CHAPITRE V
Des États Électifs, Successifs ou Héréditaires,
& de ceux qu'on appelle Patrimoniaux.
§.56 Des États Électifs.
On a vû au Chapitre précédent, qu'il appartient originairement à la Nation de conférer l’Autorité supréme, de choisir celui qui doit la gouverner. Si elle ne lui confére la Souveraineté que pour sa personne seulement, se réservant le droit d'élire, après la mort du Souverain, celui qui doit le remplacer, l’État est Électif : Aussitôt que le Prince est élû suivant les Loix, il entre dans tous les Droits, que ces mêmes Loix attribuent à sa Dignité.
§.57 Si les Rois électifs sont de véritables Souverains.
On a mis en question si les Rois & Princes électifs sont de véritables Souverains. S'attacher à cette circonstance, c'est n'avoir qu'une idée bien confuse de la Souveraineté. La maniére dont un Prince parvient à sa Dignité, ne fait rien du tout pour en déterminer la nature. Il faut considérer 1°, si la Nation elle-même forme une Société indépendante (voïez le Chapitre I) ; 2°, Quelle est l’étenduë du pouvoir qu'elle a confié à son Prince. Toutes les fois que le Chef d'un État indépendant réprésente véritablement sa Nation, on doit le considérer comme un véritable Souverain (§.40), quand même son Autorité se trouveroit limitée à divers égards.
§.58 Des États successifs & héréditaire ; origine du Droit de Succession.
Quand la Nation veut éviter les troubles, dont l’Élection d'un Souverain ne manque guères d'être accompagnée, elle fait ce choix pour une longue suite d'années, en établissant le Droit de succession, ou en rendant la Couronne héréditaire dans une Famille, suivant l’ordre & les règles qui lui paroissent les plus convenables. On appelle État ou Royaume Héréditaire celui dont le Successeur est désigné par la même Loi qui règle les successions des particuliers : Le Royaume Successif est celui auquel on succéde suivant une Loi particuliére, fondamentale de l’État. Ainsi la succession linéale, & pour les Mâles seuls, est établie en France.
§.59 Autre origine, qui revient à la même
Le Droit de succession n'est pas toûjours primitivement établi par la Nation ; il peut avoir été introduit par la concession d'un autre Souverain, par l’Usurpation même. Mais lorsqu'il est appuyé d'une longue possession, le peuple est censé y consentir ; & ce contentement tacite le légitime, quoique sa source soit vicieuse. Il pose alors sur le même fondement que nous venons d'indiquer, fondement seul légitime & inébranlable, auquel il faut toujours revenir.
§.60 Autres sources, qui reviennent encore à la même.
Ce même Droit peut encore selon GROTIUS & la plûpart des Auteurs, venir d'autres sources, comme de la Conquête, ou du droit d'un Propriétaire, qui, se trouvant maître d'un pays, y appelleroit des habitans, & leur donneroit des terres, à condition qu'ils le reconnoitront lui & ses héritiers pour leurs Souverains. Mais comme il est absurde qu'une Société d'hommes puisse se soumettre autrement qu'en vûë de son Salut & de son bien, & plus encore qu'elle pût engager sa postérité sur un autre pied ; tout revient enfin au même, & il faut toûjours dire, que la succession est établie par la volonté expresse, ou par le consentement tacite de la Nation, pour le bien & le salut de l’État.
§.61 La Nation peut changer l’ordre de Succession.
Il demeure ainsi constant que dans tous les cas, la succession n’est établie ou reçuë qu'en vûë du bien public & du salut commun. S'il arrivoit donc que l’ordre établi à cet égard devînt destructif de l’État, la Nation auroit certainement le droit de le changer par une Loi nouvelle. Salus populi suprema Lex, le salut du peuple est la Loi suprême ; & cette Loi est de la plus exacte justice, le peuple ne s'étant lié par les nœuds de la Société, qu'en vûë de son salut & de son plus grand avantage.
