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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:16

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre X : Les leçons de l'Histoire

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

 

    En tout temps et en tout lieu l’intelligence, la moralité et l’activité des citoyens se sont réglées sur la prospérité du pays, et la richesse a augmenté ou décru avec ces qualités ; mais nulle part le travail et l’économie, l’esprit d’invention et l’esprit d’entreprise des individus n’ont rien fait de grand là où la liberté civile, les institutions et les lois, l’administration et la politique extérieure, et surtout l’unité et la puissance nationale, ne leur ont pas prêté appui.

    Partout l’histoire nous montre une énergique action des forces sociales et des forces individuelles les unes sur les autres. Dans les villes italiennes et dans les villes anséatiques, en Hollande et en Angleterre, en France et en Amérique, nous voyons les forces productives et par conséquent les richesses des individus augmenter avec la liberté, avec le perfectionnement des institutions politiques et sociales, et celles-ci, à leur tour, trouver dans l’accroissement des richesses matérielles et des forces productives des individus les éléments de leur perfectionnement ultérieur. L’essor de l’industrie et de la puissance de l’Angleterre ne date que de l’affermissement de sa liberté. L’industrie et la puissance des Vénitiens et des Anséates, des Espagnols et des Portugais se sont éclipsées avec leur liberté. Les individus ont beau être laborieux, économes, intelligents et inventifs, ils ne sauraient suppléer au défaut d’institutions libres. L’histoire enseigne, par conséquent, que les individus puisent la majeure partie de leur puissance productive dans les institutions et dans l’état de la société.

    Nulle part l’influence de la liberté, de l’intelligence et des lumières sur la puissance, et, par suite, sur la force productive et sur la richesse du pays, n’apparaît plus clairement que dans la navigation. De toutes les branches de travail, la navigation est celle qui exige le plus d’énergie et de courage, le plus d’audace et de persévérance, qualités qui évidemment ne peuvent éclore que dans l’atmosphère de la liberté. Dans aucune autre l’ignorance, la superstition et le préjugé, l’indolence, la lâcheté et la mollesse ne sont aussi funestes ; nulle part le sentiment de l’indépendance personnelle n’est indispensable au même degré. Aussi l’histoire ne fournit-elle point d’exemple de peuple asservi qui ait excellé dans la navigation.

    Les Indous, les Chinois et les Japonais se sont de toute antiquité bornés à naviguer sur leurs canaux, sur leurs fleuves, ou leurs côtes. Dans l’ancienne Égypte, la navigation maritime était réprouvée, apparemment parce que les prêtres et les monarques craignaient qu’elle ne donnât un aliment à l’esprit de liberté et d’indépendance. Les États les plus libres et les plus éclairés de la Grèce furent aussi les plus puissants sur la mer ; avec leur liberté cessa leur puissance maritime ; et l’histoire, qui raconte tant de victoires remportées sur terre par les rois de Macédoine, se tait sur leurs victoires navales.

    Quand les Romains sont-ils puissants sur la mer, et quand n’entend-on plus parler de leurs flottes ? A quelle époque l’Italie commande-t-elle en souveraine sur la Méditerranée, et depuis quand son cabotage même est-il tombé aux mains des étrangers ? L’Inquisition avait depuis longtemps prononcé sur les flottes espagnoles un arrêt de mort, avant qu’il fût exécuté par celles de l’Angleterre et de la Hollande. Du jour où surgissent les oligarchies marchandes des Villes anséatiques, la puissance et l’audace se retirent de la Hanse. Dans les anciens Pays-Bas, les navigateurs conquièrent seuls leur liberté ; ceux qui se soumettent à l’inquisition sont condamnés à voir fermer jusqu’à leurs fleuves. La flotte anglaise, victorieuse, dans la Manche, de celle de la hollande, ne fit que prendre possession de la domination maritime, que l’esprit de la liberté lui avait depuis longtemps attribuée. La Hollande, pourtant, a conservé jusqu’à nos jours une grande partie de sa marine, tandis que celle des Espagnols et des Portugais est il peu près anéantie. Inutilement quelques grands administrateurs essaient de donner une flotte à la France sous le règne du despotisme, cette flotte disparaît toujours. Aujourd’hui la marine marchande et la marine militaire de la France grandissent sous nos yeux. À peine l’indépendance des États-Unis de l’Amérique du Nord est-elle accomplie, que déjà ils luttent glorieusement contre les flottes géantes de la mère patrie. Mais qu’est-ce que la navigation de l’Amérique du Centre et de celle du Sud ? Tant que leurs pavillons ne flotteront pas sur toutes les mers, l’efficacité de leur régime républicain sera contestable. Voyez, au contraire, le Texas ; à peine éveillé à la vie, il réclame déjà sa part de l’empire de Neptune.

    La navigation n’est qu’un élément de la force industrielle du pays, élément qui ne peut croître et fleurir que dans l’ensemble et par l’ensemble. En tous temps et en tous lieux, la navigation, le commerce intérieur et extérieur, l’agriculture elle-même ne se montrent prospères que là où les manufactures sont parvenues à une grande prospérité. Mais, si la liberté est la condition fondamentale du développement de la navigation, à combien plus forte raison n’est-elle pas la condition essentielle de l’accroissement de l’industrie manufacturière, de toute la puissance productive du pays ? L’histoire ne connaît pas de peuple riche, de peuple adonné au commerce et aux arts, qui n’ait été en même temps un peuple libre.

    Partout c’est avec les manufactures qu’on voit apparaître les voies de communication, l’amélioration de la navigation fluviale, la construction de canaux et de routes, la navigation à vapeur et les chemins de fer, ces conditions essentielles d’une agriculture avancée et de la civilisation.

    L’histoire enseigne que les arts et les métiers ont voyagé de ville en ville, de pays en pays. Persécutés et opprimés dans leur patrie, ils s’enfuyaient dans les villes et dans les contrées qui leur assuraient liberté, protection et appui. C’est ainsi qu’ils passèrent de Grèce et d’Asie en Italie, de là en Allemagne, en Flandre et en Brabant, et de ces derniers lieux en Hollande et en Angleterre. Partout ce fut la démence et le despotisme qui les chassèrent et la liberté qui les attira. Sans les extravagances des gouvernements du continent, l’Angleterre serait difficilement parvenue à la suprématie industrielle. Mais lequel nous semble le plus raisonnable, d’attendre que d’autres peuples soient assez insensés pour expulser leurs industries et pour les contraindre à chercher parmi nous un refuge, ou, sans compter sur de pareilles éventualités, de les attirer chez nous en leur offrant des avantages ? L’expérience apprend, il est vrai, que le vent porte les graines d’une contrée dans une autre, et que des espaces incultes se sont changés ainsi en forêts épaisses ; mais le forestier serait-il sage d’attendre que le vent opérât cette transformation dans le cours des siècles ? Est-il insensé, lorsqu’il ensemence des terrains incultes, afin d’atteindre le but en quelques dizaines d’années ? L’histoire nous enseigne que des peuples entiers ont accompli avec succès ce que nous voyons faire au forestier.

    Quelques cités libres ou de petites républiques, bornées dans leur territoire, dans leur population, dans leur puissance militaire, ou encore des associations de pareilles villes et de pareils États, soutenues par l’énergie de leur jeune liberté, favorisées par leur situation géographique et par d’heureuses circonstances, ont brillé dans l’industrie et dans le commerce longtemps avant les grandes monarchies, par de libres relations avec ces dernières, auxquelles elles fournissaient des produits manufacturés en échange de produits agricoles. Elles se sont élevées à un haut degré de richesse et de puissance. Tel a été le cas de Venise et de la Hanse, de la Flandre et de la Hollande.

    La liberté du commerce n’a pas été moins avantageuse dans le commencement aux grands États avec lesquels elles trafiquaient. Dans l’abondance de leurs ressources naturelles et dans la rudesse de leur état social, la libre importation des produits fabriqués étrangers et l’exportation de leurs produits agricoles étaient les moyens les plus certains et les plus efficaces de développer leurs forces productives, d’accoutumer au travail des habitants paresseux et querelleurs, d’intéresser les propriétaires du sol et les nobles à l’industrie, d’éveiller l’esprit d’entreprise endormi chez les marchands, en un mot, d’accroître leur culture, leur industrie et leur puissance.

    La Grande-Bretagne surtout a retiré ces avantages de ses relations avec les Italiens et les Anséates, avec les Flamands et les Hollandais. Mais, parvenus à l’aide du libre commerce à un certain degré de développement, les grands États comprirent que le plus haut point de culture, de puissance et de richesse ne pouvait être atteint qu’au moyen de l’association des manufactures et du commerce avec l’agriculture ; ils sentirent que les manufactures récentes du pays ne pourraient soutenir avec succès la libre concurrence des manufactures anciennes de l’étranger ; que leurs pêcheries et leur navigation marchande, bases de la puissance maritime, ne pourraient prospérer qu’à l’aide de faveurs particulières, et qu’à côté d’étrangers supérieurs par les capitaux, par l’expérience et par les lumières, les commerçants nationaux continueraient a être paralysés. Ils cherchèrent, en conséquence, par des restrictions, par des faveurs et par des encouragements, à transplanter sur leur propre sol les capitaux, l’habileté et l’esprit d’entreprise des étrangers, et cela avec plus ou moins de succès, avec plus ou moins de rapidité, suivant que les moyens employés avaient été choisis avec plus ou moins de discernement et appliqués avec plus ou moins d’énergie et de suite.

    L’Angleterre, particulièrement, a recouru à cette politique. Mais, des monarques inintelligents ou livrés à leurs passions, des troubles intérieurs ou des guerres étrangères en ayant interrompu fréquemment l’application, ce ne fut qu’à la suite des règnes d’Édouard VI et d’Élisabeth et de ses révolutions qu’elle eut un système arrêté et approprié au but. Car quelle efficacité pouvaient avoir les mesures d’Édouard III, lorsque, jusques à Henri VI, on ne permettait ni la circulation du blé d’un des comtés de l’Angleterre dans l’autre, ni son exportation à l’étranger ? Lorsque, encore sous Henri VII et sous Henri VIII, toute espèce d’intérêt, jusqu’aux profits du change, était réputée usure, et qu’on croyait encourager les métiers en taxant très-bas les tissus de laine et les salaires, la production du blé en restreignant les grands troupeaux de moutons ? Et combien la fabrication des laines et la navigation de l’Angleterre n’auraient-elles pas atteint plus tôt un haut degré de prospérité, si Henri VIII n’avait pas considéré comme un mal la hausse du prix du blé, si, au lieu de chasser du pays en masse les ouvriers étrangers, il avait, à l’exemple de ses prédécesseurs, cherché à en attirer un plus grand nombre, si Henri VII n’avait pas rejeté l’acte de navigation qui lui avait été proposé par le parlement !

En France nous voyons les manufactures, la libre circulation au dedans, le commerce extérieur, les pêcheries, la marine marchande et militaire, en un mot tous les attributs d’une nation grande, puissante et riche, que l’Angleterre n’avait réussi à acquérir que par des siècles d’efforts, surgir en quelques années, comme par enchantement, à la voix d’un grand génie, mais disparaître plus promptement encore sous la main de fer du fanatisme religieux et du despotisme.

    Nous voyons le principe du libre commerce lutter sans succès, dans des circonstances défavorables, contre la restriction revêtue de la puissance ; la Hanse est anéantie et la Hollande succombe sous les coups de l’Angleterre et de la France.

    La décadence de Venise, de l’Espagne et du Portugal, le mouvement rétrograde de la France après la révocation de l’édit de Nantes, et l’histoire de l’Angleterre, où nous voyons la liberté marcher toujours du même pas que l’industrie, que le commerce et que la richesse nationale, enseignent que la politique restrictive n’est efficace qu’autant qu’elle est soutenue par le développement de la civilisation et par des institutions libres dans le pays.

    D’un autre côté l’histoire des États-Unis et l’expérience de l’Angleterre apprennent qu’une culture très-avancée avec ou sans institutions libres, si elle n’est appuyée par une bonne politique commerciale, n’est qu’une faible garantie des progrès économiques d’une nation.

    L’Allemagne moderne, dépourvue d’une politique commerciale énergique et collective, livrée sur son territoire à la concurrence d’une industrie manufacturière étrangère supérieure a tous égards, exclue en même temps des marchés étrangers par des restrictions arbitraires et souvent capricieuses, loin d’accomplir dans son industrie des progrès en harmonie avec son degré de culture, ne peut pas même se maintenir à son ancien rang, et se verra exploitée comme une colonie par le même peuple, qui, il y a quelques siècles, était de même exploité par ses marchands, jusqu’à ce qu’enfin ses gouvernements se décident, par un système commun et vigoureux, à assurer le marché intérieur à son industrie.

    Les États-Unis, plus en mesure qu’aucun autre pays avant eux de tirer parti de la liberté du commerce, influencés d’ailleurs au berceau même de leur indépendance par les leçons de l’école cosmopolite, s’efforcent plus qu’aucun autre d’appliquer ce principe. Mais nous les voyons deux fois obligés, par leurs guerres avec la Grande-Bretagne, de fabriquer eux-mêmes les objets manufacturés que, sous le régime du libre commerce, ils tiraient du dehors ; deux fois, après le rétablissement de la paix, conduits par la libre concurrence avec l’étranger à deux doigts de leur perte, et avertis par cette leçon que, dans l’état actuel du monde, une grande nation doit chercher avant tout dans le développement propre et harmonieux de ses forces particulières la garantie de sa prospérité et de son indépendance.

    Ainsi, l’histoire enseigne que les restrictions sont beaucoup moins les créations de têtes spéculatives que les conséquences naturelles de la diversité des intérêts et de l’effort des peuples vers l’indépendance ou vers la suprématie, par conséquent des rivalités nationales et de la guerre, et qu’elles doivent cesser aussi avec ce conflit des intérêts nationaux ou par l’association des peuples sous le régime du droit. La question de savoir comment les peuples peuvent être réunis dans une fédération, et comment, dans les démêlés entre peuples indépendants, les arrêts judiciaires doivent être substitués à la force des armes, est donc l’équivalent de celle-ci : comment les systèmes nationaux de commerce peuvent-ils être remplacés par la liberté commerciale universelle ?

Les essais de quelques nations qui ont appliqué chez elles la liberté du commerce en présence d’une nation prépondérante par l’industrie, par la richesse et par la puissance, ainsi que par un système commercial restreint, par exemple ceux du Portugal en 1703, de la France en 1786, des États-Unis en 1786 et en 1806, de la Russie de 1815 à 1821, et de l’Allemagne durant des siècles, nous montrent qu’on ne fait ainsi que sacrifier la prospérité d’un pays, sans profit pour le genre humain en général, et pour le seul avantage de la puissance qui tient le sceptre des manufactures et du commerce. La Suisse, ainsi que nous le montrerons plus loin, forme une exception, qui prouve beaucoup et peu en même temps pour ou contre l’un ou l’autre système.

    Colbert n’est pas, à nos yeux, l’inventeur du système auquel les Italiens ont donné son nom ; nous avons vu que les Anglais l’avaient élaboré longtemps avant lui. Colbert n’a fait que mettre en pratique ce que la France devait adopter tôt ou tard pour accomplir sa destinée. S’il faut adresser à Colbert un reproche, ce serait d’avoir essayé d’exécuter sous un gouvernement absolu une oeuvre qui ne pouvait durer qu’après un profond remaniement de la constitution politique.

    On pourrait répondre d’ailleurs pour la justification de Colbert, que son système, poursuivi par de sages monarques et par des ministres éclairés, aurait, par voie de réformes, écarté les obstacles qui arrêtaient les progrès des fabriques, de l’agriculture et du commerce de même que ceux des libertés publiques, et que la France n’aurait pas eu de révolution ; que, excitée dans son développement par l’action réciproque que l’industrie et la liberté exercent l’une sur l’autre, elle serait depuis un siècle et demi l’heureuse émule de l’Angleterre dans les manufactures, dans les communications intérieures, dans le commerce avec l’étranger et dans la colonisation, ainsi que dans les pêcheries et dans la marine marchande et militaire.

    L’histoire nous enseigne enfin comment des peuples doués par la nature de tous les moyens de parvenir au plus haut degré de richesse et de puissance, peuvent et doivent, sans se mettre en contradiction avec eux-mêmes, changer de système à mesure qu’ils font des progrès. D’abord, en effet, par le libre commerce avec des peuples plus avancés qu’eux, ils sortent de la barbarie et améliorent leur agriculture ; puis, au moyen de restrictions, ils font fleurir leurs fabriques, leurs pêcheries, leur navigation et leur commerce extérieur ; puis enfin, après avoir atteint le plus haut degré de richesse et de puissance, par un retour graduel au principe du libre commerce et de la libre concurrence sur leurs propres marchés étrangers, ils préservent de l’indolence leurs agriculteurs, leurs manufacturiers et leurs négociants, et les tiennent en haleine afin de conserver la suprématie qu’ils ont acquise. Au premier de ces degrés nous voyons l’Espagne, le Portugal, et au second l’Allemagne et l’Amérique du Nord ; la France nous paraît sur la limite du dernier ; mais l’Angleterre seule aujourd’hui y est parvenue. (1)



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1 - On trouvera un tableau suffisamment détaillé des faits dont ce livre donne une vigoureuse esquisse au point de vue du Système national, dans l’Histoire du commerce de toutes les nations, par M. H. Scherer, que j’ai traduite de l’allemand avec la collaboration de M. Charles Vogel. (H. R.)

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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:15

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre IX : Les Américains du Nord

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

   

    Après avoir retracé, l’histoire en main, la politique commerciale des peuples européens de ceux du moins qui ont quelque chose à nous apprendre, nous jetterons un coup d’oeil de l’autre côté de l’Atlantique, sur un peuple de colons, qui, presque sous nos yeux, s’est élevé d’un complet assujettissement à sa mère patrie et du morcellement entre diverses provinces qu’aucun lien politique ne rattachait entre elles, à l’état de nation compacte, bien organisée, libre, puissante, industrieuse, riche, indépendante, et où peut-être nos petits-fils verront la première puissance maritime et commerciale du monde. L’histoire commerciale et industrielle del’Amérique du Nord est plus instructive que toute autre à notre point de vue ; le développement y est rapide, les périodes de commerce libre et de commerce restreint se succèdent promptement ; les résultats se manifestent avec toute évidence, et le mécanisme entier de l’industrie nationale et de l’administration publique se met à découvert sous l’oeil de l’observateur.

    Les colonies de l’Amérique du Nord furent tenues par la métropole, sous le rapport des arts industriels, dans un si complet asservissement, qu’outre la fabrication domestique et les métiers usuels, on n’y toléra aucune espèce de fabriques.

    En 1750, une fabrique de chapeaux établie dans le Massachusets provoqua l’attention et la jalousie du Parlement, qui déclara toutes les fabriques coloniales dommageables au pays (common nuisances), sans en excepter les forges, dans une contrée qui possédait en abondance tous les éléments de la fabrication du fer. En 1778, le grand Chatham, alarmé par les premiers essais manufacturiers de la Nouvelle-Angleterre, soutint qu’on ne devait pas permettre qu’il se fabriquât dans les colonies un fer à cheval.

    Adam Smith a le mérite d’avoir le premier signalé l’iniquité de cette politique.

    Le monopole de l’industrie manufacturière par la mère patrie est l’une des principales causes de la révolution américaine ; la taxe sur le thé ne fit que déterminer l’explosion.

    Affranchis des entraves qu’on leur avait imposées, en possession de toutes les conditions matérielles et intellectuelles de l’industrie manufacturière, et séparés du pays d’où ils tiraient des objets fabriqués et ou ils vendaient leurs produits bruts, réduits, par conséquent, à leurs propres ressources pour la satisfaction de tous leurs besoins, les Etats de l’Amérique du Nord virent, durant la guerre de l’indépendance, les fabriques de toute espèce prendre chez eux un remarquable essor, et l’agriculture en retirer de tels avantages, que la valeur du sol, de même que le salaire du travail, haussa partout dans une forte proportion, nonobstant les charges publiques et les ravages de la guerre. Mais, après la paix de Paris, une constitution vicieuse n’ayant pas permis d’établir un système commun de commerce, par suite les produits fabriqués de l’Angleterre ayant trouvé de nouveau un libre accès, et fait aux jeunes fabriques américaines une concurrence impossible à soutenir, la prospérité dont le pays avait joui pendant la guerre disparut plus promptement encore qu’elle n’était venue.

    Un orateur a dit plus tard dans le congrès au sujet de cette crise : « Nous achetions, suivant le conseil des modernes théoriciens, là où nous pouvions le faire au meilleur marché, et nous étions inondés de marchandises étrangères ; les articles anglais se vendaient à plus bas prix dans nos places maritimes qu’à Liverpool et à Londres. Nos manufacturiers furent ruinés ; nos négociants, ceux-là mêmes qui avaient espéré de s’enrichir par le commerce d’importation, firent faillite, et toutes ces causes réunies exercèrent une si fâcheuse influence sur l’agriculture, qu’il s’ensuivit une dépréciation générale de la propriété, et que la déconfiture devint générale parmi les propriétaires. » Cet état de choses ne fut malheureusement pas instantané ; il dura depuis la paix de Paris jusqu’à l’établissement de la constitution fédérale ; plus que toute autre circonstance, il disposa les différents États à resserrer plus étroitement leurs liens politiques et à accorder au congrès les pouvoirs nécessaires pour l’adoption d’un commun système de commerce. De tous les Etats, sans en excepter celui de New-York et la Caroline du Sud, le congrès fut assailli de demandes de protection en faveur de l’industrie du pays ; et, le jour de son inauguration, Washington porta un habit en drap indigène, « afin, dit un journal du temps qui se publiait à New-York, de donner à tous ses successeurs et à tous les législateurs à venir, avec la simplicité expressive qui appartient a ce grand homme, une leçon ineffaçable sur les moyens de développer la prospérité du pays. » Bien que le premier tarif américain, celui de 1789, n’établit que de faibles droits d’entrée sur les articles fabriqués les plus importants, il eut, dès les premières années, de si heureux résultats, que Washington, dans son message de 1791, put féliciter la nation de l’état florissant dans lequel se trouvaient les manufactures, l’agriculture et le commerce.

    On reconnut bientôt l’insuffisance de cette protection ; l’obstacle d’un faible droit fut aisément vaincu par les fabricants d’Angleterre dont les procédés s’étaient améliorés. Le congrès porta à 15 pour cent le droit sur les articles les plus importants ; mais ce ne fut qu’en 1804, lorsque la modicité des recettes de douane le contraignait à augmenter le revenu. Déjà, depuis longtemps, les fabricants du pays s’étaient épuisés en doléances sur le manque de protection, et les intérêts opposés, en arguments sur les avantages de la liberté du commerce ainsi que sur les inconvénients des droits protecteurs élevés.

    Dès 1789, sur la proposition de James Madison, la navigation avait obtenu une protection suffisante ; son essor contrastait avec les faibles progrès généralement accomplis par les manufactures ; de 200,000 tonneaux en 1789, elle s’était élevée en 1801 à plus d’un demi-million.

    Sous l’abri du tarif de 1804, l’industrie manufacturière de l’Amérique du Nord ne se maintint qu’avec peine devant celle de l’Angleterre, que fortifiaient de continuels perfectionnements et qui avait atteint des proportions colossales ; elle aurait sans doute succombé dans la lutte, si l’embargo et la déclaration de guerre de 1812 ne lui étaient venus en aide.

    Alors, comme durant la guerre de l’indépendance, les fabriques américaines prirent un essor si extraordinaire, que, non contentes de satisfaire aux besoins du pays, elles commencèrent bientôt à exporter. D’après un rapport du comité du commerce et des manufactures au congrès, les seules industries du coton et de la laine occupaient, en 1815, 100,000 ouvriers, produisant annuellement pour plus de 60 millions de dollars (321 millions de francs) (1). De même que pendant la guerre de la révolution, on remarqua, comme une conséquence nécessaire de l’extension de l’industrie manufacturière, une hausse rapide de toutes les valeurs, des produits bruts et de la main-d’oeuvre aussi bien que de la propriété foncière, partant la prospérité commune des propriétaires, des ouvriers et du commerce intérieur.

Après la paix de Gand, le congrès, instruit par l’expérience de 1786, doubla pour la première année les droits existants, et le pays, durant cette année, continua de prospérer. Mais, sous la pression des intérêts particuliers opposés aux manufactures et des arguments de la théorie, il décréta, pour 1816, une diminution sensible des droits d’entrée, et bientôt reparurent les mêmes résultats que la concurrence étrangère avait déjà produits de 1786 à 1789, savoir ruine des fabriques, dépréciation des produits bruts ainsi que de la propriété foncière, détresse générale des agriculteurs. Après que le pays avait, pour la seconde fois, goûté, en temps de guerre, les bienfaits de la paix, il souffrait, pour la seconde fois aussi pendant la paix, plus de maux que la guerre la plus dévastatrice n’aurait pu lui en causer. Ce ne fut qu’en 1824, lorsque les effets de l’acte extravagant de l’Angleterre sur les céréales se furent fait sentir dans toute leur étendue, et que l’intérêt agricole des États du Centre, du Nord et de l’Ouest se vit obligé de faire cause commune avec l’intérêt manufacturier, qu’un tarif un peu plus élevé passa dans le congrès. M. Huskisson ayant pris sur-le-champ des mesures pour en paralyser les conséquences au point de vue de la concurrence anglaise, ce tarif ne tarda pas à être reconnu insuffisant, et complété, après un vif débat, par celui de 1828.

    La statistique officielle de l’État du Massachusets récemment publiée (2) donne quelque idée de l’essor qu’à l’aide du système protecteur et malgré les adoucissements apportés ensuite au tarif de 1828, les manufactures prirent dans les États-Unis, surtout dans le Centre et dans le Nord. En 1837, le Massachusets renfermait 282 manufactures de coton et 565 031 broches en activité, lesquelles occupaient 4 997 ouvriers et 14 757 ouvrières ; 37 275 917 livres (16 844 629 kilog.) (3) de coton y étaient mises en oeuvre, et 126 millions de yards (115 millions de mètres) (4) de tissus y étaient fabriqués, ce qui produisait une valeur de 13 056 659 dollars (69 953 125 fr.), au moyen d’un capital de 14 369 719 dollars (76 877 796 fr.).

    L’industrie de la laine présentait 192 manufactures, 501 machines, et occupait 3 612 ouvrières et 3 485 ouvriers, qui mettaient en oeuvre 10 858 088 livres (4 924 551 kilog.) de laine, et produisaient 11 313 426 yards (10 345 865 mètres) de tissus représentant une valeur de 10 399 807 dollars (55 637 955 fr.), au moyen d’un capital de 5 770 750 dollars (30 873 512 fr.) ll se fabriquait 16 689 877 paires de souliers et de bottes, destinées en grande partie aux Etats de l’Ouest, pour une valeur de 16 642 520 dollars (89 037 482 fr).

    Les autres fabrications offraient un développement proportionné.

    L’ensemble de la production manufacturière de l’État, indépendamment de la construction navale, était évalué à plus de 86 millions (460 millions de fr.), au moyen d’un capital d’environ 60 millions de dollars (311 millions de francs).

    Le nombre des ouvriers était de 117 352, sur une population totale de 701 331.

    Il n’était point question de misère, de grossièreté, ni de vices parmi la population des manufactures ; tout au contraire, chez les nombreux ouvriers de l’un et de l’autre sexe règne la moralité la plus sévère, la propreté et l’élégance du vêtement ; ils trouvent dans des bibliothèques à leur usage des livres utiles et instructifs ; le travail n’épuise pas leurs forces ; leur nourriture est abondante et saine. La plupart des jeunes filles s’amassent une dot (5).

    Ce dernier point tient visiblement au bas prix des denrées alimentaires, à la médiocrité et à la juste répartition des impôts. Que l’Angleterre supprime ses entraves à l’importation des produits agricoles, qu’elle diminue ses taxes de consommation de moitié ou des deux tiers, qu’elle couvre le déficit par un impôt sur le revenu, et elle assurera une condition semblable aux ouvriers de ses fabriques (6).

