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11 décembre 2004 6 11 /12 /décembre /2004 00:04

Vattel-tome-II.jpgCHAPITRE III

Des justes Causes de la Guerre.

 

§.24       Que la Guerre ne doit point être entreprise sans de très-fortes raisons

            Quiconque aura une idée de la Guerre, quiconque réfléchira à ses effets terribles, aux suites funestes qu'elle traîne après elle, conviendra aisément qu'elle ne doit point être entreprise sans les plus fortes raisons.   L’humanité se révolte contre un Souverain, qui prodigue le sang de ses plus fidèles sujets, sans nécessité, ou sans raisons pressantes, qui expose son peuple aux calamités de la Guerre, lorsqu'il pourroit le faire jouïr d'une paix glorieuse & salutaire.   Que si à l’imprudence, au manque d'amour pour son peuple, il joint l’injustice envers ceux qu'il attaque ; de quel crime, ou plûtôt, de quelle effroyable suite de crimes ne se rend-il point coupable ? Chargé de tous les maux qu'il attire à ses sujets, il est coupable encore de tous ceux qu'il porte chez un peuple innocent : Le sang versé, les Villes saccagées, les Provinces ruïnées ; voilà ses forfaits.   On ne tuë pas un homme, on ne brûle pas une chaumière, dont il ne soit responsable devant Dieu & comptable à l’humanité.   Les violences, les crimes, les désordres de toute espèce, qu'entraînent le tumulte & la licence des armes, souillent sa Conscience & sont mis sur son compte, parce qu'il en est le prémier auteur.   Puisse ce foible tableau toucher les Conducteurs des Nations, & leur inspirer, dans les entreprises guerriéres, une circonspection proportionnée à l’importance du sujet !

 

§.25       Des Raisons justificatives & des Motifs de faire la guerre

            Si les hommes étoient toûjours raisonnables, ils ne combattroient que par les armes de la Raison ; la Justice & l’Equité naturelle seroient leur règle, ou leur juge.   Les voies de la force sont une triste & malheureuse ressource, contre ceux qui méprirent la justice & qui refusent d'écouter la Raison.   Mais enfin, il faut bien venir à ce moyen, quand tout autre est inutile.   Une Nation juste & sage, un bon Prince, n'y recourt qu’à l’extrémité, comme nous l’avons fait voir dans le dernier Chapitre du Livre II.   Les raisons qui peuvent l’y déterminer sont de deux sortes ; Les unes font voir qu'il est en droit de faire la Guerre, qu’il en a un légitime sujet ; on les appelle Raisons justificatives : Les autres sont prises de l’utilité & de la convenance : Par elles on voit s'il convient au Souverain d'entreprendre la Guerre ; ce sont des Motifs.

 

§.26       Quelle est en général la juste Cause de la guerre

            Le droit d’user de force, ou de faire la Guerre n'appartient aux Nations que pour leur défense & pour le maintien de leurs droits (§.3).   Or si quelqu'un attaque une Nation ou viole ses droits parfaits, il lui fait injure.   Dés-lors, & dés-lors seulement, cette Nation est en droit de le repousser & de le mettre à la raison : Elle a le droit encore de prévenir l’injure, quand elle s'en voit menacée (L.II §.50).   Disons donc en général, que le fondement, ou la Cause de toute Guerre juste est l’injure, ou déja faite, ou dont on se voit menacé.   Les Raisons justificatives de la Guerre font voir que l’on a reçû une injure, ou qu’on s'en voit assez menacé, pour être autorisé à la prévenir par les armes.   Au reste, on voit bien qu'il s'agit ici de la partie principale, qui fait la Guerre, & non de ceux qui y prennent part, en qualité d'Auxiliaires.

 

            Lorsdonc qu'il s'agit de juger si une Guerre est juste, il faut voir si celui qui l’entreprend à véritablement reçû une injure, ou s'il en est réellement menacé.   Et pour savoir ce que l’on doit regarder comme une injure, il faut connaître les droits proprement dits, les droits parfaits d'une Nation.   Il en est de bien des sortes, & en très-grand nombre ; mais on peut les rapporter tous aux chefs généraux, dont nous avons déja traité, & dont nous traiterons encore dans cet Ouvrage.   Tout ce qui donne atteinte à ces droits est une injure, & une juste Cause de la Guerre.

 

§.27       Quelle Guerre est injuste

            Par une conséquence immédiate de ce que nous venons d'établir, si une Nation prend les armes lorsqu'elle n'a reçû aucune injure, & qu'elle n'en est point menacée, elle fait une Guerre injuste.   Celui-là seul à droit de faire la guerre à qui on a fait, ou on se prépare à faire injure.

 

§.28       Du but de la Guerre

            Nous déduirons encore du même Principe le but, ou la fin légitime de toute Guerre, qui est de venger, ou de prévenir l’injure.   Venger signifie ici, poursuivre la réparation de l’injure, si elle est de nature à être réparée, ou une juste satisfaction, si le mal est irréparable ; c’est encore, si le cas l’exige, punir l’offenseur, dans la vuë de pourvoir à notre sûreté pour l’avenir.   Le Droit de sûreté nous autorise à tout cela (Liv.II §§.49-52) Nous pouvons donc marquer distinctement cette triple fin de la Guerre légitime :

 

            1°.   Nous faire rendre ce qui nous appartient, ou ce qui nous est dû.

 

            2°.   Pourvoir à notre sûreté pour la suite, en punissant l’aggresseur ou l’offenseur.

