CHAPITRE III
De la Constitution de l’État,
des devoirs & des Droits de la Nation à cet égard.
§.26 De l’Autorité Publique.
Nous n'avons pû éviter dans le prémier Chapitre, d'anticiper quelque peu sur la matière de celui-ci. On a vû déjà, que toute Société Politique doit nécessairement établir une Autorité publique, qui ordonne des affaires communes, qui prescrive à chacun la conduite qu'il doit tenir en vûë du bien public, & qui aît les moyens de se faire obéir. Cette Autorité appartient essentiellement au Corps de la Société ; mais elle peut s'exercer de bien des maniéres : C’est à chaque Société de choisir celle qui lui convient le mieux.
§.27 Ce que c’est que la Constitution de l’État.
Le règlement fondamental qui détermine la maniére dont l’Autorité Publique doit être exercée est ce qui forme la Constitution de l’État. En elle se voit la forme sous laquelle la Nation agit en qualité de Corps Politique ; comment & par qui le Peuple doit être gouverné, quels sont les droits & les devoirs de ceux qui gouvernent. Cette Constitution n’est dans le fonds autre chose, que l’établissement de l’ordre dans lequel une Nation se propose de travailler en commun à obtenir les avantages en vûë desquels la Société Politique s'est établie.
§.28 La Nation doit choisir la meilleure.
C'est donc la Constitution de l’État qui décide de sa perfection, de son aptitude à remplir les fins de la Société ; & par conséquent le plus grand intérêt d'une Nation qui forme une Société Politique, son premier & plus important devoir envers elle-même est de choisir la meilleure Constitution possible & la plus convenable aux circonstances. Lorsqu'elle fait ce choix, elle pose les fondemens de sa conservation, de son salut, de sa perfection & de son bonheur : Elle ne sçauroit donner trop de soins à rendre ces fondemens solides.
§.29 Des Loix Politiques, Fondamentales & Civiles.
Les Loix sont des règles établies par l’Autorité Publique pour être observées dans la Société. Toutes doivent se rapporter au bien de l’État & des Citoyens. Les Loix qui sont faites directement en vûë du bien public sont des Loix Politiques ; & dans cette classe, celles qui concernent le Corps même & l’essence de la Société, la forme du Gouvernement, la maniére dont l’Autorité Publique doit être exercée ; celles en un mot, dont le concours forme la Constitution de l’État sont les Loix Fondamentales.
Les Loix Civiles sont celles qui règlent les droits & la conduite des particuliers entr'eux.
Toute Nation qui ne veut pas se manquer à elle-même doit apporter tous ses soins à établir ces Loix, & principalement les Loix fondamentales, à les établir, dis-je, avec sagesse, d'une maniére convenable au naturel des Peuples & à toutes les circonstances dans lesquelles ils se trouvent ; elle doit les déterminer & ses énoncer avec précision & clarté, afin qu'elles demeurent fiables qu'elles ne puissent être éludées & qu'elles n'engendrent, s'il se peut, aucune dissension ; que d'un côté, celui, ou ceux, à qui l’exercice du souverain pouvoir fera confié, & les Citoyens de l’autre, connoissent également leurs devoirs & leurs droits. Ce n'est point ici le lieu de considérer, en détail quelles doivent être cette Constitution & ces Loix ; cette discussion appartient au Droit Public & à la Politique. D'ailleurs les Loix & la Constitution des divers États doivent nécessairement varier suivant le caractère des peuples & les autres circonstances. Il faut s'en tenir aux généralités dans le Droit des Gens. On y considère les Devoirs d'une Nation envers elle-même, principalement pour déterminer la conduite qu'elle doit tenir dans cette grande Société que la Nature a établie entre tous les Peuples. Ces devoirs lui donnent des Droits, qui servent à régler & à établir ce qu'elle peut éxiger des autres Nations, & réciproquement ce que les autres peuvent attendre d’elle.
§.30 Du maintien de la Constitution & de l’obéissance aux Loix.
La Constitution de l’État & ses Loix sont la base de la tranquillité publique, le plus ferme appui de l’Autorité Politique & le gage de la Liberté des Citoyens. Mais cette Constitution est un vain phantôme, & les meilleures Loix sont inutiles, si on ne les observe pas réligieusement. La Nation doit donc veiller sans relâche à les faire également respecter & de ceux qui gouvernent, & du Peuple destiné à obéir. Attaquer la Constitution de l’État, violer ses Loix, est un crime capital contre la Société ; & si ceux qui s'en rendent coupables sont des personnes revêtues d'Autorité, ils ajoutent au Crime en lui-même un perfide abus du pouvoir qui leur est confié. La Nation doit constamment les réprimer avec toute la vigueur & la vigilance que demande l’importance du sujet. Il est rare de voir heurter de front les Loix & la Constitution d'un État : C'est contre les attaques sourdes & lentes que la Nation devroit être particuliérement en garde. Les révolutions subites frappent l’imagination des hommes : On en écrit l’histoire, on en développe les ressorts : On néglige les changemens qui arrivent insensiblement, par une longue suite de dégrés peu marqués. Ce seroit rendre aux Nations un service important, que de montrer par l’Histoire combien d’États ont ainsi changé totalement de nature & perdu leur prémiére Constitution. On réveilleroit l’attention des Peuples, & désormais remplis de cette excellente maxime, non moins essentielle en Politique qu'en Morale, Principiis obsta, ils ne fermeroient plus les yeux sur des innovations peu considérables en elles-mêmes, mais qui servent de marches, pour arriver à des entreprises plus hautes & plus pernicieuses.
§.31 Droit de la Nation à l’égard de sa Constitution & de son Gouvernement.
