CHAPITRE VI
Principaux objets d'un bon Gouvernement ;
1°, Pourvoir aux besoins de la Nation.
§.72 Le but de la Société marque au Souverain ses Devoirs.1°, Il doit procurer l’Abondance.
Après ces observations sur la Constitution même de l’État, venons maintenant aux principaux objets d'un bon Gouvernement. Nous avons vû ci-dessus (§§.41 & 42), que le Prince, une fois revêtu de l’Autorité souveraine, est chargé des Devoirs de la Nation par rapport au Gouvernement. Traiter des Principaux objets d'une sage Administration, c'est donc exposer en même tems les devoirs d'une Nation envers elle-même, & ceux du Souverain envers son peuple.
Un sage Conducteur de l’État trouvera dans les fins de la Société Civile la régle & l’indication générale de ses Devoirs. La Société en établie dans la vûë de procurer à ceux qui en sont membres les nécessités, les commodités, & même les agrémens de la vie, & en général tout ce qui est nécessaire à leur félicité ; de faire ensorte que chacun puisse joüir tranquillement du sien & obtenir justice avec sûreté ; enfin de se défendre ensemble contre toute violence du déhors (§.15). La Nation, ou son Conducteur, s'appliquera donc prémiérement à pourvoir aux besoins du peuple, à faire régner dans l’État une heureuse abondance de toutes les choses nécessaires à la vie, même des commodités & des agrémens innocens & loüables. Outre qu'une vie aisée sans mollesse contribuë au bonheur des hommes, elle les met en état de travailler avec plus de soin & de succés à leur propre perfection ; ce qui est leur grand & principal devoir, & l’une des vûës qu'ils doivent se proposer lorsqu'ils s'unifient en Société.
§.73 Prendre soin qu’il y ait un nombre suffisant d'Ouvriers.
Pour réussir à procurer cette abondance de toutes choses, il faut s'appliquer à faire en sorte qu'il y ait un nombre suffisant d'Ouvriers habiles, dans chaque profession utile ou nécessaire. Les soins attentifs du Gouvernement, des règlemens sages, des sécours placés à-propos produiront cet effet, sans user d'une contrainte, toûjours funeste à l’industrie.
§.74 Empêcher la sortie de ceux qui sont utiles.
On doit retenir dans l’État les Ouvriers qui lui sont utiles ; & certainement l’Autorité Publique est en droit d’user, s'il le faut, de contrainte, pour y réussir. Tout Citoyen se doit à sa Patrie ; & un Artisan en particulier, nourri, élevé, instruit dans son sein, ne peut légitimement la quitter, & porter chés l’étranger une industrie qu'il tient d'elle, à moins que la Patrie ne lui manque la prémiére, ou qu'il ne puisse pas y recueillir le juste fruit de son travail & de ses talens. Il faut donc lui procurer de l’occupation ; & si pouvant faire un gain honnête dans son pays, il vouloit l’abandonner sans raison, la Patrie est en droit de le retenir. Mais elle doit user fort sobrement de ce droit, & seulement dans les cas importans, ou de nécessité. La Liberté est l’âme des talens & de l’industrie : Souvent un Ouvrier, ou un Artiste, après avoir beaucoup voyagé, est rappellé dans sa Patrie par un sentiment naturel, & revient plus habile & mieux en état de la servir utilement. Si vous exceptez certains cas particuliers, le mieux est dans cette affaire de ne mettre en usage que des moyens doux, la protection, l’encouragement &c, & se reposer du reste sur cet amour naturel à tout homme pour les lieux qui l’ont vû naître.
§.75 Des émissaires qui les débauchent.
Quant à ces émissaires, qui viennent dans un pays pour débaucher des sujets utiles ; le Souverain est en droit de les punir sévérement, & il a un juste sujet de plainte contre la Puissance qui les employe.
Nous traiterons ailleurs plus expressément la question générale, s'il est permis à un Citoyen de quitter la Société dont il est membre. Les raisons particuliéres, qui concernent les Ouvriers utiles, nous suffisent ici.
§.76 On doit encourager le travail & l’industrie.
L’État doit encourager le travail, animer l’industrie, exciter les talens ; proposer des récompenses, des honneurs, des privilèges ; faire ensorte que chacun trouve à vivre de son travail. L’Angleterre mérite encore d'être proposée ici pour exemple. Le Parlement veille sans-cesse à ces objets importans ; il n'épargne ni soins, ni dépenses. & ne voyons-nous pas même une Société d'excellens Citoyens, formée dans cette vûë, y consacrer des sommes considérables ? Elle distribue des prix en Irlande, aux Ouvriers qui se sont le plus distingués dans leur Profession ; elle assiste les Étrangers qui s'y transplantent, & qui n'ont pas les moyens de s'établir. Un pareil État peut-il manquer d’être puissant & heureux ?
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