30 novembre 2007
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ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)

Chapitre III : D'ARGENTIA A CASABLANCA (autres chapitres ici)
L'inaction relative que m'imposait ma mission de reconnaissance dans le Cercle Arctique me pesait doublement après la rencontre d'Argentia qui s'était déroulée dans une atmosphère d'action. Par bonheur, mon escadrille fut rappelée aux Etats-Unis au début de septembre, quinze jours à peine après la fin de la conférence.
Je me hâtai aussitôt de demander mon admission à l'école de l'Air afin de me préparer au service actif, sinon en qualité de pilote, du moins comme navigateur. Cela me donnerait, pensai-je, quelque chance d'être envoyé outre-mer. Mentalement, je soulignai cette demande et j'y ajoutai des points d'exclamation, ce qui ne fut peut-être pas tout à fait inutile. En effet, vers la fin du mois de septembre, elle obtint une suite favorable et je reçus l'ordre de gagner Kelly Field, à San Antonio, au Texas. J'avais déjà été officier d'infanterie, puis officier des services de renseignements, j'allais devenir officier d'aviation.
Dans mes notes se rapportant à cette époque — les jours qui suivirent mon retour aux U.S.A. et les premiers temps de mon séjour à Kelly Field — je retrouve presque à chaque page des allusions à l'atmosphère de satisfaction qui régnait partout. Cela m'avait frappé d'autant plus que je venais de passer quelque temps hors du pays. Je pense que cette impression devait être partagée par tous ceux qui avaient fait à cette époque un voyage en Angleterre. A vrai dire mon étonnement n'était pas tout à fait justifié. Quand des amis me disaient (trois de mes amis le firent effectivement) qu'il était grand temps pour moi de quitter l'uniforme, qu'avoir passé une année dans l'armée suffisait amplement, que je manquais l'occasion de mettre à profit une situation favorable aux affaires, mon premier mouvement fut de discuter. Puis je cherchai l'explication de cette imperméabilité à l'égard des événements mondiaux. Enfin je rentrai en moi-même et me tus. A quoi cela m'aurait-il servi de discuter de ces questions en septembre et octobre 1941 ? J'avais d'ailleurs trouvé une explication à cet état d'esprit général, une explication qui ne frappera personne par sa nouveauté. L'insouciance du public était entretenue par une grande partie de la presse américaine. Le Chicago Tribune, la presse Hearst, le Daily News de New-York, le Times-Herald de Washington et les journaux Scripps-Howard, entonnaient tantôt à l'unisson, tantôt à plusieurs voix, un doux chant de sirène, le chant de l'indifférence, de la sérénité, du laisser-aller. Si ce choeur amollissant reflétait l'état d'esprit du public, on peut dire que les journaux n'étaient pas à la hauteur de leur tâche qui est d'éclairer et d'informer les lecteurs. Si les directeurs de journaux croient s'être acquittés à si bon compte de leurs responsabilités, eh bien la conception qu'ils ont de l'information mérite un bien vilain nom.
J'employai le premier week-end de décembre à rendre visite à ma famille dans mon ranch des environs de Fort Worth. Dans quelques jours, si tout allait bien, je devais obtenir mon diplôme de navigateur. J'ignorais évidemment où j'aurais à prendre du service et je désirais passer une journée ou deux à la maison, avec mes enfants.
Le dimanche, je fis la grasse matinée. Après un rapide déjeuner, j'allai faire une promenade à cheval et ne fus de retour au ranch que vers trois heures. Ma femme me dit alors que Harry Hutchinson et Gene Cagle m'avaient téléphoné de ma station de radio.
Ils désiraient, pensai-je, me parler affaires avant mon retour à Antonio. Or, je n'avais aucune envie de parler affaires. Mais un de mes enfants ayant tourné le bouton de la radio pour prendre un peu de musique, je compris tout de suite ce que Harry et Gene me voulaient. L'une des premières choses que j'entendis fut l'ordre adressé à tous les officiers et soldats de rejoindre immédiatement leur corps.