Ce prétendu Droit de Propriété, qu'on attribue aux Princes, est une Chimère enfantée par un abus que l’on voudrait faire des Loix sur les Héritages des particuliers. L’État n'est, ni ne peut être un Patrimoine ; puisque le patrimoine est fait pour le bien du maître, au lieu que le Prince n’est établi que pour le bien de l’État. La conséquence est évidente : Si la Nation voit certainement que l’Héritier de son Prince ne seroit pour elle qu'un Souverain pernicieux, elle peut l’exclure.
Les Auteurs que nous combattons accordent ce droit au Prince Despotique, tandis qu'ils le refusent aux Nations. C'est qu'ils considèrent ce Prince comme un vrai Propriétaire de l’Empire, & ne veulent pas reconnoître, que le soin de son propre salut, le droit de se gouverner, appartient toujours essentiellement à la Société, quoiqu'elle l’ait confié, même sans réserve expresse, à un Monarque & à ses Héritiers. À leurs yeux le Royaume est l’Héritage du Prince, comme son Champ & ses troupeaux. Maxime injurieuse à l’Humanité, & qui n'eût osé se produire dans un siécle éclairé si elle ne portoit sur des appuis, trop souvent plus forts que la Raison & la Justice.
§.62 Des Renonciations.
La Nation peut, par la même raison, faire renoncer une branche qui s'établit ailleurs, une Fille qui épouse un Prince étranger. Ces renonciations exigées, ou approuvées par l’État, sont très-valides puisqu'elles sont équivalentes à une Loi, que l’État feroit pour exclure ces mêmes personnes qui ont renoncé, & leur postérité. Ainsi la Loi d'Angleterre a rejetté pour toûjours tout Héritier Catholique Romain. « Ainsi la Loi de Russie faite au commencement du Règne d’ELISABETH exclut-elle très-prudemment tout Héritier qui posséderoit une autre Monarchie ; ainsi la Loi de Portugal rejette-t-elle tout Étranger qui seroit appellé à la Couronne par le Droit du sang (a) Esprit des Loix, Liv.XXIII) ; où l’on peut voir de très-bonnes raisons politiques de ces dispositions. »
Des Auteurs célébres, très-savans d'ailleurs & très-judicieux, ont donc manqué les vrais principes, en traitant des Renonciations. Ils ont beaucoup parlé des Droits des Enfans, nés ou à naître, de la transmission de ces Droits &c. Il falloit considérer la succession, moins comme une Propriété de la Famille Régnante, que comme une Loi de l’État. De ce Principe lumineux & incontestable découle avec facilité toute la Doctrine des Renonciations. Celles que l’État a exigées, ou approuvées, sont valides & sacrées : ce sont des Loix fondamentales ; Celles qui ne sont point autorisées par l’État, ne peuvent être obligatoires que pour le Prince qui les a faites : elles ne sçauroient nuire à sa Postérité ; & lui-même peut en revenir, au cas que l’État aît besoin de lui, & l’appelle ; car il se doit à un peuple, qui lui avoit commis le soin de son salut. Par la même raison, le Prince ne peut légitimement renoncer à contre-tems, au dommage de l’État, & abandonner dans le danger une Nation, qui s'était remise entre ses mains.
§.63 L’ordre de Succession doit ordinairement être gardé.
Dans les cas ordinaires, quand l’État peut suivre la règle établie, sans s'exposer à un danger trés-grand & manifeste, il est certain que tout Descendant doit succéder, lorsque l’ordre de succession l’y appelle, de quelque incapacité de régner garde par lui-même qu'il puisse être atteint. C'est une conséquence de l’esprit de la Loi qui a établi la succession. Car on n'y a eû recours que pour prévenir les troubles, qui, sans cela, seroient presque inévitables à chaque mutation. Or on n'auroit pas beaucoup avancé vers ce but, si à la mort d'un Prince, il étoit permis d'examiner la capacité de son Héritier, avant que de le reconnoître. « Quelle porte ouverte aux Usurpateurs, ou aux Mécontens !.... C’est pour éviter ces inconvéniens, qu'on a établi l’ordre de la succession ; & on ne pouvoit rien faire de plus sage, puisque par là il ne s'agit que d'être fils du Prince, & d'être en vie, ce qui ne reçoit point de contestation, au lieu qu'il n'y a point de règle fixe pour juger de la capacité, ou de l’incapacité de régner (a) Mémoires pour Madame de Longueville, touchant la Principauté de Neufchâtel, en 1672). » Quoique la succession ne soit pas établie pour l’avantage particulier du Souverain & de sa Famille, mais pour celui de l’État ; le Successeur désigné ne laisse pas d'avoir un Droit, auquel la justice veut que l’on aît égard. Son Droit est subordonné à celui de la Nation, au salut de l’État ; mais il doit avoir son effet, quand le bien public ne s'y oppose pas.
