PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE IV :
DE L'OCCUPATION DE LA TERRE.
§ 2. — Théorie de Ricardo. Elle manque de cette simplicité qui caractérise constamment les lois de la nature. Elle est basée sur la supposition d'un fait qui n'a jamais existé. La loi, ainsi que le prouve l'observation, est directement le contraire de la théorie qu'il a proposée.
Il y a aujourd'hui quarante ans que M. Ricardo communiqua au monde sa découverte sur la nature et les causes de la rente et les lois de son progrès (3), et, pendant presque tout ce laps de temps, cette découverte a été admise par la plupart des économistes de l'Europe et de l'Amérique, comme étant tellement incontestable que le doute, à l'égard de sa vérité, ne pouvait être regardé chez un individu que comme une preuve de son incapacité à la comprendre. Fournissant, ainsi qu'elle le faisait, une explication simple et facile de la pauvreté existante dans le monde, à l'aide d'une loi émanée d'un Créateur, qui n'est que sagesse, puissance et bonté, elle affranchissait les classes gouvernantes de toute responsabilité à l'égard des misères dont elles étaient environnées, et fut, par conséquent, adoptée tout d'abord. Depuis cette époque jusqu'à nos jours, elle a été la doctrine immuable de la plupart des écoles de l'union américaine et de l'Europe ; et, toutefois, il ne s'est jamais trouvé, parmi ceux qui l'enseignaient, deux économistes complètement d'accord sur le sens réel de ce que leur maître avant voulu enseigner. Après avoir étudié les ouvrages des plus éminents parmi ces économistes, et n'avoir constaté qu'un désaccord presque général, l'élève, en désespoir de cause, a recours à M. Ricardo lui-même ; et alors il trouve, dans son fameux chapitre sur la rente, des assertions contradictoires qui ne peuvent se concilier, et une série de complications telles qu'on n'en avait jamais rencontrées auparavant dans le même nombre de pages. Plus il étudie, plus sont considérables les obstacles qui lui apparaissent, et plus il se rend facilement compte de la diversité des doctrines enseignées par des hommes qui déclarent hautement appartenir à la même école, et qui tous, s'ils ne s'entendent guère sur aucun autre point, s'accordent sur celui-là seul, qu'ils regardent la nouvelle théorie de la rente comme la grande découverte du siècle.
En portant ses regards autour de lui, il s'aperçoit que toutes les lois de la nature, reconnues, sont caractérisées par la plus parfaite simplicité et l'étendue la plus large ; que ces lois sont d'une application universelle, et que ceux qui les enseignent n'ont nul besoin d'avoir recours à de mesquines exceptions pour rendre compte de faits particuliers. La simplicité de la loi de Kepler « sur les aires égales dans des temps égaux » est parfaite. La vérité de cette loi est, conséquemment, universelle, et tous ceux auxquels on l'explique, non-seulement se sentent assurés qu'elle est vraie, mais encore qu'elle doit continuer de demeurer telle, par rapport à toutes les planètes que l'on peut découvrir, quelque nombreuses qu'elles puissent être et quelle que soit leur distance du soleil et de notre terre. Un enfant peut la comprendre, et l'individu le plus novice peut ainsi se l'assimiler assez complètement pour l'enseigner lui-même aux autres. Elle n'a besoin d'aucun commentaire, et c'est en cela qu'elle diffère, prodigieusement, de celle sur laquelle nous appelons en ce moment l'attention du lecteur. Quels que soient les autres mérites de cette dernière, on ne pourra lui attribuer celui de la simplicité ou de l'universalité.
Au premier coup d'oeil, cependant, elle paraît extrêmement simple. On paye une rente, dit-on, pour un terrain de première qualité qui rapporte 100 quarters, en retour d'une quantité donnée de travail, lorsqu'il devient nécessaire, avec l'accroissement de la population, de cultiver le terrain de seconde qualité pouvant ne rapporter que 90 quarters, en retour de la même quantité de travail ; et le montant de la rente que l'on reçoit ainsi, pour le n° 1, est égal à la différence qui existe entre leurs produits respectifs. Aucune proposition n'a pu être destinée à commander un assentiment plus général. Tout individu qui l'entend énoncer aperçoit autour de lui un terrain qui paye une rente, et voit également que celui qui donne 40 boisseaux par acre paye un revenu plus considérable que le terrain qui n'en donne que 30, et que cette différence est presque équivalente à la différence du produit. Il devient immédiatement disciple de M. Ricardo, et admet que la raison pour laquelle on paye certains prix en retour de l'usage de la terre, c'est qu'il existe des sols de diverses qualités, lorsque assurément il regarderait comme souverainement absurde l'individu qui entreprendrait de lui prouver qu'on paye les boeufs certains prix, parce que l'un de ces animaux est plus pesant qu'un autre ; qu'on paye des rentes pour des maisons, parce que quelques-unes pourront loger 20 personnes, tandis que d'autres n'en logeront que 10, ou que tous les navires peuvent prendre du fret, parce que quelques-uns ont une capacité différente des autres.