Sur la route de San Antonio, je dépassai des centaines de militaires qui se dirigeaient en toute hâte vers leurs postes respectifs. Dans ma voiture il y avait de la place pour quatre personnes. J'embarquai un homme du Massachusetts, un autre de l'est du Texas, un troisième de l'ouest du Texas, un quatrième de la Caroline du Nord. A Kelly, une grande effervescence régnait qu'augmentaient d'heure en heure des rumeurs de toutes sortes. Après avoir signalé mon arrivée et m'être présenté à l'adjudant et à l'officier de service, je me rendis dans l'appartement que j'avais loué à proximité de l'aérodrome et demandai une communication avec mon père. Je dus attendre deux heures avant de l'obtenir et ce temps me parut interminable. A mesure que les minutes s'écoulaient, mon impatience allait croissant. Enfin la sonnerie retentit et je décrochai l'appareil. J'avais à l'autre bout du fil Miss Hackmeister, chef du standard de la Maison Blanche.
— C'est bien le Capitaine Elliott ?
— Oui. Bonjour, Hacky... Père est occupé?
— Je vais vous le passer tout de suite. Je voulais m'assurer que c'était bien vous.
Après une brève attente, j'entendis la voix de mon père.
— C'est toi, Elliott ?
— Bonjour, papa, dis-je en criant presque.
— Comment vas-tu, mon garçon ?
— Très bien. Et toi ?
— Bien... un peu occupé, évidemment... Qu'est-ce qui se passe, papa ?
— Eh bien... la situation paraît sérieuse... Quelles nouvelles apportes-tu?
— Moi ?
— Oui, Qu'as-tu entendu dire ?
— Eh bien... on raconte que nous allons partir tous dès demain... Toutes les escadrilles seraient envoyées aux Philippines...
— Vraiment ?
— Nous avons entendu dire aussi, tout à l'heure, qu'il y avait au Mexique des troupes japonaises de débarquement, et on dit qu'on prévoit une attaque aérienne contre les aérodromes du Texas d'un moment à l'autre.
— Je vois.
— Le bruit court aussi que les Japonais mettent sur pied des forces expéditionnaires d'infanterie qui doivent franchir la frontière mexicaine et attaquer le Texas et la Californie...
Mon père murmura quelques mots. Ce que je lui disais semblait l'intéresser.
— Bien, fit-il, si tu entends d'autres rumeurs, n'oublie pas de me les rapporter, je t'en prie.
— D'accord, papa. Je ne manquerai pas de...
Je l'entendis raccrocher et je posai à mon tour l'appareil... Par exemple ! Je lui téléphonais pour apprendre les dernières nouvelles et, en fin de compte, c'était moi qui le renseignais.
Il me demandait même de continuer à le tenir au courant au cas où j'aurais d'autres informations. Lui, le commandant en chef, moi, simple capitaine.
Je poussai un soupir et allai me coucher. L'agression contre Pearl Harbour ne changea rien au programme de mes cours de navigation et cela jusqu'à la fin. Ayant obtenu mon brevet, je fus versé à la Sixième Escadrille de reconnaissance, stationnée à cette époque sur la côte occidentale et dont le quartier général se trouvait à Muroc Dry Lake, dans le désert près de Lancaster, en Californie. Notre tâche était de patrouiller au-dessus du Pacifique. Jusqu'à la fin du mois de janvier, je servis d'abord dans la Sixième Escadrille, puis dans la Deuxième. Par la suite, un ordre secret et tout à fait inattendu arriva, m'affectant au Premier Groupe cartographique de Boiling Field, à Washington.
Le caractère confidentiel des ordres me concernant ainsi que la nature de mon affectation semblaient autoriser les espoirs les plus hardis. Il s'agissait sûrement de quelque chose de très important. Une mission lointaine probablement...
C'était en effet une mission lointaine, mais, en apprenant en quoi elle consistait, j'éprouvai une légère déception. C'était le Rusty Project (projet rouillé). Mais il me semblait plus que rouillé, réduit à rien. J'étais l'un des deux navigateurs désignés pour une mission relevant des services de renseignements de l'aviation : documentation cartographique portant sur une vaste région de l'Afrique du Nord. L'Afrique !...