§.64 Des Régens.
Ces raisons ont d'autant plus de force, que la Loi, ou l’État peut suppléer à l’incapacité du Prince, en nommant un Régent, comme cela se pratique dans les cas de Minorité. Ce Régent est revêtu, pour tout le tems de son Administration, de l’Autorité Royale ; mais il l’exerce au nom de Roi.
§.65 Indivisibilité des Souverainetés.
Les principes que nous venons d'établir sur le Droit succéssif ou héréditaire, font voir manifestement, qu'un Prince n'est point en droit de partager son État entre les Enfans. Toute Souveraineté proprement dite est, de sa nature, une & indivisible ; puisqu'on ne peut séparer malgré eux ceux qui se sont unis en Société. Ces partages, si contraires à la nature de la souveraineté & à la conservation des États, ont été fort en usage : Ils ont pris fin, par tout où les peuples & les Princes eux-mêmes on ouvert les yeux sur leurs plus grands intérêts, sur les fondemens de leur salut.
Mais lorsqu'un Prince a réuni sous sa puissance plusieurs Nations différentes, son Empire est proprement alors un assemblage de diverse Sociétés, soumises au même Chef ; rien n'empêche naturellement qu'elles ne puissent être partagées entre ses Enfans : il pourra les leur distribuer, s'il n'y a ni Loi, ni Conventions au contraire, & si chacun de ces Peuples consent à recevoir le Souverain qu'il lui aura désigné. C’est pour cette raison que la France étoit divisible sous les deux prémiéres races (a) Il faut même observer que ces partages ne se faisoient qu'avec l’approbation & le consentement des États respectifs). Ayant pris enfin une entiére consistence sous la troisiéme, elle a été regardée comme un seul Royaume, elle est devenuë indivisible, & une Loi fondamentale l’a déclarée telle. Cette Loi, pourvoyant sagement à sa conservation & à la splendeur du Royaume, unit irrévocablement à la Couronne toutes les acquisitions des Rois.
§.66 à qui appartient le jugement des contestations sur la Succession à une Souveraineté.
Les mêmes principes nous fourniront encore la solution d'une Question célébre. Lorsque dans un État successif, ou héréditaire, le droit de succession devient incertain, & qu'il se présente deux ou plusieurs Prétendans à la Couronne ; on demande, qui sera le Juge de leurs prétentions ? Quelques Savans, se fondant sur ce que les Souverains ne reconnoissent d'autre juge que Dieu, ont avancé, que les Prétendans à la Couronne, tant que leur Droit est incertain, doivent ou s'accommoder à l’amiable, ou transiger entr'eux, ou se choisir des Arbitres, recourrir même au sort, ou enfin vuider le différend par les armes, & que les sujets n'en peuvent en aucune façon décider. Il y auroit lieu de s'étonner que des Auteurs célébres ayent enseigné une pareille Doctrine. Mais puisqu'en matiére même de Philosophie spéculative, il n’est rien de si absurde, qui n'ait été avancé par quelqu'un d'entre les Philosophes ; que devons-nous attendre de l’Esprit humain séduit par l’intérêt, ou par la crainte ? Quoi ! dans une Question qui n'intéresse personne autant que la Nation, qui concerne un Pouvoir établi uniquement en vûë de son bonheur ; dans une querelle, qui va peut-être décider à jamais de ses plus chers intérêts, de son salut même, elle demeurera tranquille spectatrice ! Elle souffrira que des Étrangers, que le sort aveugle des armes, lui désignent son Maître, comme un troupeau de moutons doit attendre qu'il soit décidé, s'il sera livré au boucher, ou remis sous la garde de son berger !