 

            3°.   Nous défendre, ou nous garentir d'injure, en repoussant une injuste violence.   Les deux prémiers points font l’objet de la Guerre offensive, le troisiéme est celui de la Guerre défensive.   CAMILLE sur le point d'attaquer les Gaulois, présente en peu de mots à ses soldats tous les sujets qui peuvent fonder, ou justifier la Guerre : omnia quae defendi, repetique & ulcisci fit (a(a) TIT. LIV. Lib.V cap XLIX).

 

§.29       Les raisons justificatives & les motifs honnêtes doivent concourrir pour faire entreprendre la Guerre

            La Nation, ou son Conducteur, n'ayant pas seulement à garder la justice, dans toutes ses démarches, mais encore à les régler constamment sur le bien de l’Etat ; il faut que des motifs honnêtes & loüables concourrent avec les raisons justificatives, pour lui faire entreprendre la Guerre.   Ces raisons font voir que le Souverain est en droit de prendre les armes, qu’il en a un juste sujet ; les motifs honnêtes montrent qu'il est à propos, qu'il est convenable, dans le cas dont il s'agit, d’user de son droit : Ils se rapportent à la Prudence, comme les raisons justificatives appartiennent à la Justice.

 

§.30       Des motifs honnêtes & des motifs vicieux

            J'appelle motifs honnêtes & loüables, ceux qui sont pris du bien de l’Etat, du salut & du commun avantage des Citoyens.   Ils ne vont point sans les raisons justificatives ; car il n’est jamais véritablement avantageux de violer la justice.   Si une Guerre injuste enrichit l’Etat pour un tems, si elle recule ses frontières ; elle le rend odieux aux autres Nations, & l’expose au danger d'en être accablé.   Et puis, sont-ce toûjours les richesses, & l’étenduë des Domaines, qui font le bonheur des Etats ? On pourroit citer bien des exemples ; bornons-nous à celui des Romains.   La République Romaine se perdit par ses triomphes, par l’excès de ses Conquêtes & de sa puissance.   Rome, la Maîtresse du Monde, asservie à des Tyrans, opprimée sous le Gouvernement Militaire, avoit sujet de déplorer les succés de ses arme, de regretter les tems heureux, où sa Puissance ne s'étendoit pas au dehors de l’Italie, ceux-là même où sa Domination étoit presque renfermée dans l’enceinte de ses murailles.

 

            Les Motifs vicieux sont tous ceux qui ne se rapportent point au bien de l’Etat, qui ne sont pas puisés dans cette source pure, mais suggérés par la violence des passions.   Tels sont l’orgueilleux désir de commander, l’ostentation de ses forces, la soif des richesses, l’avidité des Conquêtes, la haine, la vengeance.

 

§.31       Guerre dont le sujet est légitime & les motifs vicieux

            Tout le droit de la Nation, & par conséquent du Souverain, vient du bien de l’Etat, & doit se mesurer sur cette règle.   L’obligation d'avancer & de maintenir le vrai bien de la Société, de l’Etat, donne à la Nation le droit de prendre les armes contre celui qui menace ou qui attaque ce bien précieux.   Mais si, lorsqu'on lui fait injure, la Nation est portée à prendre les armes, non par la nécessité de se procurer une juste réparation, mais par un motif vicieux ; elle abuse de son droit.   Le vice du motif souille des Armes, qui pouvoient être justes : La Guerre ne se fait point pour le sujet légitime qu’on avoit de l’entreprendre, & ce sujet n'en est plus que le prétexte.   Quant au Souverain en particulier, au Conducteur de la Nation, de quel droit expose-t-il le salut de l’Etat, le sang & la fortune des Citoyens, pour satisfaire ses passions ? Le pouvoir suprême ne lui est confié que pour le bien de la Nation ; il n'en doit faire usage que dans cette unique vuë ; c’est le but prescrit à ses moindres démarches : & il se portera à la plus importante, à la plus dangereuse, par des motifs étrangers ou contraires à cette grande fin ! Rien n’est plus ordinaire cependant qu'un renversement de vuës si funeste ; & il est remarquable, que, par cette raison, le judicieux POLYBE appelle Causes de la Guerre, les Motifs qui portent à l’entreprendre, & Prétextes, les raisons justificatives, dont on s'autorise.   C’est ainsi, dit-il, que la Cause de la Guerre des Grecs contre les Perses fut l’expérience qu’on avoit faite de leur foiblesse & PHILIPPE ou ALEXANDRE après lui, prit pour prétexte le désir de venger les injustes, que la Grèce avoit si souvent reçues, & de pourvoir à sa sûreté pour l’avenir.

 

§.32       Des Prétextes

            Toutefois, espérons mieux des Nations & de leurs Conducteurs.   Il est de justes causes de Guerre, de véritables raisons justificatives : Et pourquoi ne se trouveroit-il pas des Souverains, qui s'en autorisent sincérement, quand ils ont d'ailleurs des motifs raisonnables de prendre les armes ? Nous appellerons donc Prétextes, les Raisons que l’on donne pour justificatives, & qui n'en ont que l’apparence, ou qui sont même absolument destituées de fondement.   On peut encore appeller Prétextes, des raisons vraies en elles-mêmes & fondées, mais qui n'étant point d'une assez grande importance pour faire entreprendre la Guerre, ne sont mises en avant que pour couvrir des vuës ambitieuses, ou quelqu'autre motif vicieux.   Telle étoit la plainte du Czar PIERRE I de ce qu’on ne lui avoit pas rendu assez d'honneurs, à son passage dans Riga.   Je ne touche point ici à ses autres raisons pour déclarer la Guerre à la Suède.

