CHAPITRE XXI
De l’aliénation des Biens publics, ou du Domaine, & de celle d'une partie de l’État.
§.257 La Nation peut aliéner ses Biens publics.
La Nation étant seule maîtresse des biens qu'elle possède ; elle peut en disposer comme bon lui semble, les aliéner, ou les engager validement. Ce droit est une conséquence nécessaire du Domaine plein & absolu. : l’exercice en est seulement restreint, par le Droit Naturel, à l’égard des Propriétaires qui n'ont pas l’usage de la raison, nécessaire pour la conduite de leurs affaires ; ce qui n’est pas le cas d'une Nation. Ceux qui pensent autrement ne peuvent alléguer aucune raison solide de leur sentiment ; & il suivroit de leurs principes, que l’on ne pourroit jamais contracter sûrement avec aucune Nation : Ce qui attaque par les fondemens tous les Traités publics.
§.258 Devoirs d'une Nation à cet égard.
Mais il est très vrai de dire, que la Nation doit conserver précieusement ses Biens publics, en faire un usage convenable, n'en disposer que pour de bonnes raisons, ne les aliéner, ou engager, que pour son avantage manifeste, ou dans le cas d'une pressante nécessité. Tout cela est une suite évidente des devoirs d'une Nation envers elle-même. Les Biens publics lui sont très-utiles, & même nécessaires ; elle ne peut les dissiper mal-à-propos, sans se faire tort & se manquer à soi-même honteusement. Je parle des Biens publics proprement dits, ou du Domaine de l’État. C’est couper les nerfs du Gouvernement, que de lui ôter ses revenus. Quant aux Biens communs à tous les Citoyens ; la Nation fait tort à ceux qui en profittent, si elle les aliéne sans Nécessité, ou sans de bonnes raisons. Elle est en droit de le faire, comme propriétaire de ces biens ; mais elle ne doit en disposer que d'une manière convenable aux devoirs du Corps envers ses membres.
§.259 Ceux du Prince.
Ces mêmes devoirs regardent le Prince, le Conducteur de la Nation. Il doit veiller à la conservation & à la sage administration des Biens publics, arrêter & prévenir leur dissipation, & ne point souffrir qu’ils soient divertis à des usages étrangers.
§.260 Il ne peut aliéner les Biens publics.
Le Prince ou le Supérieur quelconque de la Société, n'étant naturellement que l’Administrateur, & non le Propriétaire de l’État ; sa qualité de Chef de la Nation, de Souverain, ne lui donne point par elle-même le droit d'aliéner, ou d'engager les Biens publics. La règle générale est donc, que le Supérieur ne peut disposer des Biens publics quant à la substance ; ce droit étant réservé au seul Propriétaire, puisque l’on définit la Propriété par le droit de disposer d'une chose quant à la substance. Si le Supérieur vient à passer son pouvoir. à l’égard de ces Biens, l’aliénation qu'il en aura faite est invalide, & peut toûjours être révoquée par son Successeur, ou par la Nation. C'est la Loi communément reçuë dans le Royaume de France ; & c'est sur ce principe que le Duc de Sully conseilla à Henri IV de retirer toutes les parties du Domaine de la Couronne, qui avoient été aliénées par ses Prédécesseurs.
§.261 La Nation peut lui en donner le droit.
La Nation ayant la libre disposition de tous les biens qui lui appartiennent (§.247) ; elle peut transporter son droit au Souverain, & lui conférer par conséquent celui d'aliéner & d'engager les Biens publics. Mais ce droit n'étant pas nécessaire au Conducteur de l’État, pour gouverner heureusement ; on ne présume point que la Nation le lui ait donné ; & si elle n'en a pas fait une Loi expresse, on doit tenir que le Prince n’est est point revêtu.
§.262 Règles à ce sujet, pour ses Traités de Nation à Nation.
Les règles que nous venons d'établir, concernent les aliénations des Biens publics, faites en faveur des particuliers. La question change, quand il s'agit d'aliénations de Nation à Nation (a) Quod Domania Regnorum inalienabilia & semper revocabilia dicuntur, id respectu privatorum intelligitur ; nam contra alias Gentes divino privilegio opus foret. Leibnitius, Praefat. Ad Codic. Jur. Gent. Diplomat) : Il faut d'autres principes pour la décider, dans les différens cas qui peuvent se présenter ; Essayons d'en donner la théorie générale.
1°, Il est nécessaire que les Nations puissent traiter & transiger validement entr'elles, sans quoi elles n'auroient aucun moyen de terminer leurs affaires, de se mettre dans un état tranquille & assûré. D'où il suit que quand une Nation a cédé quelque partie de ses biens à une autre, la cession doit être tenue pour valide & irrévocable, comme elle l’est en effet, en vertu de la notion de propriété. Ce principe ne peut être ébranlé par aucune Loi fondamentale, au moyen de laquelle une Nation prétendroit s'ôter à elle-même le pouvoir d'aliéner ce qui lui appartient. Car ce seroit vouloir s'interdire tout Contrat avec d'autres Peuples, ou prétendre les tromper. Avec une pareille Loi, une Nation ne devroit jamais traiter de ses Biens : Si la nécessité l’y oblige, ou si son propre avantage l’y détermine ; dès qu'elle entre en traité, elle renonce à sa Loi fondamentale. On ne conteste guéres à la Nation entière le pouvoir d'aliéner ce qui lui appartient : Mais on demande, si son Conducteur, si le Souverain a ce pouvoir ? La question peut être décidée par les Loix fondamentales. Les Loix ne disent-elles rien directement là-dessus ; voici notre second principe :
2°, Si la Nation a déféré la pleine Souveraineté à son Conducteur, si elle lui a commis le soin, & donné, sans réserve, le droit de traiter & de contracter avec les autres États ; elle est censée l’avoir revêtu de tous les pouvoirs nécessaires pour contracter validement. Le Prince est alors l’organe de la Nation ; ce qu'il fait est réputé fait par elle-même ; & bien qu'il ne soit pas le Propriétaire des Biens publics, il les aliéné validement, comme étant dûement autorisé.