Mais, dit-on, la Nation s'est dépouillée de toute Jurisdiction, en se donnant un Souverain ; elle s'est soumise à la Famille régnante, elle a donné à ceux qui en descendent un droit, que personne ne peut plus leur ôter : Elle les a établis sur elle ; elle ne peut plus les juger. Eh-bien ! Ne sera-ce point à cette même Nation de reconnoître celui à qui son devoir la lie, d'empêcher qu'on ne la livre à un autre ? & puisqu'elle a établi la Loi de succession ; qui peut mieux qu'elle, & avec plus de droit, désigner celui qui se trouve dans le cas que la Loi fondamentale a prévues & marqué ? Disons donc sans héziter, que la décision de cette grande Controverse appartient à la Nation, & à la Nation seule. Si même les Prétendans ont transigé entr'eux, ou choisi des Arbitres, la Nation n’est point obligée de se soumettre à ce qui aura été ainsi réglé, à-moins qu'elle n'ait consenti à la Transaction, ou au Compromis ; des Princes non reconnus & de qui le droit est incertain, ne pouvant en aucune façon disposer de son obéissance. Elle ne reconnoit aucun Juge sur elle, dans une affaire où il s'agit de ses Devoirs les plus sacrés & de ses Droits les plus précieux.
GROTIUS & PUFENDORF ne s'éloignent pas beaucoup, dans le fonds, de notre sentiment ; mais ils ne veulent pas que l’on appelle la décision du Peuple, ou des États, une sentence Juridique (Judicium Jurisdictionis). À la bonne heure ! ne disputons pas des termes. Cependant il y plus ici qu'un simple examen des droits, pour se soumettre à celui des Prétendans qui aura le meilleur. Toute contestation qui s'éléve dans la Société, doit être jugée par l’Autorité Publique. Aussi-tôt que le Droit de succession se trouve incertain, l’Autorité souveraine retourne pour un tems au Corps de l’État, qui doit l’exercer par lui-même, ou par ses Réprésentans, jusqu'à-ce que le véritable souverain soit reconnu. « La contestation de ce droit en suspendant les fonctions dans la personne d'un Souverain, l’Autorité retourne naturellement aux sujets, non pas pour la retenir, mais pour mettre en évidence à qui d'entre les Prétendans elle est légitimement dévolue, & la lui remettre ensuite entre les mains. Il ne seroit pas difficile d'appuïer d'une infinité d'exemples une vérité si constante par les lumiéres de la raison ; mais il suffit de se souvenir que ce fut par les États du Royaume de France que se termina, après la mort de Charles le Bel, la fameuse contestation d'entre Philippe de Valois & le Roi d'Angleterre (Edoüard III) & que ces États, tout sujets qu’ils étoient de celui en faveur duquel ils prononcérent, ne laissérent pas d'être Juges du différend (a) Réponse pour Madame de Longueville à un Memoire pour Madame de Némours). »
Guichardin Liv.XII témoigne aussi que ce furent les États d’Arragon qui jugérent de la succession de ce Royaume-là, & qui préférérent FERDINAND, Aïeul de FERDINAND Mari d'ISABELLE Reine de Castille, à d'autres parens de MARTIN Roi d’Arragon, qui prétendoient que le Royaume leur appartenoit (b) ibid).
C'étoient de même les États, au Royaume de Jérusalem, qui jugeoient des droits de ceux qui y prétendoient, comme il est justifié par divers exemples dans l’Histoire Politique d'outre-mer (c) Voïez le même Mémoire, qui cite l’Abrégé Royal du p.Labbe, p.501 & suiv).
Les États de la Principauté de Neufchâtel ont souvent prononcé, en forme de Sentence Juridique sur la succession à la Souveraineté. En l’année 1707, ils jugérent entre un grand nombre de Prétendans, & leur Jugement rendu en faveur du Roi de Prusse, a été reconnu de toute l’Europe dans le Traité d'Utrecht.