Juste avant mon départ j'eus avec mon père une de ces conversations familières d'après le petit déjeuner, au cours de, laquelle je lui fis, part de la déception que m'avait causée ma prétendue « haute » mission. Evidemment la chose devait être tenue dans le plus grand secret, mais je me disais qu'en qualité de commandant en chef, mon père était sans doute déjà au courant de l'affaire.
Il l'était en effet et il entreprit de m'expliquer pourquoi la tâche qui m'était confiée était plus importante que je ne l'avais cru tout d'abord. Comme toutes ses explications, celle-ci m'ouvrit des horizons nouveaux et me permit d'embrasser toute l'étendue des problèmes et de la stratégie de la guerre mondiale. Lorsque je lui eus dit en quoi allait consister mon travail, ses yeux brillèrent de plaisir. Cependant que je récriminais contre cette nouvelle besogne et lui disais en détail pourquoi elle ne me semblait pas justifier le grand cas qu'on en faisait, mon père se préparait une nouvelle tasse de café. (Père préparait toujours lui-même son café, disant qu'à la cuisine personne ne savait confectionner convenablement ce breuvage).
Lorsque j'eus terminé mes doléances il me dit :
— Tu as tort... Tu te figures qu'on t'envoie simplement pour photographier le sable du désert, et que ce sera un gaspillage de temps et de pellicule. Il n'en est rien. Ecoute-moi bien. Est-ce important que la Chine reste en guerre ?
— Bien sûr... Il me semble.
— Sans la Chine, c'est-à-dire avec une Chine battue, combien de divisions japonaises se trouveront disponibles d'après toi ? Et que feront-elles ? Elles occuperont l'Australie et l'Inde. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. En continuant vers le Moyen-Orient...
— Le Japon ? fis-je, incrédule.
— Qu'y a-t-il d'improbable dans cette supposition ? Un gigantesque mouvement de tenaille ferait se rejoindre les Japonais, et les Allemands quelque part dans le Proche-Orient, isolant complètement la Russie, mettant l'Egypte hors du circuit, coupant les lignes de communications de la Méditerranée.
— Je veux bien... Mais que vient faire l'Afrique là-dedans ?
— Par quelle voie envoyons-nous du secours à la Chine à l'heure actuelle? Du secours militaire?...
— Par la route de Birmanie.
— Et le jour où nous l'aurions perdue?
— Nous gagnerions la Chine en avion, de l'Inde.
— Exactement. Ce serait la route la plus rapide. Et pour faire parvenir du matériel aux Indes ?
— Je vois. Par la Méditerranée.
— Considérons, maintenant la question sous un autre aspect. Tu n'ignores pas combien il est difficile d'assurer la sécurité des livraisons à la Russie. La route de Murmansk...
— Autant dire qu'on envoie les hommes à la mort.
— Aussi avons-nous songé au golfe Persique, Devrons-nous continuer à envisager pour les transports maritimes la route qui fait le tour de l'Afrique du Sud ? N'oublie pas que, même à Madagascar, il y a des hommes qui n'hésitent pas à protéger les sous-marins japonais ou allemands. Nous avons besoin de la route de la Méditerranée. D'où...
— D'où l'Afrique. Je saisis. Si je ne l'ai pas compris plus tôt, c'est que je me demandais pourquoi nous perdions notre temps de cette façon-là. Ne ferions-nous pas mieux d'attaquer nous-mêmes les Allemands directement par l'Angleterre ?
Mon père eut un vague sourire.
— Notre objectif, pour le moment, est d'augmenter notre capacité de production. C'est déjà beaucoup. Et nous savons ceci : les Chinois tuent les Japonais, et les Russes tuent les Allemands. Nous devons les soutenir et leur permettre de continuer à le faire jusqu'au moment où nos propres armées de terre et de mer seront prêtes à intervenir. Il nous faut donc leur envoyer cent fois, que dis-je, mille fois plus de matériel que jusqu'ici. L'Afrique représente pour nous une garantie à cet égard.
