reprendre la discussion sur la situation politique française. Ils restèrent ensemble pendant près de deux heures, étudiant avec soin l'attitude qu'allait adopter l'Amérique vis-à-vis de la constitution du gouvernement provisoire chargé de représenter la France jusqu'à sa libération. Dans l'esprit de mon père, le dilemme était maintenant clairement posé : une considérable surestimation des qualités de chef de Giraud, d'une part, et une politique ambiguë de coopération avec les éléments vichyssois de la population française d'Afrique, de l'autre, rendaient extrêmement difficile aux Américains toute opposition au gouvernement d'un seul homme, celui de Charles De Gaulle, soutenu par les Anglais.
Le Premier Ministre vint peu après le départ de Murphy et de Clark pour déjeuner avec nous. Pendant le repas, on parla à bâtons rompus et Harry Hopkins taquina Churchill sans méchanceté, mais assez clairement, sur l'absence de De Gaulle à la conférence de Casablanca.
Cet après-midi-là, mon père eut, pour la première fois, l'occasion de quitter la villa. Il monta dans une jeep et, en compagnie du Général George Patton et du Lieutenant-Colonel C. E. Johnson, commandant du troisième bataillon du premier corps blindé de l'Armée de Patton, partit inspecter la garde d'infanterie, chargée de protéger l'Anfa Camp. Au retour, il me dit :
— Dommage que tu n'aies pas pu voir l'orchestre militaire. Il y a là un gaillard qui ne doit pas peser moins de cent trente kilos et qui joue avec une flûte qui pèse sûrement plus d'un kilo.
Les chefs de l'état-major interallié revinrent à cinq heures. Une heure et demie plus tard, sept Anglais et quatre Américains étaient tombés d'accord sur l'opération Husky, l'invasion de la Sicile.
En réalité, le débarquement de la Sicile avait été décidé le jour où on avait entrepris de libérer l'Afrique du Nord. L'opération Husky venait réaliser un compromis entre la thèse des Américains, celle d'un débarquement en Europe au printemps 1943, et celle des Anglais, partisans de la conquête de la Sicile et des îles du Dodécanèse, comme préparation de l'invasion de l'Europe par la Grèce ou les Balkans.
Churchill avait conseillé de négliger l'Italie et de frapper directement ce qu'il appelait « le bas-ventre vulnérable de l'Europe ».
Le Premier Ministre britannique avait toujours été d'avis qu'il nous fallait trouver le moyen de débarquer en Europe de façon à faire la jonction avec l'Armée Rouge en Europe Centrale. Cela permettrait de maintenir la sphère d'influence anglaise aussi loin que possible vers l'Est.
Le plan « Husky » était considéré, aussi bien par les Anglais que par les Américains, comme un pas important en avant, et cela quoi qu'il advînt. D'autre part, en engageant les armées alliées en Sicile et en éliminant l'Italie de la guerre, comme on espérait le faire, nous reconnaissions que l'invasion de l'Europe par la Manche devrait être remise au printemps 1944.
Cet après-midi, mon père et Churchill décidèrent d'envoyer à Staline une note l'informant des décisions stratégiques anglo-américaines. Le même jour, les deux hommes d'Etat entreprirent également de rédiger une déclaration commune, destinée aux pays de l'Axe.
Après un dîner calme et intime, je me rendis en ville avec Franklin. Au retour, vers deux heures du matin, je croyais trouver Père endormi depuis longtemps. Il était en effet couché, mais il ne dormait pas. Il lisait, dans une édition bon marché, la pièce de Kaufman-Hart : « L'homme qui vint dîner », et il riait de bon coeur. Près de son lit se trouvait également le New-Yorker qu'il avait jeté là après l'avoir lu. Il nous avait attendus pour nous demander comment nous avions passé la soirée. Il enviait, comme d'habitude, notre liberté relative et écouta avec intérêt mon récit. En réalité, nous ne nous étions pas beaucoup amusés pendant notre promenade dans la kasbah en compagnie de deux gardes qui nous servaient de guides. Mais j'eus soin de rendre mon récit aussi vivant que possible, quitte à le rehausser de quelques détails inventés de toute pièce.