§.67 Que le droit à la Succession ne doit point dépendre du jugement d'une Puissance étrangère.
Pour assurer d'autant mieux la succession dans un ordre certain & invariable, il est établi aujourd'hui dans tous les États Chrêtiens, (le Portugal excepté) qu'aucun Descendant du Souverain ne peut succéder à la Couronne, s'il n’est né d'un Mariage conforme aux Loix du pays. & comme c'est la Nation qui a établi la succession, c'est aussi à elle seule qu'il appartient de reconnoître ceux qui sont dans le cas de succéder ; & par conséquent, c'est de son Jugement seul, & de ses Loix, que doit dépendre la validité du Mariage de ses Souverains & la légitimité de leur naissance.
Si l’éducation n’avoit la force de familiariser l’esprit humain avec les plus grandes absurdités, est-il un homme sage qui ne fût frappé d'étonnement en voyant tant de Nations souffrir que la légitimité & le Droit de leurs Princes dépendent d'une Puissance Étrangère ? La Cour de Rome a imaginé une infinité d'empêchemens & de nullités dans les Mariages, & en même tems elle s’est arrogé le droit de juger de leur validité, & celui de lever les empêchemens ; ensorte qu'un Prince de sa Communion ne sera point le maître, en certains cas, de contracter un Mariage nécessaire au salut de son État. JEANNE fille unique de HENRI IV Roi de Castille, en fit la cruelle expérience. Des rebelles publiérent qu'elle devait sa naissance à Bertrand de la Cueva Favori du Roi ; & malgré les Déclarations & le Testament de ce Prince, qui reconnut constamment JEANNE pour sa fille & la nomma son héritiére, ils appellérent à la Couronne ISABELLE sœur de HENRI & femme de FERDINAND Héritier d’Arragon. Les Seigneurs du parti de JEANNE lui avoient ménagé une puissante ressource, en négociant son mariage avec ALPHONSE Roi du Portugal. Mais comme ce Prince était Oncle de JEANNE, il falloit une dispense du Pape, & PIE II qui étoit dans les intérêts de FERDINAND & d'ISABELLE refusoit de donner la dispense, sous prétexte que la proximité étoit trop grande, quoique de pareilles Alliances fussent très-communes alors. Ces difficultés rallentirent le Monarque Portugais, & refroidirent le zèle des Castillans fidèles : Tout réussit à ISABELLE ; & l’infortunée JEANNE prit le voile de Religieuse, pour assürer le repos de la Castille par ce sacrifice héroïque (a) Je prens ce trait d'Histoire dans les Conjurations de Mr. Du Port de Tertre, à qui je m'en raporte, n'aïant pas les Historiens originaux sous la main. Au reste, je n'entre point dans la Question de la naissance de Jeanne : Elle est inutile à mon sujet. La Princesse n'avoit point été déclarée bêtarde suivant les Loix, le Roi l’avoüoit pour sa fille ; & d'ailleurs, qu'elle fût légitime, ou non, les inconvéniens qui résultérent des refus du Pape, demeurent toujours les mêmes, pour elle & pour le Roi de Portugal).
Si le Prince passe outre & se marie, malgré les refus du Pape, il expose son État aux troubles les plus funestes. Que seroit devenuë l’Angleterre, si la Réformation ne s'y fût heureusement établie, lorsque le Pape osa déclarer la Reine ELISABETH illégitime & inhabile à porter la Couronne ?