Tout le système, ainsi que le lecteur s'en apercevra, est basé sur l'affirmation de l'existence d'un fait : à savoir, qu'au commencement de la mise en culture, lorsque la population est peu nombreuse, et que, conséquemment, la terre est abondante, les terrains les plus fertiles, ceux que leurs qualités rendent propres à rémunérer le plus largement une quantité donnée de travail, sont les seuls cultivés. Un fait semblable existe ou n'existe pas ; s'il n'existe pas, tout le système s'écroule. On se propose en ce moment de démontrer qu'il n'existe en aucune façon, et qu'il serait contraire à la nature des choses qu'il en fût, ou que jamais il pût en avoir été ainsi.
Le tableau que nous offre M. Ricardo diffère complètement de celui que nous avons précédemment soumis à l'examen du lecteur. Le premier, plaçant le colon sur les terrains les plus fertiles, exige que ses enfants et ses petits-enfants se trouvent réduits, successivement et régulièrement, à la déplorable nécessité d'occuper les terrains qui ne peuvent donner qu'une rémunération plus faible au travail, et qu'ils deviennent ainsi de plus en plus, de génération en génération, les esclaves de la nature. Le second, plaçant le cultivateur primitif sur les terrains plus ingrats, nous montre ceux qui viennent après lui, usant du pouvoir constamment croissant de passer à la culture de terrains plus fertiles, et devenant aussi de plus en plus, de génération en génération, les dominateurs de la nature, la forçant à travailler à leur profit et s'avançant constamment, de triomphe en triomphe, avec un invariable accroissement dans la puissance d'association, dans le développement de l'individualité, dans le sentiment de la responsabilité, et dans la faculté de faire de nouveaux progrès. De ces deux tableaux, quel est le vrai ? C'est ce qu'il faut établir par la détermination d'un fait : Comment les hommes ont-ils agi autrefois ? et comment agissent-ils aujourd'hui par rapport à l'occupation de la terre ? Si l'on peut démontrer que, dans tous les pays et dans tous les siècles, l'ordre des événements qui se sont succédé a été en opposition directe avec celui que M. Ricardo suppose avoir existé, alors sa théorie doit être abandonnée comme tout à fait dénuée de fondement. Qu'il en ait été ainsi, et que partout, dans, les temps anciens et modernes, la culture ait toujours commencé par les terrains les plus ingrats, et que l'homme n'ait pu, que grâce au développement de la population et de la richesse, soumettre à la culture les terrains plus fertiles, c'est ce que nous allons démontrer maintenant par un examen succinct des faits, tels qu'ils s'offrent à nous dans l'histoire du monde.
Nous commençons cet examen par les États-Unis, par la raison que leur établissement étant de date récente et se trouvant encore en progrès, la méthode que le colon a été, et est encore porté à suivre, peut être indiquée facilement. Si nous constatons qu'il commence invariablement par les terrains élevés et maigres qui n'exigent que peu de défrichement et aucun drainage, lesquels ne peuvent rendre au travail qu'une faible rémunération, et qu'aussi invariablement il passe, des terrains élevés aux terrains plus bas, lesquels ont besoin à la fois d'être défrichés et drainés, nous aurons alors présenté au lecteur un tableau véritable confirmé par la pratique, au moins par la pratique dans l'Amérique du nord. Si cependant nous pouvons alors suivre le cultivateur dans l'intérieur du Mexique, à travers le Brésil, le Pérou et le Chili, en Angleterre et dans toute l'étendue de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, de la Grèce et de l'Egypte, dans l'Asie et dans l'Australie, et démontrer que telle a été, invariablement, sa méthode d'action, on peut croire alors, que lorsque la population est peu nombreuse et par conséquent la terre abondante, la culture commence et doit toujours commencer sur les terrains les moins fertiles ; qu'avec l'augmentation de la population et de la richesse, on exploite toujours les terrains plus fertiles, qui donnent une rémunération constamment croissante aux efforts du travailleur ; et qu'avec le progrès de la population et de la richesse, il y a une diminution constante dans la quantité proportionnelle de ces efforts indispensable pour se procurer les choses nécessaires à la vie, avec un accroissement également constant dans la quantité proportionnelle de ceux que l'on peut appliquer à rendre plus considérable la somme de son bien-être, et des choses qui contribuent à sa commodité, à son luxe et à ses jouissances.