« Mais on peut considérer la question de l'Afrique sous un autre angle encore, poursuivit-il. Les Allemands ne se sont pas installés dans le désert pour y prendre des bains de soleil. Pourquoi convoitent-ils l'Egypte ? Pourquoi convoitent-ils l'Afrique centrale? De là, il n'y aurait qu'un saut à faire pour gagner le Brésil. La Pennsylvania Avenue (Principale artère de Washington (N. d. T.)) pourrait fort bien être rebaptisée et prendre le nom d'Adolf Hitler Strass; ne le crois-tu pas? »
« Bref, conclut mon père, tâche de prendre de bonnes photographies du sable et ne crois pas que tu gâches de la pellicule ».
La tête de Steve Early apparut dans l'entrebâillement de la porte. Il désigna sa montre d'un air significatif. Mon père sourit.
— Deux minutes, Steve, dit-il.
La porte se referma. Je devais avoir l'air bien désemparé, car mon père posa sur moi un regard interrogateur.
— C'est que, dis-je, c'est un bien gros travail. Et nous sommes loin d'y être suffisamment préparés.
— Voyons, imagine qu'il s'agit d'une partie de football (Il s'agit du football américain (N. d. T.)), répondit mon père. Nous sommes les éléments de réserve, assis sur le banc. Pour le moment, ce sont les Russes qui sont sur le terrain. Ils font équipe avec les Chinois et, à un degré moindre, avec les Anglais. Nous sommes chargés d'intervenir au moment voulu. Nous
devrons… comment appelle-t-on cela dans le jargon des sportifs?... « réaliser l'essai ».
— Je vois ce que tu veux dire.
— Notre rôle est de suivre la partie et, avant que nos « marqueurs » ne soient fatigués, il nous faudra y prendre part pour l' « essai ». Nous serons frais, alors. Si nous choisissons bien notre moment, nos marqueurs à nous ne seront pas encore épuisés. Et...
Il fit une pause.
— Eh bien ?
— Je pense que nous choisirons bien notre moment. D'abord, en dépit des quelques défaitistes qui se font entendre dans le pays, le peuple américain dans son ensemble a suffisamment de ressources et de résistance pour aller jusqu'au bout.
« Ensuite, Dieu n'a pas créé ce monde avec l'intention de le faire gouverner par quelques-uns. Il nous donnera, à nous et à nos alliés, la force de tenir bon et de gagner. » La porte s'ouvrit.
— Les deux minutes sont écoulées, dit Steve Early.
— Je te souhaite bonne chance, me dit mon père.
Et je pris congé de lui. Le Rusty Project devait me conduire à Accra, sur la Côte de l'Or, à Bathurst, en Gambie britannique, à Kano, en Afrique Équatoriale britannique, à Fort Lamy, en Afrique Équatoriale française (faisant partie de la France Libre). Ce furent pour moi de longs mois de travail ininterrompu. Il s'agissait de dresser des cartes détaillées de toute la région nord-ouest de l'Afrique au moyen de photographies aériennes. II m'arrivait de temps en temps de tomber sur des appareils de patrouille fascistes et d'essuyer le feu, mais, dans l'ensemble, c'était un travail aride et fastidieux, et qu'il fallait mener aussi promptement que possible. Je retournai aux Etats-Unis l'été suivant, et y restai pendant les mois de juillet et d'août. Cependant une grande partie de ces vacances se passa pour moi à l'hôpital où je soignai une dysenterie amibienne compliquée de malaria. Dès que je fus à nouveau sur pied et déclaré guéri par les médecins, je reçus l'ordre de gagner l'Angleterre, en qualité de commandant du troisième groupe de reconnaissance photographique. Pendant mon séjour en Afrique j'avais été nommé chef d'escadrille avec le grade de lieutenant-colonel.
Pendant ce séjour de deux mois dans le pays, je n'eus pas souvent l'occasion de parler avec mon père. D'abord parce que je passai la majeure partie de ce temps à l'hôpital, ensuite parce que ses journées étaient chargées. Je réussis à le voir trois ou quatre fois, mais quelques minutes seulement, et chaque fois, je fus frappé par son expression de fatigue et de tension.