 

            Les Prétextes sont au moins un hommage, que les injustes rendent à la Justice.   Celui qui s'en couvre, témoigne encore quelque pudeur.   Il ne déclare pas ouvertement la guerre à tout ce qu'il y a de sacré dans la Société humaine.   Il avoue tacitement, que l’injustice décidée mérite l’indignation de tous les hommes.

 

§.33       Guerre entreprise pour la seule utilité

            Celui qui entreprend une Guerre, sur des motifs d'utilité seulement, sans raisons justificatives, agit sans aucun droit, & sa Guerre est injuste.   Et celui qui ayant en effet quelque juste sujet de prendre les armes, ne s'y porte cependant que par des vuës intéressées, ne peut être à la vérité accusé d'injustice ; mais il manifeste des dispositions vicieuses : Sa Conduite est répréhensible, & souillée par le vice des motifs.   La Guerre est un fléau si terrible, que la justice seule, jointe à une espèce de nécessité, peut l’autoriser, la rendre loüable, ou au moins la mettre à couvert de tout reproche.

 

§.34       Des peuples qui font la guerre sans raisons & sans motifs apparens

            Les peuples toûjours prêts à prendre les armes, dès qu’ils espèrent y trouver quelque avantage, sont des injustes, des ravisseurs ; mais ceux qui semblent se nourrir des fureurs de la Guerre, qui la portent de tous côtés, sans raisons ni prétextes, & même sans autre motif que leur férocité, sont des Monstres indignes du nom d'hommes.   Ils doivent être regardés comme les Ennemis du Genre humain, de même que, dans la Société Civile, les Assassins & les Incendiaires de profession ne sont pas seulement coupables envers les victimes particulières de leur brigandage, mais encore envers l’Etat, dont ils sont déclarés ennemis.   Toutes les Nations sont en droit de se réunir, pour châtier même pour exterminer ces peuples féroces.   Tels étoient divers Peuples Germains, dont parle TACITE ; tels ces Barbares, qui ont détruit l’Empire Romain.   Ils conservèrent cette férocité, long-tems après leur conversion au Christianisme.   Tels ont été les Turcs & d'autres Tartares, GENGHISKAN, TIMUR-BEC ou TAMERLAN, fléaux de Dieu comme ATTILA, & qui faisoient la Guerre pour le plaisir de la faire.   Tels sont dans les siécles polis & chez les Nations les mieux civilisées, ces prétendus Héros, pour qui les Combats n'ont que des charmes, qui font la guerre par goût, & non point par amour pour la Patrie.

 

§.35       Comment la Guerre défensive est juste, ou injuste    

            La Guerre défensive est juste, quand elle se fait contre un injuste aggresseur.   Cela n'a pas besoin de preuve.   La défense de soi-même contre une injuste violence, n’est pas seulement un droit, c’est un devoir pour une Nation, & l’un de ses devoirs les plus sacrés.   Mais si l’Ennemi qui fait une Guerre offensive à la Justice de son côté, on n’est point en droit de lui opposer la force, & la défensive alors est injuste.   Car cet Ennemi ne fait qu’user de son droit : il a pris les armes, pour se procurer une justice qu’on lui refusoit ; & c’est une injustice que de résister à celui qui use de son droit.

 

§.36       Comment elle peut devenir juste contre une offensive, qui étoit juste dans son principe

            La seule chose qui reste à faire en pareil cas, c’est d'offrir à celui qui attaque, une juste satisfaction.   S’il ne veut pas s'en contenter, on a l’avantage d'avoir mis le bon droit de son côté ; & l’on oppose désormais de justes armes à ses hostilités, devenuës injustes, parcequ'elles n'ont plus de fondement.

 

            Les Samnites, poussés par l’ambition de leurs Chefs, avoient ravagé les terres des Alliés de Rome.   Revenus de leur égarement, ils offrirent la réparation du dommage, & toute sorte de satisfaction raisonnable ; mais leurs soumissions ne purent appaiser les Romains : Sur quoi CAIUS PONTIUS Général des Samnites, dit à son Peuple : « Puisque les Romains veulent absolument la Guerre, elle devient juste pour nous par nécessité ; les armes sont justes & saintes, pour ceux à qui on ne laisse d'autre ressource que les armes » : Justum est bellum, quibus necessarium ; & pia arma, quibus nulla nisi in armis relinquitur spes (a(a) TIT. LIV.Lib.IX).

 

§.37       Comment la Guerre offensive est juste, dans une Cause évidente

            Pour juger de la justice d'une Guerre offensive, si faut d'abord considérer la nature du sujet qui fait prendre les armes.   On doit être bien assûré de son droit, pour le faire valoir d'une manière si terrible.   S’il est donc question d'une chose évidemment juste, comme de recouvrer son bien, de faire valoir un droit certain & incontestable, d'obtenir une juste satisfaction pour une injure manifeste ; & si on ne peut obtenir justice autrement que par la force des armes ; la Guerre offensive est permise.   Deux choses sont donc nécessaires pour la rendre juste :

 

            1°, Un droit à faire valoir ; c’est-à-dire que l’on soit fondé à exiger quelque chose d'une Nation.  