    Aucun pays n’a été si méconnu et si mal jugé que l’Amérique du Nord, en ce qui touche son avenir et son économie publique, par les théoriciens comme par les praticiens. Adam Smith et J. B. Say avaient déclaré que les États-Unis étaient voués à l’agriculture comme la Pologne. La comparaison n’était pas très-flatteuse pour cette confédération de jeunes et ambitieuses républiques, et la perspective qui leur était ainsi offerte était peu consolante. Les théoriciens que je viens de nommer avaient établi que la nature avait destiné les Américains du Nord exclusivement à l’agriculture, tant que la terre la plus fertile pourrait y être acquise presque pour rien. On les avait vivement félicités d’obéir de si bon coeur aux prescriptions de la nature et d’offrir à la théorie un si bel exemple des merveilleux effets de la liberté du commerce ; mais l’école éprouva bientôt la contrariété de perdre cette preuve importante de la rectitude et de l’applicabilité de sa théorie, et de voir les États-Unis chercher leur fortune dans une voie diamétralement opposée à celle de la liberté commerciale absolue.

    Cette jeune nation, que l’école avait chérie jusque-là comme la prunelle de ses yeux, devint alors l’objet du blâme le plus énergique chez les théoriciens de toute l’Europe. Le nouveau monde, disait-on, avait fait peu de progrès dans les sciences politiques ; au moment où les peuples européens travaillaient, avec le zèle le plus sincère, à la réalisation de la liberté générale du commerce, au moment où l’Angleterre et la France en particulier se préparaient à faire des pas signalés vers ce grand but philanthropique, les États-Unis retournaient, pour développer leur prospérité, à ce système mercantile vieilli depuis longtemps et si nettement réfuté par la science. Un pays tel que l’Amérique du Nord, dans lequel de si vastes espaces de la terre la plus fertile étaient encore sans culture et où le salaire était si élevé, ne pouvait mieux employer ses capitaux et son trop-plein de population qu’à l’industrie agricole ; une fois celle-ci parvenue à son complet développement, l’industrie manufacturière surgirait d’elle-même et sans excitation factice ; en faisant naître artificiellement des manufactures, les États-Unis portaient préjudice non-seulement aux pays de plus ancienne culture, mais surtout à eux-mêmes.

    Chez les Américains, toutefois, le bon sens et le sentiment des nécessités du pays furent plus forts que la foi dans les préceptes de la théorie. On scruta les arguments des théoriciens, et l’on conçut des doutes sérieux sur l’infaillibité d’une doctrine à laquelle ses propres adeptes ne se conformaient même pas.

    A l’argument tiré de la grande quantité de terrains fertiles restés encore sans culture, on répondit : que dans les États de l’Union, déjà populeux, déjà bien cultivés et mûrs pour les fabriques, de tels terrains étaient aussi rares que dans la Grande-Bretagne ; que le trop-plein de population de ces États était obligé de se transporter à grands frais vers l’Ouest, pour en défricher de pareils. De là, chaque année, pour les États de l’Est, non-seulement une perte considérable en capitaux matériels et intellectuels, mais encore, ces émigrations transformant des consommateurs en concurrents, une dépréciation de leurs propriétés et de leurs produits agricoles. L’Union ne pouvait avoir intérêt à ce que les solitudes qu’elle possédait jusqu’aux bords de la mer Pacifique, fussent mises en culture avant que la population, la civilisation et les forces militaires des États eussent atteint un développement convenable. Au contraire, les États de l’Est n’avaient d’avantages à retirer du défrichement de ces lointaines solitudes, qu’en s’adonnant à l’industrie manufacturière de manière à échanger leurs articles fabriqués contre les denrées de l’Ouest. On alla plus loin ; on se demanda si l’Angleterre ne se trouvait pas dans une situation tout à fait semblable ; si elle ne disposait pas, dans le Canada, dans l’Australie et dans d’autres régions, d’une vaste étendue de terrains fertiles et encore incultes ; si elle n’avait pas, pour transporter dans ces pays le trop-plein de sa population, à peu près les mêmes facilités que les Etats-Unis pour envoyer le leur des bords de l’océan Atlantique à ceux du Missouri ; pourquoi, néanmoins, l’Angleterre non-seulement continuait de protéger son industrie manufacturière, mais travaillait à la développer de plus en plus.

    L’argument de l’école, que, là où les salaires étaient élevés dans le travail agricole, les fabriques ne pouvaient venir naturellement et n’étaient que des plantes de serre chaude, ne parut fondé qu’en partie, savoir à l’égard de ces articles qui, présentant peu de volume et de poids relativement à leur valeur, étaient produits principalement par le travail manuel, mais non en ce qui touche ceux dont le prix n’est que faiblement influencé par le taux du salaire et pour lesquels l’élévation de ce taux est compensée par l’emploi de machines ou de moteurs hydrauliques, par le bon marché des matières brutes et des denrées alimentaires, par l’abondance et le bas prix des combustibles et des matériaux de construction, enfin par la modicité des impôts et par l’énergie du travail.

    L’expérience avait d’ailleurs enseigné depuis longtemps aux Américains que l’agriculture d’un pays ne peut parvenir à un haut degré de prospérité qu’autant que l’échange des produits fabriqués est garanti pour l’avenir ; que, si l’agriculteur demeure dans l’Amérique du Nord et le manufacturier en Angleterre, cet échange sera fréquemment interrompu par la guerre, par des crises commerciales ou par des mesures restrictives adoptées à l’étranger ; que, par conséquent, pour asseoir sur une base solide la prospérité du pays, le manufacturier, suivant l’expression de Jefferson, doit s’établir à côté de l’agriculteur.

    Les Américains du Nord comprenaient enfin qu’une grande nation ne doit pas poursuivre exclusivement des avantages matériels immédiats ; que la civilisation et la puissance, qui, comme Adam Smith le reconnaît, sont des biens plus précieux et plus désirables que la richesse matérielle, ne sauraient être acquises et maintenues qu’à l’aide de l’industrie manufacturière ; qu’une nation qui se sent appelée a prendre le rang parmi les plus cultivées et parmi les plus puissantes, ne doit reculer devant aucun sacrifice pour posséder la condition de ces biens, et que, cette condition, les États voisins de l’Atlantique la possédaient.

    C’est sur les rivages de l’Atlantique que la population et la civilisation européenne ont pris pied d’abord ; c’est là que se sont formés d’abord des états populeux, cultivés et riches ; là est le berceau des pêcheries maritimes, de la navigation côtière et des forces navales du pays ; là fut conquise son indépendance, et sa fédération fut fondée ; c’est par ces États du littoral qu’a lieu son commerce extérieur : par eux il est en contact avec le monde civilisé, par eux il reçoit le trop-plein de l’Europe en population, en capital matériel et en ressources morales ; c’est sur la civilisation, sur la puissance et sur la richesse de ces États que repose l’avenir de civilisation, de puissance et de richesse de toute la nation, son indépendance et sa future influence sur les pays moins avancés.

    Supposons que la population de ces États du littoral diminue au lieu de s’accroître, que leurs pêcheries, leur cabotage, leur navigation avec l’étranger, leur commerce extérieur, que leur prospérité enfin décroisse ou reste stationnaire au lieu d’augmenter, nous verrons s’amoindrir dans la même proportion les moyens de civilisation de tout le pays, les garanties de son indépendance et de son influence. On peut même concevoir le territoire des États-Unis cultivé tout entier d’une mer à l’autre, rempli d’États agricoles et couvert d’une nombreuse population, et la nation demeurée cependant à un degré inférieur de civilisation, d’indépendance, de puissance et de commerce extérieur. Nombre de peuples se trouvent dans cette situation, et, avec une grande population, sont sans marine marchande et sans forces navales.

    Si une puissance avait conçu le plan d’arrêter le peuple américain dans son essor, de lui imposer à jamais son joug industriel, commercial et politique, elle n’atteindrait son but qu’en dépeuplant les États de l’Atlantique et en poussant vers l’intérieur tout ce qui leur accroît de population, de capital et de forces morales. Par là elle entraverait le pays dans le développement de sa puissance maritime ; elle pourrait espérer même d’occuper de vive force, avec le temps, les principaux points de défense sur la côte de l’Atlantique et aux embouchures des fleuves. Le moyen est fort simple ; il suffirait d’empêcher que l’industrie manufacturière ne fleurit dans les États de l’Atlantique, et de faire adopter en Amérique le principe de la liberté absolue du commerce extérieur.

    Si les États de l’Atlantique n’étaient pas manufacturiers, ils ne pourraient pas se maintenir au même degré de civilisation, ils déclineraient sous tous les rapports. Comment les villes du littoral de l’Atlantique pourraient-elles prospérer sans manufactures ? Ce ne serait pas en expédiant les denrées de l’intérieur de pays en Europe, et les marchandises anglaises dans l’intérieur du pays ; car quelques milliers d’individus suffisent pour une telle opération. Que deviendraient les pêcheries ? La plus grande partie de la population qui s’est portée vers l’intérieur préfère la viande fraîche et le poisson d’eau douce au poisson salé ; elle n’a pas besoin d’huile de haleine, ou du moins elle n’en consomme que de minimes quantités. Comment le cabotage aurait de l’activité ? La plupart des Etats du littoral sont peuplés d’agriculteurs, qui produisent eux-mêmes les denrées alimentaires, les matériaux de construction et les combustibles dont ils ont besoin ; il n’y aurait donc rien à transporter le long de la côte. Comment le commerce extérieur et la navigation avec l’étranger prendraient-ils de l’accroissement ? Le pays n’a rien à offrir de ce que les peuples les moins avancés possèdent en abondance, et les nations manufacturières, chez lesquelles il écoulerait ses produits, protégent leur marine marchande. Dans ce déclin des pêcheries, du cabotage, de la navigation avec l’étranger et du commerce extérieur, que deviendra la marine militaire ? Comment, sans marine militaire, les États de l’Atlantique pourront-ils se défendre contre les attaques du dehors ? Comment l’agriculture même pourra-t-elle fleurir dans ces États, lorsque, transportées dans l’Est par les canaux et par les chemins de fer, les denrées des terres beaucoup plus fertiles et beaucoup moins chères de l’Ouest, de ces terres qui n’ont pas besoin d’engrais, pourront s’y vendre à meilleur marché que l’Est lui-même ne peut les produire avec un sol depuis longtemps épuisé ? Comment, dans un pareil état de choses, la civilisation des États de l’Est pourrait-elle avancer et leur population s’accroitre, lorsqu’il est évident que, sous l’empire du libre commerce avec l’Angleterre, tout leur trop-plein de population et de capital agricole se porterait vers l’Ouest ? La situation actuelle de la Virginie ne donne qu’une faible idée de celle à laquelle le dépérissement des manufactures réduirait les États de l’Atlantique ; la Virginie, en effet, de même que tous les États méridionaux du même littoral, prend parfois une large part à l’approvisonnement des États manufacturiers en produits agricoles.

    L’existence d’une industrie manufacturière dans les États de l’Atlantique change entièrement la face des choses. Alors affluent de toutes les contrées européennes population, capital, habileté technique, ressources intellectuelles ; alors augmente, avec les envois de matières brutes de l’Ouest, la demande des produits manufacturés de ces États ; alors leur population, le nombre et l’importance de leurs villes, leur richesse, enfin, se développent dans les mêmes proportions que la culture des solitudes occidentales ; alors, avec une population qui s’accroit, leur propre agriculture est stimulée par une plus forte demande de viande, de beurre, de fromage, de lait, de légumes, de plantes oléagineuses et de fruits ; alors augmente la demande des poissons salés et de l’huile de poisson, partant la pêche maritime ; alors le cabotage trouve à transporter des masses de denrées alimentaires, de matériaux de construction, de houilles etc. que réclame une population manufacturière ; alors les manufactures produisent une multitude d’articles à exporter dans tous les pays du monde, ce qui donne lieu à des retours avantageux ; alors, par le cabotage, Par la pêche maritime et par la navigation avec l’étranger s’accroissent les forces navales et, avec elles, les garanties de l’indépendance du pays et de son influence sur les autres nations, particulièrement sur celles de l’Amérique du Sud ; alors les arts et les sciences, la civilisation et la littérature prennent dans les États de l’Est un nouvel essor et se répandent ensuite sur ceux de l’Ouest.

    Voilà comment les États-Unis ont été amenés à restreindre l’importation des articles des fabriques étrangères et à protéger leurs propres fabriques. Avec quel succés, nous l’avons fait voir. L’expérience des États-Unis eux-mêmes et l’histoire de l’industrie chez les autres peuples montrent que, sans ces mesures, le littoral de l’Atlantique ne serait jamais devenu manufacturier.

    Les crises commerciales, si fréquentes en Amérique, ont été représentées à tort comme une conséquence de ces restrictions. L’expérience antérieure de l’Amérique du Nord, tout comme la plus récente, enseigne, au contraire, que ces crises n’ont jamais été plus fréquentes ni plus désastreuses que dans les moments où les relations avec l’Angleterre étaient le moins entravées. Les crises commerciales, dans les États agricoles qui s’approvisionnent d’articles fabriqués au dehors, proviennent du manque d’équilibre entre l’importation et l’exportation. Les États manufacturiers, plus riches en capital que les États agricoles, et toujours préoccupés d’angmenter leurs débouchés, livrent leurs marchandises à crédit et poussent à la consommation. C’est comme une avance sur la prochaine récolte. Or, si la récolte est insuffisante, de telle sorte que sa valeur reste au-dessous de celle des consommations antérieures, ou si elle est trop abondante, et que les produits faiblement demandés ne se vendent qu’à vil prix, si en même temps le marché demeure encombré d’articles des fabriques étrangères, cette disproportion entre les moyens de payer et les consommations antérieures, comme entre l’offre et la demande des produits agricoles et des produits fabriqués, donne naissance à la crise commerciale. Cette crise est accrue, aggravée, mais elle n’est pas produite par les opérations des banques de l’étranger et du pays. Nous donnerons dans un chapitre ultérieur des explications à ce sujet.



 

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1 - Le dollar = 5 fr. 35 cent.

2 - Tableau statistique du Massachusets pour l’année finissant le 1er avril 1837, par J. P. Bigelon, secrétaire de la République, Boston 1838. -Aucun autre Etat américain ne possède de pareils relevés statistiques. Celui qui est mentionné ici est dû au gouverneur Everett, aussi distingué comme savant et comme écrivain que comme homme d’État.

3 - La livre = 0 kil. 4 535.

4 - Le yard = 0 mètre 9 143.

5 - Les journaux américains de juillet 1839 rapportent que, dans la seule ville de Lowel, on comptait plus de cent ouvrières ayant déposé à la caisse d’épargne au delà. de 100 dollars (5, 36 0 francs).

6 - On voit que List pressentait les réformes commerciales et financières que l’Angleterre était à la veille d’accomplir.

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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:14

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre VIII : Les Russes

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

 

    La Russie doit ses premiers progrès en civilisation et en industrie à ses rapports avec la Grèce, puis au commerce des Anséates par Novogorod, et quand Jean Vassiliévitsh eut détruit cette ville et que la route des côtes de la mer Blanche eut été découverte, au commerce avec les Anglais et les Hollandais.

    Le grand essor de son industrie comme de sa civilisation ne date, toutefois, que du règne de Pierre le Grand. L’histoire de la Russie dans les cent quarante dernières années fournit une preuve éclatante de la puissante influence qu’exercent l’unité nationale et la constitution politique sur la prospérité économique des peuples. C’est à cette autorité impériale, par laquelle l’unité a été établie et maintenue entre une multitude de hordes barbares, que la Russie doit la création de ses manufactures, le progrès rapide de son agriculture et de sa population, le développement de son commerce intérieur à l’aide de canaux et de routes, un vaste commerce extérieur, toute son importance commerciale en un mot.

    Mais le système commercial de la Russie ne remonte qu’à 1821.

    Déjà, sans doute, sous Catherine II, les avantages offerts aux ouvriers et aux fabricants étrangers avaient fait faire quelques progrès aux métiers et aux fabriques ; mais la nation était encore trop arriérée dans la culture pour avoir pu dépasser les premiers rudiments dans la fabrication de la toile, du fer, de la verrerie, etc. et, en général, dans ces branches de travail pour lesquelles le pays était particulièrement favorisé par ses richesses agricoles et minérales.

    De plus grands progrès dans les manufactures n’étaient pas, du reste, conformes alors à l’intérêt économique du pays. Si l’étranger avait reçu en paiement les denrées alimentaires, les matières brutes et les produits fabriqués communs que la Russie était en mesure de fournir, s’il n’y avait point eu de guerres ni de complications extérieures, la Russie aurait eu, longtemps encore, plus d’avantage à continuer ses relations avec des pays plus avancés qu’elle ; sa culture générale aurait été plus développée par ces relations que par le système manufacturier. Mais les guerres, le blocus continental et les mesures restrictives des nations étrangères contraignirent cet empire à chercher son salut dans d’autres voies que celle de l’exportation des matières brutes et de l’importation des produits fabriqués. Ces événements interrompirent les anciennes relations maritimes de la Russie. Le commerce par terre avec l’ouest du continent ne pouvait pas la dédommager de cette perte. Elle se vit en conséquence obligée de mettre elle-même en oeuvre ses matières brutes.

    Après le rétablissement de la paix générale, on voulut revenir aux anciens errements. Le gouvernement, le czar lui-même avaient du penchant pour la liberté du commerce. Les écrits de M. Storch ne faisaient pas moins autorité en Russie que ceux de M. Say en Allemagne. On ne se laissa pas même effrayer par le premier choc que les fabriques indigènes, créées durant le système continental, eurent à supporter de la part de la concurrence anglaise. Ce premier choc une fois passé, disaient les théoriciens, on ne tarderait pas à goûter les béatitudes de la liberté du commerce. Les conjonctures commerciales étaient, en effet, des plus favorables à la transition.

    La mauvaise récolte de l’Europe occidentale avait provoqué une forte exportation de produits agricoles, et la Russie eut ainsi pendant quelque temps d’abondants moyens de solder ses importations considérables de produits manufacturés étrangers.

    Mais lorsque cette demande extraordinaire des produits de l’agriculture russe eut cessé, lorsque, bien au contraire, l’Angleterre eut, dans l’intérêt de son aristocratie, entravé l’importation des blés, et, dans l’intérêt du Canada, celle des bois étrangers, la ruine des fabriques du pays et l’excès de l’importation des objets fabriqués se firent doublement sentir.

    Après avoir, avec M. Storch, considéré la balance du commerce comme une chimère dont il était aussi honteux et aussi ridicule pour un homme intelligent et instruit d’admettre l’existence que celle des sorcières au dix-septième siècle, on vit alors avec effroi qu’il se passait pourtant entre des contrées indépendantes quelque chose d’analogue à la balance du commerce. L’homme d’État le plus éclairé et le plus pénétrant de la Russie, le comte Nesselrode, n’hésita point à le professer publiquement. Il déclara, dans une circulaire officielle de 1821, « que la Russie se voyait forcée par les circonstances de recourir à un système de commerce indépendant ; que les produits de l’empire ne trouvaient point de débouché au dehors ; que les fabriques du pays étaient ruinées ou sur le point de l’être ; que tout le numéraire s’écoulait à l’étranger, et que les maisons de commerce les plus solides étaient à la veille d’une catastrophe. »

Les effets bienfaisants du système protecteur de la Russie ne contribuèrent pas moins que les conséquences désastreuses du rétablissement de la liberté du commerce à discréditer les principes et les assertions des théoriciens. Des capitaux, des talents et des bras affluèrent de tous les pays civilisés, surtout d’Angleterre et d’Allemagne, pour prendre leur part des avantages offerts aux manufactures indigènes. La noblesse prit exemple sur la politique impériale. Ne trouvant point au dehors de marché pour ses produits, elle essaya de résoudre le problème inverse, à savoir de rapprocher le marché des produits ; elle fonda des fabriques sur ses domaines. La demande de laines fines qu’occasionnèrent les fabriques de lainages nouvellement créées, eut pour effet une rapide amélioration de l’élève des moutons dans l’empire. Le commerce avec l’étranger augmenta au lieu de diminuer, surtout le commerce avec la Perse, la Chine et d’autres contrées voisines en Asie. Les crises commerciales cessèrent, et il suffit de parcourir les derniers rapports du département du commerce de Russie, pour se convaincre que la Russie doit à ce système un haut degré de prospérité, et qu’elle avance à pas de géant dans la carrière de la richesse et de la puissance. Il est insensé en Allemagne de vouloir amoindrir ces progrès et de se répandre en doléances sur le préjudice que le système russe a causé au nord-est de l’Allemagne. Une nation, comme un individu, n’a pas d’intérêts plus chers que les siens propres. La Russie n’est pas chargée de la prospérité de l’Allemagne. Que l’Allemagne s’occupe de l’Allemagne et la Russie de la Russie. Au lieu de se plaindre, au lieu de se repaître d’espérances et d’attendre le Messie de la future liberté du commerce, il serait mieux de jeter le système cosmopolite au feu et de profiter de l’exemple de la Russie.

    Que l’Angleterre voie d’un oeil jaloux la politique commerciale de la Russie, c’est fort naturel. La Russie s’est par là émancipée de l’Angleterre. Elle s’est mise ainsi en mesure de rivaliser avec l’Angleterre en Asie. Si l’Angleterre fabrique à meilleur marché, dans le commerce avec l’intérieur de l’Asie, cet avantage est compensé par le voisinage et par l’influence politique de l’Empire. Si, vis-à-vis de l’Europe, la Russie est peu cultivée encore, vis-à-vis de l’Asie c’est un pays civilisé.

    On ne doit pas méconnaître, toutefois, que le défaut de civilisation et d’institutions politiques constituera par la suite un grand obstacle aux progrès ultérieurs de la Russie dans l’industrie et dans le commerce, à moins que le gouvernement impérial ne réussisse, en établissant une bonne organisation municipale et provinciale, en restreignant peu à peu, puis en abolissant complètement le servage, en faisant surgir une classe moyenne instruite et des paysans libres, en améliorant les moyens de transport à l’intérieur, en facilitant enfin les communications avec l’Asie, à mettre la civilisation générale en rapport avec les besoins de l’industrie. Voilà les conquêtes que la Russie a à faire dans ce siècle ; elles sont la condition de ses progrès ultérieurs dans l’agriculture et dans l’industrie manufacturière, comme dans le commerce, la navigation marchande et la puissance navale. Mais pour que de pareilles réformes soient possibles, pour qu’elles s’accomplissent, il faut d’abord que la noblesse russe comprenne que ses intérêts matériels s’y rattachent étroitement (1).



 

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1 - Les données de ce chapitre seront utilement complétées par le passage suivant d’un livre écrit en langue allemande par un homme qui a dirigé, durant une vingtaine d’années, les finances de la Russie, feu le comte Cancrin, livre publié en 1845 sous le titre d’Économie des sociétés humaines :
    « On a beaucoup déclamé contre ce qu’on appelle le système de clôture de la Russie ; qu’il me soit permis de dire ici quelques mots de l’état vrai des choses.
    « Bien avant Catherine II, qui, accomplissant la pensée de Pierre le Grand, a européanisé en tout la Russie, des droits protecteurs avaient été établis dans l’empire ; et, à l’époque du congrès de Vienne, il y existait un système complet de protection, en partie même de prohibition, ayant pour objet de mettre un frein au luxe et de retenir l’argent dans le pays.
    « Dans les traités de paix les diplomates insérèrent des articles sur la liberté du commerce, qui s’accommodaient peu à la situation de la Russie. De là le tarif libéral de 1819, sous l’action duquel la Russie fut inondée de marchandises étrangères, et un grand nombre de fabriques furent ruinées ou à la veille de l’être. On reconnut que, malgré l’accroissement des recettes de la douane, ce régime ne pouvait pas durer ; l’industrie fit éclater ses plaintes, et en 1821 fut promulgué un nouveau tarif plus sévère et renfermant des prohibitions.
    « L’auteur trouva ce tarif en vigueur, lorsqu’en 1823 il fut nommé ministre des finances. Il l’a successivement corrigé et complété, il a aboli des prohibitions, il a abaissé des droits, il en a élevé d’autres dans l’intérêt du revenu ou de la protection, il a modifié les règlements de douane en quelques points. Il n’est donc pas l’auteur du système protecteur de la Russie.
    « Ce système n’entrave pas le commerce d’une manière exagérée ; c’est ce que prouvent les recettes annuelles, qui ont triplé depuis 1823, et dont une portion considérable est fournie par les articles des fabriques étrangères.
    Mais pourquoi toutes ces clameurs ?
    « Jusqu’en 1823, on n’avait pas su réprimer une contrebande, qui procurait de grands bénéfices aux pays voisins sur la frontière de l’ouest. Non-seulement dans les lignes de douane, mais dans les bureaux mêmes et jusque dans les ports, cette contrebande s’exerçait sur une grande échelle. On faisait les papiers en double, on s’entendait avec les douaniers. De la sorte, le système protecteur était fréquemment éludé, et le négociant honnête ne pouvait pas observer la loi ; plus tard, il fut très-reconnaissant de le pouvoir. L’auteur changea en grande partie le personnel des douanes ; car un bon poste dans la douane était devenu une fortune. Les douaniers furent établis sur un pied régulier aux frontières, et ils forment sur la ligne européenne un corps bien rétribué, d’environ 9 000 hommes d’élite à pied et à cheval ; il y en a 20 000 en France. Les visiteurs furent choisis parmi les soldats qui avaient fait leur temps. Contre les doubles papiers, on eut recours à un timbre, le contrôle fut accéléré, la contrebande fut soigneusement poursuivie à l’intérieur par des employés habiles et sûrs, etc. à l’aide de toutes ces mesures, on réduisit la contrebande, surtout celle qui s’exerçait dans les bureaux de douane, aux proportions les plus faibles ; ce ne fut point en rendant l’accès de la Russie difficile ; les touristes peuvent attester que le voyageur n’est nulle part traité avec plus d’indulgence et de politesse ; il n’y a que les allées et venues des contrebandiers qui trouvent quelques obstacles à la frontière ; encore le commerce de la frontière a-t-il été notablement facilité dans ces derniers temps.
    « La contrebande devint ainsi plus périlleuse, les primes d’assurance haussèrent, les marchandises encombrantes ne furent plus guère de son domaine ; les captures avaient été au commencement très-considérables, elles diminuèrent peu à peu. Hinc illae lacrymae ! Certaines gens, dans les pays limitrophes, éprouvèrent de fortes pertes ; de là les plaintes qui ont retenti dans les journaux et dans les livres. On se plaît à répéter que l’industrie manufacturière de la Russie a une existence tout artificielle ; les libéraux, les esprits passionnés trouvent extrêmement injuste que la Russie s’occupe de ses intérêts et non pas de ceux de l’étranger, malgré le désespoir que leur cause un système de clôture qui, à proprement parler, n’existe pas. List a dit la vérité.
    « Il est faux en outre que l’industrie russe vive à l’aide de sacrifices du gouvernement. Elle est forte par elle-même, et, depuis vingt-cinq ans, aucune somme importante n’a été consacrée à soutenir les fabriques. On a, depuis 1823, employé de tout autres moyens pour le développement de l’industrie : une gazette du commerce, un journal des manufactures, des agents à l’étranger pour faire connaître toutes les nouvelles découvertes, tous les perfectionnements, l’expédition régulière d’échantillons, l’engagement d’étrangers habiles, un conseil des manufactures avec ses sections et ses correspondants, un grand institut technologique des écoles industrielles, l’envoi de jeunes gens à l’étranger, des expositions périodiques des produits de l’industrie à Moscou et à Saint-Pétersbourg avec des récompenses pour le mérite, des écoles gratuites de dessin, des règlements pour une meilleure police du travail, et beaucoup d’autres moyens que j’omets. Tout cela a contribué à accroître les lumières, le zèle, en un mot le capital intellectuel, à perfectionner les méthodes, à développer les dispositions naturelles de la nation, enfin à porter l’industrie au degré d’avancement auquel elle est parvenue et à réduire les prix, peut-être dans une trop forte proportion. Si cette industrie est encore en arrière pour les qualités superfines, elle réussit parfaitement dans les bonnes qualités, dans les articles moyens et inférieurs. Les draps ordinaires de la Russie sont meilleurs que ceux de France et ne coûtent pas davantage. Le tissage et la filature du coton y sont en bonne voie, pour les soieries, il n’y a qu’avec Lyon qu’elle ne puisse pas rivaliser. Saint-Pétersbourg et Moscou sont remplis de fabriques ; les bronzes de Saint-Pétersbourg, s’ils le cèdent pour la forme à ceux de France, sont d’un meilleur travail et d’une dorure plus solide, un peu plus chers toutefois. Du reste, si des écrivains sérieux, je ne nomme personne, dépeignent l’industrie russe comme artificielle, on doit l’expliquer sans doute par l’influence épidémique des rêveries du libre échange. »
    Je dois ajouter que les modifications apportées au tarif russe depuis un certain nombre d’années ont eu généralement pour but d’accorder des facilités au commerce. Le tarif de novembre 1850 avait aboli la plupart des prohibitions en les remplaçant, il est vrai, par des droits extrêmement élevés. Un nouveau tarif, qui apporte au régime en vigueur de notables adoucissements, a été signé le 9 juin 1857. (H. R.)