Ce furent sans doute les jours les plus sombres pour les Alliés. L'Angleterre, la Chine, l'U.R.S.S. réclamaient, chacune de son côté, des livraisons toujours plus importantes. Aucun de ces pays n'était entièrement satisfait. Des erreurs furent commises à cette époque à tous les échelons du commandement et à tous les degrés de l'administration. Erreurs commises par des hommes qui apprenaient le métier de la guerre, qui n'avaient jamais fait ce métier auparavant et qui certainement ne désiraient jamais le faire à l'avenir. Le poids de ces soucis et de ces préoccupations accablantes se traduisait, chez mon père, par la pâleur de son visage, et je préférai employer les rares instants que nous pûmes passer ensemble à parler de tout, sauf de la guerre. En Angleterre, mon unité était stationnée à Steeple Morden, non loin de Cambridge. La question au sujet de laquelle des divergences de vues s'étaient manifestées entre les stratèges anglais et américains était tranchée. Les milieux dirigeants avaient décrété qu'aucune attaque ne serait lancée cette année du côté de la Manche. Le point de vue de ceux qui conseillaient d'attendre le moment où notre supériorité en hommes et en matériel serait écrasante l'avait emporté.
Mon groupe était chargé d'une reconnaissance photographique en Normandie et en Bretagne. Mais ce n'était qu'un simple entraînement en vue de notre mission en Afrique.
Vers la fin de septembre, j'allai passer un week end aux Chequers, dans la maison de Churchill. J'avais pris soin, cette fois, de m'y préparer un peu mieux que lors de ma visite précédente. Après le dîner, Churchill me dit qu'il allait avoir avec mon père une conversation par le téléphone transatlantique et que je pourrais lui parler par la même occasion. Il avait dit cela d'un air détaché, mais j'avais l'impression qu'il avait composé son attitude. J'aime à croire qu'il s'était souvenu que ce jour était celui de mon anniversaire et qu'il savait qu'échanger quelques paroles avec mon père serait pour moi le plus précieux des cadeaux.
Fait à noter : le Premier Ministre mit un peu plus de deux heures à obtenir la communication avec le Président des Etats-Unis. Enfin, le censeur recommanda la prudence aux deux interlocuteurs et, l'instant d'après, mon père me souhaitait un bon anniversaire. Avant de terminer, il fit une allusion voilée à l'occasion qui s’offrirait peut-être bientôt à moi de rencontrer un membre de notre famille. Auquel cas, ajouta-t-il, je ne devrais pas trop m'en étonner.
Le jour où il me fallut rejoindre mon poste, Churchill me fit appeler le matin dans sa chambre pour me dire au revoir. Il arpentait la pièce, sans autre voile que la fumée de son cigare.
Tiens, me dis-je, voilà une scène que je pourrai raconter à mes petits enfants.
« Un membre de notre famille », c'était ma mère. La veille de son arrivée, je fus avisé par notre ambassade à Londres. Je me rendis dans la capitale et rencontrai ma mère à Buckingham Palace.
Pendant la plus grande partie de son séjour en Angleterre, le temps fut exécrable. Même le soir où nous dînâmes ensemble avec le roi et la reine, elle souffrit du froid qui régnait dans les immenses salles du palais. Signe de l'austérité britannique, la famille royale manquait de combustible, comme tout le monde en Angleterre, mais personne ne s'en plaignait. D'ailleurs, je n'aimerais pas avoir à payer les frais de chauffage du palais de Buckingham, même si le combustible abondait.
Ce dîner nous permit de rencontrer, outre nos très sympathiques hôtes, le Maréchal Smuts. J'étais placé près de lui et je lui parlai de mes vols de reconnaissance en Afrique. Puisqu'il s'agissait de l'Afrique, pensais-je, ce sujet ne pouvait manquer de l'intéresser. J'oubliais que les régions dont il avait à s'occuper étaient à des centaines de kilomètres de mon secteur. Lord Louis Mountbatten était également là, tenant à paraître à son avantage, brillant et séduisant, comme le voulait sa réputation.