 

            2°, Que l’on ne puisse l’obtenir autrement que par les armes.   La nécessité seule autorise à user de force.   C’est un moyen dangereux & funeste.   La Nature, Mère commune des hommes, ne le permet qu'à l’extrémité, & au défaut de tout autre.   C’est faire injure à une Nation, que d'employer contre elle la violence, avant que de savoir si elle est disposée à rendre justice, ou à la refuser.   Ceux qui, sans tenter les voies pacifiques, courrent aux armes pour le moindre sujet, montrent assez, que les raisons justificatives ne sont, dans leur bouche, que des prétextes : Ils saisissent avidement l’occasion de se livrer à leurs passions, de servir leur Ambition, sous quelque couleur de droit.

 

§.38       Et dans une Cause douteuse

            Dans une Cause douteuse, là où il s'agit de droits incertains, obscurs, litigieux, tout ce que l’on peut exiger raisonnablement, c'est que la question soit discuttée (Liv.II §.331), & s’il n’est pas possible de la mettre en évidence, que le différend soit terminé par une transaction équitable.   Si donc l’une des Parties se refuse à ces moyens d'accommodement, l’autre sera en droit de prendre les armes, pour la forcer à une transaction.   Et il faut bien remarquer, que la Guerre ne décide pas la question ; la Victoire contraint seulement le vaincu à donner les mains au Traité qui termine le différend.   C’est une erreur non moins absurde que funeste, de dire, que la Guerre doit décider les Controverses entre ceux qui, comme les Nations, ne reconnoissent point de Juge.   La Victoire suit d'ordinaire la force & la prudence, plûtôt que le bon droit.   Ce seroit une mauvaise règle de décision.   Mais c’est un moyen efficace, pour contraindre celui qui se refuse aux voies de justice ; & il devient juste dans les mains du Prince, qui l’employe à propos & pour un sujet légitime.

 

§.39       La Guerre ne peut être juste des deux côtés

            La Guerre ne peut être juste des deux côtés.   L’un s’attribuë un droit, l’autre le lui conteste ; l’un se plaint d'une injure, l’autre nie de l’avoir faite.   Ce sont deux personnes qui disputent sur la vérité d'une proposition : il est impossible que les deux sentiments contraires soient vrais en même-tems.

 

§.40       Quand réputée cependant pour légitime

            Cependant il peut arriver que les contendans soient l’un & l’autre dans la bonne-foi : Et dans une Cause douteuse, il est encore incertain de quel côté se trouve le droit.   Puis donc que les Nations sont égales & indépendantes (Liv.II §.36 & Prélim. §§.18-19), & ne peuvent s'ériger en juges les unes des autres ; il s’ensuit que dans toute Cause susceptible de doute, les armes des deux parties qui se font la Guerre doivent passer également pour légitimes, au moins quant aux effets extérieurs, & jusqu'à ce que la Cause soit décidée.   Cela n'empêche point que les autres Nations n'en puissent porter leur jugement pour elles-mêmes, pour savoir ce qu'elles ont à faire, assister celle qui leur paroîtra fondée.   Cet effet de l’indépendance des Nations n'empêche point non-plus que l’Auteur d'une Guerre injuste ne soit très-coupable.   Mais s'il agit par les suites d'une ignorance, ou d'une erreur invincible, l’injustice de ses armes ne peut lui être imputée.

 

§.41       Guerre entreprise pour punir une Nation

            Quand la Guerre offensive à pour objet de punir une Nation, elle doit être fondée, comme toute autre Guerre, sur le droit & la nécessité.  

 

            1°, Sur le droit : il faut que l’on ait véritablement reçu une injure ; l’injure seule étant une juste Cause de la Guerre (§.26) : on est en droit d'en poursuivre la réparation ; ou si elle est irréparable de sa nature, ce qui est le cas de punir, on est autorisé à pourvoir à sa propre sûreté, & même à celle de toutes les Nations en infligeant à l’offenseur une peine capable de le corriger & de servir d'exemple.  

 

            2°, La nécessité doit justifier une pareille Guerre ; c’est-à-dire, que pour être légitime, il faut qu'elle se trouve l’unique moyen d'obtenir une juste satisfaction, laquelle emporte une sûreté raisonnable pour l’avenir.   Si cette satisfaction complette est offerte, ou si on peut l’obtenir sans Guerre ; l’injure est effacée, & le droit de sûreté n'autorise plus à en poursuivre la vengeance (voyez Liv.II §§.49-52).

 

            La Nation coupable doit se soumettre à une peine qu’elle a méritée, & la souffrir en forme de satisfaction.   Mais elle n’est pas obligée de se livrer à la discrétion d'un Ennemi irrité.   Lors donc qu'elle se voit attaquée, elle doit offrir satisfaction, demander ce qu’on exige d'elle en forme de peine ; & si on ne veut pas s'expliquer, ou si on prétend lui imposer une peine trop dure, elle est en droit de résister ; sa défense devient légitime.

 

            Au reste, il est manifeste que l’offensé seul à le droit de punir des personnes indépendantes.   Nous ne répéterons point ici ce que nous avons dit ailleurs (L.II §.7) de l’erreur dangereuse, ou de l’extravagant prétexte de ceux qui s’arrogent le droit de punir une Nation indépendante, pour des fautes, qui ne les intéressent point ; qui s’érigent follement en Défenseurs de la Cause de Dieu, se charge de punir la dépravation des mœurs, ou l’irréligion d’un peuple, qui n’est pas commis à leurs soins.