Un grand Empereur, LOUIS DE BAVIERE, sçut bien revendiquer, à cet égard les droits de sa Couronne. On voit dans le Code Diplomatique du Droit des Gens de LEIBNITZ (b) p.154. Forma Divortii Matrimonialis inter Johannem filium Regis Bohemia & Margaretham Ducissam Karinthiae. C’est l’Empereur qui donne ce Divorce, sur le fondement de l’impuissance du Mari, per auctoritatem, dit-il, nobis rite debitan & concessam. ; p.156. Forma dispensationis super affinitate consanguinitatis inter Ludovicum Marchionem Brandenburg & Margaretham Ducissam Karinthiae, nec non legitimatio Liberorum procreandorum, factae per Dom. Ludovic. IV Rom. Imper. ; Ce n’est, dit l’Empereur, qu'une loi humaine qui empêche ces mariages, infra grades affinitatis sanguinis praefertim infra fratres & sorores. De cujus Legis praceptis dispensare solummodo pertinet ad auctoritatem Imperatoris seu Principis Romanorum. Il combat ensuite & condamne l’opinion de ceux qui osent dire que ces dispenses dépendent des Ecclesiastiques. Cet Acte est de l’an 1341, aussi bien que le précédent), deux Actes, dans lesquels ce Prince condamne comme attentatoire à l’Autorité Impériale, la Doctrine qui attribue à une autre Puissance que la sienne, le droit de donner dispense & de juger de la validité des Mariages, dans les lieux de son obéissance. Mais il n'a été ni bien soutenu de son tems, ni imité par ses Successeurs.
§.68 Des États appellés Patrimoniaux.
Il est enfin des États dont le Souverain peut choisir son Successeur, & même transporter la Couronne à un autre pendant sa vie : On les appelle communément Royaumes, ou États, Patrimoniaux. Rejettons une expression si peu juste & si impropre ; elle ne peut servir qu'à faire naître dans l’esprit de quelques Souverains, des idées fort opposées à celles qui doivent les occuper. Nous avons fait voir (§.61) que l’État ne peut être un Patrimoine. Mais il peut arriver qu'une Nation, soit par l’effet d'une entiére confiance en son Prince, soit par quelque autre raison, lui aît confié le soin de désigner son Successeur & même qu'elle aît consenti à recevoir, s'il le trouve à propos, un autre Souverain de sa main. Nous avons vû PIERRE I Empereur de Russie, nommer sa femme pour lui succéder, quoiqu'il eût des Enfans.
§.69 Toute véritable Souveraineté est inaliénable.
Mais quand un Prince choisit son Successeur, ou quand il céde la Couronne à un autre, il ne fait proprement que nommer, en vertu du pouvoir qui lui est confié, soit expressément, soit par un consentement tacite ; il ne fait, dis-je, que nommer celui qui doit gouverner l’État après-lui. Ce n'est point, & ce ne peut être une aliénation proprement dite. Toute vraie Souveraineté est inaliénable de sa nature. On s'en convaincra aisément, si l’on fait attention à l’origine & au but de la Société Politique & de l’Autorité Souveraine. Une Nation se forme en Corps de Société, pour travailler au bien commun, comme elle le jugera à propos ; pour vivre suivant ses propres Loix. Elle établit dans cette vûë une Autorité Publique. Si elle confie cette Autorité à un Prince, même avec pouvoir de la transmettre en d'autres mains ; ce ne peut jamais être, à moins d'un consentement exprès & unanime des Citoyens, avec le droit de l’aliéner véritablement, ou d'assujettir l’État à un autre Corps Politique. Car les particuliers qui ont formé cette Société, y sont entrés pour vivre dans un État indépendant, & point du tout pour être soumis à un joug étranger. Qu'on ne nous oppose point quelqu'autre source de ce droit, la Conquête, par exemple. Nous avons déjà fait voir (§.60) que ces différentes sources reviennent enfin aux vrais principes de tout juste Gouvernement. Tant que le Vainqueur ne traite pas sa Conquête suivant ces principes, l’État de Guerre subsiste en quelque façon : Du moment qu'il la met véritablement dans l’État Civil, ses droits se mesurent sur les principes de cet état.