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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:13

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre VII : Les Allemands

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

 

    Nous avons vu à propos des Anséates comment l’Allemagne, après l’Italie, mais longtemps avant les autres États européens, avait prospéré par le commerce ; nous allons ici continuer l’histoire industrielle de ce pays ; mais jetons d’abord un coup d’oeil sur son état primitif et sur ses premiers développements.

    La plus grande partie du sol, dans l’ancienne Germanie, était employée en pâturages et en garennes. Les esclaves et les femmes se livraient à une agriculture encore insignifiante et grossière. Les hommes libres s’occupaient exclusivement de guerre et de chasse. Telle est l’origine de toute la noblesse germanique.

    Cette noblesse ne cessa, durant tout le moyen âge, d’être oppressive pour l’agriculture, hostile à l’industrie manufacturière, et de fermer les yeux aux avantages qu’en sa qualité de propriétaire du sol elle aurait retirés de la prospérité de l’une et de l’autre.

L’attachement à ses occupations favorites d’autrefois est toujours si profondément enraciné en elle, qu’encore aujourd’hui, bien qu’enrichie depuis longtemps par la charrue et par la navette, elle rêve de garennes et de droit de chasse dans les assemblées législatives, comme si le loup et la brebis, l’ours et l’abeille pouvaient vivre en paix l’un à côté de l’autre, comme si le sol pouvait servir à la fois au jardinage, à la culture des arbres, à un labourage intelligent, et à l’entretien de sangliers, de cerfs et de lièvres.

    L’agriculture des Allemands demeura longtemps barbare, malgré l’incontestable influence que les villes et les monastères exerçaient sur leur voisinage.

    Les villes s’élevèrent dans les anciennes colonies romaines, près des résidences des princes et des seigneurs spirituels et temporels, à côté des monastères, sur les domaines et autour des palais des empereurs, qui les favorisèrent, dans les lieux enfin où la pêche et les communications par terre et par eau en provoquaient la fondation. Les besoins locaux, le commerce intermédiaire étranger, tels furent à peu près leurs seuls moyens de prospérité. Pour qu’une industrie considérable et travaillant en vue de l’exportation eût pu y naître, il eût fallu de grands troupeaux de moutons et une culture du lin étendue.

    Mais la culture du lin suppose une industrie agricole avancée, et l’élève du mouton en grand, la sécurité vis-à-vis des loups et des voleurs. Le dernier point était impossible au milieu des éternelles querelles des nobles et des princes entre eux et avec les villes. Le bétail de pacage était toujours la première proie. De plus, avec les vastes forêts que, dans sa passion pour la chasse, la noblesse entretenait soigneusement, on ne pouvait songer à la destruction des bêtes féroces. Le peu de bétail qui existait, le défaut de sécurité légale, et le manque de capital et de liberté chez ceux qui maniaient la charrue, ainsi que d’intérêt pour l’agriculture chez les propriétaires du sol, arrêtaient nécessairement l’essor du travail agricole et, par suite, celui des villes.

    En présence de cet état de choses, on comprend comment la Flandre et le Brabant, dans des circonstances toutes différentes, parvinrent de bonne heure à un haut degré de liberté et de prospérité.

    Les cités allemandes fleurirent, en dépit de ces obstacles, sur la mer Baltique et sur la mer du Nord, à l’aide de la pêche, de la navigation et du commerce intermédiaire par la voie de mer ; dans la haute Allemagne et au pied des Alpes, sous l’influence de l’Italie et de la Grèce, et au moyen du commerce intermédiaire par la voie de terre ; aux bords du Rhin, de l’Elbe et du Danube, par la culture de la vigne et le commerce du vin, par la rare fertilité du sol et par la navigation fluviale, qui, au moyen âge, où les routes de terre étaient si mauvaises et si peu sûres, avait plus d’importance que de nos jours.

    Celte diversité d’origine explique la diversité des associations entre les villes allemandes, sous les noms d’Anséatique, de Rhénane, de Souabe, de Hollandaise et d’Helvétique.

    Fortes pendant quelque temps par l’esprit de liberté qui les animait au début, il manquait à ces associations la garantie de la durée, le principe d’unité, le ciment. Séparées les unes des autres par les possessions de la noblesse et par la population serve des campagnes, leur union devait se rompre tôt ou tard par l’effet du développement successif et de la richesse croissante de la population rurale, au sein de laquelle l’autorité des princes maintenait l’unité. En contribuant, suivant la nature des choses, à la prospérité de l’agriculture, les villes travaillèrent à leur propre ruine, pour n’avoir su s’adjoindre ni la population rurale ni la noblesse. Il leur eût fallu pour cela plus d’intelligence et plus de lumières ; mais leurs vues politiques dépassaient rarement leur enceinte.

    Deux de ces ligues seulement ont réalisé cette fusion, non par réflexion toutefois, mais à la faveur et sous la loi des circonstances ; ce sont la Confédération Suisse et les sept Provinces Unies, et elles subsistent encore aujourd’hui. La Confédération Suisse n’est pas autre chose qu’une agglomération de villes impériales allemandes, formée et cimentée par la population libre des campagnes qui les séparaient.

    Les autres durent leur ruine à leur mépris pour la population rurale, à un orgueil insensé de citadins, qui se complut à tenir le peuple des campagnes dans l’abaissement au lieu de l’élever.

    Les villes n’auraient pu parvenir à l’unité qu’à l’aide de la monarchie héréditaire. Mais la monarchie en Allemagne se trouva à la discrétion de princes qui, pour n’être pas gênés dans leurs fantaisies et pour tenir sous le joug les villes et la petite noblesse, étaient intéressés à ne pas laisser prévaloir l’hérédité.

    On voit pourquoi l’idée de l’empire romain se conserva chez les monarques allemands. Ils n’étaient puissants qu’à la tête des armées ; c’était seulement quand il y avait à guerroyer au dehors qu’ils pouvaient réunir les princes et les villes sous leur bannière. C’est pour cela qu’ils favorisèrent en Allemagne la liberté municipale, dont ils étaient les ennemis et les oppresseurs en Italie.

    Mais les expéditions de Rome n’affaiblirent pas seulement de plus en plus l’autorité souveraine en Allemagne, elles détruisirent aussi les dynasties, qui auraient pu fonder une puissance compacte au sein de l’Empire, dans le coeur même du pays. Quand la maison de Hohenstaufen s’éteignit, le coeur du pays se brisa en mille morceaux.

    Le sentiment de l’impossibilité de réunir ces débris conduisit la maison de Habsbourg, originairement si faible et si dénuée, à se servir de la force nationale pour fonder au sud-est de l’empire, en subjuguant des tribus étrangères, un royaume héréditaire compacte. Cette politique fut imitée dans le nord-est par les margraves de Brandebourg. Ainsi s’élevèrent au sud-est et au nord-est deux monarchies héréditaires basées sur l’asservissement de tribus étrangères, tandis que, au nord-ouest et au sud-ouest, se constituaient deux républiques, qui se séparèrent chaque jour davantage de l’Allemagne, et que dans l’intérieur, au coeur même du pays, le morcellement, l’impuissance et la dissolution allaient toujours croissant.

    Le malheur de la nation allemande fut complété par l’invention de la poudre et par celle de l’imprimerie, par la prépondérance du droit romain et par la réformation, enfin par la découverte de l’Amérique et de la nouvelle route de l’Inde.

    La révolution morale, sociale et économique qui s’ensuivit, enfanta la division et la discorde dans l’Empire, division entre les princes, division entre les villes, division même entre la bourgeoisie des villes et ses voisins de tout rang. L’énergie de la nation fut détournée alors de l’industrie manufacturière, de l’agriculture, du commerce et de la navigation, de l’acquisition de colonies, du perfectionnement des institutions, et, en général, de toutes les améliorations positives ; on se battit pour des dogmes et pour l’héritage de l’Eglise.

    En même temps tombèrent la Hanse et Venise, et avec elles le grand commerce de l’Allemagne, et la puissance et la liberté des cités allemandes du nord comme du sud.

    La guerre de Trente Ans vint ensuite étendre ses dévastations sur toutes les campagnes et sur toutes les villes. La Hollande et la Suisse se détachèrent, et les plus belles portions de l’Empire furent conquises par la France. De simples villes telles que Strasbourg, Nuremberg et Augsbourg, qui auparavant avaient surpassé des électorats en puissance, furent réduites alors à une impuissance absolue par le système des armées permanentes.

    Si, avant cette révolution, les villes et l’autorité impériale s’étaient plus étroitement unies, si un prince exclusivement allemand s’était mis à la tête de la réformation et l’avait accomplie au profit de l’unité, et de la puissance et de la liberté du pays, l’agriculture, l’industrie manufacturière et le commerce de l’Allemagne auraient pris un tout autre développement. Combien paraît pauvre et inapplicable, après cela, la théorie économique qui fait découler la prospérité des nations uniquement des efforts des individus et qui n’aperçoit pas que la force productive des individus dépend, en grande partie, de l’état social et politique du pays ! L’adoption du droit romain n’affaiblit aucun pays autant que l’Allemagne. L’incroyable confusion qu’elle apporta dans les relations privées n’en fut pas la pire conséquence.

    Elle causa plus de mal encore, en créant une caste de lettrés et de juristes séparée du peuple par l’esprit et par le langage, qui traita le peuple comme un ignorant, comme un mineur, refusa toute valeur au sens commun, substitua partout le secret à la publicité, et, placée dans une étroite dépendance de l’autorité, fut partout l’organe et le champion de celle-ci, se prit partout à la liberté. C’est ainsi qu’au commencement du dix-huitième siècle nous ne voyons encore en Allemagne que barbarie : barbarie dans la littérature et dans la langue, barbarie dans la législation, l’administration et la justice ; barbarie dans l’agriculture ; disparition de l’industrie manufacturière et du grand commerce ; absence d’unité et de force nationales ; partout impuissance et faiblesse vis-à-vis de l’étranger.

    Les Allemands n’avaient conservé qu’une seule chose, leur caractère primitif ; leur goût pour le travail, pour l’ordre, pour l’économie et pour la modération ; leur persévérance et leur courage dans l’étude et dans les affaires, leur sincère désir du mieux, un grand fonds naturel de moralité, de mesure et de réflexion.

    Ce caractère a été le partage commun des gouvernants comme des gouvernés. Quand la nationalité eut presque totalement disparu et qu’on goûta quelque repos, on se mit dans chaque circonscription particulière à organiser, à améliorer, à marcher en avant. Nulle part l’éducation, la moralité, le sentiment religieux, l’art et la science ne furent l’objet d’une égale sollicitude ; nulle part le pouvoir absolu ne fut exercé avec plus de modération et ne servit mieux à la propagation des lumières, à l’ordre, à la morale, à la répression des abus et au développement de la prospérité publique.

    La première base de la renaissance de la nationalité allemande fut évidemment posée par les gouvernements eux-mêmes, lorsqu’ils appliquèrent consciencieusement le revenu des biens sécularisés à l’éducation et à l’instruction, à l’encouragement des arts, des sciences et de la morale, et, en générai, à des objets d’utilité publique. C’est par ce moyen que la lumière pénétra dans l’administration et dans la justice, dans l’enseignement et dans les lettres, dans l’agriculture, dans les arts industriels et dans le commerce, qu’elle pénétra en un mot dans les masses. L’Allemagne a suivi ainsi dans sa civilisation une tout autre marche que les autres pays. Au lieu que, partout ailleurs, la haute culture de l’esprit a été le résultat du développement des forces productives matérielles, le développement des forces productives matérielles en Allemagne a été la conséquence de la culture morale qui l’avait précédé. Ainsi toute la civilisation actuelle des Allemands est pour ainsi dire théorique. De là ce défaut de sens pratique, cette gaucherie que, de nos jours, l’étranger remarque chez eux. Ils se trouvent aujourd’hui dans le cas d’un individu, qui, ayant été jusque-là privé de l’usage de ses membres, a appris théoriquement à se tenir debout et à marcher, à manger et à boire, à rire et à pleurer, et s’est mis ensuite à exercer ces fonctions. De là leur engouement pour les systèmes de philosophie et pour les rêves cosmopolites. Leur intelligence, qui ne pouvait se mouvoir dans les affaires de ce monde, a essayé de se donner carrière dans le domaine de la spéculation. Nulle part non plus la doctrine d’Adam Smith et de ses disciples n’a trouvé plus d’écho qu’en Allemagne ; nulle part on n’a ajouté plus de foi à la générosité cosmopolite de MM. Canning et Huskisson.

    L’Allemagne doit ses premiers progrès dans les manufactures à la révocation de l’édit de Nantes et aux nombreux réfugiés que cette mesure insensée avait conduits dans presque toutes les parties de l’Allemagne et qui répandirent partout les industries de la laine, de la soie, de la bijouterie, des chapeaux, des verres, de la porcelaine, des gants, et bien d’autres encore.
 
    Les premières mesures de gouvernement pour l’encouragement des manufactures en Allemagne furent prises par l’Autriche et par la Prusse. En Autriche, ce fut sous Charles VI et Marie-Thérèse, mais plus encore sous Joseph II. L’Autriche avait précédemment éprouvé des pertes considérables par l’expulsion des protestants, ses habitants les plus industrieux ; et l’on ne saurait signaler chez elle, dans les temps qui suivirent, de sollicitude pour les lumières et pour la culture de l’esprit. Néanmoins, à l’aide des droits protecteurs, de l’amélioration de l’élève des moutons, du perfectionnement des routes et de divers encouragements, les arts industriels firent déjà sous Marie-Thérèse de remarquables progrès.

    Cette œuvre fut poussée avec plus d’énergie et avec infiniment plus de succès sous Joseph II. Au commencement, il est vrai, les résultats furent minces, parce que l’empereur, à sa manière, précipita cette réforme comme toutes les autres, et que l’Autriche était encore fort en arrière des autres Etats. On reconnut là aussi qu’il ne faut pas faire trop de bien d’un seul coup, et que les droits protecteurs, pour opérer conformément à la nature des choses et de manière à ne pas troubler les rapports existants, ne doivent pas être trop élevés dans l’origine. Mais plus ce système a duré, plus s’en est révélée la sagesse. L’Autriche lui doit une industrie aujourd’hui brillante et la prospérité de son agriculture.

    L’industrie de la Prusse avait souffert, plus que celle de tout autre pays, des ravages de la guerre de Trente Ans. Sa fabrication principale, celle des draps de la marche de Brandebourg, avait été presque anéantie. La plupart des fabricants avaient émigré en Saxe, et déjà, à cette époque, les envois de l’Angleterre empêchaient toute industrie de surgir, Par bonheur pour la Prusse eurent lieu alors la révocation de l’édit de Nantes et la persécution des protestants dans le Palatinat et dans l’évêché de Salzbourg.

    Le grand-électeur comprit du premier coup-d’oeil ce qu’avant lui Élisabeth avait vu si clairement. Attirés par lui, un grand nombre de ces fugitifs se dirigèrent vers la Prusse, fécondèrent l’agriculture de ce pays, y introduisirent une multitude d’industries et y cultivèrent les sciences et les arts. Ses successeurs suivirent tous ses traces ; mais nul ne le fit avec plus de zèle que le grand roi, plus grand par sa sagesse dans la paix que par ses succès dans la guerre. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans des détails sur les mesures sans nombre par lesquelles Frédéric II attira en Prusse une multitude de cultivateurs étrangers, défricha des terrains incultes, encouragea la culture des prairies, des fourrages, des légumes, des pommes de terre et du tabac, l’élève perfectionnée du mouton, du boeuf et du cheval, les engrais minéraux, etc., et procura aux agriculteurs des capitaux et du crédit. S’il fut utile à l’agriculture par ces moyens directs, il lui fit indirectement plus de bien encore à l’aide des manufactures, auxquelles un système douanier qu’il perfectionna, les voies de transport qu’il entreprit, et la banque qu’il institua imprimèrent en Prusse un plus grand essor que dans tout le reste de l’Allemagne ; cependant la situation géographique du pays et son morcellement en diverses provinces séparées les unes des autres, étaient loin de seconder ces mesures, et les inconvénients des douanes, c’est-à-dire les pernicieux effets de la contrebande, devaient y être beaucoup plus sensibles que dans de grands États bien arrondis et bornés par des mers, par des fleuves ou par des chaînes de montagnes.

    Nous n’entendons pas, par cet éloge, justifier les fautes du système, par exemple les restrictions à la sortie des matières premières ; mais la puissante impulsion que le système a donnée, malgré ces fautes, à l’industrie prussienne, ne sera mise en doute par aucun historien éclairé et impartial. Pour tout esprit libre de préjugés et que de fausses théories n’auront point obscurci, il doit être évident que c’est moins par ses conquêtes que par ses sages mesures pour l’encouragement de l’agriculture, des fabriques et du commerce, et par ses progrès dans la littérature et dans les sciences, que la Prusse a été mise à même de prendre rang parmi les puissances européennes, et tout cela fut l’oeuvre d’un seul homme, d’un homme de génie ! La couronne, pourtant, n’était pas soutenue par l’énergie d’institutions libres ; elle l’était uniquement par une administration bien réglée et consciencieuse, mais emprisonnée dans le mécanisme mort d’une bureaucratie hiérarchique.

    Cependant le reste de l’Allemagne était resté depuis des siècles sous l’influence de la liberté du commerce ; c’est-à-dire, que tout le monde pouvait porter des articles fabriqués et d’autres produits en Allemagne, et que personne ne voulait recevoir les articles fabriqués et les autres produits de celle-ci.

    Cette règle souffrait des exceptions, mais en petit nombre.

    On ne saurait invoquer l’expérience de cette contrée en faveur des maximes et des promesses de l’école touchant les grands avantages de la liberté du commerce ; on reculait partout plus qu’on avançait. Des villes telles qu’Augsbourg, Nuremberg, Mayence, Cologne, etc. ne comptaient plus que le tiers ou le quart de leur ancienne population, et l’on désirait souvent la guerre, ne fût-ce que pour se débarrasser d’un excédant de produits sans valeur.

    La guerre arriva à la suite de la révolution française, et, avec elle, les subsides de l’Angleterre et sa concurrence sur une plus grande échelle ; de là une nouvelle chute des fabriques au milieu d’une prospérité croissante, mais apparente et passagère, de l’agriculture.

    Ce fut alors que le blocus continental de Napoléon vint faire époque dans l’histoire de l’industrie allemande comme dans celle de l’industrie française, bien que J. B. Say, le disciple le plus célère d’Adam Smith, l’ait qualifié de calamité. En dépit des théoriciens, et particulièrement des théoriciens anglais, il est reconnu, et tous ceux qui connaissent l’industrie allemande peuvent l’attester, tous les relevés statistiques du temps en fournissent la preuve, que c’est de ce blocus que date l’essor des manufactures allemandes en tous genres (1), que l’amélioration de l’élève des moutons, antérieurement commencée, a reçu alors seulement une forte impulsion ; qu’alors seulement on s’est occupé sérieusement de perfectionner les voies de transport. Il est vrai que l’Allemagne perdit en grande partie son ancien commerce d’exportation, notamment en tissus de lin ; mais le profit surpassa sensiblement la perte, surtout pour les fabriques de Prusse et d’Autriche, qui avaient pris les devants sur celles du reste de l’Allemagne.

    Au retour de la paix, les manufacturiers de l’Angleterre firent de nouveau à ceux de l’Allemagne une concurrence redoutable ; car, durant une période de clôture réciproque, de nouvelles inventions et la possession presque exclusive du marché du monde leur avaient donné une immense supériorité ; d’ailleurs, mieux pourvus de capitaux, ils pouvaient coter leur prix beaucoup plus bas, offrir des articles beaucoup plus parfaits et accorder des crédits beaucoup plus longs que les Allemands, qui avaient encore à lutter contre les difficultés du début. Il s’ensuivit une ruine générale et des cris de détresse parmi ces derniers, surtout manufacturiers du Rhin inférieur, de cette région qui, après avoir fait partie de la France, se voyait alors fermer le marché de cet État. L’ancien tarif prussien avait éprouvé aussi beaucoup de modifications dans le sens de la liberté absolue du commerce, et n’accordait pas une protection suffisante contre la concurrence anglaise. La bureaucratie prussienne, toutefois, résista longtemps à cette demande de secours. Elle s’était trop imbue, dans les universités, de la théorie d’Adam Smith, pour pouvoir promptement comprendre les besoins de l’époque. Il y eut même alors en Prusse des économistes qui ne craignirent pas de songer à ressusciter le système des physiocrates, mort depuis si longtemps. Mais, ici encore, la nature des choses fut plus forte que la théorie. On n’osa pas rester trop longtemps sourd au cri de détresse des manufactures, ce cri partant d’ailleurs d’une contrée qui regrettait son ancienne union avec la France et dont il importait de conquérir l’attachement. En ce temps-là s’accréditait de plus en plus l’opinion que le gouvernement anglais favorisait de tout son pouvoir l’inondation des marchés continentaux en produits fabriqués, dans le but d’étouffer au berceau les manufactures du continent. Cette opinion a été tournée en ridicule ; elle était cependant assez naturelle, d’abord parce que l’inondation avait lieu en effet comme si elle avait été organisée dans ce but ; et en second lieu, parce qu’un membre illustre du Parlement, M. Henri Brougham, aujourd’hui lord Brougham, avait déclaré crûment en 1815, « qu’on pouvait bien courir des risques de perte sur l’exportation des marchandises anglaises, afin d’étouffer au berceau les manufactures étrangères. » Cette pensée d’un homme si vanté depuis comme philanthrope cosmopolite et libéral, fut, dix ans plus tard, reproduite presque dans les mêmes termes par un autre membre du Parlement non moins vanté pour son libéralisme, M. Hume ; lui aussi voulait « qu’on étouffât dans leur maillot les fabriques du continent. »

Enfin la prière des manufacturiers prussiens fut exaucée, tardivement il est vrai, on ne peut pas le dissimuler, quand on songe combien il est pénible de lutter des années entières contre la mort, mais elle le fut de main de maître. Le tarif prussien de 1818 satisfit, dans le temps où il fut promulgué, à tous les besoins de l’industrie de la Prusse, sans exagérer aucunement la protection et sans entraver les relations utiles du pays avec l’étranger. Il fut, dans le taux de ses droits, incomparablement plus modéré que les tarifs d’Angleterre et de France, et il devait l’être ; car il s’agissait, non de passer peu à peu du système prohibitif au système protecteur, mais de ce qu’on appelle la liberté du commerce à la protection. Un autre mérite éminent de ce tarif, envisagé dans son ensemble, consistait en ce que la plupart de ses taxes étaient établies d’après le poids, et non d’après la valeur. Non-seulement on évitait ainsi la contrebande et les déclarations de valeurs insuffisantes, mais on atteignait en même temps un grand but : les objets de consommation générale que toute contrée peut le plus aisément fabriquer elle-même, et dont la production lui importe le plus à cause du chiffre élevé de sa valeur totale, étaient le plus fortement imposés, et les droits protecteurs s’abaissaient à mesure que s’élevaient la finesse et le prix de la marchandise, partant la difficulté de la fabrication et l’attrait comme la possibilité de la contrebande.

    Cette tarification d’après le poids dut, on le conçoit aisément, atteindre le commerce des autres États allemands à un plus haut degré que celui des nations étrangères. Les États petits et moyens de l’Allemagne, déjà exclus des marchés de l’Autriche, de la France et de l’Angleterre, le furent alors presque entièrement du marché de la Prusse ; ce qui leur fut d’autant plus sensible, que plusieurs d’entre eux étaient en totalité ou en grande partie enclavés dans les provinces prussiennes.

    La même mesure qui avait apaisé les fabricants de la Prusse, excita donc une douloureuse émotion parmi ceux du reste de l’Allemagne. Déjà peu auparavant l’Autriche avait grevé l’importation des produits fabriqués allemands en Italie, surtout celle des toiles de la haute Souabe. Bornés de toutes parts, pour leurs débouchés, à de petits territoires, et séparés même entre eux par de petites lignes de douane, les manufacturiers de ces États étaient dans un état voisin du désespoir.

    Ce fut cette extrémité qui provoqua l’association de cinq à six mille fabricants et négociants allemands, fondée en 1819 à la foire du printemps de Francfort-sur-le-Mein, dans le but, d’une part d’abolir les douanes intérieures, de l’autre d’établir en Allemagne un système commun de commerce et de douanes.

    Cette association se donna une organisation régulière. Les statuts en furent soumis à l’approbation de la Diète germanique, ainsi que de tous les princes et de tous les gouvernements d’Allemagne. Elle eut dans chaque ville allemande un correspondant local, dans chaque pays un correspondant provincial. Tous les membres et tous les correspondants s’engagèrent à concourir au but commun de tous leurs moyens. La ville de Nuremberg fut choisie pour centre de l’association, et autorisée à nommer un comité central, chargé de diriger les affaires avec l’aide d’un agent, fonction à laquelle l’auteur de cet écrit fut appelé. Une feuille hebdomadaire, intitulée Organe du commerce et des fabriques de l’Allemagne (Organ des deutschen Handels-und Fabricantenstandes), publia les débats et les mesures du comité central, ainsi que les idées, propositions, mémoires et notices statistiques concernant le but de l’association. Chaque année une assemblée générale se tenait à la foire de Francfort pour entendre le rapport du comité.

    Après que l’association eut adressé à la Diète germanique une pétition où la nécessité et l’utilité des mesures proposées par elle étaient établies (2), le comité central entra en activité à Nuremberg. Il envoya aussitôt une députation à toutes les cours allemandes, puis au congrès ministériel de Vienne en 1820. Un résultat fut obtenu à ce congrès, c’est que plusieurs États moyens et petits convinrent de tenir à ce sujet un congrès particulier à Darmstadt. Les débats qui eurent lieu dans cette dernière assemblée conduisirent d’abord à une association entre le Wurtemberg et la Bavière, puis à l’union de quelques États allemands avec la Prusse, puis à celle des États du centre de l’Allemagne, puis enfin, et, principalement grâce aux efforts du baron de Cotta, à la fusion de ces trois confédérations douanières ; de telle sorte que, à l’exception de l’Autriche, des deux Mecklembourg, du Hanovre et des Villes anséatiques, l’Allemagne entière est réunie dans une association de douane qui a supprimé les barrières intérieures et élevé vis-à-vis de l’étranger une douane commune, dont le produit est partagé entre les États particuliers dans la mesure de leur population.

    Le tarif de cette association est, en substance, le tarif prussien de 1818, c’est-à-dire un tarif de protection modérée.

    Sous l’influence de cette association, l’industrie manufacturière, le commerce et l’agriculture des États allemands qu’elle embrasse ont déjà accompli des progrès immenses.



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1 - Ce système a dû opérer inégalement en France et en Allemagne, l’Allemagne étant en grande partie exclue du marché français, tandis que le marché allemand était ouvert à l’industrie française.

2 - Le rapport d’une section de la Société de Hambourg pour l’avancement des arts, rédigé par MM. Wurm et Muller, et publié en 1841 sous le titre de Mission des villes anséatiques vis-à-vis de l’Association allemande (die Aufgabe der Hansestaedte gegenuber der deutschen Zollverein), a donné la substance de cette pétition composée par List, et en a reproduit quelques passages. Elle tendait à la suppression des barrières intérieures et à l’établissement d’un système de douane vis-à-vis de l’étranger basé sur le principe de rétorsion jusqu’à ce que le principe de la liberté du commerce eût été reconnu en Europe. Il est digne de remarque que, sous l’influence des mécontentements produits dans les petits États par le nouveau tarif prussien, elle combattait avec énergie l’erreur des hommes d’État qui croyaient pouvoir stimuler l’industrie nationale au moyen de droits de douane. (H. R.)

