CHAPITRE XXII
Des Fleuves, des Rivières & des Lacs.
§.266 D'un fleuve qui sépare deux territoires.
Lors qu'une Nation s'empare d'un pays, pour en faire sa demeure ; elle occupe tout ce que le pays renferme, terres, lacs, rivières &c. Mais il peut arriver que ce pays soit terminé, & séparé d'un autre, par un fleuve : On demande, à qui ce fleuve appartiendra ? Il est manifeste, par les principes que nous avons établis au Chapitre XVIII qu'il doit appartenir à la Nation qui s'en est emparée la prémiére. On ne peut nier ce principe ; mais la difficulté est d'en faire l’application. Il n’est pas aisé de décider laquelle de deux Nations voisines a été la première à s'emparer d'un fleuve qui les sépare. Voici les règles que les principes du Droit des Gens fournissent, pour vuider ces sortes de questions.
1°, Quand une Nation s'empare d'un pays terminé par un fleuve, elle est censée s'approprier aussi le fleuve même ; car un fleuve est d'un trop grand usage, pour que l’on puisse présumer que la Nation n'ait pas eû intention de se le réserver. Par conséquent le Peuple, qui le prémier a établi sa Domination sur l’un des bords du fleuve, est censé le premier occupant de toute la partie de ce fleuve qui termine son territoire. Cette présomption est indubitable, quand il s'agit d'un fleuve extrêmement large, au moins pour une partie de sa largeur ; & la force de la présomption croît ou diminuë, à l’égard du tout, en raison inverse de la largeur du fleuve ; car plus le fleuve est resserré, plus la sûreté & la commodité de l’usage demande qu'il soit soumis tout entier à l’Empire & à la propriété.
2°, Si ce Peuple a fait quelqu'usage du fleuve, comme pour la navigation ou pour la pêche, on présume d'autant plus sûrement qu'il a voulu se l’approprier.
3°, Si ni l’un ni l’autre des deux voisins du fleuve ne peut prouver que lui-même, ou celui dont il a le droit, s'est établi le prémier dans ces contrées ; on suppose que tous les deux y sont venus en même tems, puisqu'aucun n'a des raisons de préférence : & en ce cas, la domination de l’un & de l’autre s'étend jusqu'au milieu du fleuve.
4°, Une longue possession, non contredite, établit le droit des Nations ; autrement il n'y auroit point de paix, ni rien de fiable entr'elles ; & les faits notoires doivent prouver la possession. Ainsi, lorsque depuis un tems immémorial, une Nation exerce sans contradiction les droits de Souveraineté sur un fleuve qui lui sert de limites, personne ne peut lui en disputer l’empire.
5°, Enfin si les Traités définissent quelque chose sur la question, il faut les observer. La décider par des Conventions bien expresses, est le parti le plus sûr ; & c’est en effet celui que prennent aujourd'hui la plûpart des Puissances.
§.267 Du lit d'une riviére qui tarit, ou qui prend son cours ailleurs.
Si une rivière abandonne son lit, soit qu'elle tarisse, soit qu'elle prenne son cours ailleurs, le lit demeure au maître de la rivière ; car le lit fait partie de la rivière, & celui qui s’est approprié le tout, s’est nécessairement approprié les parties.
§.268 Du Droit d'Alluvion.
Si le territoire qui aboutit à un fleuve limitrophe n'a point d'autres limites que le fleuve même, il est au nombre des territoires à limites naturelles, ou indéterminés (territoria arcifinia), & il joûit du droit d'Alluvion ; dire que les aterrissements, qui peuvent s'y former peu-à-peu par le cours du fleuve, les accroissements insensibles, sont des accroissemens de ce territoire, qui en suivent la nature & appartiennent au même maître. Car si je m'empare d'un terrein, en déclarant que je veux pour limites le fleuve qui le baigne, ou s'il m’est donné sur ce pied-là, j'occupe par cela même d'avance le droit d'Alluvion, & par conséquent, je puis seul m'approprier tout ce que le courrant de l’eau ajoûtera insensiblement à mon terrein. Je dis insensiblement, parce que dans le cas très-rare que l’on nomme Avulsion, lorsque la violence de l’eau détache une portion considérable d'un fonds & la joint à un autre, ensorte qu'elle est encore reconnoissable, cette pièce de terre demeure naturellement à son prémier maître. De particulier à particulier, les Loix Civiles ont prévu & décidé le cas ; elles doivent combiner l’équité avec le bien de l’État & le soin de prévenir les procès.