Le lendemain matin, j'eus fort à faire avec mon frère, qui tombait de sommeil. Franklin devait, en effet, regagner son destroyer, et ce fut tout juste s'il n'y manqua pas.
Harriman et Murphy se mirent au travail avec mon père de bonne heure. Ils préparaient la seconde conférence avec Giraud. Celui-ci arriva à midi et, cette fois encore, il fut exclusivement préoccupé de projets militaires, d'ailleurs assez imprécis. Mon père se mit à exposer la politique des Etats-Unis pendant la guerre, notamment en ce qui concernait la France. Elle se résumait en ces deux points :
1) Un gouvernement provisoire devait être formé. Il devait comprendre Giraud et De Gaulle, qui seraient tous deux également responsables de sa composition et de sa gestion.
2) Le gouvernement provisoire avait la mission de diriger les affaires de la France jusqu'à la complète libération du pays.
Giraud était peu enthousiaste, mais il ne formula aucune contre-proposition. Son mécontentement n'avait pas d'objet précis. Tout ce qui l'intéressait, c'était de savoir dans quelle mesure l'équipement américain serait mis à la disposition de ses armées coloniales.
Comme la conversation touchait à sa fin, sans gagner en intérêt, Harry Hopkins me dit :
— Votre père voudrait emporter d'ici quelques souvenirs. Voulez-vous m'accompagner pour en chercher ?
— Bien sûr.
— Nous ne pourrons sans doute partir qu'après le déjeuner. Et je crois qu'on désire faire prendre quelques photographies de votre père avec Giraud.
Après le déjeuner, le Général Patton fit avancer la voiture de l'état-major et nous nous rendîmes tous les trois en ville. Des tapis et quelques articles en cuir marocain d'une qualité assez médiocre furent tout ce que nous pûmes trouver. Nous demandâmes à un marchand de venir présenter quelques tapis à la villa, afin que mon père pût les examiner et faire lui-même son choix. Nous fîmes ensuite une promenade le long de la côte, sur la plage, pour visiter les lieux où nos troupes avaient combattu quelques semaines auparavant.
De retour à Dar-es-Saada, nous y trouvâmes Churchill et son fils Randolph, alors capitaine dans les commandos. J'avais déjà rencontré Randolph à Alger, la veille de Noël. J'avais été content de pouvoir faire sa connaissance et de causer avec lui, d'autant plus qu'il était non seulement officier, mais aussi membre du Parlement britannique. Mais j'avais eu tort de me réjouir. Randolph m'avait profondément déçu. Ce soir de Noël, à Alger, j'avais découvert, en effet, qu'une conversation avec Randolph Churchill n'était qu'un monologue.
Maintenant que j'avais retrouvé Randolph Churchill dans la villa de mon père, j'étais curieux de voir si le fils du Premier britannique allait, en présence de son père et du mien, formuler ses opinions d'une façon aussi catégorique qu'il l'avait fait devant moi. Je m'attendais, en effet, à ce qu'il se montrât un peu intimidé. Il n'en fut rien. Remarquablement loquace et sûr de lui, il s'étendit volontiers sur les diverses questions dont il parla durant les cinquante minutes qu'il passa avec nous. Il parla sans désemparer tout ce temps, en nous expliquant les complexités de la politique et de la stratégie dans les Balkans et révélant aux hommes d'Etat présents le meilleur moyen de sauvegarder l'hégémonie britannique en Méditerranée, en prolongeant le conflit mondial de quelques années. Il attira l'attention d'un Président et d'un Premier Ministre sur les points faibles du plan de campagne établi par les chefs de l'état-major interallié et leur proposa de les tirer d'embarras en leur indiquant une solution au problème délicat posé par la politique française.