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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:12

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre VI : Les Français

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

 

    La France, elle aussi, avait conservé des débris de la civilisation romaine. Sous l’influence des Germains, qui n’aimaient que la chasse, et qui ramenèrent à l’état de bois et de bruyères beaucoup de champs depuis longtemps cultivés, ils disparurent en majeure partie. C’est aux monastères, qui dans la suite devinrent un si grand obstacle à la civilisation, que la France, de même que le reste de l’Europe, doit la meilleure part de ses progrès dans l’agriculture durant le moyen âge. Les habitants de ces demeures n’entretenaient point de querelles comme la noblesse, ils n’accablaient point leurs vassaux de services militaires, leurs champs et leur bétail étaient moins exposés au pillage et à la destruction. Les ecclésiastiques aimaient à bien vivre, ils haïssaient la guerre, et ils cherchaient à acquérir de la considération en soutenant les nécessiteux. De là le proverbe : « Il fait bon habiter sous la crosse. »

 

    Les croisades, la fondation par saint Louis des communes et des corporations, et le voisinage de l’Italie et de la Flandre aidèrent de bonne heure au développement des arts et des métiers en France. Dès le quatorzième siècle, la Normandie et la Bretagne fournissaient des étoffes de laine et de lin pour la consommation intérieure et pour l’exportation en Angleterre. À la même époque, les envois de vin et de sel, principalement par l’intermédiaire des Anséates, étaient considérables. François Ier introduisit l’industrie de la soie dans le midi de la France ; Henri IV la favorisa, ainsi que celles du verre, des toiles de lin et des tissus de laine ; Richelieu et Mazarin encouragèrent les manufactures de soie, la fabrication du velours et des lainages de Rouen et de Sedan, ainsi que les pêcheries et la navigation.

    Aucun pays ne se ressentit autant que la France de la découverte de l’Amérique. Les provinces de l’Ouest expédiaient en Espagne beaucoup de blé. Un grand nombre de paysans émigraient chaque année du pied des Pyrénées dans le nord est de l’Espagne pour y chercher de l’ouvrage. De grandes quantités de vin et de sel étaient envoyées dans les Pays-Bas espagnols, et les soieries, les velours et en général les articles de luxe de la France trouvaient un important débouché dans les Pays-Bas, en Angleterre, en Espagne et en Portugal. L’or et l’argent de l’Espagne entrèrent ainsi de bonne heure abondamment dans la circulation du royaume.

    Cependant la période brillante de l’industrie française ne commença qu’avec Colbert.

    A la mort de Mazarin, ni l’industrie manufacturière, ni le commerce, ni la navigation, ni la pêche maritime du pays n’avaient d’importance, et les finances étaient dans un état déplorable. Colbert eut le courage d’entreprendre à lui seul une oeuvre que l’Angleterre n’a menée à fin qu’après trois siècles d’efforts et deux révolutions. Il fit venir de toutes parts les fabricants et les ouvriers les plus habiles, acheta des secrets de fabrique, se procura des machines et des instruments meilleurs. À l’aide d’un système général de douanes bien conçu, il assura à l’industrie du pays le marché du pays ; en supprimant ou en restreignant le plus possible les douanes provinciales, en construisant des routes et des canaux, il encouragea le commerce intérieur. Ces mesures profitèrent à l’agriculture plus encore qu’aux fabriques, en doublant, en triplant le nombre des consommateurs de ses produits, et en mettant les producteurs en communication facile avec les consommateurs. Il favorisa de plus l’agriculture par la diminution des impôts directs sur la terre, par des adoucissements dans le mode de perception, jusque-là très-rigoureux, par une équitable répartition des charges, enfin par des mesures tendant à réduire le taux de l’intérêt. Il ne défendit l’exportation du blé que dans les temps de cherté. Il eut surtout à coeur l’extension du commerce extérieur et le développement des pêcheries ; il rétablit les relations avec le Levant, augmenta le commerce avec les colonies, ouvrit le commerce avec le Nord. Dans toutes les branches de l’administration, il fit régner l’économie et l’ordre les plus sévères. À sa mort, la France comptait 50 000 métiers à tisser la laine, et produisait pour 50 millions de francs de soieries ; ses revenus publics s’étaient accrus de 28 millions, et elle possédait des pêcheries florissantes, une vaste navigation et une puissante marine (1).

    Un siècle après, les économistes blâmèrent sévèrement Colbert ; ils prétendirent que cet homme d’État avait voulu faire fleurir l’industrie manufacturière aux dépens de l’agriculture ; reproche qui ne prouve rien, sinon qu’eux-mêmes ne s’étaient pas rendu compte de la nature de l’industrie manufacturière (2).

    Bien que Colbert commît une faute en mettant à l’exportation des produits bruts des obstacles périodiques, il augmenta tellement, par le développement de l’industrie manufacturière, la demande des produits agricoles, qu’il indemnisa au décuple l’agriculture du tort que ces restrictions lui causaient. Si, contre les principes d’une politique éclairée, il prescrivit des procédés nouveaux et obligea par la contrainte les fabricants à les adopter, il faut se rappeler que ces procédés étaient après tout les meilleurs et les plus avantageux de son temps, et qu’il avait affaire à un peuple qui, plongé dans l’apathie par un long despotisme, repoussait toute nouveauté, fût-elle une amélioration. Mais le reproche d’avoir, par le système protecteur, détruit une grande partie de l’industrie française, ne pouvait être adressé à Colbert que par une école qui ignorait entièrement la révocation de l’édit de Nantes et ses funestes conséquences. Par cette déplorable mesure, la France perdit, après la mort de Colbert, dans l’espace de trois ans, un demi-million de ses habitants les plus industrieux, les plus adroits, les plus riches, lesquels, au double préjudice du pays qu’ils avaient enrichi, transportèrent leur industrie et leurs capitaux en Suisse, dans toute l’Allemagne protestante, et particulièrement en Prusse, de plus en Hollande et en Angleterre. Ainsi les intrigues d’une maîtresse bigote ruinèrent en trois ans le brillant ouvrage de toute une génération et firent retomber la France dans son ancienne apathie ; tandis que l’Angleterre, soutenue par sa constitution et animée de toute l’énergie que sa révolution lui avait imprimée, poursuivait sans relâche et avec une ardeur croissante l’oeuvre d’Élisabeth et des ses prédécesseurs.

    Le triste état auquel l’industrie et les finances de la France avaient été réduites par l’incapacité prolongée de son gouvernement, et le spectacle de la grande prospérité de l’Angleterre excitèrent, peu avant la révolution française, l’émulation des hommes d’Etat de la France. Imbus des théories creuses des économistes, au rebours de Colbert, ils cherchèrent un remède dans l’établissement de la liberté commerciale. On crut restaurer d’un trait de plume la prospérité du royaume, en procurant aux vins et aux eaux-de-vie de France un marché plus étendu en Angleterre, en admettant les produits fabriqués de l’Angleterre à des conditions favorables, soit au droit de 12 pour 100. Ravie de la proposition, l’Angleterre accorda volontiers à la France une seconde édition du traité de Méthuen dans le traité d’Eden, copie qui produisit bientôt des effets tout aussi désastreux que l’original portugais.

    Les Anglais, accoutumés aux vins capiteux de la Péninsule, n’augmentèrent pas leur consommation aussi rapidement qu’on s’en était flatté. D’un autre côté, on découvrit en France avec effroi qu’on n’avait à offrir aux Anglais que des modes et des objets de luxe, dont la valeur totale était insignifiante, tandis que les fabricants anglais surpassaient de beaucoup ceux de France, tant pour le bas prix des marchandises que pour leur bonne qualité et pour la longueur des crédits, dans tous les articles de première nécessité, dont la valeur totale était immense. Cette concurrence ayant en peu de temps mis les fabriques de la France a deux doigts de leur perte, pendant que les vignobles français n’avaient réalisé que de faibles bénéfices, le gouvernement français essaya, par l’abandon du traité (3), de mettre un terme au progrès de la ruine, mais il ne fit qu’acquérir la conviction qu’il est beaucoup plus facile de ruiner en quelques années des fabriques florissantes que de relever dans une génération des fabriques ruinées. La concurrence anglaise avait fait naître en France pour les articles anglais un goût qui longtemps encore entretint une contrebande étendue et difficile à réprimer. Les Anglais n’eurent pas autant de peine, après la cessation du traité, à accoutumer de nouveau leurs palais aux vins de la Péninsule.

    Bien que les troubles de la révolution et les guerres continuelles de Napoléon ne fussent guère favorables à l’industrie française, et que, durant cette période, les Français eussent perdu la plus grande partie de leur commerce maritime et toutes leurs colonies, néanmoins les fabriques françaises, uniquement grâce à la possession exclusive du marché intérieur et à l’abolition des entraves féodales, jouirent, sous l’Empire, d’une prospérité plus grande qu’à aucune époque de l’ancien régime. On a fait la même remarque à l’égard de l’Allemagne et de tous les pays auxquels s’étendit le système continental.

    Napoléon avait dit dans son style monumental qu’un pays qui, dans l’état actuel du monde, pratiquerait le principe de la liberté du commerce, serait réduit en poussière. En cela, il avait montré plus de sens politique que les économistes contemporains dans tous leurs ouvrages. On est étonné de la pénétration avec laquelle ce grand esprit, sans avoir étudié les systèmes d’économie politique, s’était rendu compte de la nature et de l’importance de l’industrie manufacturière (4). Autrefois, a dit Napoléon, il n’y avait qu’une sorte de propriété, la propriété foncière ; il en a surgi une nouvelle, l’industrie. Ainsi Napoléon voyait et exprimait clairement ce que les économistes de l’époque ne voyaient pas, ou du moins n’exprimaient pas avec netteté ; savoir qu’un pays, qui réunit l’industrie manufacturière et l’agriculture, est infiniment plus complet et plus riche qu’un pays purement agricole. Ce que Napoléon a fait pour consolider ou développer l’éducation industrielle de la France, pour y ranimer le crédit, pour y introduire et y mettre en œuvre les découvertes nouvelles et les perfectionnements, pour y améliorer enfin les voies de transport, est trop connu pour qu’il soit nécessaire de le retracer. Peut-être le serait-il de rappeler quels jugements étranges et injustes les théoriciens du temps ont portés sur ce monarque éclairé et ferme.

    A la chute de Napoléon, la concurrence anglaise, jusque-là restreinte à la contrebande, reprit pied sur le continent de l’Europe et sur celui de l’Amérique. Pour la première fois alors on entendit les Anglais condamner le système protecteur et vanter la théorie du libre commerce d’Adam Smith, théorie que ces insulaires si pratiques n’avaient considérée jusque-là que comme une utopie. Le froid observateur pouvait aisément apercevoir que l’enthousiasme de la philanthropie était étranger à cette conversion ; car c’était seulement lorsqu’il était question de faciliter l’exportation des produits fabriqués anglais sur le continent de l’Europe ou sur celui de l’Amérique, que se produisaient des arguments cosmopolites ; lorsqu’il s’agissait de la libre importation du blé ou même de la concurrence des articles des fabriques étrangères sur le marché anglais, on entendait un tout autre langage (5). Malheureusement, disait-on, la longue application d’un système contraire à la nature avait créé en Angleterre un état de choses artificiel, qui ne pouvait être changé subitement sans entraîner les conséquences les plus funestes ; on était obligé de procéder avec beaucoup de circonspection et de prudence ; l’Angleterre en cela était a plaindre ; il était d’autant plus heureux pour les peuples du continent de l’Europe et de celui de l’Amérique, que leur situation leur permit de jouir sans retard des bienfaits de la liberté du commerce.

    La France, bien que son ancienne dynastie lui eût été ramenée sous la bannière ou du moins par l’or de l’Angleterre, ne prêta que peu de temps l’oreille à ces arguments. Le libre commerce avec l’Angleterre causa de si terribles convulsions dans une industrie qui avait grandi sous le système continental qu’il fallut chercher un prompt refuge dans le régime prohibitif, sous l’égide duquel, au témoignage de M. Dupin (6), l’industrie manufacturière de la France doubla de 1815 à 1827.



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1 - Éloge de Jean-Baptiste Colbert, par Necker. 1773.

2 - Voyez dans l’écrit de Quesnay : Physiocratie ou du gouvernement le plus avantageux au genre humain, 1768, note 5, sur la maxime viii, où Colbert est réfuté et jugé par Quesnay en deux pages, tandis qu’il en a fallu cent à Necker pour mettre son système et ses actes en lumière. On ne sait si l’on doit s’étonner davantage de l’ignorance de Quesnay en matière d’industrie, d’histoire et de finances, ou de la présomption avec laquelle, sans alléguer de motifs, il maltraite un homme tel que Colbert. Ce rêveur ignorant n’a pas même eu la sincérité de mentionner l’expulsion des Huguenots ; que dis-je ? il n’a pas rougi de soutenir contre toute vérité que Colbert avait empêché, par une police vexatoire, le commerce du blé de province à province.

3 - Le traité subsista jusqu’à la guerre avec la Grande-Bretagne, (H. R.)

4 - Châteaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, Ve volume, nous apprend que cet homme extraordinaire n’était pas reste étranger aux études économiques : « Entre 1784 et 1793 s’étend la carrière littéraire de Napoléon, courte par l’espace, longue par les travaux. Il travaillait sur les historiens, les philosophes, les économistes, Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Filangieri, Mably, Smith, etc.
- M. Colwell, le commentateur américain, a ajouté à la note ci-dessus la note suivante : « La vaste collection des économistes italiens, par le baron Custodi, en 50 volumes in-8, est une preuve de l’intérêt que Napoléon prenait à l’économie politique ; cette collection a été publiée sur son ordre et à ses frais, pendant qu’il était le maître de l’Italie. » (H. R.)

5 - Un spirituel orateur américain, M. Baldwin, actuellement juge suprême aux États-Unis, a dit avec justesse et malice du système de libre commerce de Canning et de Huskisson, « qu’il en était de ce système comme de la plupart des produits des manufactures anglaises, qui ont été fabriqués beaucoup moins pour la consommation du pays que pour l’exportation. »
    On ne sait si l’on doit rire ou pleurer quand on se rappelle avec quel enthousiasme les libéraux de France et d’Allemagne, mais surtout les théoriciens cosmopolites, entre autres J. B. Say, accueillirent l’annonce des réformes de Canning et de Huskisson. On eût dit, à leur allégresse, que le millénaire était arrivé. Écoutons ce que le biographe de M. Canning a dit des opinions de ce ministre sur la liberté du commerce : «  M. Canning était pleinement convaincu de la vérité du principe abstrait que le commerce prospère d’autant plus qu’il est plus exempt d’entraves ; mais, comme telle n’avait été l’opinion ni de nos ancêtres, ni des nations qui nous environnent, et que des restrictions avaient été mises, en conséquence, à toutes les opérations commerciales, il en était résulté un état de choses dans lequel l’application irréfléchie du principe abstrait, quelle que fût la vérité de ce principe en théorie, pourrait avoir des conséquences désastreuses. » (Vie politique de M. Canning, par M. Stapleton.)
    En 1828, cette pratique anglaise se révéla de nouveau avec la plus grande clarté, lorsque le libéral M. Hume parla sans scrupule d’étrangler les fabriques du continent.

6 - Forces productives de la France.

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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:11

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre V : Les Espagnols et les Portugais

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

 

    Tandis que les Anglais mirent des siècles à construire sur les fondements les plus solides l’édifice de leur prospérité nationale, les Espagnols et les Portugais durent à leurs découvertes une rapide fortune, parvinrent en peu de temps à une grande richesse. Mais ce n’était que la richesse du dissipateur qui a gagné le gros lot à la loterie, au lieu que la richesse des Anglais ressemble à celle du père de famille laborieux et économe. Par ses dépenses et par son luxe, le premier fera peut-être envie pendant quelque temps plus que le second ; mais, entre ses mains, la richesse ne sert qu’à des prodigalités, qu’aux jouissances du moment, tandis que l’autre y voit surtout un moyen d’assurer l’existence morale et matérielle de sa plus lointaine postérité.

    Les Espagnols possédèrent de bonne heure de beaux troupeaux de moutons, puisque Henri Ier d’Angleterre, en 1172, parut disposé à prohiber l’entrée des laines espagnoles, et dès les dixième et onzième siècles, les fabriques de lainages en Italie tiraient de chez eux la plus grande partie de leur matière première. Déjà deux siècles auparavant, les riverains du golfe de Gascogne s’étaient distingués dans la fabrication du fer, dans la navigation et dans la pêche de la baleine ; en 1619, ils y étaient encore si supérieurs aux Anglais, que ceux-ci leur envoyèrent des pêcheurs pour faire auprès d’eux leur éducation (1).

    Déjà au dixième siècle, sous Abdoulrahman III, de 912 à 950, les Maures exploitaient dans les plaines fertiles de Valence de grandes plantations de colon, de sucre et de riz, et produisaient de la soie. Séville et Grenade offraient, au temps des Maures, d’importantes fabriques de coton et de soie (2). Hérencia, Ségovie, Tolède et plusieurs autres villes de Castille se distinguaient par leurs manufactures de laine. Séville seule compta jusqu’à 16 000 métiers à tisser, et les manufactures de laine de Ségovie occupaient en 1552 13 000 ouvriers. Toutes les autres branches d’industrie, notamment la fabrication des armes et celle du papier, s’étaient développées dans la même proportion. Jusqu’au temps de Colbert, les Français liraient les draps fins d’Espagne (3). Les ports maritimes de cette contrée étaient animés par un grand commerce, par une pêche maritime active, et, jusqu’à Philippe II, sa marine était de toutes la plus puissante. En un mot, l’Espagne était pourvue de tous les éléments de la grandeur et de la prospérité, lorsque le fanatisme religieux, ligué avec le despotisme, se mit à l’oeuvre pour étouffer le génie de la nation. Cette oeuvre de ténèbres fut commencée par l’expulsion des Juifs et terminée par celle des Maures ; deux millions des plus industrieux et des plus riches habitants furent ainsi chassés d’Espagne avec leurs capitaux. En même temps que l’inquisition s’appliquait ainsi à exiler l’industrie du pays, elle empêchait avec un entier succès l’établissement de fabricants étrangers.

    La découverte de l’Amérique et de la route par le cap de Bonne-Espérance n’augmenta qu’en apparence et momentanément la richesse de l’Espagne et du Portugal. Leur industrie et leur puissance en reçurent le coup de mort. Car, au lieu d’échanger contre les produits des deux Indes ceux de leurs propres manufactures, comme le firent plus tard la Hollande et l’Angleterre, ces pays achetèrent les articles fabriqués à l’étranger avec l’or et l’argent qu’ils avaient extorqués dans leurs colonies ; ils transformèrent d’utiles et industrieux citoyens en surveillants d’esclaves et en tyrans coloniaux ; ils alimentèrent l’industrie, le commerce et la navigation de la Hollande et de l’Angleterre, et se suscitèrent en celles-ci des rivales, qui devinrent bientôt assez puissantes pour détruire leurs flottes et pour leur enlever les sources de leur opulence. Inutilement les rois d’Espagne interdirent-ils par des lois l’exportation du numéraire et l’importation des produits fabriqués ; l’esprit d’entreprise, l’amour du travail et le commerce ne jettent de racines que sur le terrain de la liberté politique et religieuse ; l’or et l’argent ne restent que là où l’industrie les attire et les emploie.

    Le Portugal, toutefois, sous un ministre habile et énergique, fit pour relever son industrie manufacturière une tentative, dont les premiers résultats nous étonnent. Ce pays était, comme l’Espagne, en possession immémoriale de beaux troupeaux de moutons. Déjà Strabon rapporte qu’on y avait introduit d’Asie une belle race de moutons qui atteignaient jusqu’au prix d’un talent. Lorsqu’en 1681 le comte d’Ericeira parvint au ministère, il conçut le projet d’établir dans le pays des manufactures de drap, destinées à mettre en oeuvre les laines indigènes, de manière à suffire à l’approvisionnement du Portugal et de ses colonies. À cet effet, on fit venir d’Angleterre des ouvriers en drap, et, avec l’appui qui leur fut donné, les fabriques fleurirent si promptement qu’au bout de trois ans, en 1684, on put prohiber l’importation des draps étrangers. Depuis ce moment le Portugal, employant ses laines, alimenta sa propre consommation et celle de ses colonies, et, au témoignage d’un écrivain anglais (4), il s’en trouva fort, bien durant dix-neuf ans. Il est vrai que les Anglais donnèrent dès cette époque des preuves de cette adresse que plus tard ils poussèrent au plus haut degré de perfection ; pour échapper aux restrictions portugaises, ils fabriquèrent des étoffes de laine, à quelques égards différentes du drap, mais de nature à rendre le même service, et les introduisirent dans le Portugal sous le nom de serges, ou de droguets de laine. Mais cette ruse fut bientôt découverte et déjouée par la prohibition de ces étoffes (5). Le succès de ces mesures est d’autant plus surprenant, que, peu auparavant, le pays avait perdu, par l’expulsion des juifs, une masse considérable de capitaux, qu’il était en proie à tous les maux du fanatisme, et qu’il gémissait sous un gouvernement détestable et sous une aristocratie féodale pesant sur la liberté populaire en même temps que sur l’agriculture.

    En 1703, après la mort du comte d’Ericeira, le fameux ministre anglais Méthuen réussit à persuader au gouvernement portugais qu’il serait extrêmement avantageux pour le Portugal d’obtenir l’admission de ses vins en Angleterre avec une diminution du tiers sur le droit d’entrée acquitté par les vins des autres pays, en consentant de son côté à recevoir les draps anglais au droit établi avant 1684, soit 23 pour 100. Il paraît que de la part du roi l’espérance d’un accroissement de ses recettes de douane, de la part de l’aristocratie la perspective d’une augmentation de ses fermages, furent les motifs déterminants de ce traité de commerce, depuis lequel le roi d’Angleterre appelle le roi de Portugal son plus ancien ami et allié, absolument dans le même sens que le sénat romain conférait ces titres aux souverains qui avaient eu le malheur de se trouver en rapport intime avec lui.

    Immédiatement après la mise en vigueur de ce traité, le Portugal fut inondé de produits manufacturés anglais, et cette inondation eut pour premier effet la ruine soudaine et complète des fabriques portugaises, effet tout à fait semblable à celui du traité d’Eden conclu plus tard avec la France et à celui de la suppression du système continental en Allemagne.

    Au témoignage d’Anderson, les Anglais étaient, déjà à cette époque, si expérimentés dans l’art de déclarer leurs articles beaucoup au-dessous de la valeur, qu’ils ne payaient pas en réalité plus de la moitié des droits établis par le tarif (6).

    « Après que la prohibition eut été levée, dit le British Merchant (7), nous leur primes une si forte quantité de leur argent qu’il ne leur en restait plus que très-peu pour les usages nécessaires (very little for their necessary occasions). Nous fîmes de même de leur or. » Les Anglais ont continué cette opération jusqu’à ces derniers temps ; ils exportaient tous les métaux précieux que les Portugais recevaient de leurs colonies, et en transportaient une grande partie dans l’Inde et en Chine, où, comme nous l’avons montré en parlant de l’Angleterre, ils obtenaient en échange des marchandises, qu’ils vendaient au continent contre des matières premières. Les importations annuellement effectuées par l’Angleterre en Portugal surpassaient les exportations d’un million de livres sterling. Cette balance favorable déprimait de 15 pour 100 le cours du change au détriment du Portugal. « Nous avons une balance de commerce bien meilleure avec le Portugal qu’avec tout autre pays, dit l’auteur du British Merchant, dans sa dédicace à sir Paul Méthuen, fils du célèbre ministre ; notre importation de numéraire de ce pays, qui ne s’élevait autrefois qu’à 300,000 liv. st. atteint un million et demi (8). »

 

    Ce traité fut dès lors regardé par tous les négociants, par tous les économistes, par tous les hommes d’État de l’Angleterre, comme le chef-d’oeuvre de la politique commerciale anglaise. Anderson, qui est assez clairvoyant en ce qui touche les intérêts commerciaux de son pays, et qui s’exprime partout avec une grande sincérité, à sa manière, l’appelle un traité éminemment équitable et avantageux, et ne peut s’empêcher de s’écrier naïvement « Puisse-t-il durer à tout jamais (9) ! » Il était réservé à Adam Smith d’exprimer une opinion diamétralement opposée à l’opinion reçue, et de soutenir que le traité de Méthuen n’avait point procuré d’avantages notables au commerce anglais. Si quelque chose atteste le respect aveugle avec lequel le public a adopté les paradoxes de cet homme illustre, c’est ce fait, qu’une pareille assertion est restée sans contradicteur (10).

    Au VIe chapitre de son IVe livre, Smith dit que le traité de Méthuen, en admettant les vins portugais sous un droit moindre d’un tiers que celui qui se percevait sur les autres vins, avait accordé aux Portugais un privilège, tandis que les Anglais, obligés de payer pour leurs draps en Portugal le même droit que toute autre nation, n’en avaient obtenu aucun en retour. Mais est-ce que les Portugais n’avaient pas jusque-là tiré de France, de Hollande, d’Allemagne et de Belgique une grande partie des articles étrangers qui leur étaient nécessaires ? Les Anglais n’obtinrent-ils pas alors le monopole du marché portugais pour un produit fabriqué dont ils possédaient la matière première ? Ne trouvèrent-ils pas le moyen de ne payer que la moitié du droit ? Le cours du change ne favorisait-il pas la consommation des vins portugais en Angleterre par une différence d’environ 15 pour 100 ? L’usage des vins de France et d’Allemagne ne cessa-t-il pas presque complètement en Angleterre ? L’or et l’argent du Portugal ne fournirent-ils pas aux Anglais les moyens d’acheter dans l’Inde des masses de marchandises et d’en inonder le continent européen ? Les fabriques de drap du Portugal ne furent-elles pas entièrement ruinées au profit des fabriques anglaises ? Toutes les colonies du Portugal, particulièrement le riche Brésil, ne devinrent-elles pas ainsi de véritables colonies anglaises ? Sans doute, ce traité donna aux Portugais un privilège, mais purement nominal ; il conféra aux Anglais un privilège de fait. Le même esprit se retrouve dans les autres traités de commerce conclus par les Anglais. Toujours cosmopolites et philanthropes en paroles, ils ont été constamment monopoleurs d’intention.

    D’après le second argument d’Adam Smith, le traité n’aurait point été avantageux aux Anglais par la raison suivante le numéraire qu’ils recevaient des Portugais pour prix de leurs draps, ils étaient obligés de l’expédier en majeure partie dans d’autres pays et de l’échanger contre des marchandises, tandis qu’ils auraient eu plus de profit à échanger directement ces draps contre les marchandises dont ils avaient besoin, et à obtenir ainsi par une seule opération ce qui, dans leur commerce avec le Portugal, exigeait deux échanges. En vérité, sans la haute opinion que nous avons du caractère et de la sagacité du célèbre écrivain, ce raisonnement nous ferait douter ou de sa sincérité ou de son intelligence. Pour l’honneur de l’une ou de l’autre, nous nous bornerons à gémir sur l’infirmité de la nature humaine, à laquelle Adam Smith, lui aussi, devait payer un large tribut avec ses arguments étranges et presque ridicules, aveuglé qu’il était par la pensée, généreuse en elle-même, de justifier la liberté absolue du commerce.

    L’argument qu’on vient de citer n’est ni plus raisonnable ni plus logique que cette thèse qu’un boulanger qui vend du pain à ses pratiques pour de l’argent, et avec cet argent achète au meunier de la farine, ne fait pas une affaire avantageuse, par la raison que, s’il avait directement échangé le pain contre la farine, il eût atteint son but par un échange au lieu de deux. Il ne faut pas beaucoup de sagacité pour répondre que peut-être le meunier ne consomme pas autant de pain que le boulanger pourrait lui en fournir, que peut- être même il sait boulanger et boulange en effet, et que, par conséquent, l’opération du boulanger n’aurait pas eu lieu sans ces deux échanges. Telle était la situation commerciale du Portugal et de l’Angleterre à l’époque du traité. Le Portugal recevait de l’Amérique du Sud de l’or et de l’argent pour les articles manufacturés qu’il y expédiait ; mais, trop paresseux ou trop dépourvu de jugement pour fabriquer lui-même ces articles, il les achetait de l’Angleterre avec des métaux précieux. La partie de ces métaux précieux qui n’était pas utile à la circulation de leur pays, les Anglais l’exportaient aux Indes orientales et en Chine, y achetaient des marchandises, et les vendaient ensuite au continent européen, d’où ils importaient des produits agricoles, des matières brutes ou même encore des métaux précieux.