 

§.42       Si l’accroissement d'une Puissance voisine peut autoriser à lui faire la guerre

            Il se présente ici une Question célèbre & de la plus grande importance.   On demande, si l’accroissement d’une Puissance voisine, par laquelle on craint d’être un jour opprimé, est une raison suffisante de lui faire la Guerre ; si l’on peut avec justice, prendre les armes, pour s’opposer à son aggrandissement, ou pour l’affoiblir, dans la seule vuë de se garentir des dangers, dont une Puissance démésurée menace presque toûjours les foibles ? La Question n’est pas un problème, pour la plûpart des Politiques : Elle est plus embarrassante pour ceux qui veulent allier constamment la Justice à la Prudence.

 

             D’un côté, l’Etat qui accroît sa puissance par tous les ressorts d’un bon Gouvernement, ne fait rien que de loüable ; il remplit ses devoirs envers soi-même, & ne blesse point ceux qui le lient envers autrui.   Le Souverain qui, par héritage, par une élection libre, ou par quelque autre voie juste & honnête, unis à ses Etats de nouvelles Provinces, des Royaumes entiers, use de ses droits, & ne fait tort à personne.   Comment seroit -il donc permis d'attaquer une Puissance, qui s'aggrandit par des moyens légitimes ? Il faut avoir reçu une injure, ou en être visiblement menacé, pour être autorisé à prendre les armes, pour avoir un juste sujet de Guerre (§§.26 & 27).   D'un autre côté, une funeste & constante expérience ne montre que trop, que les Puissances prédominantes ne manquent guères de molester leurs voisins, de les opprimer, de les subjuguer même entiérement, dès qu'elles en trouvent l’occasion & qu'elles peuvent le faire impunément.   L’Europe se vit sur le point de tomber dans les fers, pour ne s’être pas opposée de bonne-heure à la fortune de CHARLES-QUINT.   Faudra-t-il attendre le danger, laisser grossir l’orage, qu’on pourroit dissiper dans ses commencemens ; souffrir l’aggrandissement d'un Voisin, & attendre paisiblement qu'il se dispose à nous donner des fers ? Sera-t-il tems de se défendre quand on n'en aura plus les moyens ? La Prudence est un devoir pour tous les hommes, & très-particulièrement pour les Conducteurs des Nations, chargés de veiller au salut de tout un peuple.   Essayons de résoudre cette grande question, conformément aux principes sacrés du Droit de la Nature & des Gens.   On verra qu’ils ne mènent point à d'imbécilles scrupules, & qu'il est toûjours vrai de dire, que la Justice est inséparable de la saine Politique.

 

§.43       Seul & par lui-même, il ne peut en donner le droit

            Et d'abord, observons que la prudence, qui est sans-doute une vertu bien nécessaire aux Souverains, ne peut jamais conseiller l’usage des moyens illégitimes pour une fin juste & loüable.   Qu’on n'oppose point ici le salut du peuple, Loi suprême de l’Etat ; car ce salut même du peuple, le salut commun des Nations, proscrit l’usage des moyens contraires à la Justice & à l’honnêteté.   Pourquoi certains moyens sont-ils illégitimes ? Si l’on y regarde de près, si l’on remonte jusqu'aux prémiers principes, on verra que c’est précisément parceque leur introduction seroit pernicieuse à la Société humaine, funeste à toutes les Nations.   Voyez en particulier ce que nous avons dit en traitant de l’observation de la Justice (Liv.II chap.V).   C'est donc pour l’intérêt & le salut même des Nations, que l’on doit tenir comme une Maxime sacrée, que la fin ne légitime pas les moyens.   Et puisque la Guerre n’est permise que pour venger une injure reçuê, ou pour se garentir de celle dont on est menacé (§.26) ; c’est une Loi sacrée du Droit des Gens, que l’accroissement de puissance ne peut seul & par lui-même donner à qui que ce soit le droit de prendre les armes, pour s'y opposer.

 