En cas de doute, tout territoire aboutissant à un fleuve est présumé n'avoir d'autres limites que le fleuve même ; parceque rien n'est plus naturel que de le prendre pour bornes, quand on s'établit sur ses bords ; & dans le doute on présume toûjours ce qui est plus naturel & plus probable.
§.269 Si l’Alluvion apporte quelque changement aux droits sur le fleuve.
Dès qu'il est établi qu'un fleuve fait la séparation de deux territoires, soit qu’il demeure commun aux deux riverains opposés, soit qu'ils le partagent par moitié, soit enfin qu'il appartienne tout entier à l’un des deux ; les divers droits sur le fleuve ne souffrent aucun changement par l’alluvion. S'il arrive donc que par un effet naturel du courrant, l’un des deux territoires reçoive de l’accroissement, tandis que le fleuve gagne peu-à-peu sur la rive opposée ; le fleuve demeure la borne naturelle des deux territoires, & chacun y conserve ses mêmes droits, malgré son déplacement successif ; ensorte, par exemple, que s'il est partagé par le milieu entre les deux riverains, ce milieu, quoiqu'il ait changé de place, continuera à être la ligne de séparation des deux voisins. L’un perd, il est vrai, tandis que l’autre gagne ; mais la Nature seule fait ce changement : Elle détruit le terrein de l’un, pendant qu'elle en forme un nouveau pour l’autre. La chose ne peut pas être autrement, dès qu'on a pris le fleuve seul pour limites.
§.270 De ce qui arrive quand le fleuve change son cours.
Mais si au lieu d'un déplacement successif, le fleuve, par un accident purement naturel, se détourne entiérement de son cours, & se jette dans l’un des deux États voisins ; le lit qu'il abandonne, reste alors pour limites ; il demeure au maître du fleuve (§.267) : Le fleuve périt dans toute cette partie, tandis qu'il naît dans son nouveau lit, & qu'il y naît uniquement pour l’État dans lequel il coule.
Ce cas est tout différent de celui d'une rivière, qui change son cours, sans sortir du même État. Celle-ci continue, dans son nouveau cours, à appartenir au même Maître, soit à l’État, suit à celui à qui l’État l’a donnée ; parceque les rivières appartiennent au Public, en quelque lieu du pays qu'elles coulent. Le lit abandonné accroît par moitié aux terres contiguës de part & d'autre, si elles sont arcifinies, c'est-à-dire à limites naturelles & avec droit d'alluvion. Ce lit n'est plus au public, malgré ce que nous avons dit au §.267 ; à cause du droit d'alluvion des voisins, & parcequ'ici le Public ne possédoit cet espace que pour la raison seule qu'il étoit une rivière ; mais il lui demeure, si les terres adjacentes ne sont point arcifinies. Le nouveau terrein, sur lequel la rivière prend son cours, périt pour le propriétaire ; parceque toutes les rivières du pays sont réservées au Public.
§.271 Des ouvrages tendans à détourner le courrant.
Il n’est pas permis de faire sur le bord de l’eau des Ouvrages tendans à en détourner le cours & à le rejetter sur la rive opposée:Ce seroit vouloir gagner au préjudice d'autrui. Chacun peut seulement se garentir & empêcher que le courrant ne mine & n'entraîne son terrein.
§.272 Ou en général préjudiciables aux droits d'autrui.
En général, on ne peut construire sur un fleuve, non plus qu'ailleurs, aucun ouvrage préjudiciable aux droits d'autrui. Si une rivière appartient à une Nation, & qu’une autre y ait incontestablement le droit de navigation ; la prémière ne peut y construire une digue, ou des moulins, qui la feroient cesser d'être navigable : Son droit, en ce cas, n’est qu'une propriété limitée, & elle ne peut l’exercer qu'en respectant les droits d'autrui.