    Nous le demanderons maintenant au nom du sens commun : qui eût acheté aux Anglais tous ces draps qu’ils fournissaient au Portugal, si les Portugais eussent préféré les fabriquer eux-mêmes ou les acheter ailleurs ? Ils ne les auraient point écoulés dans le Portugal, et déjà ils vendaient aux autres contrées autant de draps que celles-ci pouvaient en prendre.

    Ils auraient donc cessé de fabriquer tout le drap qu’ils fournissaient au Portugal ; ils n’auraient plus envoyé dans l’Inde les métaux précieux qu’ils recevaient en échange : ils auraient rapporté en Europe et vendu au continent européen une quantité d’autant moindre d’articles de l’inde, et par suite importé du continent européen d’autant moins de matières premières.

    Le troisième argument d’Adam Smith, que les Anglais, à défaut des espèces du Portugal, se seraient procuré autrement celles dont ils avaient besoin, ne soutient pas mieux l’examen. Le Portugal, dit-il, aurait toujours envoyé à l’étranger son excédant en métaux précieux, et d’une manière ou d’une autre, par conséquent, ces métaux seraient parvenus aux Anglais. Nous supposons que les Portugais eussent eux-mêmes fabriqué leurs draps, eux-mêmes expédié en Chine et aux Indes Orientales leur surplus de métaux précieux, et vendu à l’étranger leurs cargaisons de retour, et nous nous permettrons de demander si, dans une pareille hypothèse, les Anglais auraient pu voir beaucoup d’or du Portugal. Il en eût été de même, si le Portugal avait conclu un traité de Méthuen avec la Hollande ou avec la France. Dans ces deux cas, sans doute, l’Angleterre eût bien touché quelque peu d’argent, mais seulement celui qu’elle aurait retiré de ses ventes de laines brutes. En un mot, l’industrie manufacturière, le commerce et la navigation des Anglais n’auraient pu, sans le traité de Methuen, prendre l’essor qu’ils ont pris.

    Mais, quelque opinion qu’on ait des résultats du traité de Méthuen par rapport à l’Angleterre, il paraît du moins reconnu qu’en ce qui touche le Portugal ils n’ont pas été de nature à encourager les autres pays à sacrifier leur industrie manufacturière à la concurrence anglaise pour favoriser l’exportation de leurs produits agricoles. L’agriculture et les fabriques, le commerce et la navigation du Portugal, loin d’être ranimés par les rapports avec l’Angleterre, ne firent que décliner de plus en plus. Vainement Pombal essaya de les relever ; la concurrence anglaise rendit tous ses efforts impuissants. On ne doit pas méconnaître d’ailleurs, que, dans un pays tel que le Portugal, où tout le système social entravait le développement de l’agriculture et du commerce, la politique commerciale ne pouvait rien produire de satisfaisant. Le peu de bien que fit Pombal prouve, toutefois, combien un gouvernement animé de sollicitude pour l’industrie peut lui rendre de services, du moment où les obstacles qui tiennent à l’organisation sociale sont écartés.

    On fit la même expérience en Espagne sous le gouvernement de Philippe V et de ses deux premiers successeurs. Quelque insuffisante que fût la protection qu’on accorda sous le règne des Bourbons à l’industrie nationale, et quelque mollesse qu’on mit dans l’exécution des lois de douane, toutes les branches d’industrie, toutes les provinces du royaume reçurent visiblement un remarquable élan (11) de l’importation de France en Espagne de la politique commerciale de Colbert. Quand on lit Ustaritz et Ulloa (12), on s’étonne de ces résultats dans un tel pays. Partout des routes affreuses, praticables seulement pour des mulets ; nulle part d’auberges bien tenues, nulle part de ponts, ni de canaux, ni de navigation fluviale ; chaque province séparée du reste du pays par des lignes de douane ; un péage royal aux portes de chaque ville ; le brigandage et la mendicité exercés comme des professions ; le commerce de contrebande au plus haut point de prospérité ; le système d’impôts le plus écrasant : telles étaient, d’après ces écrivains, les causes de la décadence de l’industrie et de l’agriculture. Ils n’osaient pas dénoncer les causes premières de ces maux, savoir le fanatisme, l’avidité et les vices du clergé, les privilèges de la noblesse, le despotisme du gouvernement, le manque de lumières et de liberté dans le peuple.

    Un digne pendant du traité de Méthuen est le traité d'asiento conclu par l’Espagne en 1713 ; cet acte, en autorisant les Anglais à importer annuellement dans l’Amérique espagnole une certaine quantité de nègres d’Afrique et à visiter chaque année avec un navire le port de Porto-Bello, les mit à même d’introduire par fraude sur ce continent des masses de produits fabriqués.

    Ainsi tous les traités de commerce de l’Angleterre nous présentent une tendance constante à conquérir à son industrie manufacturière les pays avec lesquels elle négocie, en leur offrant des avantages apparents pour leurs produits agricoles et pour leurs matières brutes. Partout elle vise à ruiner leurs fabriques par le bon marché de ses articles et par la longueur de ses crédits. Quand elle ne peut obtenir un faible tarif, elle s’applique à éluder les droits ou à organiser la contrebande sur une grande échelle ; le premier mode lui a réussi, comme on l’a vu, en Portugal ; le second, en Espagne. La perception des droits d’entrée d’après la valeur l’a particulièrement servie ; aussi l’a-t-on vue récemment s’évertuer à discréditer le système des droits au poids établi par la Prusse.

 

 

 

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1 - Anderson, vol. I, p. 127. - Vol. II, p. 350.

2 - M. C. G. Simon, Recueil d’observations sur l’Angleterre. - Ustaritz, Théorie et pratique du commerce.

3 - Chaptal, De l’industrie française, vol. II.

4 - British Merchant, vol. III, p. 69.

5 - British Merchant, vol, III, p. 7 I.

6 - Anderson, vol. III, p. 67.

7 - British Merchant, vol. III, p. 267.

8 - Ibid. vol. III.

9 - Anderson, année 1703.

10 - L’opinion d’Adam Smith sur le traité de Méthuen est étrange en effet ; mais elle a trouvé d’autres contradicteurs que List. Dans une note relative à ce passage de la Richesse des nations, M. Blanqui, dont le témoignage en pareille matière n’est pas suspect, s’exprime ainsi : « Les faits ont démontré assez éloquemment depuis un siècle que le traité de Méthuen n’était pas au désavantage de la Grande-Bretagne. » (H. R.)

11 - Macpherson, Annales du commerce, années 1711 et 1774. - Des restrictions à l’importation des produits étrangers contribuèrent puissamment au développement des fabriques espagnoles. Jusque-là l’Espagne avait tiré d’Angleterre les dix-neuf vingtièmes de sa consommation en articles fabriqués. -Brougham, Recherches sur la politique coloniale des puissances européennes. tom. I.

12 - Ustaritz, Théorie du commerce. - Ulloa, Rétablissement des manufactures d’Espagne.

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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:10

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre IV : Les Anglais

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

 

    Nous avons vu, à l’occasion des Anséates, comment en Angleterre la culture du sol et l’élève du bétail furent stimulées par le commerce extérieur, comment plus tard l’immigration de fabricants étrangers persécutés dans leurs pays et les encouragements du gouvernement firent peu à peu prospérer l’industrie des laines, comment enfin, par suite de ce progrès et des mesures aussi habiles qu’énergiques de la reine Élisabeth, le commerce extérieur du Pays, d’abord presque entièrement accaparé par les étrangers, passa aux mains des nationaux.

    Après avoir ajouté quelques observations sur l’origine de l’industrie anglaise, nous reprendrons ici l’historique du développement économique de l’Angleterre au point où nous l’avons laissé dans le second chapitre.

    La grandeur industrielle et commerciale de l’Angleterre dérive principalement de l’élève du bétail et de la fabrication des laines. Quand les Anséates abordèrent dans ce pays, la culture du sol y était détestable, et l’élève du bétail de peu d’importance. Le fourrage d’hiver manquait ; il fallait tuer en automne une grande partie des animaux domestiqués. On avait donc ni fonds de bétail ni engrais. Comme dans toutes les contrées incultes, telles que jadis l’Allemagne et aujourd’hui encore les solitudes de l’Amérique, on se nourrissait surtout de chair de porc, ce qui se conçoit aisément. Les porcs exigeaient peu de surveillance, cherchaient eux-mêmes leur nourriture, la trouvaient abondamment dans les forêts et dans les champs non cultivés, et il suffisait de conserver pendant l’hiver un petit nombre de laies, pour retrouver au printemps suivant des troupeaux considérables.

    Mais le commerce étranger eut pour effet de restreindre l’élève des porcs, d’étendre celle des moutons, d’améliorer en général la culture du sol et l’éducation du bétail.

    On trouve dans l’Histoire d’Angleterre de Hume de très intéressantes données sur l’agriculture anglaise au commencement du quatorzième siècle. En 1327, lord Spencer comptait sur 63 domaines 28 000 moutons, 1 000 boeufs, 1 200 vaches, 560 chevaux et 2 000 porcs, soit par domaine environ 450 moutons, 35 bêtes à cornes, 9 chevaux et 32 porcs. On voit quelle proportion favorable le nombre des moutons présente déjà comparativement à celui des autres espèces d’animaux. Les gros profits que l’aristocratie anglaise retirait de l’élève des moutons, lui donnèrent du goût pour l’industrie et pour les perfectionnements agricoles à une époque où, dans la plupart des pays du continent, la noblesse ne connaissait pas de meilleur emploi de ses propriétés que l’entretien d’un grand nombre de bêtes fauves, ni de plus glorieuse occupation que celle de nuire aux villes et à leur commerce par toutes sortes d’actes hostiles.

    Les troupeaux de moutons devinrent alors si nombreux, comme où l’a vu récemment en Hongrie, que, sur beaucoup de propriétés, on comptait de 10 000 à 94 000 têtes. Dans un tel état de choses, la fabrication des laines, qui, déjà sous les règnes précédents, avait accompli de notables progrès, ne put manquer d’atteindre promptement un haut degré de prospérité sous l’influence des mesures prises par la reine Élisabeth (1).

    Dans le mémoire plus haut mentionné, par lequel les Anséates réclamaient de la Diète germanique des mesures de rétorsion, l’exportation des draps de l’Angleterre est estimée à 200 000 pièces, et déjà, sous Jacques Ier, la valeur des draps anglais exportés avait atteint le chiffre énorme de 2 millions de livres sterling, tandis qu’en 1354 celle des laines exportées ne s’élevait qu’à 277 000 livres, et celle des autres articles à 16 400. Jusqu’au règne du prince que je viens de nommer, la plupart des draps étaient envoyés en Belgique pour y être teints et apprêtés ; mais, en conséquence des mesures de protection et d’encouragement adoptées par Jacques Ier et par Charles Ier, l’apprêt se perfectionna tellement en Angleterre, que l’importation des draps fins y cessa presque entièrement et qu’elle n’exporta plus que des draps teints et apprêtés.

    Pour donner une idée exacte et complète de ces résultats de la politique commerciale anglaise, on doit remarquer qu’avant le grand essor qu’ont pris dans ces derniers temps les industries du lin, du coton, de la soie et du fer, la fabrication du drap offrait le moyen d’échange le plus important de beaucoup, tant avec tous les pays d’Europe et particulièrement de l’Europe du Nord qu’avec le Levant et les Indes orientales et occidentales. On peut en juger par ce fait que, dès le temps de Jacques Ier, les articles en laine entraient pour les neuf dixièmes dans l’ensemble des exportations anglaises (2).

    Cette industrie fournit à l’Angleterre les moyens de supplanter les Anséates sur les marchés de la Russie, de la Suède, de la Norwége et du Danemark, et d’attirer à elle la meilleure part du commerce du Levant et des deux Indes. Ce fut elle qui développa l’exploitation du charbon de terre ; de là un cabotage considérable et une pêche active, ces deux bases de la puissance maritime, qui rendirent l’acte de navigation possible et fondèrent ainsi la suprématie navale du pays. Autour d’elle s’élevèrent toutes les autres branches de fabrication comme autour d’un tronc commun, et c’est ainsi qu’elle fut le principe de la grandeur industrielle, commerciale et maritime de l’Angleterre.

    Cependant les autres branches d’industrie n’étaient point négligées. Déjà, sous la reine Elisabeth, l’importation des métaux, des cuirs ouvrés et d’une multitude d’autres objets fabriqués avait été interdite (3), en même temps que l’immigration de mineurs et de forgerons allemands avait été encouragée. Auparavant on achetait des navires anséates ou on faisait construire dans les ports de la Baltique ; Élisabeth, à l’aide de restrictions et d’encouragements, introduisit dans le pays l’art de la construction. Le bois nécessaire à cet effet s’importa des Etats du Nord-Est, ce qui accrut énormément les envois de l’Angleterre dans ces pays. On avait appris des Hollandais à pêcher le hareng, des Basques à pêcher la baleine, et l’on avait stimulé l’une et l’autre pêche au moyen de primes. Jacques Ier eut particulièrement à cœur le développement de la construction navale et des pêcheries. Quelque ridicules que puissent nous paraître les infatigables exhortations à manger du poisson que ce roi adressait à ses sujets, nous devons rendre cette justice qu’il avait compris de quoi dépendait l’avenir du peuple anglais. L’immigration des fabricants chassés de Belgique et de France par Philippe II et par Louis XIV ajouta immensément à l’habileté industrielle et au capital manufacturier de l’Angleterre. Elle leur doit ses fabriques de tissus de laine fins ; ses progrès dans la chapellerie, dans la verrerie, dans la papeterie, dans l’horlogerie, dans l’industrie du lin et dans cette de la soie, et une partie de ses usines métallurgiques ; toutes ces branches de travail, elle sut les faire fleurir promptement au moyen de prohibitions ou de droits élevés (4).

    Cette île emprunta à tous les pays du continent leurs arts particuliers, et les acclimata chez elle sous l’abri de son système douanier. Il fallut que Venise, entre autres industries de luxe, lui cédât celle du cristal, et la Perse elle-même celle des tapis.

    Une fois en possession d’une industrie, elle l’entourait pendant des siècles de sa sollicitude, comme un jeune arbre qui a besoin d’appuis et de soins. Celui qui ignore qu’à force de labeur, d’adresse et d’économie une industrie devient avantageuse avec le temps, et que, dans un pays suffisamment avancé dans son agriculture et dans sa civilisation générale, de nouvelles fabriques, convenablement protégées, quelque imparfaits, quelque coûteux que soient au commencement leurs produits, peuvent, à l’aide de l’expérience et de la concurence du dedans, égaler sous tous les rapports les fabriques anciennes de l’étranger ; celui qui ne sait pas que la prospérité d’une fabrication spéciale est subordonnée à celle d’un grand nombre d’autres, et qui ne comprend pas à quel point une nation peut développer ses forces productives, quand elle veille sans relâche à ce que chaque génération poursuive l’oeuvre du progrès industriel en la prenant là ou la génération précédente l’a laissée ; celui-là doit commencer par étudier l’histoire de l’industrie anglaise, avant de se mettre à bâtir des systèmes et à donner des conseils aux hommes d’Etat qui ont les destinées des peuples entre les mains.

    Sous Georges Ier, les hommes d’État de l’Angleterre étaient depuis longtemps édifiés sur les fondements de la grandeur du pays. Les ministres de ce roi lui firent prononcer ces paroles lors de l’ouverture du parlement de 1721 : « Il est évident que rien ne contribue autant au développement de la prospérité publique que l’exportation des objets manufacturés et l’importation des matières brutes (5). » Tel était, depuis des siècles, le principe dirigeant de la politique commerciale de l’Angleterre ; telle avait été précédemment celle de Venise. C’est aujourd’hui encore comme au temps de la reine Élisabeth. Les fruits que ce principe a portés, sont visibles pour tous. Les théoriciens ont prétendu depuis que l’Angleterre était devenue riche et puissante, non à cause, mais en dépit de sa politique commerciale. On pourrait soutenir tout aussi bien qu’un arbre est devenu fort et fertile, non à cause, mais en dépit des étais qui l’ont soutenu dans ses premières années.

    L’histoire de l’Angleterre nous montre aussi le rapport intime qui existe entre la politique générale et l’économie politique. Évidemment, l’établissement de fabriques en Angleterre et l’accroissement de population qui s’ensuivit, déterminèrent une forte demande de poisson salé et de charbon de terre, ce qui exigea l’emploi d’une plus grande quantité de bâtiments à la pêche et au cabotage. La pêche et le cabotage étaient entre les mains des Hollandais. Encouragés par des droits élevés et par des primes, les Anglais, à leur tour, s’adonnèrent à la pêche, et l’acte de navigation leur assura le transport du charbon et les transports maritimes en général. La marine commerciale de l’Angleterre augmenta, et ses forces navales prirent une extension proportionnée ; ce qui la mit en mesure de tenir tête aux flottes hollandaises. Peu après la promulgation de l’acte de navigation, éclata entre l’Angleterre et la Hollande une guerre maritime, dans laquelle le commerce des Hollandais avec les pays de l’autre côté du canal fut presque complètement interrompu et leur navigation dans la mer du Nord et dans la mer Baltique à peu près anéantie par les corsaires anglais. Hume évalue à 1 600 le nombre des bâtiments hollandais tombés entre les mains des Anglais, et Davenant assure dans son ouvrage sur les revenus publics, que, vingt ans après la publication de l’acte de navigation, la marine marchande de l’Angleterre avait doublé.

    Parmi les conséquences les plus notables de l’acte de navigation, il faut ranger :
    1° L’extension du commerce de l’Angleterre avec tous les États du Nord, avec l’Allemagne et la Belgique, commerce consistant en exportation d’articles fabriqués et en importation de matières brutes, et dont, suivant une observation d’Anderson, année 1603, elle avait été à peu près exclue par les Hollandais ;
    2° Un développement extraordinaire du commerce de contrebande avec l’Espagne et le Portugal ainsi qu’avec leurs colonies des Indes occidentales ;
    3° Un accroissement considérable de la part des Anglais à la pêche du hareng et à celle de la baleine, dont les Hollandais avaient à peu près le monopole ;
    4° La conquête, en 1655, de la plus importante colonie de l’Angleterre dans les Indes occidentales, de la Jamaïque, et avec elle du commerce des sucres ;
    5° Mais surtout la conclusion, en 1703, avec le Portugal du traité de Methuen, sur lequel nous nous arrêterons à l’occasion de l’Espagne et du Portugal. Par ce traité, les Hollandais et les Allemands perdirent entièrement un commerce étendu avec le Portugal et ses colonies ; le Portugal fut complètement asservi à l’Angleterre, et l’Angleterre fut en mesure, avec l’or et l’argent que lui procurait son commerce avec cette contrée, d’accroître immensément ses relations avec les Indes orientales et la Chine, de fonder plus tard son vaste empire de l’Inde et d’expulser les Hollandais de leurs principales positions.

    Ces deux dernières conséquences se tiennent de très-près. L’art avec lequel les Anglais surent se faire du Portugal et de l’Inde les instruments de leur grandeur, est particulièrement digne d’attention. Le Portugal et l’Espagne n’avaient guère à offrir que des métaux précieux ; indépendamment des draps, c’étaient surtout des métaux précieux que demandait l’Orient. Jusque-là tout allait bien. Mais l’Orient n’avait guère à vendre que des étoffes de coton et de soie, ce qui ne s’ajustait pas avec la règle précitée des ministres anglais, de n’importer que des matières brutes et de n’exporter que des produits fabriqués. Que firent-ils donc ? Se contentèrent-ils des profits que leur promettait d’une part le commerce des draps avec le Portugal, de l’autre le commerce des tissus de soie et de coton avec les Indes orientales ? Nullement. Les ministres anglais avaient la vue plus longue. S’ils avaient permis en Angleterre la libre importation des tissus de coton et de soie de l’Inde, les fabriques anglaises de tissus de coton et de soie se seraient immédiatement arrêtées. L’Inde avait pour elle non-seulement le bas prix de la matière première et de la main-d’oeuvre, mais encore une longue pratique, une dextérité traditionnelle. Sous le régime de la concurrence, l’avantage lui était assuré ; mais l’Angleterre ne voulait pas fonder des établissements en Asie, pour tomber sous leur joug manufacturier. Elle aspirait à la domination commerciale, et elle comprenait que, de deux pays qui trafiquent librement l’un avec l’autre, celui qui vend des produits fabriqués domine, tandis que celui qui ne peut offrir que des produits agricoles obéit (6). Déjà, à l’égard de ses colonies de l’Amérique du Nord, l’Angleterre avait pris pour maxime de ne pas y laisser fabriquer une tête de clou, encore moins de laisser entrer chez elle une tête de clou qui aurait été fabriquée dans ces colonies. Comment eût-elle pu livrer à un peuple aussi heureusement doué pour une industrie séculaire, à un peuple aussi nombreux et aussi frugal que les Indous, sa consommation intérieure, le fondement de de sa grandeur à venir ?

    L’Angleterre prohiba donc les articles de ses propres factoreries, les étoffes de soie et de coton des Indes orientales (7). Elle les prohiba absolument, et sous des peines sévères ; elle ne voulut pas consommer un fil de l’Inde, elle repoussa ces produits si beaux et à si bon marché, elle préféra se servir des tissus mauvais et chers qu’elle avait fabriqués elle-même ; elle vendit à bas prix aux pays du continent les étoffes bien supérieures de l’Orient ; elle leur laissa tout l’avantage de ce bon marché, pour elle-même elle n’en voulut pas. En cela l’Angleterre a-t-elle agi follement ? Oui, d’après Adam Smith et J. B. Say, d’après la théorie des valeurs. Car, en vertu de cette théorie, devant acheter les marchandises qui lui étaient nécessaires là où elle les trouvait au meilleur marché et de meilleure qualité, elle était insensée de les fabriquer elle-même plus chèrement qu’elle n’eût pu les acheter, et de faire, pour ainsi dire, un cadeau au continent.

    Il en est autrement suivant notre théorie, que nous appelons la théorie des forces productives, et à laquelle les ministres anglais obéissaient sans l’avoir approfondie, quand ils pratiquaient cette maxime : acheter des produits bruts, vendre des produits fabriqués. Les ministres anglais songeaient, non pas à obtenir à bas prix des marchandises périssables, mais à acquérir avec des sacrifices une puissance manufacturière durable.

    Ils ont obtenu le succès le plus éclatant. Aujourd’hui l’Angleterre produit pour 70 millions de livres sterling (1 750 millions de francs) de tissus de coton et de soie ; elle approvisionne toute l’Europe, le monde entier, jusqu’à l’Inde, de ses produits fabriqués. Sa production actuelle est de cinquante à cent fois plus considérable que son commerce d’autrefois en objets fabriqués de l’Inde.

    Qu’eût-elle gagné à acheter, il y a cent ans, les articles à bon marché de l’Inde ?

Qu’ont gagné les peuples qui les lui achetaient ? Les Anglais ont acquis de la force, une force immense ; c’est tout le contraire qui est échu aux autres peuples.

    Comment, malgré l’évidence de ces résultats, Adam Smith a-t-il pu juger l’acte de navigation tout de travers comme il l’a fait ? On se l’explique de la même manière que les jugements erronés de cet écrivain célèbre sur les restrictions en général, ainsi que nous le ferons voir dans un autre chapitre. Ces faits contrariaient son idée favorite, celle de la liberté illimitée du commerce ; il dut en conséquence chercher à écarter les objections que les résultats de l’acte de navigation pouvaient fournir contre son principe, en distinguant le but politique du but économique, et en soutenant que, politiquement parlant, l’acte de navigation était nécessaire et utile, mais que, sous le rapport économique, il avait été préjudiciable et nuisible. Il ressort de notre exposé que la nature des choses et l’expérience ne justifient pas cette distinction. Sans être éclairé, comme il eût dû l’être, par l’expérience de l’Amérique du Nord, J. B. Say, en cette matière comme dans tous les cas où le principe libéral et le principe restrictif sont en présence, va plus loin encore que son prédécesseur. Il calcule ce que coûte en France un matelot par suite des primes de pêche, afin de prouver l’absurdité des primes. En général, la question des restrictions à la navigation étrangère est une grande pierre d’achoppement pour les champions de la liberté illimitée du commerce ; ils la passent volontiers sous silence, surtout s’ils appartiennent au commerce des villes maritimes.

    La vérité, c’est, qu’il en est de la marine marchande comme du commerce. La libre navigation et le libre commerce des étrangers conviennent aux peuples qui débutent, tant qu’ils n’ont pas encore suffisamment avancé leur agriculture et leur industrie manufacturière. Faute de capitaux et de marins expérimentés, ces peuples abandonnent volontiers aux étrangers les transports maritimes et le négoce extérieur. Plus tard, quand ils ont développé, dans une certaine mesure, leurs forces productives, et qu’ils se sont peu à peu instruits dans la construction navale et dans la navigation, ils éprouvent le désir d’étendre leur commerce extérieur, d’y employer leurs propres navires et de devenir, eux aussi, des puissances maritimes. Peu à peu leur navigation marchande acquiert une certaine importance ; ils se sentent en mesure d’exclure la navigation étrangère et d’effectuer leurs opérations lointaines avec leurs propres bâtiments. C’est le moment de recourir utilement à des restrictions, pour éloigner de ces opérations des étrangers riches, expérimentés et puissants. Mais leur navigation marchande et leur puissance maritime sont-elles parvenues à l’apogée, alors commence une autre époque, au sujet de laquelle le docteur Priestley (8) a dit qu’il serait aussi habile d’abolir les entraves à la navigation qu’il l’avait été de les établir. Alors, en concluant des traités de navigation sur la base de l’égalité, d’une part, ils obtiennent vis-à-vis de peuples moins avancés des avantages non équivoques, et ils empêchent ces peuples d’adopter eux-mêmes des restrictions dans leur propre intérêt ; d’autre part, ils préservent leurs nationaux de l’indolence, et ils les tiennent en haleine de manière à n’être pas devancés par d’autres dans l’art de construire et dans celui de naviguer (9). Nul doute que Venise, dans sa période de développement, fut grandement redevable à ses restrictions maritimes ; parvenue à la suprématie dans le commerce, dans les arts industriels et dans la navigation, elle fut insensée de les maintenir. Elle resta ainsi, pour la construction navale, pour l’art de naviguer, pour l’aptitude de ses hommes de mer, fort en arrière des puissances maritimes et commerciales qui s’élevaient auprès d’elle. L’Angleterre a, par sa politique, augmenté sa puissance maritime ; au moyen de celle-ci elle a accru ses ressources industrielles et commerciales ; et ces accroissements ont par contre-coup déterminé une nouvelle augmentation de sa puissance maritime et coloniale.

    En soutenant que l’acte de navigation n’a pas été avantageux à l’Angleterre commercialement parlant, Adam Smith accorde qu’il a du moins augmenté sa puissance, et que la puissance importe plus que la richesse (10).

    Il est vrai, la puissance importe plus que la richesse ; mais pourquoi cela ? Parce que la puissance est pour un pays une force qui procure de nouveaux moyens de production, parce que les forces productives résident dans l’arbre sur lequel croissent les richesses, et que l’arbre qui porte le fruit a plus de prix que le fruit lui-même. La puissance importe plus que la richesse, parce qu’à l’aide de la puissance un pays non-seulement acquiert de nouveaux moyens de production, mais s’assure la possession des anciens et la jouissance des richesses déjà acquises, et parce que le contraire de la puissance ou la faiblesse livre aux mains des puissants tout ce que nous possédons, nos richesses, et de plus nos forces productives, notre civilisation, notre liberté, jusqu’à notre indépendance nationale ; c’est ce que montre l’histoire des républiques italiennes, celle de la ligue anséatique, celle des Belges et des Hollandais, celle de l’Espagne et du Portugal.

    Comment, en présence de cette action réciproque de la puissance, des forces productives et de la richesse, Adam Smith a-t-il pu soutenir que le traité de Méthuen et l’acte de navigation n’avaient pas été, commercialement parlant, avantageux à l’Angleterre ? Nous avons montré comment l’Angleterre avait, par sa politique, acquis la puissance, par sa puissance la force productive, et par sa force productive la richesse ; nous allons voir maintenant comment, en conséquence de cette politique, elle a accumulé la puissance sur la puissance, et la force productive sur la force productive.