§.44       Comment les apparences du danger donnent ce droit

            On n'a point reçu d'injure de cette Puissance ; la Question le suppose : il faudroit donc être fondé à s'en croire menacé, pour courrir légitimement aux armes.   Or la puissance seule ne menace pas d'injure ; il faut que la volonté y soit jointe.   Il est malheureux pour le Genre-humain, que l’on puisse presque toûjours supposer la volonté d'opprimer, là où se trouve le pouvoir d'opprimer impunément.   Mais ces deux choses ne fons pas nécessairement inséparables : Et tout le droit que donne leur union ordinaire, ou fréquente, c’est de prendre les prémières apparences pour un indice suffisant.   Dès qu'un Etat à donné des marques d'injustice, d'avidité, d'orgueil, d'ambition, d'un désir impérieux de faire la loi ; c’est un Voisin suspect, dont on doit se garder : on peut le prendre au moment où il est sur le point de recevoir un accroissement formidable de Puissance, lui demander des sûretés ; & s'il hésite à les donner, prévenir ses desseins par la force des armes.   Les intérêts des Nations sont d'une toute autre importance, que ceux des particuliers ; le Souverain ne peut y veiller mollement, ou sacrifier ses défiances, par grandeur d’âme & par générosité.   Il y va de tout pour une Nation, qui a un Voisin également puissant & ambitieux.   Puisque les hommes sont réduits à se gouverner le plus souvent sur les probabilités ; ces probabilités méritent leur attention, à proportion de l’importance du sujet ; & pour me servir d'une expression de Géométrie, on en fondé à aller au-devant d'un danger, en raison composée du dégré d'apparence & de la grandeur du mal dont on est menacé.   S’il est question d'un mal supportable, d'une perte légère, il ne faut rien précipiter ; il n’y a pas un grand péril à attendre, pour s'en garder, la certitude qu’on en est menacé.   Mais s'agit-il du salut de l’Etat ? La prévoyance ne peut s'étendre trop loin.   Attendra-t-on, pour détourner sa ruïne, qu'elle soit devenuë inévitable ? Si l’on en croit si aisément les apparences, C’est la faute de ce Voisin, qui a laissé échapper divers indices de son Ambition.   Que CHARLES II Roi d'Espagne, au lieu d'appeller à sa Succession le Duc d'Anjou, eût nommé pour son Héritier Louis XIV lui-même ; souffrir tranquillement l’union de la Monarchie d'Espagne à celle de France, c’eût été, suivant toutes les règles de la prévoyance humaine, livrer l’Europe entière à la servitude, ou la mettre au moins dans l’état le plus critique.   Mais quoi ? Si deux Nations indépendantes jugent à propos de s'unir, pour ne former désormais qu'un même Empire, ne sont-elles pas en droit de le faire ? Qui sera fondé à s'y opposer ? Je répons, qu'elles sont en droit de s'unir, pourvû que ce ne soit point dans des vuës préjudiciables aux autres.   Or si chacune de ces deux Nations est en état de se gouverner & de se soutenir par elle-même, de se garentir d'insulte & d'oppression ; on présume avec raison qu'elles ne s'unissent en un même Etat, que dans la vuë de dominer sur leurs voisins.   Et dans les occasions où il est impossible, ou trop dangereux d'attendre une entière certitude, on peut justement agir sur une présomption raisonnable.   Si un inconnu me couche en jouë au milieu d'un bois, je ne suis pas encore certain qu'il veuille me tuer ; lui laisserai-je le tems de tirer, pour m'assûrer de son dessein ? Est-il un Casuiste raisonnable qui me refuse le droit de le prévenir ? Mais la présomption devient presque équivalente à une certitude, si le Prince qui va s'élever à une Puissance énorme, à déja donné des preuves de hauteur & d'une ambition sans bornes.   Dans la supposition que nous venons de faire, qui eût osé conseiller aux Puissances de l’Europe de laisser prendre à Louis XIV un accroissement de forces si redoutable ? Trop certaines de l’usage qu'il en auroit fait, elles s'y seroient opposées de concert ; & leur sûreté les y autorisoit.   Dire qu'elles devoient lui laisser le tems d'affermir sa domination sur l’Espagne, de consolider l’union des deux Monarchies, & dans la crainte de lui faire injustice, attendre tranquillement qu'il les accablât ; ne seroit-ce pas interdire aux hommes le droit de se gouverner suivant les règles de la prudence, de suivre la probabilité, & leur ôter la liberté de pourvoir à leur salut, tant qu'elles n'auront pas une démonstration Mathématique qu'il est en danger ? On prêcheroit vainement une pareille doctrine.   Les principaux Souverains de l’Europe, que le Ministère de Louvois avoit accoûtumés à redouter les forces & les vuës de Louis XIV, portèrent la défiance jusqu'à ne pas vouloir souffrir qu'un Prince de la Maison de France s’assit sur le Trône d'Espagne, quoiqu'il y fût appellé par la Nation, qui approuvoit le Testament de son dernier Roi.   Il y monta malgré les efforts de ceux qui craignoient tant son élévation ; & les suites ont fait voir que leur Politique étoit trop ombrageuse.

 

§.45       Autre cas plus évident

            Il est plus aisé encore de prouver, que si cette Puissance formidable laisse percer des dispositions injustes & ambitieuses, par la moindre injustice qu'elle fera à une autre, toutes les Nations peuvent profitter de l’occasion, & en se joignant à l’offensé, réunir leurs forces, pour réduire l’Ambitieux & pour le mettre hors d'état d'opprimer si facilement ses Voisins, ou de les faire trembler continuellement devant lui.   Car l’injure donne le droit de pourvoir à sa sûreté pour l’avenir, en ôtant à l’injuste les moyens de nuire ; & il est permis, il est même loüable, d’assister ceux qui sont opprimés, ou injustement attaqués.   Voilà de quoi mettre les Politiques à l’aise, & leur ôter tout sujet de craindre, que se piquer ici d'une exacte justice, ce ne fût courrir à l’esclavage, il est peut-être sans exemple, qu'un Etat reçoive quelque notable accroissement de puissance, sans donner à d'autres de justes sujets de plainte.   Que toutes les Nations soient attentives à le réprimer ; & elles n'auront rien à craindre de sa part.   L’Empereur CHARLES-QUINT saisit le prétexte de la Religion, pour opprimer les Princes de l’Empire & les soumettre à son autorité absoluë.   Si, profittant de sa Victoire sur l’Electeur de Saxe, il fût venu à bout de ce grand dessein, la Liberté de l’Europe étoit en danger.   C'étoit donc avec raison que la France assistoit les Protestans d'Allemagne ; la Justice le lui permettoit, & elle y étoit appellée par le soin de son propre salut.   Lorsque le même Prince s'empara du Duché de Milan, les Souverains de l’Europe devoient aider la France à le lui disputer, & profitter de l’occasion pour réduire sa Puissance à de justes bornes.   S'ils se fussent habilement prévalus des justes sujets qu'il ne tarda pas à leur donner de se liguer contre lui, ils n'auroient pas tremblé dans la suite pour leur Liberté.