Je sçai que plusieurs Auteurs, GROTIUS entr'autres (a) Droit de la Guerre & de la Paix, Liv.I Ch.III §.XII) nous donnent de longues énumérations d'aliénations de Souverainetés. Mais les exemples ne prouvent souvent que l’abus du pouvoir, & non pas le droit. & puis, les peuples ont consenti à l’aliénation, de gré ou de force. Qu’eussent fait les habitans de Pergame, de la Bithynie, de la Cyrénaïque, lorsque leurs Rois les donnérent par Testament au Peuple Romain ? Il ne leur restoit que le parti de se soumettre de bonne grâce à un Légataire si puissant. Pour alléguer un exemple capable de faire autorité, il faudroit nous citer celui de quelque Peuple résistant à une semblable disposition de ton Souverain, & condamné généralement comme injuste & rebelle. Si ce même PIERRE I qui nomma sa femme pour lui succéder, eût voulu assujettir son Empire au Grand-Seigneur, ou à quelqu'autre Puissance voisine, croit-on que les Russes l’eussent souffert ; & leur résistance eût-elle passé pour une révolte ? Nous ne voyons point en Europe de grand État qui soit réputé aliénable. Si quelques petites Principautés ont été regardées comme telles, c’est qu'elles n'étoient point de véritables Souverainetés. Elles relevoient de l’Empire, avec plus ou moins de Liberté : leurs Maîtres trafiquoient des droits qu'ils avoient sur ces Territoires ; mais ils ne pouvoient les soustraire à la dépendance de l’Empire.
Concluons donc que la Nation seule ayant le droit de se soumettre à une Puissance Étrangère, le droit d'aliéner véritablement l’État ne peut jamais appartenir au Souverain, s'il ne lui est expressément donné par le peuple entier. Celui de se nommer un Successeur, ou de remettre le sceptre en d'autres mains, ne se présume point non plus, & doit être fondé sur un consentement exprès, sur une Loi de l’État, ou sur un long usage, justifié par le consentement tacite des peuples.
§.70 Devoir du Prince qui peut nommer son Successeur.
Si le pouvoir de nommer son Successeur est confié au Souverain, il ne doit avoir en vue, dans son choix, que l’avantage & le salut de l’État. Il n'a été lui-même établi que pour cette fin (§.39) ; la liberté de remettre sa Puissance en d'autres mains, ne peut donc lui avoir été confiée que dans la même vûë. Il seroit absurde de la considérer comme un droit utile du Prince, dont il peut user pour son avantage particulier. PIERRE LE GRAND ne se proposa que le bien de l’Empire, lorsqu'il laissa la Couronne à son Épouse. Il connoissoit cette Héroïne pour la plus capable de suivre ses vûës, de perfectionner les grandes choses qu'il avoit commencées ; il la préféra à son fils encore trop jeune. Si l’on voyoit souvent sur le Trône des âmes aussi élevées que celle de PIERRE, une Nation ne sçauroit prendre de plus sages mesures, pour s'assurer d'être toujours bien gouvernée, que de confier au Prince, par une Loi fondamentale, le pouvoir de désigner son Successeur. Ce moyen seroit bien plus sûr que l’ordre de la naissance. Les Empereurs Romains qui n'avoient point d'enfans mâles, se donnoient un Successeur par l’Adoption. Rome sut redevable à cet usage d'une suite de Souverains unique dans l’Histoire : NERVA, TRAJAN, ADRIEN même, ANTONIN, MARC-AURÈLE ; quels Princes ! La Naissance en place-t-elle souvent de pareils sur le Trône ?
§.71 La ratification, au moins tacite, de l’État y est nécessaire.
Allons plus loin, & disons hardiment, que s’agissant, dans un Acte si important, du salut de la Nation entiére, le consentement & la ratification, au moins tacite, du Peuple ou de l’État y est nécessaire, pour lui donner un plein & entier effet. Si un Empereur de Russie s'avisoit de nommer pour son Successeur un sujet notoirement indigne de porter la Couronne, il n'y a point d'apparence que ce vaste Empire se soumit aveuglément à une disposition si pernicieuse. & qui osera blâmer une Nation de ce qu'elle ne veut pas courrir à sa ruine, par déférence aux derniers ordres de son Prince ? Dès que le Peuple se soumet au Souverain qui lui a été désigné, il ratifie tacitement le choix qu'en a fait le dernier Prince ; & le nouveau Monarque entre dans tous les Droits de son Prédécesseur.
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