§.263 De l’aliénation d'une partie de l’État.
La question devient plus difficile, quand il s'agit, non de l’aliénation de quelques biens publics, mais du démembrement de la Nation même, ou de l’État, de la cession d'une Ville, ou d'une Province, qui en fait partie. Toutefois elle se résout solidement par les mêmes principes. Une Nation se doit conserver elle-même (§.16), elle doit conserver tous ses membres, elle ne peut les abandonner, & elle est obligée envers eux à les maintenir dans leur état de membres de la Nation (§.17). Elle n'est donc point en droit de trafiquer de leur état & de leur Liberté, pour quelques avantages, qu'elle se promettroit d'une pareille négociation. Ils se sont unis à la Société, pour en être membres ; Ils reconnoissent l’Autorité de l’État, pour travailler de concert au bien & au salut commun, & non pour être à sa disposition, comme une Métairie, ou comme un troupeau de bétail. Mais la Nation peut légitimement les abandonner, dans le cas d'une extrême nécessité, & elle est en droit de les retrancher du Corps, si le salut public l’exige. Lorsdonc qu'en pareil cas, l’État abandonne une Ville, ou une Province, à un Voisin, ou à un Ennemi puissant ; la cession doit demeurer valide quant à l’État, puisqu'il a été en droit de la faire : Il n'y peut plus rien prétendre ; il a cédé tous les droits qu'il pouvoit y avoir.
§.264 Droit de ceux qu'on veut démembrer.
Mais cette Province, ou cette Ville ainsi abandonnée & démembrée de l’État, n’est point obligée de recevoir le nouveau Maître qu'on voudrait lui donner. Séparée de la Société dont elle étoit membre, elle rentre dans tous ses droits ; & s'il lui est possible de défendre sa Liberté contre celui qui voudroit la soumettre, elle lui résiste légitimement. François I s'étant engagé par le Traité de Madrid à céder le Duché de Bourgogne à l’Empereur Charles V, les États de cette Province déclarèrent : « Que n'ayant jamais été sujets que de la Couronne de France, ils moureroient en cette obéissance ; & que si le Roi les abandonnoit, ils prendroient les armes, s’efforceroient de se mettre en Liberté, plûtôt que de passer d'une sujettion dans une autre (a) Mezeray, Histoire de France T.II p.458. « Il est vrai que rarement les sujets sont en état de résister, dans ces occasions, & d'ordinaire le meilleur parti qu'ils agent à prendre, est de se soumettre à leur nouveau Maître, en faisant leurs conditions aussi bonnes qu'il est possible »).
§.265 Si le Prince a le pouvoir de démembrer l’État.
Le Prince, le Supérieur, quel qu'il soit, a-t-il le pouvoir de démembrer l’État ? Répondons comme nous avons fait ci dessus à l’égard du Domaine : Si la Loi fondamentale défend au Souverain tout démembrement, il ne peut le faire sans le concours de la Nation, ou de ses Réprésentans. Mais si la Loi se tait, si le Prince a reçu l’Empire plein & absolu ; il est alors le dépositaire des droits de la Nation, & l’organe de sa volonté. La Nation ne doit abandonner ses membres que dans la nécessité, ou en vûë du salut public, & pour se préserver elle-même de sa ruine totale : Le Prince ne doit les céder que pour les mêmes raisons. Mais puisqu'il a reçu l’Empire absolu ; c'est à lui de juger du cas de Nécessité & de ce que demande le salut de l’État.
A l’occasion du même Traité de Madrid, dont nous venons de parler, les Notables du Royaume de France assemblés à Cognac, après le retour du Roi, conclurent tout d'une voix, « que son Autorité ne s'étendait point jusques à démembrer la Couronne (b) Mezeray, ibid) » Le Traité fut déclaré nul, comme étant contraire à la Loi fondamentale du Royaume. & véritablement il étoit fait sans Pouvoirs suffisans ; la Loi refusant formellement au Roi le pouvoir de démembrer le Royaume : Le concours de la Nation y étoit nécessaire, & elle pouvoit donner son contentement par l’organe des États Généraux. Charles V ne devoit point relâcher son Prisonnier, avant que ces mêmes États Généraux eussent approuvé le Traité : Ou plûtôt, usant de sa Victoire avec plus de générosité, si devoit imposer des conditions moins dures, qui eussent été au pouvoir de François I & dont ce Prince n'eût pu se dédire sans honte. Mais aujourd'hui que les États Généraux ne s'assemblent plus en France, le Roi demeure le seul organe de l’État envers les autres Puissances : Elles sont en droit de prendre sa volonté pour celle de la France entière ; & les cessions que le Roi pourroit leur faire, demeureroient valides, en vertu du consentement tacite, par lequel la Nation a remis tout pouvoir entre les mains de son Roi, pour traiter avec elles. S'il en étoit autrement, on ne pourroit contracter sûrement avec la Couronne de France. Souvent, pour plus de précaution, les Puissances ont demandé que leurs Traités fussent enrégistrés au Parlement de Paris : Mais aujourd'hui, cette formalité même ne paroît plus en usage.
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