 

§.46       Autres moyens toûjours permis, pour se mettre en garde contre une grande Puissance

            Mais supposé que cet Etat puissant par une conduite également juste & circonspecte, ne donne aucune prise sur lui ; verra-t-on ses progrès d'un œil indifférent ; & tranquilles spectateurs des rapides accroissemens de ses forces, se livrera-t-on imprudemment aux desseins qu'elles pourront lui inspirer ? Non sans-doute.   L’imprudente nonchalance ne seroit pas pardonnable, dans une matière de si grande importance.   L’exemple des Romains est une bonne leçon à tous les Souverains.   Si les plus Puissans de ces tems-là se fussent concertés pour veiller sur les entreprises de Rome, pour mettre des bornes à ses progrès ; ils ne seroient pas tombés successivement dans la servitude.   Mais la force des armes n’est pas le seul moyen de se mettre en garde contre une Puissance formidable.   Il en est de plus doux, & qui sont toûjours légitimes.   Le plus efficace est la Confédération des autres Souverains moins puissans, lesquels, par la réunion de leurs forces, se mettent en état de balancer la Puissance qui leur fait ombrage.   Qu’ils soient fidèles & fermes dans leur Alliance ; leur union fera la sûreté d'un chacun.

 

            Il leur est permis encore de se favoriser mutuellement, à l’exclusion de celui qu’ils redoutent ; & par les avantages de toute espèce, mais sur-tout dans le Commerce, qu’ils feront réciproquement aux sujets des Alliés, & qu’ils refuseront à ceux de cette dangereuse Puissance, ils augmenteront leurs forces, en diminuant les siennes, sans qu’elle ait sujet de se plaindre ; puisque chacun dispose librement de ses faveurs.

 

§.47       De l’Equilibre Politique

            L’Europe fait un systême Politique, un Corps, où tout est lié par les rélations & les divers intérêts des Nations, qui habitent cette partie du Monde.   Ce n’est plus, comme autrefois, un amas confus de pièces isolées, dont chacune se croyoit peu intéressée au sort des autres, & se mettoit rarement en peine de ce qui ne la touchoit pas immédiatement.   L’attention continuelle des Souverains à tout ce qui se passe, les Ministres toûjours résidens les Négociations perpétuelles font de l’Europe moderne une espèce de République, dont les Membres indépendans, mais liés par l’intérêt commun, se réunissent pour y maintenir l’ordre & la Liberté.   C’est ce qui a donné naissance à cette fameuse idée de la Balance Politique, ou de l’Equilibre du Pouvoir.   On entend par là, une disposition des choses, au moyen de laquelle aucune Puissance ne se trouve en état de prédominer absolument, & de faire la loi aux autres.

 

§.48       Moyens de le maintenir

            Le plus sûr moyen de conserver cet Equilibre seroit, de faire qu'aucune Puissance ne surpassât de beaucoup les autres, que toutes, ou au moins la meilleure partie, fussent à-peu-près égales en forces.   On a attribué cette vuë à HENRI IV.   Mais elle n'eût pû se réaliser sans injustice & sans violence.   Et puis, cette égalité une fois établie, comment la maintenir toûjours par des moyens légitimes ? Le Commerce, l’industrie, les Vertus Militaires, la feront bientôt disparoître.   Le droit d'héritage, même en faveur des femmes & de leurs descendans, établi avec tant d'absurdité pour les Souverainetés, mais établi enfin, bouleversera votre systême.

 

            Il est plus simple, plus aisé & plus juste, de recourrir au moyen dont nous venons de parler, de former des Confédérations, pour faire tête au plus puissant & l’empêcher de donner la Loi.   C’est ce que font aujourd’hui les Souverains de l’Europe.   Ils considérent les deux principales Puissances, qui, par-là même, sont naturellement rivales, comme destinées à se contenir réciproquement, & ils se joignent à la plus foible, comme autant de poids, que l’on jette dans le bassin le moins chargé, pour le tenir en équilibre avec l’autre.   La Maison d'Autriche à long-tems été la Puissance prévalente C’est aujourd’hui le tour de la France.   L’Angleterre, dont les richesses & les Flottes respectables ont une très-grande influence, sans allarmer aucun Etat pour sa Liberté, parceque cette Puissance paroit guérie de l’esprit de Conquête ; l’Angleterre, dis-je, à la gloire de tenir en ses mains la Balance Politique.   Elle est attentive à la conserver en équilibre.   Politique très-sage & très-juste en elle-même, & qui sera à-jamais loüable, tant qu'elle ne s'aidera que d'Alliances, de Confédérations, ou d'autres moyens également légitimes.

 

§.49       Comment on peut contenir, ou même affoiblir celui qui rompt l’équilibre

            Les Confédérations seroient un moyen sûr de conserver l’Equilibre, & de maintenir ainsi la Liberté des Nations, si tous les Souverains étoient constamment éclairés sur leurs véritables intérêts, & s’ils mesuroient toutes leurs démarches sur le bien de l’Etat.   Mais les grandes Puissances ne réussissent que trop à se faire des partisans & des Alliés, aveuglément livrés à leurs vuës.   Eblouïs par l’éclat d'un avantage présent, réduits par leur avarice, trompés par des ministres infidèles, combien de Princes se font les instruments d'une Puissance, qui les engloutira quelque jour, eux ou leurs Successeurs ? Le plus sûr est donc d'affoiblir celui qui rompt l’équilibre, aussi-tôt qu’on en trouve l’occasion favorable, & qu’on peut le faire avec justice (§.45) ; ou d’empêcher par toute sorte de moyens honnêtes, qu'il ne s'élève à un dégré de puissance trop formidable.   Pour cet effet, toutes les Nations doivent être sur-tout attentives à ne point souffrir qu'il s'aggrandisse par la vole des armes : Et elles peuvent toûjours le faire avec justice.   Car si ce Prince fait une Guerre injuste ; chacun est en droit de secourir l’opprimé.   Que s'il fait une Guerre juste ; les Nations neutres peuvent s'entremettre de l’accommodement, engager le foible à offrir une juste satisfaction, des conditions raisonnables, & ne point permettre qu'il soit subjugué.   Dés que l’on offre des Conditions équitables à celui qui fait la Guerre la plus juste, il a tout ce qu'il peut prétendre.   La justice de sa Cause, comme nous le verrons plus bas, ne lui donne jamais le droit de subjuguer son ennemi, si ce n'est quand cette extrémité devient nécessaire à sa sûreté, ou quand il n'a pas d'autre moyen de s'indemniser du tort qui lui a été fait.   Or ce n’est point ici le cas ; les Nations intervenantes pouvant lui faire trouver d'une autre manière & sa sûreté, & un juste dédommagement.