    L’Angleterre a pris les clefs de toutes les mers, elle tient tous les peuples en échec, les Allemands par Helgoland, les Français par Guernesey et Jersey, les Américains du Nord par la Nouvelle-Écosse et les Bermudes, les Américains du Centre par la Jamaïque, toutes les côtes de la Méditerranée par Gibraltar, Malte et les îles Ioniennes ; elle possède toutes les étapes des deux routes de l’Inde, excepté l’isthme de Suez, qu’elle convoite ; elle ferme la Méditerranée par Gibraltar, la mer Rouge par Aden, et le golfe Persique par Bouchir et Karek. Il ne lui manque plus que les Dardanelles, le Sund et les isthmes de Suez et de Panama, pour pouvoir ouvrir et clore à son gré toutes les mers et toutes les routes maritimes.

    Ses forces navales surpassent celles de toutes les autres nations ensemble, sinon par le nombre des voiles, au moins par l’habileté militaire.

    Son industrie manufacturière surpasse aussi en importance celle de tous les autres pays. Bien que, depuis Jacques Ier, sa production en drap ait plus que décuplé en atteignant une valeur de 44 millions et demi de liv. st. (1 milliard 106 millions de francs), une autre industrie dont elle s’est enrichie dans le siècle dernier, celle du coton, est plus puissante encore, puisqu’elle produit pour 52 millions et demi de liv. st. (1 milliard 312 millions de francs) (11).

Non contente de ces résultats, elle est à la veille d’élever à la même hauteur, sinon plus haut encore, sa production en tissus de lin, branche dans laquelle elle avait été de tout temps dépassée par d’autres pays ; déjà elle lui a fait atteindre le chiffre de 15 millions et demi de liv. st. (387 millions et demi de francs).

    Elle qui, au quatorzième siècle, était si pauvre en fer qu’elle crut devoir prohiber la sortie de ce métal indispensable, elle fabrique au dix-neuvième plus d’articles en fer et en acier que tous les autres pays du monde, savoir pour 31 millions de liv. st. (775 millions de francs), et elle extrait pour 34 millions (850 millions de francs) de charbon et d’autres minéraux. Les deux sommes s’élèvent à plus de sept fois la valeur de la production totale du globe en or et en argent, qui est d’environ 220 millions de francs.

    Elle fabrique aujourd’hui plus d’étoiles de soie que toutes les républiques italiennes du moyen âge réunies, savoir pour 13 millions et demi de liv. st. (337 millions et demi de francs).

    Des industries, dont on savait à peine le nom à l’époque de Henri VIII et d’Élisabeth, produisent aujourd’hui des sommes énormes ; c’est, par exemple, 11 millions de liv. st. (275 millions de francs) pour la fabrication de la porcelaine et de la faïence, 4 millions et demi (112 millions et demi de francs) pour celle du cuivre et du laiton, 14 millions (350 millions de francs) pour celles du papier, des livres, des couleurs et des meubles. Elle livre pour 16 millions de liv. st. (400 millions de francs) de cuirs et pour 10 millions (250 millions de francs) d’articles divers ; sa fabrication de bière et d’eau-de-vie dépasse de beaucoup en valeur toute la production du pays au temps de Jacques 1er, soit 47 millions de liv. st. (1 milliard 175 millions de francs).

    L’ensemble de la production manufacturière des trois royaumes a été récemment évalué à 259 millions et demi de liv. st. (6 milliards 487 millions et demi de francs).

    Par suite, oui, principalement par suite de cette énorme production manufacturière, l’énergie productive de l’agriculture s’est accrue jusqu’à rendre une valeur totale de plus du double de cette somme ou de 539 millions (13 milliards 475 millions de francs).

    Sans doute, cette augmentation de puissance et de force productive, l’Angleterre ne la doit pas seulement à ses restrictions commerciales, à son acte de navigation, à ses traités de commerce, elle en est aussi, pour une forte part, redevable à ses conquêtes dans le domaine des sciences et des arts.

    Mais d’où vient qu’aujourd’hui un million d’ouvriers anglais est en état d’exécuter le travail de centaines de millions d’hommes ? La grande demande d’objets manufacturés que la politique sage et vigoureuse de l’Angleterre lui a procurée à l’étranger et surtout dans ses colonies, la sage et énergique protection qu’elle a toujours accordée à son industrie, les puissants encouragements de sa loi des brevets en faveur des inventions nouvelles, le développement extraordinaire de ses voies de transport, de ses routes, de ses canaux et de ses chemins de fer, telles sont les causes de ce prodige.

    L’Angleterre a montré au monde combien les moyens de transport influent puissamment sur l’accroissement des forces productives, et, par suite, sur l’accroissement de la richesse, de la population et de la puissance politique ; elle a montré ce qu’une nation libre, industrieuse et bien administrée, en temps de guerre et dans le court espace d’un demi-siècle, est capable de faire sous ce rapport. Les oeuvres des républiques italiennes en ce genre n’étaient que jeux d’enfants. On estime à 118 millions de liv. st. (2 milliards 950 millions de francs), les sommes employées en Angleterre pour ces grands instruments de la production nationale (12).

    Mais l’Angleterre n’a entrepris ces ouvrages qu’à l’époque où son industrie manufacturière commençait à prendre des forces. Depuis lors il est devenu évident pour tous que de pareils travaux ne peuvent être achevés que par un peuple dont l’industrie manufacturière commence à se développer sur une grande échelle ; que ces instruments dispendieux ne valent la dépense qu’ils occasionnent que dans un pays où l’industrie manufacturière et l’agriculture grandissent ensemble ; que dans un tel pays seulement ils remplissent convenablement leur office.

    Sans doute, la puissance productive extraordinaire et la richesse colossale de l’Angleterre ne sont pas uniquement le résultat de la force matérielle de la nation et du labeur des individus ; le sentiment primitif de la liberté et du droit, l’énergie, l’esprit religieux et la moralité du peuple y ont concouru ; la constitution politique, les institutions, la sagesse et la vigueur du gouvernement et de l’aristocratie y ont leur part ; la situation géographique, la destinée du pays, d’heureux accidents même y ont aussi la leur.

    Il est difficile de décider si les forces physiques agissent davantage sur les forces morales, ou les secondes sur les premières ; si les forces sociales agissent plus sur les forces individuelles ou celles-ci sur celles-là. Toujours est-il qu’elles exercent les unes sur les autres une énergique influence, que le développement des unes profite aux autres, et que les unes ne peuvent s’énerver sans que les autres s’énervent en même temps.

    Que ceux qui cherchent l’origine de la grandeur de l’Angleterre exclusivement dans le mélange de la race anglosaxonne et de la race normande, jettent un coup d’oeil sur l’état de cette contrée avant Édouard III. Où étaient alors le travail et la bonne économie ? Que ceux qui la cherchent dans la liberté constitutionnelle veuillent bien se rappeler comment Henri VIII et Elisabeth traitaient leurs parlements. Où était alors la liberté constitutionnelle ? A cette époque les villes de l’Allemagne et de l’Italie jouissaient de la liberté individuelle dans une bien plus grande mesure que l’Angleterre.

    Entre les autres peuples d’origine germanique, la branche anglo-normande n’avait conservé qu’un seul fleuron de liberté, le jury ; ce fut le germe du sentiment de la liberté et du droit chez les Anglais. Lorsqu’en Italie on eut déterré les Pandectes, et que ce cadavre, celui d’un grand homme après tout, celui d’un sage, répandait la peste du droit sur le continent, les barons anglais décidèrent qu’il ne serait point fait de changement dans les lois anglaises. Quel trésor de force morale ils assurèrent ainsi à leur postérité ! Et combien cette force ne réagit-elle pas plus tard sur la production matérielle !

La langue latine fut de bonne heure exclue en Angleterre de la société et de la littérature, de l’administration et des tribunaux ; quelle influence cette exclusion n’exerça-t-elle pas sur le développement de la nation, sur la législation et sur l’administration de la justice, sur la littérature et sur l’industrie ! Qu’a produit en Allemagne le maintien prolongé de cette langue ainsi que des lois étrangères ? Qu’a-t-elle produit en Hongrie, jusqu’au temps où nous vivons ?

Quelle part l’invention de la Poudre à canon, celle de l’imprimerie, la réformation, la découverte de la nouvelle route de l’Inde et celle de l’Amérique ont-elles eue à la liberté, à la civilisation, à l’industrie de l’Angleterre ? Étudiez les effets de ces événements en Allemagne et en France, et comparez. En Allemagne vous trouverez la division dans l’empire et dans les provinces et jusque dans l’enceinte des villes, de misérables controverses, la barbarie dans la littérature, dans l’administration et dans les tribunaux ; la guerre civile, la persécution et le bannissement ; des invasions étrangères, le pays dépeuplé et dévasté ; la ruine des cités, celle de l’industrie, de l’agriculture et du commerce, la chute de la liberté et des institutions civiles ; la souveraineté de la haute aristocratie ; l’anéantissement de l’autorité impériale et de la nationalité ; la séparation des plus belles portions de l’Empire. En France, c’est l’asservissement des villes et de l’aristocratie à l’absolutisme ; l’alliance de celui-ci avec le sacerdoce contre la liberté, mais l’unité nationale et la puissance ; la conquête avec ses profits et ses malédictions, en même temps la ruine de la liberté et de l’industrie. L’Angleterre offre la prospérité des villes, les progrès de l’agriculture, du commerce et des arts ; la soumission de l’aristocratie à la loi, et cette aristocratie appelée à prendre la première part dans la législation, dans le gouvernement, dans l’administration de la justice et dans les bénéfices de l’industrie ; le développement au dedans et l’agrandissement au dehors ; la paix intérieure, l’influence sur tous les pays de moindre culture ; des bornes mises à l’autorité royale, mais au profit de la couronne qui y gagne en revenus, en éclat et en durée ; en résumé un haut degré de prospérité, de civilisation et de liberté au dedans et une puissance prépondérante au dehors.

    Qui petit dire la part qui, dans ces brillants résultats, doit être attribuée à l’esprit national et à la constitution, celle qui appartient à la situation géographique et à l’influence du passé, celle enfin qui revient au hasard, à la destinée ou au bonheur ? Mettez Henri VIII à la place de Charles-Quint, et, en conséquence d’une misérable demande en divorce, peut-être (on comprend pourquoi nous disons peut-être) l’Allemagne et les Pays-Bas auront-ils le sort de l’Angleterre, et l’Angleterre celui de l’Espagne. Mettez à la place d’Elisabeth une faible femme, qui prenne Philippe II pour mari ; que deviendront la puissance, la culture et la liberté de la Grande-Bretagne ? Si, dans cette révolution, le génie des peuples avait prévalu, la meilleure part de ses bienfaits n’aurait-elle pas dû échoir au peuple qui en était l’auteur, c’est-à-dire, aux Allemands ? Mais ils n’ont recueilli de ce progrès que malheur et qu’impuissance.

    Dans aucun État de l’Europe l’institution de la noblesse n’a été aussi sagement calculée qu’en Angleterre, pour assurer à l’aristocratie, vis-à-vis de la couronne comme de la bourgeoisie, indépendance, dignité et durée, pour lui procurer une éducation et une situation parlementaires, pour donner à ses efforts une direction patriotique et nationale, pour la recruter au moyen de l’élite de la bourgeoisie, de tout ce qui dans les rangs de celle-ci se distingue par l’intelligence, par une grande opulence ou par d’éclatants services, pour y rejeter d’autre part le trop plein de sa postérité de manière à fondre ensemble la bourgeoisie et la noblesse dans les générations à venir. La noblesse reçoit ainsi constamment de la bourgeoisie une nouvelle infusion d’activité civile et patriotique, de lumières, d’instruction, d’intelligence et de richesses, tandis qu’elle lui rend une partie de l’éducation et de l’indépendance d’esprit qui lui sont propres, abandonne ses cadets à leurs ressources personnelles, et sert de stimulant a la bourgeoisie pour de grandes actions. Chez un lord anglais, quel que soit le nombre de ses enfants, il n’y a qu’un seul noble à sa table ; les autres convives sont des gens des communes, qui exercent une profession libérale, servent l’État ou s’adonnent au commerce, à l’industrie ou à l’agriculture. On raconte d’un des premiers ducs d’Angleterre, qu’il eut l’idée, il y a quelque temps, d’inviter toute sa parenté à une fête ; mais qu’il renonça a ce projet, parce qu’il lui aurait fallu convoquer toute une légion, sans que, dans son arbre généalogique, il remontât au delà de quelques siècles. Il y aurait un livre à écrire, pour mettre en lumière les effets de cette institution sur l’esprit d’entreprise, la colonisation, la puissance et la liberté, et, en général, sur les forces productives du pays.

    La situation géographique de l’Angleterre a exercé aussi une influence considérable sur le développement original de la nation. Vis-à-vis de l’Europe, l’Angleterre a toujours formé un monde à part ; elle fut toujours à l’abri des influences de la jalousie, des préjugés, de l’égoïsme, des passions et des calamités des autres peuples. C’est à cet isolement qu’elle doit, en majeure partie, le développement libre et pur de sa constitution ; elle lui doit l’établissement facile de la réformation, la sécularisation des biens ecclésiastiques si féconde pour son industrie, et, à part ses guerres civiles, une paix ininterrompue durant plusieurs siècles. Cet isolement lui a permis de se passer d’armées permanentes et d’organiser de bonne heure un système de douanes conséquent.

    Grâce à lui, l’Angleterre n’a pas seulement échappé aux désastreux effets des guerres continentales, mais elle a retiré de ces guerres d’immenses avantages pour sa suprématie manufacturière. Les ravages de la guerre nuisent, à divers titres, aux manufactures des pays qui en sont le théâtre d’abord indirectement, en ce que les interruptions et les désastres qu’ils causent à l’agriculture ôtent au cultivateur le moyen d’acheter des produits fabriqués et de fournir au fabricant des matières brutes et des denrées alimentaires ; puis directement, soit en détruisant un grand nombre de manufactures, soit en arrêtant l’arrivage de leurs matières premières et l’envoi de leurs produits, ou en les mettant hors d’état de trouver des capitaux et d’occuper des ouvriers, par les contibutions extraordinaires dont on les accable. La guerre leur fait tort même quand elle a cessé ; car les capitaux et les bras se retirent de l’industrie manufacturière et se dirigent vers l’agriculture, à proportion que l’agriculture a souffert davantage pendant la guerre, et qu’elle promet par conséquent plus de profils au retour de la paix. Tandis que l’Allemagne subissait un tel état de choses plusieurs fois par siècle, au détriment de ses fabriques, l’industrie anglaise avançait sans un seul temps d’arrêt. Vis-à-vis des fabriques du continent, celles de l’Angleterre se trouvaient doublement ou triplement favorisées, chaque fois que l’Angleterre prenait part à la guerre étrangère, par l’équipement de flottes ou d’armées, ou par des subsides, ou des deux manières a la fois.

    Nous ne sommes pas de ceux qui défendent les dépenses inutiles, en particulier celles qu’occasionnent la guerre et l’entretien des grandes armées, ou qui soutiennent l’utilité absolue d’une dette publique considérable ; mais nous ne pensons pas non plus que l’école régnante ait raison, quand elle présente comme absolument nuisibles les consommations qui ne sont pas directement reproductives, par exemple celles de la guerre. Les préparatifs militaires, les guerres et les dettes qu’elles entraînent peuvent, dans certains cas, l’exemple de l’Angleterre le prouve, contribuer immensément à l’accroissement des forces productives d’un pays. Les capitaux matériels peuvent être consommés improductivement dans le sens étroit du mot, et cependant ces consommations provoquer dans les manufactures des efforts extraordinaires, des inventions nouvelles, des améliorations, et, en général, déterminer un accroissement de la puissance productive. Cette puissance productive est quelque chose de durable ; elle continue de s’accroître, tandis que les dépenses de guerre n’ont eu lieu qu’une fois (13), et de même il peut arriver dans des circonstances favorables telles que celles qui se sont rencontrées en Angleterre, qu’une nation gagne infiniment plus qu’elle ne perd à ces consommations jugées improductives par les théoriciens. Pour l’Angleterre, des chiffres l’établissent : ce pays a, pendant la guerre, acquis dans la seule fabrication du coton une puissance productive, qui donne annuellement une somme de valeurs de beaucoup supérieure à celle des intérêts qu’il paye pour l’augmentation de sa dette (14) ; je ne parle pas du vaste développement de ses autres branches d’industrie ni de l’accroissement de sa richesse coloniale.

    Les guerres continentales, soit que l’Angleterre entretint des corps d’armée sur le continent, soit qu’elle lui fournit des subsides, procurèrent à son industrie manufacturière des avantages évidents. Toute cette dépense fut dirigée sous la forme d’objets fabriqués vers le théâtre de la guerre, où ces importations contribuèrent puissamment à écraser le fabricant étranger déjà aux abois, et à conquérir pour toujours le marché extérieur aux manufactures anglaises ; elle opéra comme une prime d’exportation établie en faveur de la fabrication indigène et au détriment de la fabrication étrangère.

    Ainsi, l’industrie continentale a toujours plus souffert de l’alliance que de l’inimitié de l’Angleterre ; il suffit de rappeler ici la guerre de Sept ans et les guerres contre la République française et contre l’Empire.

    Quelque grands qu’aient été les avantages dont je viens de parler, ils furent surpassés encore par ceux que l’Angleterre retira des immigrations, et que lui valut sa situation politique, religieuse et géographique. Déjà, au douzième siècle, des troubles politiques conduisirent des tisserands flamands dans le pays de Galles. Quelques siècles plus tard, des bannis italiens vinrent à Londres, pour y faire le commerce de l’argent et du change. On a vu dans notre second chapitre qu’à diverses époques des fabricants de Flandre et du Brabant avaient immigré en masse. D’Espagne et de Portugal il vint des juifs persécutés ; des Villes Anséatiques et de Venise en décadence, des négociants avec leurs navires, leurs connaissances commerciales, leurs capitaux et leur esprit d’entreprise. Plus importantes encore furent les immigrations de fabricants, provoquées par la réformation et par les persécutions religieuses en Espagne, en Portugal, en France, en Belgique, en Allemagne et en ltalie ; puis celles des négociants et des manufacturiers de la hollande, conséquence de la stagnation commerciale et industrielle causée dans ce pays par l’acte de navigation et par le traité de Méthuen. Chaque mouvement politique, chaque guerre sur le continent a fait passer en Angleterre, comme dans le pays qui possédait pour ainsi dire le privilège de la liberté et de l’asile, de la tranquillité intérieure et de la paix, de la sûreté légale et de la prospérité, des masses de capitaux et de talents. C’est ce qu’ont fait en dernier lieu la révolution française et les guerres de l’Empire ; c’est ce qu’ont fait les troubles politiques, réactionnaires ou révolutionnaires, de l’Espagne, du Mexique et de l’Amérique du Sud. Longtemps, par sa loi sur les brevets, l’Angleterre s’est fait un monopole du génie inventif de tous les pays. Il est juste aujourd’hui, qu’après avoir atteint l’apogée de son développement industriel, elle restitue aux peuples du continent une portion des forces productives qu’elle leur a empruntées.


 


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1 - La prohibition de sortie des laines et les restrictions au commerce de cette matière sur les cotes dans le but d’empêcher l’exportation, étaient des mesures vexatoires et injustes ; elles ne contribuèrent pas moins à l’avancement de l’industrie anglaise et à l’abaissement de l’industrie flamande.

2 - Hume, année 1603 - Macpherson, Histoire du commerce, année 1651.

3 - Anderson, année 1561.

4 - Anderson, année 1685.

5 - Ustaritz, Théorie du commerce, ch. xxviii. On le voit, Georges Ier ne voulait pas uniquement acheter et n’importer que de l’or, ce qu’on présente comme le principe fondamental du système dit mercantile, et ce qui eût été d’ailleurs une absurdité ; il voulait exporter des produits manufacturés et des matières brutes.

6 - La nation qui exporte des produits fabriqués est généralement plus avancée en civilisation que celle qui ne vend que des produits bruts, et ce genre d’envois trouve un marché plus étendu ; mais on ne voit pas comment elle lui commanderait par cela même. List se contredit plus loin, du reste, lorsque, à propos de démêlés entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Il montre la première de ces puissances placée dans la dépendance de la seconde, qui lui fournit à peu près exclusivement le coton qu’elle file et qu’elle tisse. La domination est attachée au monopole, qu’il s’exerce sur des produits fabriqués ou sur des produits bruts. (H. R.)

7 - Anderson, année 1720

8 - Priestley, Leçons d’histoire et de politique générale.

9 - C’est cette politique qu’a adoptée l’Angleterre, en abolissant, par l’acte du 26 juin 1849, non toutefois sans quelques réserves, les rigueurs de ses anciennes lois de navigation. Quelque supériorité que la marine britannique ait atteinte sous cette protection séculaire, il a été reconnu, et c’est une confirmation remarquable de la doctrine de List, que cette marine était menacée de décadence par la continuation du même régime, et qu’il y avait par conséquent urgence à le faire cesser. (H. R.)

10 - Adam Smith dit la sûreté de l’État et non pas la puissance. (H. R.)

11 - Nous empruntons ces chiffres et ceux qui suivent sur l’Angleterre, à un article du statisticien anglais Mac-Queen, inséré dans le Tait’s Edinburgh Magazine, de juillet 1819. Peut-être sont-ils un peu exagérés ; mais s’ils le sont en effet, il est plus que probable qu’ils seront atteints dans la cours de la présente période décennale. (Note de l’auteur.)
- Ces chiffres sont exagérés en effet ; au lieu de 13 milliards et demi de francs, par exemple, Porter n’évalue qu’à 5 milliards 500 millions le revenu brut de l’agriculture. Une estimation plus récemment soumise au parlement le porte à 7 milliards 125 millions. Quant à l’industrie manufacturière, l’ensemble des produits annuels de la filature et du tissage a été estimé, par des autorités dignes de foi, à environ 2 milliards 300 millions de francs, savoir : 1 250 millions, pour l’industrie du coton ; plus de 600 pour celle de la laine ; plus de 300 pour celle de la soie, et à peu près 150 pour celle du lin. Au reste, les évaluations de la statistique en pareille matière ne peuvent être que de très-larges approximations.
- La note qui précède date de 1851. Depuis cette époque la puissance productive de l’Angleterre s’est prodigieusement accrue. (H. R.)

12 - Ce chiffre a été depuis énormément accru par le développement des voies de fer. On évaluait en 1848 à plus de 6 milliards de francs le capital qui aurait été employé dans les chemins de fer de la Grande-Bretagne après l’achèvement de toutes les lignes autorisées par le parlement. (H. R.)

13 - La dette publique de l’Angleterre ne serait pas un aussi grand mal qu’elle nous paraît aujourd’hui, si l’aristocratie anglaise consentait à ce que le fardeau en fût supporté par ceux auxquels les dépenses de guerre ont été si profitables, c’est-à-dire par les riches. D’après Mac-Queen, le capital des trois royaumes dépasse 4 milliards de liv. st. (100 milliards de francs), et Martin estime à environ 2 milliards 600 millions (65 milliards de francs) celui qui est employé dans les colonies. Il suit de là que le neuvième des fortunes privées suffirait au remboursement de toute la dette. Rien ne serait plus juste qu’un tel remboursement ou du moins que le paiement des intérêts de la dette publique au moyen d’une taxe sur les revenus. Mais l’aristocratie anglaise trouve plus commode d’y faire face par des impôts de consommation qui ont plongé les classes laborieuses dans une misère insupportable. (Note de l’auteur.)
 — On sait que sir Robert Peel a, en 1842, fait adopter une taxe sur les revenus, première condition de ses grandes réformes commerciales, et que cet impôt, établi pour trois années seulement, a été depuis continué, mais que l’expiration en est fixée à un terme prochain. (H. R.)

14 - On connaît le mot de Richard Arkwright, qu’avec les profits de ses fabriques de coton il paierait la dette de l’Angleterre. (H. R.)

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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:09

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre III : Les Flamands et les Hollandais


 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

 

    Le génie et les moeurs, l’origine et le langage des habitants, de même que les relations politiques et la situation géographique, rattachaient la Hollande, la Flandre et le Brabant à l’empire d’Allemagne. Déjà ces provinces avaient dû se ressentir dans leur culture du fréquent séjour de Charlemagne et de la proximité de sa résidence, plus heureuses en cela que des parties de l’Allemagne plus éloignées. Puis la Flandre et le Brabant étaient particulièrement favorisés par la nature  pour l’agriculture et pour les fabriques, comme la Hollande pour l’élève du bétail et pour le commerce. Sur aucun point de l’Allemagne une vaste et commode navigation maritime et fluviale ne facilitait les communications intérieures au même degré que dans cette région côtière. La bienfaisante influence des transports par eau sur le perfectionnement de l’agriculture et sur l’agrandissement des cités dut nécessairement provoquer de bonne heure des travaux pour les rendre plus faciles, et la construction de canaux.

    La Flandre fut spécialement redevable de sa splendeur à ses comtes, qui comprirent, mieux que les autres princes allemands, le prix de la sûreté publique, l’avantage des routes, des manufactures et de la prospérité des villes. Aidés par la nature du sol, leur occupation favorite fut de purger le pays d’une noblesse adonnée au brigandage et des animaux malfaisants. Il s’ensuivit naturellement des relations animées entre la ville et la campagne, et le développement de l’élève du bétail, de celle des moutons en particulier, ainsi que de la culture du lin et du chanvre. Là où la matière brute est produite en abondance, on trouve bientôt des bras et de l’adresse pour les mettre en oeuvre, pour peu que la propriété et le commerce jouissent de la sécurité. Les comtes de Flandre n’attendirent pas, du reste, que le hasard leur amenât des tisserands en laine ; l’histoire apprend qu’ils les firent venir de l’étranger.

    A l’aide du négoce intermédiaire des Anséates et des Hollandais, la Flandre devint bientôt, par ses fabriques de laine, le centre commercial du Nord, comme Venise, par son industrie et par sa marine marchande, était devenue le centre commercial du Midi. La navigation et le commerce intermédiaires de la hanse et des Hollandais formèrent avec les manufactures flamandes un ensemble, un système d’industrie nationale. Il ne pouvait être question ici de restrictions de douane, la suprématie manufacturière de la Flandre ne rencontrant encore aucune rivalité. Que, dans de pareilles circonstances, l’industrie se trouve au mieux de la liberté du commerce, les comtes de Flandre le comprirent sans avoir lu Adam Smith. Ce fut tout à fait dans l’esprit de la théorie actuelle que le comte Robert III, engagé par le roi d’Angleterre à exclure les Écossais de ses marchés, répondit, que la Flandre s’était de tout temps considérée comme un marché ouvert à toutes les nations, et que son intérêt ne lui permettait pas de se départir de ce principe.

    Après que la Flandre eut été durant plusieurs siècles le premier pays manufacturier, et Bruges le premier marché du nord de l’Europe, l’industrie et le commerce, auxquels les comtes n’avaient pas su faire ces concessions qu’ils réclament toujours lorqu’ils ont atteint un haut degré de prospérité, émigrèrent dans le Brabant. Anvers devint alors la première place de commerce, et Louvain la première ville de fabrique de l’Europe septentrionale. Par suite de cette révolution, l’agriculture du Brabant ne tarda pas non plus à prospérer. La transformation de bonne heure effectuée des impôts en nature en impôts en argent, et surtout l’adoucissement du système féodal contribuèrent aussi beaucoup à son développement.

    Cependant les Hollandais, en combinant de mieux en mieux leurs forces et en rivalisant chaque jour davantage avec la Hanse, avaient jeté les fondements de leur domination maritime à venir. Les torts et les faveurs de la nature avaient été également pour ce peuple une source de bénédictions. Une lutte perpétuelle contre les envahissements de la mer développa forcément chez lui l’esprit d’entreprise, l’activité, l’économie, et un sol conquis, un sol à conserver par des efforts inouïs, devint pour lui une possession précieuse à laquelle il ne pouvait consacrer trop de soins. Bornés par la nature à la navigation, à la pèche, à la production de la viande, du beurre et du fromage, les Hollandais durent s’appliquer, au moyen des transports maritimes, du commerce intermédiaire, et de l’exportation des fromages et des poissons, à gagner de quoi se procurer du blé, des matériaux à construire et à brûler, et des articles d’habillement.