Après le repas, on nous conduisit dans l'abri souterrain où l'on projeta pour nous le film de Noël Coward : in Which We Serve, qui venait justement d'être terminé. Mountbatten, qui était le prototype du principal personnage du film, n'arrêtait pas, tout au long de la projection, de nous déranger quelque peu en nous prodiguant des commentaires sur les faits qui avaient inspiré le scénario.
Je terminai la soirée dans la chambre de ma mère et notre conversation se prolongea jusqu'à une heure indue. Nous claquions des dents tous les deux, tant il faisait froid.
Je savais à cette époque que le débarquement en Afrique du Nord était imminent. Ma mère le savait aussi, comme elle me l'a dit plus tard. Cependant, ce soir-là, notre conversation tournait autour de cette question sans l'aborder, chacun de nous s'exprimant avec une extrême prudence afin de ne pas trahir à l'autre le secret que nous connaissions tous deux. Ma mère m'apprit néanmoins quelque chose : mon père était de plus en plus décidé à venir, en personne, pour rencontrer Churchill. Les deux hommes d'Etat espéraient également rencontrer Staline. Bien que le voyage en avion eût fatigué passablement ma mère, elle consentit volontiers à venir inspecter mon unité.
Le jour où ma mère vint me voir à Steeple Morden, le démon qui se complaît à faire régner en permanence le mauvais temps en Angleterre se surpassa. Il faisait froid, le vent soufflait, l'air était saturé de brouillard et d'humidité. La bruine succédait à l'averse, l'averse à la bruine. Confiée à une organisation anglaise de guides, ma mère eut une heure de retard. Nos hommes, les pauvres, l'avaient attendue pendant tout ce temps dehors, devant le bâtiment. Ce fut un vrai soulagement lorsqu'elle arriva enfin. Elle passa en revue, avec moi, toute l'unité, serrant la main à environ deux mille hommes et échangeant quelques paroles avec le plus grand nombre possible d'entre eux. Nous la fîmes entrer ensuite à l'intérieur du bâtiment et lui offrîmes du thé. Les guides préférèrent le whisky. Nous les servîmes cependant dans des timbales à thé, pour que ma mère ne pût s'apercevoir de rien.
Le lendemain, tous ceux de notre groupe qui devaient participer au débarquement en Afrique reçurent l'ordre de regagner leur base.
Les unités « rampantes » qui se trouvaient sous mes ordres commencèrent à s'embarquer à la fin d'octobre.
Les unités aériennes s'envolèrent vers leur nouvelle étape, le 5 novembre. Le 9, nous attaquâmes l'Afrique et mon groupe, ayant atterri sur un aérodrome conquis, alors que la bataille faisait encore rage, était à l'oeuvre.
Les deux mois qui suivirent furent pour nous une période d'activité intense. Ma tâche était plus difficile que toutes celles que j'avais eu à accomplir jusque-là. Elle me posait chaque jour tant de problèmes immédiats que je n'avais guère le temps de prêter attention aux événements, sauf ceux qui étaient en relation directe avec l'aérodrome de la Maison Blanche près d'Alger.
Le 11 janvier 1943, je reçus soudain l'ordre de me rendre immédiatement à Alger, pour me présenter à l'état-major des Forces expéditionnaires alliées, commandées par le Général Walter Bedell Smith. Cette fois, grâce aux allusions de ma mère, je devinai pourquoi « Beedle » (« Cafard », surnom de Bedell Smith.) voulait me voir.
Mais il ne me dit rien. Il se contenta simplement de me donner l'ordre de transporter l'Amiral Ingersoll à Casablanca et de me présenter, dès mon arrivée, devant le colonel commandant l'aérodrome de cette ville.

Le colonel, à Casablanca, confirma mes espoirs. Il sembla ravi de pouvoir me révéler le secret. « Votre père..., me dit-il. Et Churchill... Probablement Staline aussi... » Il me dit de ne pas sortir pendant les trente-six heures qui nous séparaient de l'arrivée de mon père. Je risquais d'être reconnu et les gens pourraient alors deviner que j'étais venu là pour rencontrer le Président.
...À suivre : Chapitre IV – LA CONFERENCE DE CASABLANCA