§.273 Règles au sujet de deux droits qui sont en contradiction.
Mais lorsque deux droits différens sur une même chose se trouvent en contradiction, il n'est pas toûjours aisé de décider lequel doit céder à l’autre. On ne peut y réussir qu'en considérant attentivement la nature des droits & leur origine. Par exemple, une rivière m'appartient, mais vous y avez droit de pêche : Puis-je construire dans ma rivière des moulins, qui rendroient la pêche plus difficile & moins fructueuse ? l’affirmative semble suivre de la nature de nos droits. J'ai, comme propriétaire, un droit essentiel sur la chose même ; vous n'y avez qu'un droit d'auge, accessoire & dépendant du mien : Vous avez seulement en général le droit de pêcher, comme vous pourrez, dans ma rivière, telle qu'elle sera, en tel état qu'il me conviendra de la posséder. Je ne vous ôte point votre droit, en construisant mes moulins ; il subsiste dans sa généralité, & s'il vous devient moins utile, c’est par accident, & parcequ'il est dépendant de l’exercice du mien.
Il n'en est pas ainsi du droit de navigation, dont nous venons de parler. Ce droit suppose nécessairement que la rivière demeurera libre & navigable ; il exclut tout ouvrage qui interromproit absolument la navigation.
L'ancienneté & l’origine des droits ne servent pas moins que leur nature à décider la question. Le droit le plus ancien, s'il est absolu, s'exerce dans toute son étendue, & l’autre seulement autant qu'il peut s'étendre sans préjudice du prémier ; car il n'a pû s'établir que sur ce pied-là, à moins que le possesseur du prémier droit n'ait expressément consenti à sa limitation.
De même, les droits cédés par le propriétaire de la chose sont censés cédés sans préjudice des autres droits qui lui compétent, & seulement autant qu'ils pourront s'accorder avec ceux-ci ; à moins qu'une déclaration expresse, ou que la nature même des droits n'en décide autrement. Si j'ai cédé à un autre le droit de pêche dans ma rivière, il est manifeste que je l’ai cédé sans préjudice de mes autres droits, & que je demeure le maître de construire dans cette rivière tels ouvrages que je trouverai à propos, quand même ils gêneroient la pêche, Pourvù qu'ils ne la détruisent pas entiérement. Un ouvrage de cette derniére espèce, tel que seroit une digue, qui empêcheroit le poisson de remonter, ne pourroit se construire que dans un cas de nécessité, &, selon les circonstances, en dédommageant celui qui a droit de pêche.
§.274 Des Lacs.
Ce que nous avons dit des fleuves & des rivières peut être facilement appliqué aux Lacs. Tout Lac entiérement renfermé dans un pays, appartient à la Nation maîtresse du pays, laquelle en s'emparant d'un territoire, est censée s'être approprié tout ce qu'il renferme : & comme il n'arrive guéres que la propriété d'un Lac un peu considérable tombe à des particuliers ; il demeure commun à la Nation. Si ce Lac est situé entre deux États, on le présume partagé entr'eux par son milieu, tant qu'il n'y a ni Titre, ni usage constant & manifeste pour en décider autrement.
§.275 Des accroissemens d'un lac.
Ce qui a été dit du droit d'Alluvion, en parlant des rivières, doit s'entendre aussi des Lacs. Lorsqu'un Lac qui termine un État, lui appartient tout entier, les accroissemens de ce Lac suivent le sort du tout ; mais il faut que ce soient des accroissemens insensibles, comme ceux d'un terrein dans l’alluvion, & de plus des accroissemens véritables, constants & consommés. Je m'explique :
1°, Je parle d'accroissemens insensibles. C’est ici le revers de l’alluvion ; il s'agit des accroissemens d'un Lac, comme il s'agissoit là de ceux d'un terrein. Si ces accroissemens ne sont pas insensibles, si le Lac, franchissant ses bords, inondoit tout-à-coup un grand pays ; cette nouvelle portion du Lac, ce pays couvert d'eau appartiendroit encore à son ancien maître. Sur quoi en fonderoit-on l’acquisition pour le maître du Lac ? l’espace est très reconnoissable, quoiqu'il ait changé de nature, & trop considérable pour présumer que le maître n'ait pas eû l’intention de se le conserver, malgré les changemens qui pourroient y survenir. Mais
2°, si le Lac mine insensiblement une portion du territoire opposé, la détruit, la rend méconnoissable, en s'y établissant & l’ajoûtant à son lit ; cette portion de terrein périt pour son maître, elle n'existe plus, & le Lac ainsi accrû appartient toûjours au même État, dans sa totalité.