Ce fut une performance remarquable, et l'assistance qui, après cinq jours consécutifs de travail, commençait à se sentir fatiguée, le suivit avec un intérêt amusé. (Je devrais peut-être faire une réserve en ce qui concerne le père du jeune Randolph, mais ce que je viens de dire reflète exactement mon impression et celle de mon père, qui ne réprima son sourire que jusqu'au départ du jeune homme.)
J'eus ensuite avec mon père quelques minutes d'entretien, interrompu par l'arrivée de la voiture du Général Patton. Celui-ci venait nous chercher pour nous amener à son P.C., à la Villa Mas, où nous étions attendus pour dîner. Ce repas réunit plusieurs chefs militaires : le contre-amiral C.M. Cooke, le Major Général Geoffroy Keys, l'adjoint de Patton, le Général de brigade A. C. Wedemeyer ; le Général de brigade W. H. Wilbur ; le Général de brigade John E. Hull et le Colonel H. R. Gay. Plusieurs de ces officiers avaient des postes de commandement dans le Premier Corps d'Armée blindé, et tous attendaient l'occasion de démontrer au Président des Etats-Unis à quel point les tanks et les unités blindées jouaient un rôle prépondérant dans la guerre moderne. Dans ce choeur, Patton faisait le premier ténor, soutenu harmonieusement par l'ensemble des voix.
— L'aviation ! L'infanterie ! Les divisions blindées, il n'y a que ça qui compte ! s'exclama Patton. La guerre moderne a évolué et elle en est arrivée au point où tout le travail incombe aux tanks et aux chars motorisés et blindés. Quant à l'infanterie, son rôle se réduit à nettoyer le terrain gagné par les tanks.
Je crois bien que c'est moi qui fis une allusion à l'aviation. La réponse de Patton fut polie mais dédaigneuse.
— Bien sûr, l'aviation a aussi son rôle. Je serais le dernier à dire que cette arme est sans valeur. Je m'intéresse même beaucoup à la question de savoir dans quelle mesure les avions peuvent aider les unités blindées dans leurs opérations...
En dehors de cette petite intervention, preuve de ma loyauté à l'égard des forces aériennes, j'observai un silence discret. Père mangeait tranquillement et semblait d'excellente humeur. Il était décidé à ne pas se laisser entraîner dans une querelle de militaires. Ainsi, le Général Patton put parler à son aise. Environ un mois plus tard, quand il prit le commandement du front sud en Tunisie, je devais évoquer non sans sourire cette conversation en écoutant à la radio, dans notre quartier général d'Afrique, les appels frénétiques de Patton, qui réclamait l'aide des avions de reconnaissance et aussi une aide aérienne tactique en avant de ses unités blindées.
Le quartier général du Général Patton, à Casablanca, était sompteux. La villa où il était établi avait été, avant notre arrivée, le siège de la mission allemande au Maroc français, et dans la hâte de l'évacuation, l'ennemi n'avait emporté aucun des objets de valeur qui ornaient la maison. Le Général Patton était heureux comme un enfant de pouvoir nous faire admirer toutes ces splendeurs.
Nous regagnâmes le camp Anfa, mon père et moi, un peu après onze heures. Pendant tout le chemin, il me taquina sur la rivalité entre les unités blindées et l'aviation. Il était d'humeur à plaisanter et ne s'en privait pas. Nous étions rentrés depuis cinq minutes, quand Churchill vint nous trouver pour boire un verre et parler un peu de De Gaulle et de Giraud. Une fois de plus, il soutint sa thèse favorite : il valait mieux confier le gouvernement provisoire à De Gaulle seul. Il savait que mon père n'avait pas une opinion très favorable de Giraud et de ses capacités. Mais ce soir-là, mon père n'était pas disposé à poursuivre la discussion sur ce sujet, et il coupa court à la conversation. A cause de sa fatigue, peut-être, il ne prit pas de gants pour faire comprendre au Premier ministre qu'il n'avait pas envie de s'éterniser sur la question. Harry Hopkins et moi, nous nous efforcions de maintenir la conversation sur des sujets inoffensifs. Vers une heure du matin, Churchill s'en alla et Harry monta se coucher.