 

            Enfin il n'est pas douteux que si cette Puissance formidable médite certainement des desseins d'oppression & de conquête, si elle trahit ses vuës par ses préparatifs, ou par d'autres démarches ; les autres sont en droit de la prévenir, & si le sort des armes leur est favorable, de profitter d'une heureuse occasion, pour affoiblir & réduire une Puissance trop contraire à l’équilibre, & redoutable à la Liberté commune.

 

            Ce droit des Nations est plus évident encore contre un Souverain, qui, toûjours prêt à courrir aux armes, sans raisons & sans prétextes plausibles, trouble continuellement la tranquillité publique.

 

§.50       Conduite que l’on peut tenir avec un Voisin, qui fait des préparatifs de Guerre

            Ceci nous conduit à une Question particulière, qui a beaucoup de rapport à la précédente.   Quand un Voisin, au milieu d'une paix profonde, construit des Forteresses sur notre frontière, équippe une Flotte, augmente ses Troupes, assemble une Armée puissante, remplit ses Magasins ; en un mot, quand il fait des préparatifs de Guerre ; nous est-il permis de l’attaquer, pour prévenir le danger, dont nous nous croyons menacés ? La réponse dépend beaucoup des mœurs, du caractère de ce Voisin.   Il faut le faire expliquer, lui demander la raison de ces préparatifs.   C’est ainsi qu’on en use en Europe.   Et si sa foi est justement suspecte, on peut lui demander des sûretés.   Le refus seroit un indice suffisant de mauvais desseins & une juste raison de les prévenir.   Mais si ce Souverain n'a jamais donné des marques d'une lâche perfidie, & sur-tout si nous n'avons actuellement aucun démêlé avec lui ; pourquoi ne demeurerions-nous pas tranquilles sur sa parole, en prenant seulement les précautions que la prudence rend indispensables ? Nous ne devons point, sans sujet, le présumer capable de se couvrir d'infamie en ajoutant la perfidie à la violence.   Tant qu'il n'a pas rendu sa foi suspecte, nous ne sommes point en droit d'exiger de lui d'autre sûreté.

 

            Cependant il est vrai que si un Souverain demeure puissamment armé en pleine paix, ses Voisin ne peuvent s’endormir entièrement sur sa parole : La prudence les oblige à se tenir sur leurs gardes.   Et quand ils seroient absolument certains de la bonne-foi de ce Prince ; il peut survenir des différends, qu’on ne prévoit pas : Lui laisseront-ils l’avantage d'avoir alors des Troupes nombreuses & bien disciplinées, auxquelles ils n'auront à opposer que de nouvelles levées ? Non sans-doute ; ce seroit se livrer presque à sa discrétion.   Les voilà donc contraints de l’imiter, d'entretenir comme lui une grande Armée.   Et quelle charge pour un Etat ! Autrefois, & sans remonter plus haut que le siécle dernier, on ne manquoit guères de stipuler dans les Traités de paix, que l’on désarmeroit de part & d'autre, qu’on licencieroit les Troupes.   Si en pleine paix, un Prince vouloit en entretenir un grand nombre sur pied, ses voisins prenoient leurs mesures, formoient des Ligues contre lui ; & l’obligeoient à désarmer.   Pourquoi cette Coûtume salutaire ne s’est-elle pas conservée ? Ces Armées nombreuses, entretenuës en tout tems, privent la terre de ses Cultivateurs, arrêtent la population, & ne peuvent servir qu'à opprimer la Liberté du peuple qui les nourrit.   Heureuse l’Angleterre ! Sa situation la dispense d'entretenir à grands fraix les instruments du Despotisme.   Heureux les Suisses ! Si continuant à exercer soigneusement leurs Milices, ils se maintiennent en état de repousser les Ennemis du dehors, sans nourrir dans l’oisiveté, des soldats, qui pourroient un jour opprimer la Liberté du peuple, & menacer même l’Autorité légitime du Souverain.   Les Légions Romaines en fournissent un grand exemple.   Cette heureuse méthode d'une République libre, l’usage de former tous les Citoyens au métier de la Guerre, rend l’Etat respectable au dehors sans le charger d'un vice intérieur.   Elle eût été par-tout imitée, si par-tout on se fût proposé pour unique vuë le Bien public.   En voilà assez sur les principes généraux, par lesquels on peut juger de la justice d'une Guerre.   Ceux qui posséderont bien les Principes, & qui auront de justes idées des divers droits des Nations, appliqueront aisément les Règles aux cas particuliers.


 

 

 

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