    Là est la cause principale pour laquelle les Anséates furent peu à peu supplantés plus tard par les Hollandais dans le commerce avec les Etats du Nord. Les Hollandais avaient besoin de quantités beaucoup plus considérables de produits agricoles et forestiers que les Anséates, en majeure partie approvisionnés sous ce rapport par leur voisinage. La proximité des fabriques belges et celle du Rhin, avec son vaste et fertile bassin, si riche en vignobles, et sa navigation qui s’étend jusqu’aux montagnes de la Suisse, leur furent aussi très avantageuses.

    C’est une règle générale que l’activité commerciale et la prospérité du littoral dépendent du plus ou moins d’importance du bassin fluvial auquel il se rattache (1). Qu’on jette les yeux sur la carte d’Italie, et l’on trouvera dans la grande étendue et dans la fertilité de la vallée du Pô l’explication naturelle de la supériorité marquée du commerce de Venise sur celui de Pise et de Gènes. Le commerce de la Hollande était alimenté par le bassin du Rhin et de ses tributaires ; il dut surpasser celui des Anséates, dans la même proportion que ce bassin l’emportait en richesse et en fertilité sur ceux du Weser et de l’Elbe.

    A ces avantages vint se joindre une bonne fortune, la découverte de l’art de saler les harengs. Les procédés de pêche et de conservation trouvés par Pierre Boeckel restèrent longtemps le secret des Hollandais ; ils surent donner ainsi à un produit de leur pêche des qualités qui manquaient aux harengs pêchés par les autres nations, et qui leur assuraient partout un débouché privilégié avec de meilleurs prix (2).

    Anderson assure que, plusieurs siècles après l’emploi en Hollande de ces nouveaux procédés, les pêcheurs anglais et écossais, malgré des primes d’exportation considérables, ne pouvaient pas trouver d’acheteurs à l’étranger pour leurs harengs, même à des prix beaucoup plus bas. Si l’on considère quelle était avant la réformation l’importance de la consommation du poisson de mer en tout pays, on comprendra sans peine qu’à une époque où la navigation anséate commençait déjà à décliner, les Hollandais purent construire chaque année deux mille nouveaux bâtiments.

    La réunion de toutes les provinces belges et bataves sous la domination bourguignonne procura à cette contrée le grand bienfait de l’unité nationale, circonstance qui, dans l’étude des causes qui ont donné aux hollandais l’avantage sur les villes rivales du nord de l’Allemagne, ne doit pas être négligée. Sous Charles-Quint, les Pays-Bas composaient une réunion de forces et de ressources, qui, mieux que toutes les mines d’or du monde entier, mieux que toutes les faveurs et toutes les bulles des papes, auraient assuré à leur maître l’empire de la terre et de la mer, s’il eût compris la nature de ces forces, et s’il eût su s’en emparer et s’en servir.

    Si Charles-Quint avait repoussé la couronne d’Espagne, comme on repousse une pierre qui menace de nous entraîner dans l’abîme, combien la destinée des Pays-Bas et de l’Allemagne eût été différente ! Souverain des Pays-Bas, empereur d’Allemagne et chef de la réformation, Charles avait en ses mains tous les moyens matériels et moraux de fonder le plus puissant Etat industriel et commerçant, la plus grande domination maritime et continentale qui eût jamais existé ; une domination maritime qui eût réuni toutes les voiles sous un seul et même pavillon depuis Dunkerque jusqu’à Riga.

    Il suffisait alors d’une seule idée, d’une seule volonté, pour faire de l’Allemagne l’empire le plus riche et le plus considérable du globe, pour étendre sa domination manufacturière et commerciale sur toutes les parties du monde, et pour lui assurer peut-être des siècles de durée.

    Charles-Quint et son fils, le sombre Philippe II, suivirent la voie opposée ; se mettant à la tête des fanatiques, ils voulurent hispaniser les Pays-Bas. On sait ce qui s’ensuivit. Les provinces du nord, défendues par l’élément qu’elles avaient asservi, conquirent leur indépendance ; dans celles du sud, l’industrie, les arts et le commerce périrent par la main du bourreau, lorsqu’ils ne purent s’y soustraire par la fuite. Amsterdam remplaça Anvers comme centre du monde commerçant. Les villes de Hollande, où déjà antérieurement, après les troubles du Brabant, un grand nombre de tisserands belges étaient allés s’établir, n’eurent plus alors assez de place pour contenir tous les fugitifs ; beaucoup furent obligés d’émigrer en Angleterre et en Saxe. La lutte de l’indépendance enfanta en Hollande un héroïsme maritime, qui brave toutes les difficultés, tous les dangers, en même temps que le fanatisme énervait l’Espagne. Par les courses de ses marins, la Hollande s’enrichit des dépouilles de l’Espagne, notamment en capturant ses galions. Elle faisait aussi un immense commerce de contrebande avec la Péninsule et avec la Belgique. Après la réunion du Portugal à l’Espagne, elle s’empara des plus importantes colonies portugaises des Indes orientales, et conquit une partie du Brésil. Jusqu’à la première moitié du dix-septième siècle, nous voyons les Hollandais aussi supérieurs aux Anglais pour les fabriques, pour les colonies, pour le commerce et pour la navigation, que les Anglais le sont aujourd’hui aux Français sous ces rapports.

    Mais la révolution d’Angleterre amena de brusques changements. L’esprit de liberté s’était retiré en Hollande. Comme dans toutes les aristocraties de marchands, tant que la vie et les biens avaient été en péril, tant qu’il avait été question d’avantages matériels évidents, on avait été capable de grandes choses ; mais on manquait de vues profondes. On ne comprit pas que la suprématie conquise ne peut être maintenue qu’à la condition de reposer sur la base d’une large nationalité et d’être soutenue par un esprit national énergique. D’un autre côté, au sein de ces Etats auxquels la monarchie avait donné la nationalité sur une vaste échelle, mais qui étaient restés en arrière dans le commerce et l’industrie, on fut honteux de voir un petit coin de terre jouer le premier rôle dans les manufactures et dans le négoce, dans les pêcheries et dans la marine. À ce sentiment se joignit en Angleterre l’énergie d’une jeune république. L’acte de navigation fut le gant que la suprématie future de l’Angleterre jeta à la suprématie existante de la Hollande ; et, quand on en vint aux prises, on reconnut que la nationalité de l’Angleterre était d’un beaucoup plus gros calibre que celle de la Hollande. Le résultat ne pouvait être douteux.

    L’exemple de l’Angleterre fut suivi par la France. Colbert avait calculé que l’ensemble des transports maritimes de la France employait environ 20 000 voiles, et que 16 000 étaient hollandaises ; ce qui était hors de proportion avec la petitesse du pays auquel elles appartenaient. Par suite de l’avènement des Bourbons au trône d’Espagne, la France étendit son commerce sur la Péninsule au détriment des Hollandais. Elle fit de même dans le Levant. En même temps les encouragements donnés en France aux manufactures, à la navigation marchande et aux pèches maritimes causèrent à l’industrie et au commerce des Hollandais un incalculable préjudice.

    Par le fait de l’Angleterre, la Hollande avait perdu la plus grande partie de ses relations avec les pays du Nord, le commerce de contrebande avec l’Espagne et ses colonies, la plus grande partie de son négoce dans les Indes orientales et occidentales et de ses pêcheries. Mais le traité de Méthuen, en 1703, lui porta le coup le plus sensible, en consommant la ruine de son commerce avec le Portugal et ses colonies et avec les Indes orientales.

    Quand le commerce extérieur de la Hollande commença ainsi à lui échapper, on vit se renouveler chez elle ce qui avait eu lieu dans les Villes Anséatiques et à Venise ; la portion de ses capitaux matériels et moraux qui ne trouvait plus d’emploi dans le pays, passa, par l’émigration ou sous la forme de prêts, chez les peuples qui avaient hérité de la suprématie hollandaise.

    Si la Hollande, réunie à la Belgique, avait formé avec le bassin du Rhin et avec l’Allemagne du Nord un territoire national, l’Angleterre et la France eussent difficilement réussi, par la guerre et par la politique commerciale, à porter à sa marine, à son commerce extérieur et à son industrie le coup qu’elles leur portèrent. Une pareille nation eût été en mesure d’opposer sa propre politique commerciale à celle de ces États. Si son industrie eût souffert du développement de leurs manufactures, ses ressources intérieures et la colonisation l’auraient largement indemnisée de ses pertes. La Hollande succomba donc, parce qu’un étroit littoral, habité par une petite population de pêcheurs, de marins, de marchands et d’éleveurs allemands, voulut être à lui seul une puissance, et que la partie du continent avec laquelle elle formait un ensemble géographique, fut considérée et traitée par elle comme une contrée étrangère.

    Ainsi l’exemple de la Hollande enseigne, comme celui de la Belgique, comme ceux des Villes Anséatiques et des républiques italiennes, que l’activité particulière est impuissante à conserver le commerce, l’industrie et la richesse des États, si les conditions générales de la société ne sont pas favorables, et que les individus doivent la majeure partie de leurs forces productives à l’organisation politique du gouvernement et à la puissance du pays. La Belgique vit fleurir de nouveau son agriculture sous la domination autrichienne. Pendant sa réunion à la France, son industrie manufacturière reprit son ancien et gigantesque essor. La Hollande isolée n’était pas en mesure d’adopter et de soutenir vis-à-vis des grands États une politique commerciale indépendante. Du jour où son union avec la Belgique, après le rétablissement de la paix générale, accrut assez ses ressources, sa population et son territoire, pour lui permettre de tenir tête aux grandes nationalités et de trouver en elle-même une grande quantité et une grande variété de forces productives toujours croissantes, nous voyons le système protecteur apparaître dans les Pays-Bas, et l’agriculture, les fabriques et le commerce prendre sous son influence un remarquable élan. Cette union s’est dissoute par des causes en dehors de nos recherches, et en même temps le système protecteur a été miné en Hollande, tandis qu’il subsiste toujours en Belgique.

    La Hollande vit actuellement de ses colonies et de son commerce intermédiaire avec l’Allemagne. Mais la première guerre peut la dépouiller de ses possessions, et, à mesure que le Zollverein allemand comprendra mieux ses intérêts et saura mieux faire usage de ses forces, il sentira davantage la nécessité de s’incorporer la Hollande.


 

 

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1 - Les routes et plus encore les chemins de fer ont sensiblement modifié cette règle.

2 - On a récemment attribué la supériorité des Hollandais, indépendamment de leurs règlements de pêche, à l’emploi du bois de chêne dans les tonneaux où les harengs sont enfermés et expédiés.


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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:08

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre II : Les Anséates

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

 

    Parvenu à la domination en Italie, le génie de l’industrie, du commerce et de la liberté franchit les Alpes, traversa l’Allemagne et se construisit un nouveau trône sur le littoral de la mer du Nord.

    Déjà Henri Ier, père du libérateur des communes italiennes, avait encouragé la fondation de villes nouvelles et l’agrandissement des villes existantes, dont une partie s’était élevée sur l’emplacement des anciennes colonies romaines ou sur les domaines impériaux.

    Comme plus tard les rois de France et d’Angleterre, lui et ses successeurs virent dans les cités le contre-poids le plus sérieux de l’aristocratie, la source la plus féconde du revenu public et un nouveau moyen de défense pour le pays. Par suite de leurs relations commerciales avec les villes l’Italie, de leur rivalité avec l’industrie italienne et de leurs institutions libres, les villes allemandes atteignirent bientôt un haut degré de prospérité et de civilisation. La vie communale enfanta l’esprit de progrès dans les arts et l’envie de se distinguer par la richesse et par les entreprises, en même temps que le bien-être matériel faisait naître le désir des améliorations politiques.

    Fortes dans leur jeune liberté et dans leur florissante industrie, mais inquiétées sur terre et sur mer par des brigands, les villes maritimes du nord de l’Allemagne se virent bientôt obligées de conclure une étroite alliance défensive. Dans ce but, Hambourg et Lubeck formèrent en 1241 une ligue, qui, dans le cours du même siècle, réunit toutes les villes de quelque importance sur la côte de la mer du Nord et de la Baltique, sur les rives de l’Oder et de l’Elbe, du Weser et du Rhin, au nombre de quatre-vingt-cinq. Cette confédération s’appela la Hanse, ce qui, en bas allemand, signifie union.

    La Hanse reconnut bientôt les avantages que l’industrie particulière pouvait retirer de l’association, et elle ne tarda pas à concevoir et à développer une politique commerciale, dont le résultat fut une prospérité jusque-là sans exemple. Convaincus que, pour acquérir et pour conserver un grand commerce maritime, il faut être en mesure de le défendre, les Anséates créèrent une puissante marine de guerre ; comprenant d’ailleurs que la puissance d’un pays s’élève ou tombe avec sa navigation marchande et avec ses pêcheries, ils décidèrent que les marchandises de la Hanse ne seraient transportées que sur ses bâtiments, et ils établirent de grandes pêcheries maritimes. L’acte de navigation de l’Angleterre a pris pour modèle l’acte de la Hanse, imité lui-même de l’acte vénitien (1).

    Ainsi l’Angleterre n’a fait que suivre l’exemple de ceux qui l’avaient précédée dans la suprématie maritime. Au temps même du Long Parlement, la proposition d’établir un acte de navigation n’était rien moins que nouvelle. Dans son appréciation de cette mesure, Adam Smith (2) semble avoir ignoré ou du moins avoir dissimulé que, plusieurs siècles auparavant et à diverses reprises, on avait déjà essayé d’introduire des restrictions semblables. Proposées par le Parlement en 1460, elles avaient été repoussées par Henri VI ; proposées par Jacques Ier, elles avaient été repoussées par le Parlement en 1622 (3) ; longtemps même avant ces deux tentatives, elles avaient été réellement appliquées en 1381 par Richard II ; mais, ayant bientôt cessé d’être en vigueur, elles étaient tombées dans l’oubli. Evidemment le pays n’était pas mûr alors pour une telle mesure. Les actes de navigation, comme la protection douanière en général, sont si naturels aux peuples qui ont le pressentiment de leur grandeur commerciale et industrielle à venir, que les États-Unis, à peine émancipés, adoptèrent des restrictions maritimes sur la proposition de James Madison, et cela, comme on le verra dans un chapitre subséquent, avec infiniment plus de succès que l’Angleterre un siècle et demi auparavant.

    Les princes du Nord, auxquels le commerce arec les Anséates promettait de grands avantages, en leur donnant occasion, non-seulement de vendre l’excédant des produits de leur sol et d’obtenir en échange des objets fabriqués bien supérieurs à ceux de leurs pays, mais encore de remplir leur trésor (4) au moyen des droits d’entrée et de sortie, et d’accoutumer au travail des sujets adonnés à la paresse, à la débauche et aux rixes, ces princes considérèrent comme une bonne fortune que les Anséates fondassent chez eux des comptoirs, et ils les y encouragèrent par des privilèges et par toutes sortes de faveurs. Les rois d’Angleterre se signalèrent particulièrement sous ce rapport.

    « Le commerce anglais, dit Hume, était alors tout entier entre les mains des étrangers et particulièrement des Esterlings (5), que Henri III avait organisés en corporation, dotés de privilèges et affranchis des restrictions et des droits d’entrée auxquels les autres marchands étrangers étaient assujettis. Les Anglais avaient alors si peu d’expérience commerciale, qu’à partir d’Édouard II les Anséates, connus sous le nom de marchands de Stahlhoff, monopolisèrent tout le commerce extérieur du royaume. Comme ils n’employaient que leurs bâtiments, la navigation anglaise se trouva réduite à l’état le plus misérable (6).

Longtemps avant cette époque, des marchands allemands isolés, de Cologne notamment, avaient trafiqué avec l’Angleterre ; ce fut en 1250 qu’ils établirent enfin à Londres, sur l’invitation du roi, ce comptoir si connu sous le nom de Stalhoff (cour d’acier), qui, au commencement, exerça tant d’influence sur le développement de la culture et de l’industrie en Angleterre, mais qui y excita bientôt une jalousie nationale si ardente, et, dans les 375 ans qui s’écoulèrent depuis sa naissance jusqu’à sa dissolution, donna lieu à de si vifs et à de si longs débats.

    L’Angleterre était alors pour les Anséates ce que la Pologne fut plus tard pour la Hollande, et l’Allemagne pour les Anglais ; elle leur fournissait des laines, de l’étain, des peaux, du beurre et d’autres produits de ses mines et de son agriculture ; elle recevait d’eux en échange des articles manufacturés. Les matières brutes que les Anséates avaient achetées en Angleterre et dans les autres royaumes du Nord étaient portées par eux dans leur établissement de Bruges fondé en 1252, et échangées contre les draps et les autres objets fabriqués de la Belgique et contre les divers produits de l’Orient arrivés d’Italie, qu’ils distribuaient dans les pays situés autour de la mer du Nord.

    Un troisième comptoir, créé à Novogorod, en Russie, dans l’année 1272, faisait le commerce des pelleteries, du lin, du chanvre et d’autres matières brutes en échange de produits manufacturés.

    Un quatrième, établi en 1278 à Bergen en Norwége, se livrait principalement à la pêche et au commerce de l’huile et des poissons (7).

    L’expérience de tous les pays et de tous les temps enseigne que, tant qu’un peuple est à l’état barbare, un commerce entièrement libre, qui écoule les produits de sa chasse, de ses pâturages, de ses forêts et de ses champs, ses matières brutes de toute espèce en un mot, et lui fournit des vêtements, des outils, des meubles plus parfaits, et le grand instrument des échanges, les métaux précieux, lui procure d’immenses avantages ; ce qui fait qu’il l’accueille avec joie dans le commencement. Mais elle enseigne aussi que le même peuple, à mesure qu’il avance en industrie et en civilisation, ne voit plus ce commerce d’un oeil aussi favorable, et qu’il en vient finalement à y trouver des dangers et un obstacle à ses progrès ultérieurs. Ce fut le cas du commerce entre l’Angleterre et la Hanse. À peine un siècle s’était-il écoulé depuis la fondation du comptoir de Stahlhof, qu’Édouard III fut d’avis qu’il pouvait y avoir quelque chose de plus utile et de plus avantageux pour un pays que d’exporter des laines brutes et d’importer des draps. Par des faveurs de toute espèce il essaya d’attirer de Flandre dans son royaume des ouvriers en drap, et, après en avoir fait venir un assez bon nombre, il fit défense de se vêtir de draps étrangers (8).

    Les sages mesures de ce roi furent merveilleusement secondées par la conduite insensée d’autres princes ; ce qui n’est pas rare dans l’histoire de l’industrie. Tandis que les anciens maîtres des Flandres et du Brabant s’étaient appliqués à faire fleurir autour d’eux l’industrie, les nouveaux s’étudièrent à exciter le mécontentement des commerçants et des manufacturiers, et à les pousser à l’émigration (9).

    Dès 1413, l’industrie des laines en Angleterre avait fait de tels progrès, que Hume a pu dire de cette période : « Une grande jalousie régnait alors à l’égard des marchands étrangers ; ils eurent à supporter une multitude d’entraves ; par exemple, ils furent obligés, avec l’argent qu’ils retiraient de leurs importations, d’acheter des marchandises du pays (10). »

Sous Édouard IV, cette jalousie s’accrut au point que l’importation des draps étrangers, ainsi que celle de divers autres articles, fut entièrement prohibée.

    Bien que le roi fût ensuite contraint par les Anséates de révoquer cette prohibition et de leur restituer leurs anciens privilèges, l’industrie anglaise paraît avoir été puissamment encouragée par la mesure ; car Hume écrit ce qui suit au sujet du règne de Henri VII, postérieur d’un demi-siècle à celui d’Edouard IV :

« Les progrès accomplis dans les métiers et dans les arts réprimèrent plus énergiquement que la sévérité des lois la funeste habitude où était la noblesse d’entretenir un grand nombre de serviteurs. Au lieu de rivaliser par le nombre et par la bravoure de leurs gens, les seigneurs s’éprirent d’une émulation différente, plus conforme au génie de la civilisation ; chacun chercha à se distinguer par la magnificence de son hôtel, par l’élégance de ses équipages et par le luxe de ses meubles. Les hommes du peuple, alors, ne pouvant plus se livrer à l’oisiveté au service des grands, se virent forcés de se rendre utiles à eux-mêmes et à la société en apprenant un état. Des lois furent itérativement rendues pour empêcher l’exportation des métaux précieux, monnayés ou en lingots ; comme on en reconnut l’inefficacité, on astreignit de nouveau les marchands étrangers à acheter des marchandises indigènes en échange de celles qu’ils importaient (11). »

Sous Henri VIII, le grand nombre des fabricants étrangers avait sensiblement haussé à Londres le prix de toutes les denrées alimentaires ; preuve certaine des avantages considérables que l’agriculture du pays avait retirés du développement d’une industrie manufacturière indigène.

    Le roi, néanmoins, se méprenant sur les causes et sur les conséquences de ce fait, prêta l’oreille aux injustes plaintes des fabricants anglais contre les fabricants étrangers, plus adroits, plus laborieux, plus économes qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, et ordonna l’expulsion de quinze mille Belges, « parce qu’ils renchérissaient tous les vivres et exposaient le pays au danger d’une famine. » Pour détruire le mal dans sa racine, on décréta aussitôt des lois somptuaires, des règlements au sujet des vêtements, des tarifs du prix des aliments ainsi que des salaires. Cette politique obtint naturellement l’entier assentiment des Anséates ; car ils mirent leurs bâtiments de guerre à la disposition de ce prince avec le même empressement qu’ils avaient témoigné aux précédents rois d’Angleterre bien disposés envers eux, et que de nos jours les Anglais ont montré aux rois de Portugal. Durant tout ce règne, le commerce des Anséates avec l’Angleterre fut encore très-animé. Ils avaient des navires et de l’argent, et savaient, avec tout autant d’habileté que les Anglais de notre temps, acquérir de l’influence auprès des peuples et des gouvernements qui ne comprenaient pas leurs intérêts. Seulement leurs arguments reposaient sur d’autres bases que ceux des monopoleurs commerciaux d’aujourd’hui. Les Anséates fondaient leur droit de fournir des articles fabriqués aux nations étrangères sur des traités et sur une possession immémoriale, tandis qu’actuellement les Anglais veulent établir le leur sur une théorie qui a pour auteur un de leurs douaniers. Ceux-ci sollicitent au nom d’une prétendue science ce que ceux-là réclamaient au nom des conventions et du droit.

    Sous le gouvernement d’Edouard VI, le conseil privé chercha et trouva des prétextes pour retirer aux marchands de Stahlhof leurs privilèges. « Les Anséates firent d’énergiques remontrances contre cette innovation ; mais le conseil privé persista dans la résolution qu’il avait prise, et bientôt le pays en ressentit les plus heureux effets. Les marchands anglais possédaient, comme habitants du pays, des avantages décidés sur les étrangers pour le commerce du drap, de la laine et des autres marchandises ; mais, ne se rendant pas suffisamment compte de ces avantages, ils n’avaient pas songé à entrer en lice avec une compagnie opulente. Du jour où tous les marchands étrangers furent assujettis aux mêmes entraves, les Anglais se sentirent encouragés aux opérations commerciales, et l’esprit d’entreprise se développa aussitôt dans tout le royaume (12). »

Après avoir été, pendant quelques années, entièrement exclus d’un marché où ils avaient exercé durant trois siècles une domination absolue, semblable à celle des Anglais d’aujourd’hui en Amérique et en Allemagne, sur les représentations de l’empereur d’Allemagne ils furent réintégrés par la reine Marie dans leurs anciens privilèges (13).

    Mais cette fois leur joie fut de courte durée. « Dans le but, non-seulement de conserver, mais encore d’accroître ces privilèges, au commencement du règne d’Élisabeth, ils se plaignirent hautement du traitement qu’ils avaient éprouvé sous Édouard et sous Marie. La reine leur répondit adroitement qu’il n’était pas en son pouvoir de rien innover, mais qu’elle laisserait volontiers les Anséates en possession des privilèges et des immunités dont ils jouissaient. Cette réponse ne les satisfit point. Peu après, leur commerce fut de nouveau suspendu, au grand profit des marchands anglais, qui eurent alors occasion de montrer de quoi ils étaient capables. Les marchands anglais s’emparèrent de tout le commerce extérieur, et leurs efforts furent couronnés d’un complet succès ; ils se divisèrent en deux classes, les uns faisant le commerce dans le pays, les autres allant chercher fortune à l’étranger en vendant des draps et d’autres articles anglais. Ce succès excita à tel point la jalousie des Anséates, qu’ils ne négligèrent aucun moyen de discréditer les marchands anglais. Ils obtinrent même un édit impérial qui interdisait à ceux-ci tout commerce au sein de l’empire d’Allemagne. Par représailles contre cette mesure, la reine fit saisir 60 bâtiments anséates, qui, de concert avec les Espagnols, exerçaient la contrebande. Son intention était d’abord uniquement d’amener les Anséates à un arrangement amiable. Mais, sur la nouvelle qu’une diète de la Hanse se tenait à Lubeck pour délibérer sur les moyens à employer pour mettre obstacle au commerce extérieur des Anglais, elle confisqua les navires avec leurs cargaisons ; deux cependant furent relâchés et envoyés par elle à Lubeck avec ce message, qu’elle avait le plus profond mépris pour la Hanse, ses délibérations et ses mesures (14). »

    C’est ainsi qu’Élisabeth traita ces marchands, dont son père et tant d’autres rois d’Angleterre avaient emprunté les bâtiments pour livrer leurs batailles ; à qui tous les potentats de l’Europe avaient fait la cour ; qui, pendant plusieurs siècles, avaient eu pour vassaux les rois de Danemark, et de Suède, les avaient, suivant leur bon plaisir, mis sur le trône et déposés, avaient colonisé et civilisé toutes les côtes sud-est de la Baltique et expulsé les pirates de toutes les mers ; qui, à une époque encore peu éloignée, avaient, l’épée à la main, forcé un roi d’Angleterre de reconnaître leurs privilèges ; à qui, plus d’une fois, les rois d’Angleterre avaient donné leur couronne en gage, et qui avaient poussé vis-à-vis de ce royaume la cruauté et l’insolence jusqu’à noyer cent pêcheurs anglais qui avaient osé approcher de leurs pêcheries. Les Anséides étaient encore assez puissants pour se venger de la reine ; mais leur ancien courage, leur brillant esprit d’entreprise, la force qu’ils puisaient dans la liberté et dans l’association, tout cela avait disparu. Ils s’affaiblirent chaque jour davantage, et finirent en 1630 par dissoudre formellement leur ligue, après avoir mendié dans toutes les cours européennes des privilèges pour le commerce d’importation et essuyé partout un humiliant refus.

    Diverses causes extérieures, indépendamment des intérieures dont nous parlerons plus loin, contribuèrent à leur chute. Le Danemark et la Suède, voulant se venger de l’asservissement dans lequel cette ligue les avait si longtemps tenus, entravèrent par tous les moyens le commerce des Anséates. Les czars de Russie avaient octroyé des privilèges à une compagnie anglaise. Les ordres de chevalerie, leurs alliés séculaires et comme les enfants de la Hanse, étaient en décadence et en dissolution. Les Hollandais et les Anglais les chassèrent de tous les marchés, les supplantèrent dans toutes les cours. La découverte de la route du Cap de Bonne-Espérance leur fit aussi beaucoup de tort.

    Eux qui, dans les jours de la puissance et de la prospérité, s’étaient rappelé à peine qu’ils appartenaient à l’empire d’Allemagne, s’adressèrent dans les jours de détresse à la Diète ; ils représentèrent que les Anglais exportaient annuellement 200 000 pièces de drap, dont une grande partie passait en Allemagne, et que le seul moyen de leur faire recouvrer leurs anciens privilèges en Angleterre, était de prohiber l’importation des draps anglais en Allemagne. Suivant Anderson, une résolution aurait été projetée ou même prise à cet effet ; mais cet écrivain ajoute que l’ambassadeur anglais auprès de la Diète germanique, M. Gilpin, sut en empêcher la mise en vigueur.