J'accompagnai Père dans sa chambre.
— Winston commence maintenant, dit-il, à être réellement ennuyé. Cela a été très net, ce soir.
Je n'avais remarqué qu'une chose : Churchill avait manifestement voulu mettre sur le tapis une question que mon père s'était manifestement refusé à discuter. J'avais attribué ce fait à la fatigue de mon père. Mais c'était selon toute évidence de la tactique ; chacun des deux interlocuteurs savait ce que l'autre avait derrière la tête.
— Nous aurons le fin mot de l'histoire dans deux ou trois jours, dit mon père, presque gaîment. Nous sommes mardi, n'est-ce pas ? Tu verras, pas plus tard que vendredi, Winston va nous dire qu'après tout il pense pouvoir faire venir De Gaulle ici.
Nous parlâmes quelque temps de Patton — « un homme charmant, n'est-ce pas, Elliott ? » — et du jeune Randolph Churchill. — « Cela doit être magnifique d'être aussi sûr de soi-même ! » — Nous parlâmes aussi des tapis que nous avions vus, avec Harry, dans la journée. Père se demandait non sans quelque inquiétude comment Staline et les Russes en général allaient accueillir les décisions militaires prises par les chefs alliés.
« Si « Oncle Joe » (Dans les conversations familières, le Président Roosevelt appelait Staline « Oncle Joe » - N.d.T.) avait seulement pu venir ici en personne et voir par lui-même les difficultés auxquelles nous nous heurtons sur la question des tonnages et les problèmes de production... »
Je vis que mon père était très fatigué. Aussi le quittai-je au bout de quelques minutes.
Les questions de production et de ravitaillement constituaient le premier point de l'ordre du jour de la réunion du mercredi. Somervell avait déjeuné de bonne heure avec Harry Hopkins et lorsque je descendis à huit heures et demie, ils étaient déjà en plein travail. A cette époque Harry était à la tête du Comité des Priorités. Personne ne savait mieux que lui que la production de guerre des Etats-Unis était encore relativement insignifiante.
Le major général Spaatz, mon chef, arriva vers dix heures. Il était à Casablanca depuis la veille et mon père avait exprimé le désir de lui parler. « Tooey » Spaatz commandait alors les forces aériennes américaines en Afrique en plus de celles du nord-ouest africain, où se trouvait le quartier général des forces aériennes interalliées. Mon père lui dit que ce travail lui semblait bien compliqué.
— Il l'est en effet, monsieur le Président, acquiesça Spaatz. Et le fait que le commandement soit mixte n'est pas de nature à faciliter les choses. Il n'y a pas de meilleur chef que Tedder, — le maréchal de l'Air Tedder, placé au-dessus de Spaatz, était le commandant en titre des forces aériennes alliées en Afrique — mais bien que nous nous entendions à merveille, il est impossible de surmonter certaines difficultés.
— Lesquelles, par exemple ?
— Voici, monsieur le Président. Sur ce théâtre d'opérations, nous employons principalement des avions américains. En matière de stratégie et de tactique, ce sont aussi les initiatives américaines qui prédominent. Les opérations sont effectuées par les Américains. Or, le commandement est anglais.
Je ne pus m'empêcher de placer un mot.
— Le fait est, Papa, que le général Spaatz dirige la guerre aérienne, mais il le fait sous le commandement de Tedder.
— Je ne veux pas insinuer, monsieur le Président, que nous ne pouvons pas nous entendre. Nous nous entendons bien, au contraire. Je parle en général des difficultés que soulève tout contrôle allié mixte. Le système de commandement combiné s'avère particulièrement délicat quand il s'agit de commander les hommes et le matériel d'un seul des alliés.