3°, Que si quelques terres voisines du Lac sont seulement inondées par les grandes eaux, cet accident passager ne peut apporter aucun changement à leur dépendance. La raison pour laquelle le sol, que le Lac envahit peu-à-peu, appartient au maître du Lac & périt pour l’ancien propriétaire, c’est, d’État à État, que ce propriétaire n'a d'autres limites que le Lac, ni d'autres marques que ses bords pour reconnoître jusqu'où s'étend sa possession. Si l’eau avance insensiblement, il perd, si elle se retire de même, il gagne : Telle a dû être l’intention des peuples qui se sont respectivement approprié le Lac & les terres voisines ; on ne peut guéres leur en supposer d'autre. Mais un terrein inondé pour un tems n'est point confondu avec le reste du Lac ; il est encore reconnoissable, & le maître peut y conserver son droit de propriété. S'il en étoit autrement, une Ville inondée par un Lac, changeroit de Domination pendant les grandes eaux, pour retourner à son ancien maître au tems de la sécheresse.
4°, Par les mêmes raisons, si les eaux du Lac pénétrant par une ouverture dans le pays voisin, y forment une baye, ou en quelque façon un nouveau Lac, joint au prémier par un Canal ; ce nouvel amas d'eau & le Canal appartiennent au maître du pays, dans lequel ils se sont formés. Car les limites sont fort reconnoissables ; & on ne présume point l’intention d'abandonner un espace si considérable, s'il vient à être envahi par les eaux d'un Lac voisin.
Observons encore ici, que nous traitons la question d’État à État : Elle se décide par d'autres principes, entre les propriétaires membres d'un même État. Ici ce ne sont point les seules limites du sol, qui en déterminent la possession ; ce sont aussi sa nature & son usage. Le particulier qui posséde un champ au bord d'un Lac, ne peut plus en joüir comme d'un champ, lorsqu’il est inondé ; celui qui a, par exemple, le droit de pêche dans ce Lac, exerce son droit dans cette nouvelle étenduë : Si les eaux se retirent, le champ est rendu à l’usage de son maître. Si le Lac pénètre par une ouverture dans les terres basses du voisinage, & les submerge pour toujours ; ce nouveau Lac appartient au Public, parceque tous les Lacs sont à ce Public.
§.276 Des aterrissemens formés sur le bord d'un lac.
Les mêmes principes font voir, que si le Lac forme insensiblement des aterrissemens sur ses bords, soit en se retirant, soit de quelqu'autre manière, ces accroissemens appartiennent au pays auquel ils se joignent, lorsque ce pays n'a d'autres limites que le Lac. C'est la même chose que l’alluvion sur les bords d'une rivière.
§.277 Du lit d'un lac desséché.
Mais si le Lac venoit à se dessécher subitement, dans sa totalité, ou en grande partie ; le Lit demeureroit au Souverain du Lac ; la nature si reconnoissable du fond marquant suffisamment les limites.
§.278 De la Jurisdiction sur les lacs & les rivières.
L'Empire, ou la Jurisdiction sur les Lacs & les rivières suit les mêmes règles que la propriété, dans tous les cas que nous venons d'examiner. Elle appartient naturellement à chaque État, sur la portion, ou sur le tout, dont il a le Domaine. Nous avons vu (§.245) que la Nation, ou son Souverain, commande dans tous les lieux qu'elle possède.
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