    Un siècle et demi après la dissolution officielle de la Hanse, les villes qui en faisaient partie avaient perdu tout souvenir de leur grandeur passée. Justus Moser a écrit quelque part que, s’il allait dans les Villes Anséatiques raconter aux marchands la puissance et la grandeur de leurs ancêtres, ils auraient peine à le croire. Hambourg, autrefois la terreur des pirates sur toutes les mers, célèbre dans toute la chrétienté par les services qu’il avait rendus la civilisation en poursuivant les corsaires, était tombé si bas, qu’il dut acheter, par un tribut annuel aux Algériens, la sûreté de ses bâtiments ; car le sceptre des mers ayant passé aux mains des hollandais, une autre politique était suivie alors vis-à-vis de la piraterie. A l’époque de la domination des Anséates, les pirates étaient considérés comme les ennemis du monde civilisé, et l’on s’attachait à les détruire. Les Hollandais ne virent dans les corsaires barbaresques que des partisans utiles, par lesquels, en pleine paix, le commerce maritime des autres peuples était paralysé à leur profit. En citant une observation de Witt au sujet de cette politique, Anderson fait cette laconique remarque : fas est et ab hoste doceri (15) ; avis qui, malgré sa brièveté, n’a été que trop bien compris et suivi par ses compatriotes ; car, à la honte de la chrétienté, les Anglais ont toléré jusqu’à notre époque cette abominable industrie des corsaires du nord de l’Afrique, que les Français ont la gloire d’avoir fait disparaître.

    Le commerce des Villes Anséatiques n’était point national ; il n’était ni établi sur l’équilibre et sur le complet développement des forces productives du pays, ni soutenu par une puissance politique suffisante. Les liens qui unissaient les membres de la confédération étaient trop faibles ; le désir de la prépondérance et d’avantages particuliers, ou, comme parlerait un Suisse ou un Américain, l’esprit de canton, l’esprit d’État, était trop puissant, et bannissait le patriotisme fédéral, qui seul eût put faire prévaloir les intérêts généraux de l’association sur ceux de chaque cité. De là des jalousies et souvent des trahisons ; c’est ainsi que Cologne exploita à son profit l’inimitié de l’Angleterre contre la ligue, et que Hambourg, chercha à tirer avantage d’une querelle entre le Danemark et Lubeck.

    Les Villes Anséatiques ne fondèrent point leur commerce sur la production et la consommation, sur l’industrie agricole et manufacturière de la contrée à laquelle elles appartenaient. Elles avaient négligé de stimuler l’agriculture de leur patrie, pendant qu’elles donnaient une vive impulsion, par leur commerce, à celle des pays étrangers ; elles trouvèrent plus commode d’acheter des objets fabriqués en Belgique que d’établir des fabriques dans leur pays, elles encouragèrent la culture des plaines de la Pologne, l’élève des moutons de l’Angleterre, la production du fer de Suède et les manufactures de la Belgique. Elles pratiquèrent durant des siècles le précepte des théoriciens de nos jours ; elles achetèrent les marchandises là où elles les trouvaient au meilleur marché. Mais, quand elles furent exclues des pays où elles achetaient et de ceux où elles vendaient, ni leur agriculture ni leur industrie manufacturière n’avaient pris assez de développement pour que l’excédant de leur capital commercial pût y trouver emploi ; ce capital émigra en Hollande et en Angleterre, où il accrut l’industrie, la richesse et la puissance de leurs ennemis. Preuve éclatante que l’industrie particulière abandonnée à elle-même ne rend pas toujours un pays prospère et puissant ! Dans leur poursuite exclusive de la richesse matérielle, ces villes avaient complètement perdu de vue leurs intérêts politiques. Au temps de leur puissance, elles semblaient ne plus appartenir à l’empire d’Allemagne. Cette bourgeoisie étroite, intéressée et fière était flattée de se faire faire la cour par des princes, par des rois, par des empereurs, et de jouer sur les mers le rôle de souveraine. Combien il lui eût été facile, à l’époque de sa domination maritime, d’accord avec les villes fédérées de la haute Allemagne, de former une puissante seconde chambre, de faire contre-poids à l’aristocratie de l’Empire, de constituer, avec l’aide des empereurs, l’unité nationale, d’unir sous une seule nationalité tout le littoral depuis Dunkerque jusqu’à Riga, et, par là, de conquérir et d’assurer au peuple allemand la suprématie dans l’industrie, dans le commerce et dans la navigation ! Mais, lorsque le sceptre des mers lui fut tombé des mains, il ne lui resta pas même auprès de la Diète germanique assez d’influence pour obtenir que son commerce fût considéré comme un intérêt national. Au contraire, l’aristocratie s’appliqua à compléter son humiliation. Les villes de l’intérieur tombèrent, l’une après l’autre au pouvoir de princes absolus, et celles du littoral perdirent ainsi leurs relations au dedans.

    Toutes ces fautes furent évitées en Angleterre. Là le commerce extérieur et la navigation trouvèrent la base solide d’une agriculture et d’une industrie manufacturière indigènes ; là le commerce du dedans s’accrut concurremment avec celui du dehors, et la liberté individuelle grandit sans préjudice pour l’unité et pour la puissance nationales ; là se consolidèrent et s’unirent de la façon la plus heureuse les intérêts de la couronne, de l’aristocratie et des communes.

    En présence de ces faits historiques, est-il possible de soutenir que, sans le système qu’ils ont suivi, les Anglais auraient pu pousser aussi loin qu’ils l’ont fait leur industrie manufacturière, ou parvenir au commerce et à la prépondérance maritime dont ils sont en possession ? Non ; cette thèse que les Anglais sont arrivés à leur grandeur commerciale actuelle à cause et non en dépit de leur politique commerciale, est, à nos yeux, un des plus grands mensonges du siècle. Si les Anglais avaient abandonné les choses à elles-mêmes, s’ils avaient laissé faire, comme le demande l’école régnante, les marchands du Stahlhof exerceraient encore aujourd’hui leur négoce à Londres, et les Belges fabriqueraient encore des draps pour les Anglais ; l’Angleterre serait toujours le pâturage à moutons de la Hanse, comme le Portugal, grâce au stratagème d’un diplomate délié, est devenu et est resté jusqu’ici le vignoble de l’Angleterre. Que dis-je ! Il est plus que vraisemblable que, sans politique commerciale, l’Angleterre ne jouirait pas du même degré de liberté civile qu’elle possède aujourd’hui ; car cette liberté est fille de l’industrie et de la richesse.

    Après ces considérations historiques, on a lieu de s’étonner qu’Adam Smith n’ait pas essayé de retracer depuis l’origine la lutte industrielle et commerciale entre la Hanse et l’Angleterre. Quelques passages de son livre montrent pourtant que les causes du déclin de la Hanse et ses conséquences ne lui étaient pas inconnues.

    « Un marchand, dit-il, n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier. Il lui est, en grande partie, indifférent en quel lieu il fait son commerce, et il ne faut que le plus léger dégoût pour qu’il se décide à emporter son capital d’un pays dans un autre, et avec lui toute l’industrie que ce capital mettait en activité. On ne peut pas dire qu’aucune partie en appartienne à un pays en particulier, jusqu’à ce que ce capital y ait été répandu pour ainsi dire sur la surface de la terre en bâtiments ou en améliorations durables. De toutes ces immenses richesses qu’on dit avoir été possédées par la plupart des Villes Anséatiques, il ne reste plus maintenant de vestiges, si ce n’est dans les chroniques obscures des treizième et quatorzième siècles. On ne sait même que très-imparfaitement où quelques-unes d’entre elles furent situées, ou à quelles villes de l’Europe appartiennent les noms latins qui sont données à certaines villes (16). »

    Il est étrange qu’Adam Smith, avec cette intelligence si nette des causes secondaires qui avaient amené la chute de la Hanse, n’ait pas eu l’idée d’en rechercher les causes premières. Il n’avait pas besoin pour cela de s’enquérir où étaient situées celles des Villes Anséatiques qui ont disparu, et quelles cités désignent les noms latins des obscures chroniques. Il n’avait pas même besoin de feuilleter ces chroniques. Ses compatriotes Anderson, King, et Hume suffisaient pour l’édifier à ce sujet.

    Mais comment et pourquoi un esprit si pénétrant s’est-il abstenu de cette intéressante et féconde investigation ? C’est, nous ne voyons pas d’autre motif, qu’elle eût abouti à un résultat peu propre à confirmer son principe de la liberté absolue du commerce. Il n’eût pas manqué de reconnaître, qu’après que le libre échange avec les Anséates eut arraché l’agriculture anglaise à la barbarie, la politique restrictive adoptée ensuite par l’Angleterre l’avait conduite, aux dépens des Anséates, des Belges et des Hollandais, à la suprématie manufacturière et commerciale.

    Ces faits, il paraît qu’Adam Smith ne voulut ni les savoir, ni les admettre. Ils étaient apparemment de ces faits importuns dont J.-B. Say avoue qu’ils s’étaient montrés rebelles à son système.




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1 - Anderson, Origine du commerce, 1ère partie.

2 - Richesse des nations, liv. IV, chap. ii.

3 - Hume, Histoire d’Angleterre, 1ère partie, chap. xxi.

4 - A cette époque, les rois d’Angleterre retiraient plus de revenus des exportations que des importations. La libre exportation et l’importation restreinte, surtout l’importation des objets fabriqués, supposent une industrie déjà avancée et une administration éclairée. Les gouvernements et les peuples du Nord étaient alors à peu près au même degré de culture et de science administrative où nous voyons aujourd’hui la Sublime Porte. On sait que le Grand Seigneur a récemment conclu des traités de commerce dans lesquels il s’engage à ne pas percevoir à l’exportation des matières brutes ou des produits fabriqués au delà de 12 pour 100 de la valeur, et à l’importation, au delà de 5 pour 100. Dans ses Etats, par conséquent, le système de douane qui se préoccupe avant tout du revenu de l’Etat, est en pleine vigueur. Les hommes d’Etat et les écrivains qui poursuivent ou défendent ce système devraient se rendre en Turquie ; ils s’y trouveraient tout à fait à la hauteur de leur époque.

5 - Les Anséates étaient alors appelés en Angleterre Esterlings ou marchands de l’Est, par opposition à ceux de l’Ouest, c’est-à-dire aux Belges et aux Hollandais.

6 - Hume, Hist. d’Angleterre, chap. xxxv.

7 - Sartorius, Histoire de la Hanse.

8 - 11ème  année d’Edouard III, chap. V.

9 - Rymer’s Foedera ; De Witte, Interest of Holland.

10 - Hume, histoire d’Angleterre, chap. xxv.

11 - Hume, chap. xxvi.

12 - Hume, chap. xxxv.

13 - Hume, chap. xxxvii.

14 - Lives of the admirals, vol. 1.

15 - Il est permis de se laisser instruire par un ennemi – Anderson, Vol. I.

16 - Adam Smith, Richesse des nations, liv. III chap. ii.


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3 janvier 2005 1 03 /01 /janvier /2005 00:07

LIVRE PREMIER : L'histoire

 

Chapitre I : Les Italiens

 

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 Friedrich ListFriedrich List

 


 

 

    Lors de la renaissance de la civilisation en Europe, aucune contrée ne se trouvait, sous le rapport commercial et industriel, aussi favorisée que l'Italie. La barbarie n'avait pu y détruire jusque dans ses racines l'ancienne culture romaine. Un ciel propice et un sol fertile fournissaient à une agriculture sans art d'abondants moyens de subsistance pour une nombreuse population. Les arts et les métiers les plus nécessaires n'avaient pas plus disparu que les anciennes municipalités romaines. Une pêche côtière fructueuse servait partout à former des marins, et la navigation le long d'un littoral étendu suppléait largement au défaut de voies de transport à l'intérieur. Le voisinage de la Grèce, de l'Asie Mineure et de l'Égypte et la facilité des communications par mer avec ces pays assuraient à l'Italie des avantages marqués pour le commerce de l'Orient, commerce qui, précédemment, bien que sur une petite échelle, s'était fait par l'intermédiaire de la Russie en se dirigeant vers le Nord. Grâce à ces relations, l'Italie dut nécessairement s'initier à ces connaissances, à ces arts, à ces fabrications que la Grèce avait sauvés de la civilisation de l'antiquité.

    Depuis l'émancipation des villes italiennes par Othon le Grand, on avait vu se confirmer de nouveau une vérité dont l'histoire fournit tant de preuves, à savoir que la liberté et l'industrie sont des compagnes inséparables, bien qu'il ne soit pas rare de voir l'une naître avant l’autre. Que le commerce et l'industrie apparaissent quelque part, on peut être sûr que la liberté n'est pas loin ; que la liberté déploie quelque part sa bannière, c'est un signe certain que tôt ou tard l'industrie fera son avènement. Car il est dans la nature que l'homme qui a conquis les biens matériels et moraux cherche des garanties de la transmission de cette conquête à sa postérité, ou qu'après être entré en jouissance de la liberté, il emploie tous ses efforts pour améliorer sa condition matérielle et morale.

    Pour la première fois depuis la chute des villes libres de l'antiquité, les cités italiennes rendent alors au monde le spectacle de communes libres et riches. Les villes et les campagnes travaillent à la prospérité les unes des autres, et sont, dans leurs efforts, puissamment aidées par les croisades. Le transport des croisés et leur approvisionnement n'encouragent pas seulement la navigation, ils provoquent l'établissement de fécondes relations commerciales avec l'Orient, l'introduction de nouvelles industries, de nouveaux procédés, de nouvelles plantes, la connaissance de jouissances nouvelles. D'un autre côté, l'oppression du système féodal se trouve, sous plus d'un rapport, allégée au profit de l'agriculture libre et des villes.

    A côté de Venise et de Gènes, Florence se distingue surtout par ses manufactures et par son commerce d'argent. Dès le douzième et le treizième siècle, ses fabriques de tissus de soie et de laine sont florissantes, les corporations qui exercent ces industries prennent part au gouvernement ; la république se constitue sous leur influence. L'industrie des laines compte à elle seule 200 ateliers ; chaque année se fabriquent 80 000 pièces de drap, dont la matière première est tirée d’Espagne. De plus, Florence importe annuellement pour 300 000 florins d'or de draps communs d'Espagne, de France, de Belgique et d'Allemagne, qui, après avoir été apprêtés chez elle, sont expédiés dans le Levant. Florence est le banquier de tout l’Italie ; on y compte 80 comptoirs de banque (1). L'État jouit d'un revenu annuel de 300 000 florins d'or, soit 15 millions de francs de notre monnaie ; il est beaucoup plus riche, par conséquent, que les royaumes de Naples et d'Aragon à la même époque et que la Grande-Bretagne et l'Irlande au temps de la reine Élisabeth (2).

    Ainsi, dès le douzième et le treizième siècle, nous voyons l'Italie en possession de tous les éléments de la prospérité nationale, et, dans le commerce et dans l'industrie, fort en avance sur tous les autres pays. Son agriculture et ses fabriques servent aux autres contrées de modèle et d'objet d'émulation. Ses chemins et ses canaux sont les plus parfaits qui existent en Europe. C'est à elle que le monde civilisé doit les banques, la boussole, le perfectionnement des constructions navales, les lettres de change, une multitude de coutumes et de lois commerciales des plus utiles, ainsi qu'une grande, partie des institutions municipales et politiques. Sa marine marchande et sa marine militaire sont de beaucoup les premières dans les mers du Midi. Le commerce du globe est entre ses mains ; car, si l'on excepte un mouvement d'affaires encore insignifiant dans les mers septentrionales, ce commerce ne s'étend pas au delà de la Méditerranée et de la mer Noire. L'Italie approvisionne tous les autres pays d'articles manufacturés et d'objets de luxe ainsi que des denrées de la zone torride, et elle en reçoit des matières premières. Il ne lui manque qu'une chose pour être ce que l'Angleterre est devenue de nos jours, et, faute de posséder ce bien unique, tout le reste lui échappe ; il lui manque l'unité nationale et la puissance que donne cette unité.

    Les villes et les seigneurs d'Italie ne se considèrent pas comme les membres d'un seul et même corps ; ils se combattent, ils se détruisent les uns les autres, comme autant de puissances indépendantes. Outre ces luttes extérieures, chaque commune est agitée par les luttes intestines entre la démocratie, l’aristocratie et le pouvoir d'un seul. Ces guerres calamiteuses sont entretenues et envenimées par les puissances étrangères et par leurs invasions ; elles le sont aussi par une théocratie indigène, et par ses excommunications, qui séparent encore chaque cité en deux factions hostiles.

    L'Italie se ruine elle-même, l'histoire de ses puissances maritimes en fait foi. Du huitième au onzième siècle, nous voyons d'abord Amalfi grande et puissante (3). Ses navires couvrent les mers, et tout l'argent qui circule en Italie et dans le Levant est amalfitain. Amalfi possède les meilleures lois en matière de navigation marchande, et son code maritime est adopté dans tous les ports de la Méditerranée. Au douzième siècle, cette puissance maritime est détruite par Pise. Pise à son tour tombe sous les coups de Gênes, et Gênes elle-même, après une lutte séculaire, est forcée de s'incliner devant Venise.

    On peut voir aussi dans la chute de Venise une conséquence indirecte de cette politique étroite. Il n'eût pas été difficile à une ligue des puissances maritimes de l'Italie, non-seulement de maintenir la prépondérance italienne en Grèce, dans l'Archipel, dans l'Asie Mineure et en Egypte, mais encore de l'étendre et de l'affermir de plus en plus, d'arrêter les progrès des Turcs et leurs pirateries, de disputer même aux Portugais la route du Cap. Mais, par le fait, Venise fut réduite à ses propres forces, et elle se trouva paralysée au dehors par les autres États italiens en même temps que par les puissances européennes du voisinage.

    Il n'eût pas été difficile à une ligue bien organisée des puissances continentales italiennes de défendre l’indépendance de l'Italie contre les grandes monarchies. La fondation d'une ligue pareille fut essayée en 1526, mais dans un moment de danger et seulement dans un but de défense temporaire. La tiédeur et la trahison de ses membres et de ses chefs eurent pour conséquence l’accroissement du Milanais et la chute de la république toscane. De cette époque date le déclin de l'industrie et du commerce de l'Italie (4).

    Avant ce temps-là, comme depuis, Venise avait voulu être à elle toute seule une nation. Tant qu'elle n'eut affaire qu'aux fragments de nationalité de l'Italie ou à la Grèce expirée, elle n'eut pas de peine à maintenir sa suprématie manufacturière et commerciale sur le littoral de la Méditerranée et de la mer Noire. Mais, quand des nations complètes et pleines de vie parurent sur la scène politique, on reconnut que Venise n'était qu'une ville, et son aristocratie qu'une aristocratie municipale. Sans doute elle avait subjugué beaucoup d’îles et de vastes provinces, mais elle les avait gouvernées constamment en pays conquis ; et chacune de ses conquêtes, au témoignage de tous les historiens, l'avait affaiblie au lieu de la fortifier.

    En même temps s'éteignait peu à peu au sein de la république l'esprit auquel elle devait sa grandeur. La puissance et la prospérité de Venise, oeuvre d'une aristocratie patriote et héroïque, issue d'une démocratie énergique et jalouse de sa liberté, durèrent, tant que la liberté entretint l'énergie démocratique et que celle-ci fut dirigée par le patriotisme, la sagesse et l'héroïsme de l'aristocratie ; mais, à mesure que l'aristocratie dégénéra en une oligarchie despotique, étouffant toute liberté, toute énergie populaire, les racines de cette puissance et de cette prospérité se desséchèrent, bien que les branches et la cime de l'arbre continuassent encore quelque temps à fleurir (5).

 « Dans une nation qui est dans la servitude, dit Montesquieu, on travaille plus à conserver qu'à acquérir ; dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu'à conserver. » (6) A cette remarque pleine de justesse, il aurait pu ajouter : « Et pendant qu'on ne songe qu'à conserver et jamais à acquérir, on se ruine, » car une nation qui n'avance pas décline, et doit finalement périr. Bien loin d'étendre leur commerce et de faire de nouvelles découvertes, les Vénitiens n'eurent seulement pas l'idée de tirer parti des découvertes des autres. Exclus du commerce des Indes orientales par la découverte d'une nouvelle route, ils n'admirent point que cette route eût été trouvée. Ce que tout le monde voyait, ils ne voulurent pas le croire. Et, quand ils commencèrent à soupçonner les conséquences fatales du changement opéré, ils essayèrent de maintenir l'ancienne route, au lieu de prendre part aux bénéfices de la nouvelle ; ils employèrent de misérables intrigues pour conserver et pour obtenir ce qu'une habile exploitation du nouvel état des choses, l'esprit d'entreprise et le courage pouvaient seuls leur procurer. Et, lorsqu'enfin ils eurent tout perdu et que les richesses des Indes orientales affluèrent vers Cadix et vers Lisbonne et non plus vers leur port, comme des sots ou comme des dissipateurs, ils recoururent à l'alchimie (7).

    Au temps où la république était en voie de progrès et de prospérité, l'inscription sur le Livre d'or était considérée comme la récompense de services éclatants dans le commerce et dans l'industrie, dans le gouvernement, et dans la guerre. À ce titre elle était accessible aux étrangers ; les plus distingués des fabricants de soie qui émigrèrent de Florence, par exemple, obtinrent cette faveur (8). Mais le livre fut fermé, quand on commença à regarder les distinctions honorifiques et les revenus de l'État comme le patrimoine héréditaire des patriciens. Plus tard, lorsqu'on reconnut la nécessité de rajeunir un patriciat vieilli et dégénéré, le Livre fut ouvert de nouveau. Ce ne furent plus les services envers le pays comme autrefois, mais la richesse et une origine ancienne, qui devinrent les titres principaux à l'admission. Cependant le Livre d'or était tellement discrédité, qu'il resta inutilement ouvert durant un siècle.

    Si l'on interroge l'histoire sur les causes de la chute de cette république et de son commerce, voici ce qu'elle répond La première de ces causes est la folie, l'énervement et la lâcheté d'une aristocratie dégénérée, l'apathie d'un peuple tombé dans la servitude. Le commerce et les manufactures de Venise auraient dû périr, quand même la route du cap de Bonne-Espérance n'eût pas été trouvée.

    Cette chute, de même que celle de toutes les autres républiques italiennes, s'explique aussi par le manque d'unité nationale, par la prépondérance étrangère, par la théocratie indigène et par l'apparition en Europe de nationalités grandes, fortes et compactes.

    Si l'on examine en particulier la politique commerciale de Venise, on reconnaît tout d'abord que celle des puissances commerçantes et manufacturières des temps modernes n'est qu'une copie, sur une grande échelle, c'est-à-dire dans les proportions nationales, de la politique vénitienne. Des restrictions maritimes et des droits d'entrée favorisent les marins et les fabricants du pays, et déjà règne la maxime d'importer de préférence des matières brutes et d'exporter des objets manufacturés (9).

    On a récemment soutenu à l'appui du principe de la liberté absolue du commerce, que la chute de Venise était due à ces restrictions ; il y a dans cette thèse un peu de vérité avec beaucoup d’erreur. En étudiant sans prévention l'histoire de cette république, nous trouvons qu'ici, comme depuis dans les grands empires, la liberté et la limitation du commerce extérieur ont été, suivant les temps, favorables ou nuisibles à la puissance et à la prospérité publiques. La liberté illimitée du commerce fut utile à la république dans la première période de son élévation. Car comment un hameau de pêcheurs eût-il pu autrement devenir une puissance commerçante ? Mais les restrictions lui furent avantageuses aussi, lorsqu'elle eut atteint un certain degré de puissance et de richesse ; car c'est par elles qu'elle conquit la suprématie manufacturière et commerciale. Les restrictions ne lui devinrent funestes que lorsqu'elle fut arrivée à son apogée ; car elles bannirent l'émulation entre ses citoyens et l'étranger, et elles entretinrent l'indolence. Ce ne fut donc pas l'établissement de ces restrictions, ce fut leur maintien après qu'elles avaient cessé d'avoir un objet, qui fut préjudiciable aux Vénitiens.

    La thèse est fausse encore en ce qu'on ne tient pas compte de l'avènement des grandes nationalités régies par la monarchie héréditaire. Venise, malgré la domination qu'elle exerçait sur des provinces et sur des îles, n'était après tout qu'une ville italienne ; comme puissance manufacturière et commerçante, elle n'avait grandi qu'en face des autres cités d'Italie, et son système exclusif ne pouvait avoir de portée qu'autant que des nations entières ne surgiraient pas avec leur force collective. Quand cet événement se réalisa, elle n'eût pu conserver sa suprématie qu'en se plaçant à la tête de toute l'Italie et en étendant sa politique commerciale sur toute cette péninsule. Mais il n'était au pouvoir d'aucun système, quelque habile qu'il fût, de maintenir longtemps, en présence de grandes nations, la suprématie commerciale d'une seule ville.

    L'exemple de Venise, en tant que de nos jours on peut l'invoquer contre le système restrictif, ne prouve donc que ceci, ni plus ni moins, savoir, qu'une ville isolée ou un petit Etat, en présence de grands empires, ne peut employer ni conserver utilement ce système, et qu'une puissance parvenue à l'aide des restrictions à la suprématie manufacturière et commerciale, ce but une fois atteint, a intérêt à revenir au principe de la liberté du commerce.

    Ici, comme dans tous les débats sur la liberté du commerce international, nous rencontrons une confusion de mots qui a donné lieu à de graves erreurs. On parle de la liberté commerciale comme de la liberté religieuse et civile. Les amis et les champions de la liberté en général se tiennent pour obligés de défendre la liberté sous toutes ses formes, et c'est ainsi que la liberté du commerce est devenue populaire, sans qu'on ait distingué entre la liberté du commerce intérieur et celle du commerce international, qui, dans leur essence et dans leur résultat, diffèrent si profondément l'une de l'autre. Car, si les restrictions mises au commerce intérieur ne sont que dans très-peu de cas compatibles avec la liberté individuelle des citoyens, en matière de commerce extérieur le plus haut degré de liberté individuelle s'accorde avec de grandes restrictions. Il se peut même que l'extrême liberté du commerce extérieur ait pour conséquence la servitude nationale, comme nous le montrerons plus tard par l'exemple de la Pologne. C'est en ce sens que Montesquieu a dit : « C'est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre, et il n'est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de la servitude. » (10)



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1 - Delécluse. Florence, ses vicissitudes, etc. p. 23, 26, 32, 103, 213.

2 - Pecchio, Histoire de l'économie politique en Italie.

3 - Amalfi comptait 50,000 habitants au temps de sa splendeur ; Flavio Gioja, l'inventeur de la boussole, était un de ses citoyens. Au pillage d'Amalfi par les Pisans en 1135 ou 1137, on trouva ce vieux livre qui plus tard a été si fatal à la liberté et à l’énergie de l'Allemagne, les Pandectes.

4 - Ainsi Charles-Quint détruisit le commerce et l'industrie en Italie, de même que dans les Pays-Bas et en Espagne. Avec lui apparurent les lettres de noblesse et l’idée qu'il était honteux pour les nobles de s'adonner au commerce et aux arts, idée qui exerça une désastreuse influence sur l'industrie nationale. Jusque-là l'opinion opposée avait prévalu ; les Médicis continuèrent à faire le commerce, lorsqu'ils étaient déjà depuis longtemps souverains.

5 - « Quand les nobles, au lieu de verser leur sang pour la patrie, au lieu d'illustrer l'État par des victoires et de l'agrandir par des conquêtes, n'eurent plus qu'à jouir des honneurs et à se partager des impôts, on dut se demander pourquoi il y avait huit ou neuf cents habitants de Venise qui se disaient propriétaires de toute la république. » Daru, Histoire de Venise, vol. IV. c. xviii

6 - Montesquieu, Esprit des lois.

7 - Un charlatan vulgaire, Marco Brasadino, qui prétendait posséder l’art de faire de l'or, fut accueilli par l'aristocratie comme un sauveur. Daru, Histoire de Venise. vol. III. c. xix.

8 - Venise, comme plus tard la Hollande et l'Angleterre, mit à profit toutes les occasions d'attirer à elle les arts et les capitaux de l'étranger. Lucques aussi, où, au treizième siècle, la fabrication du velours et du brocart avait atteint un haut degré de prospérité, vit partir un grand nombre de ses fabricants pour Venise, afin de se soustraire au joug du tyran Castruccio Castracani. Sandu, Histoire de Venise, vol. I.

9 - Sismondi, Histoire des républiques italiennes, 1ère partie.

10 - Esprit des lois, liv. XX, ch. xii.

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