Mon père hocha la tête. Tooey continua à parler, mentionnant d'autres problèmes de commandement. A cette époque, la nécessité de trouver des appareils de rechange et de construire des aérodromes à sol dur en nombre suffisant se faisait sentir particulièrement. Les camps d'aviation que nous avions trouvés en Afrique nous obligeaient, quand il pleuvait fort, à suspendre nos opérations pendant plusieurs heures, sinon pendant des jours.
Les conversations de ce genre avec des officiers supérieurs américains étaient très instructives pour mon père. La situation créée du fait que nous étions les alliés des Anglais se présentait ainsi : puisque le commandant en chef du théâtre des opérations, le général Eisenhower, était un Américain, les Anglais tenaient à occuper les postes de commandement venant tout de suite après. C'est ainsi qu'un Britannique, Cunningham, commandait les opérations navales et un autre Britannique, Tedder, celles de l'air. Dans la Méditerranée, il était juste, en effet, de confier la direction des opérations navales à un officier anglais. Il était difficile, en revanche, à Spaatz de diriger la guerre aérienne tout en étant soumis aux ordres du maréchal de la R.A.F., même si celui-ci était un officier compétent et sympathique.
Robert Murphy, tel un diable sortant de sa boîte, fit une nouvelle apparition dans la matinée pour s'entretenir avec mon père et Harry Hopkins. Il s'agissait de bien faire comprendre aux Anglais que nous tenions absolument à ce que le gouvernement provisoire ne se composât pas exclusivement de personnalités de l'entourage de De Gaulle. Ils étaient encore en train de parler quand Churchill, accompagné de son conseiller Mac Millan arriva pour déjeuner. Je fis vite porter quelques chaises dans le jardin et la discussion reprit.
Si on voulait connaître les objections de De Gaulle contre notre conception du gouvernement provisoire, le meilleur moyen n'était-il pas de faire venir De Gaulle à Casablanca ? Et le plus vite possible ! Quelle concession, d'après Churchill, faudrait-il faire à De Gaulle, pour obtenir de lui qu'il vînt en Afrique afin de trancher cette question une fois pour toutes ? Les Américains étaient-ils certains qu'il était nécessaire de faire participer Giraud à la nouvelle combinaison ? Les problèmes à résoudre pour réaliser une alliance politique durable entre ces deux hommes n'étaient-ils que des conflits personnels ?
Finalement, le Premier Ministre repoussa sa chaise et se leva pour aller lui-même trouver Giraud. Mon regard était fixé sur mon père, mais son visage n'exprimait qu'un intérêt bienveillant. S'il continuait toujours à soupçonner Churchill de manquer quelque peu de franchise, rien en lui ne trahissait ce sentiment.
Vers la fin de l'après-midi, le Premier Ministre revint. Il amenait Giraud avec lui. Tandis qu'on l'introduisait dans le salon, je continuais dans le jardin à causer avec les agents du service secret et quelques visiteurs.
Une fois de plus mon père et le Premier Ministre examinèrent avec Giraud et son aide de camp civil, M. Poniatowski, les questions soulevées par De Gaulle et étudièrent les détails de ce qui ne pourrait jamais être qu'une alliance boiteuse. Ils cherchèrent le moyen d'aplanir, ne fût-ce que partiellement, les griefs si fortement « subjectifs » qui séparaient les deux chefs militaires français si fortement « subjectifs ». J'avais plus d'une fois assisté à des discussions sur ce sujet et je pense que mon père et Churchill devaient en être aussi las que moi, mais moi, du moins, je n'étais pas obligé d'y prendre part.
Lorsque, après le départ des visiteurs, je rentrai dans la villa pour rejoindre mon père, je ne pensais qu'à une chose : ce soir nous devions dîner chez Churchill et il était à craindre que la conversation ne roulât encore exclusivement sur ce même sujet. Mais mon père, levant le regard de la pile de papiers qui venaient d'arriver de Washington, me rassura.
— Nous sommes tombés d'accord pour ne plus parler de choses sérieuses ce soir, me dit-il.
Le dîner dans la villa du Premier Ministre fut, en effet, très agréable. Winston Churchill avait apporté avec lui tous les plans de guerre de l'Empire et ses aides avaient installé une magnifique « exposition de guerre », avec des cartes de tous les théâtres d'opérations aux échelles les plus diverses. Il nous fit visiter cette pièce avec un plaisir visible. Si la guerre n'était qu'un jeu, et non point une aventure sanglante, chaotique, fastidieuse et déprimante, je pense que ces cartes auraient représenté la meilleure façon de jouer à ce jeu. Sur chacune d'elles, des épingles étaient piquées, que l'on pouvait déplacer à volonté. La plus passionnante de toutes ces cartes était sans doute celle de l'Atlantique du Nord qui fournissait des indications sur la position des sous-marins allemands, représentés par des bateaux en miniature : les uns étaient au repos à Lorient et à Brest, d'autres avançaient vers l'ouest à la rencontre de nos convois vers la Grande-Bretagne, d'autres encore étaient dans des abris le long de la Manche, et d'autres enfin aux aguets sur les voies maritimes, aux environs des Açores, ou au large de l'Islande, ou se dirigeaient vers le nord, sur la ligne de Mourmansk. Chaque jour, on enregistrait sur cette grande carte, sous le regard attentif de Churchill, le moindre mouvement des navires, suivant les plus récentes informations. C'était passionnant : on se demandait avec angoisse si tel ou tel de nos convois pourrait passer sans incident. Combien de tonnes de matériel de ce convoi d'une importance vitale allaient exploser et être englouties par l'océan ? Les patrouilles de garde-côtes anglais auraient-elles la chance d'arroser de bombes cette bande de loups ? Cet hiver la bataille de l'Atlantique du Nord atteindrait évidemment à son point culminant. Et la tension dramatique qu'on éprouvait en face de ces petites épingles et de ces miniatures piquées sur la carte de l'Amirauté correspondait bien à l'angoissante incertitude qu'inspirait le sort du monde dans ces moments critiques.
Nous rentrâmes, ce soir-là, relativement tôt et mon père alla se coucher. Il avait, en effet, devant lui une longue et épuisante journée de travail.
Mon père avait déjeuné ce matin-là et était parti avant que je fusse descendu dans la salle à manger. Hopkins, Harriman, l'Amiral McIntire et Murphy l'avaient accompagné en voiture à Rabat, où il allait rendre visite au Général Clark.
Mon père y inspecta la seconde division blindée ainsi que les troisième et neuvième divisions d'infanterie. C'était toute une caravane : en tête avançait une unité de MP à motocyclettes suivie d'une jeep, venaient ensuite une voiture de reconnaissance, puis celle de mon père, précédant les voitures militaires où se trouvaient les autres personnalités, suivies de deux camions chargés de troupes armées jusqu'aux dents. Deux autres voitures de reconnaissance et un second détachement de motocyclistes fermaient le cortège. Mike Reilly, du Service Secret, n'avait pas non plus oublié de faire appel à une escorte d'avions de chasse pour ce voyage, aussi bien à l'aller vers le nord qu'au retour.
Huit heures plus tard, mon père était rentré à Casablanca, plein d'impressions toutes fraîches.
— Bonne journée? lui demandai-je.
— Excellente. Cela m'a bien changé de...
— De Giraud et de De Gaulle, n'est-ce pas?
— A propos, sur notre chemin, ce matin, nous avons croisé quelques unités d'infanterie et de cavalerie des troupes marocaines françaises. Elles se rendaient à l'exercice. Je n'ai rien dit, mais je ne serais pas étonné si Giraud les avait fait sortir tout exprès pour me faire une démonstration à l'appui de ses discours...
— Tu es resté dans la voiture toute la journée ?
— Non. On m'a donné une jeep pour inspecter la seconde division blindée et la troisième division d'infanterie. Mais une fois en jeep on en a eu pour quelque temps.
— Es-tu censé travailler en ce moment ? demandai-je. Car, en ce cas...
— Non, je veux me reposer. Je ne dois rencontrer personne avant le dîner. Assieds-toi, je veux te parler de ma journée. J'aurais voulu que tu puisses voir l'expression du visage de certains soldats de la division d'infanterie. Ils semblaient dire : « Ma foi, c'est notre chef en chair et en os !»
Et mon père éclata de rire.
— Où as-tu mangé, papa?
— Sur le champ de manoeuvres avec Mark Clark et Patton. Et aussi avec Harry, bien sûr. Harry ! Que penses-tu de ce déjeuner en plein air?
La réponse de Harry nous parvint du premier étage où il se faisait couler un bain.
— J'ai surtout aimé la musique.
— Oui, dit mon père. Chattanooga, Choo-Choo, Alexander's Rag-Time Band, et puis aussi ce chant du Texas où l'on frappe dans les mains, tu sais bien...
— Deep in the heart of Texas !
— C'est ça. Et quelques valses. Dis-moi, Elliott, y-a-t-il dans le monde une armée autre que l'armée américaine, dont l'orchestre puisse jouer des airs de ce genre pendant que le Commandant en chef mange du jambon, des patates douces et des haricots verts à deux pas de là ? Hein?
Il s'étira.
— Ah ! Je suis fatigué. Nous avons inspecté la Neuvième Division après le déjeuner, après quoi nous sommes allés à Port-Lyautey.
— Peut-on y voir les bateaux, dans le port?
— Ceux qui ont été coulés ? Bien sûr.
— J'ignorais que tu avais l'intention d'aller à Port-Lyautey.
— Il y a là un cimetière américain, me dit mon père. Quatre-vingt-huit des nôtres y reposent. Nous y avons déposé une couronne. Nous en avons fait autant au cimetière français...
— Dommage qu'il n'ait pas fait beau temps.
— Oh, la pluie n'a commencé à tomber qu'à quatre heures et demie... Il fallait voir les troupes, Elliott... Ces hommes ont vraiment l'air plein d'entrain. Ils sont hâlés, endurcis, souriants et... fin prêts.
— Tiens! Qu'est-ce que c'est?
— Ça? C'est la gamelle dans laquelle j'ai déjeuné. Ils me l'ont donnée. J'ai décidé de l'emporter comme souvenir.
— Voyons, papa! Quelle idée de t'encombrer d'objets pareils! Ne crois-tu pas que le Commandant en Chef des Forces Armées puisse trouver une gamelle sur place dans son pays?
— Bien sûr. Mais c'est la gamelle dans laquelle j'ai mangé à Rabat, le jour où j'ai inspecté trois divisions de soldats américains qui mènent un dur combat. C'est un beau souvenir... Je tiens à l'emporter.
Il allait partir dans sa chambre pour se changer quand un bruit nous parvint du hall. L'instant d'après, Churchill, le visage épanoui dans un large sourire, fit irruption dans la pièce.
— Je ne reste qu'un instant! s'écria-t-il. Je viens vous annoncer la dernière nouvelle. Et pour une fois c'est une bonne nouvelle:
— Du quartier général ? demanda mon père. Qu'est-ce que c'est ?
— Non, de Londres, répondit le premier ministre, radieux. Il s'agit de De Gaulle. Il semble que nous sommes sur le point de réussir à le persuader de venir ici pour prendre part à nos conversations.
Il y eut un bref silence. Puis mon père dit d'un ton bref :
— Bien.
Il se dirigea lentement vers sa chambre à coucher.
— Je vous félicite, Winston, ajouta-t-il avec une légère pointe d'ironie. J'ai toujours pensé que vous finiriez par arranger ça.
Ce soir-là, mon père fut au lit dès neuf heures et demie. Sa plus longue nuit de sommeil depuis son arrivée en Afrique.
...A suivre : Chapitre IV : LA CONFÉRENCE DE CASABLANCA. (troisième partie)