Les suites d'une bonne ou d'une mauvaise Constitution étant d'une telle importance, & la Nation se trouvant étroitement obligée à se procurer autant qu'elle le peut, la meilleure & la plus convenable ; elle a droit à toutes les choses sans lesquelles elle ne peut remplir cette obligation (§.18) Il est donc manifeste que la Nation est en plein droit de former elle-même sa Constitution, de la maintenir, de la perfectionner, & de régler à sa volonté tout ce qui concerne le Gouvernement sans que personne punie avec justice l’en empêcher. Le Gouvernement n'est établi que pour la Nation, en vûë de son salut & de son bonheur.
§.32 Elle peut réformer le Gouvernement.
S'il arrive donc qu'une Nation soit mécontente de l’Administration publique, elle peut y mettre ordre & réformer le Gouvernement. Mais prenez garde que je dis la Nation ; car je suis bien éloigné de vouloir autoriser quelques mécontens ou quelques brouillons, à troubler ceux qui gouvernent, en excitant des murmures & des séditions. C'est uniquement le Corps de la Nation, qui a le droit de réprimer des Conducteurs qui abusent de leur pouvoir. Quand la Nation se tait & obéît, elle est censée approuver la conduite des Supérieurs, ou au moins la trouver supportable, & il n'appartient point à un petit nombre de Citoyens de mettre l’État en péril, sous prétexte de le réformer.
§.33 Et changer la Constitution.
En vertu des mêmes principes, il est certain que si la Nation se trouve mal de sa Constitution même, elle est en droit de la changer.
Il n'y a nulle difficulté, au cas que la Nation se porte unanimément à ce changement : On demande ce qui doit s'observer, en cas de partage ? Dans la conduite ordinaire de l’État, le sentiment de la pluralité doit passer sans contredit pour celui de la Nation entiére ; autrement Il seroit comme impossible que la Société prît jamais aucune résolution. Il parait donc que, par la même raison, une Nation peut changer la Constitution de l’État, à la pluralité des suffrages ; & toutes les fois qu'il n'y aura rien dans ce changement que l’on puisse regarder comme contraire à l’Acte même d'Association Civile, à l’intention de ceux qui se sont unis, tous feront tenus de se conformer à la résolution du plus grand nombre. Mais s'il étoit question de quitter une forme de Gouvernement, à laquelle seule il paroitroit que les Citoyens ont voulu se soumettre, en se liant par les nœuds de la Société Civile ; si la plus grande partie d'un Peuple libre, à l’exemple des Juifs du tems de Samuel, s'ennuyoit de sa Liberté & vouloit la soumettre à l’empire d'un Monarque ; les Citoyens plus jaloux de cette prérogative, si précieuse à ceux qui l’ont goûtée, obligés de laisser faire le plus grand nombre, ne le seroient point du tout de se soumettre au nouveau Gouvernement : Ils pourroient quitter une Société, qui sembleroit se dissoudre elle-même pour se reproduire sous une autre forme ; ils seroient en droit de se retirer ailleurs, de vendre leurs terres & d'emporter tous leurs biens.
§.34 De la Puissance Législative, & si elle peut changer la Constitution.
Il se présente encore ici une Question très-importante. Il appartient essentiellement à la Société de faire des Loix sur la manière dont elle prétend être gouvernée, & sur la conduite des Citoyens : Ce pouvoir s'apelle Puissance Législative. La Nation peut en confier l’éxercice au Prince, ou à une Assemblée, ou à cette Assemblée & au Prince conjointement ; lesquels sont dès-lors en droit de faire des Loix nouvelles & d'abroger les anciennes. On demande si leur pouvoir s'étend jusques sur les Loix fondamentales, s'ils peuvent changer la Constitution de l’État. Les principes que nous avons posés nous conduisent certainement à décider, que l’autorité de ces Législateurs ne va pas si loin, & que les Loix fondamentales doivent être sacrées pour eux, si la Nation ne leur a pas donné très-expressément le pouvoir de les changer. Car la Constitution de l’État doit être stable : & puisque la Nation l’a prémiérement établie, & qu'elle a ensuite confié la Puissance Législative à certaines personnes, les Loix fondamentales sont exceptées de leur Commission. On voit que la Société a seulement voulu pourvoir à ce que l’État fût toûjours muni de Loix convenables aux conjonctures, & donner pour cet effet aux Législateurs le pouvoir d'abroger les anciennes Loix Civiles & les Loix Politiques non-fondamentales, & d'en faire de nouvelles : Mais rien ne conduit à penser qu'elle aît voulu soumettre sa Constitution même à leur volonté. Enfin, c'est de la Constitution que ces Législateurs tiennent leur pouvoir ; comment pourroient-ils la changer, sans détruire le fondement de leur Autorité ? Par les Loix fondamentales de l’Angleterre, les deux Chambres du Parlement, de concert avec le Roi, exercent la Puissance Législative. S'il prenoit envie aux deux Chambres de se supprimer elles-mêmes & de revêtir le Roi de l’Empire plein & absolu ; certainement la Nation ne le souffriroit pas. & qui oseroit dire qu'elle n'auroit pas le droit de s'y opposer ? Mais si le Parlement délibéroit de faire un changement si considérable, & que la Nation entiére gardât volontairement le silence, elle seroit censée approuver le fait de ses Réprésentans.
§.35 La Nation ne doit s’y porter qu’avec réserve.
Au reste, en traitant ici du changement de la Constitution, nous ne parlons que du Droit ; ce qui est expédient appartient à la Politique. Contentons-nous d'observer en général, que les grands changemens dans l’État étant des opérations délicates, pleines de dangers, & la fréquence des changemens nuisible en elle-même, un Peuple doit être très circonspect sur cette matiére, & ne se porter jamais aux nouveautés, sans les raisons les plus pressantes, ou sans nécessité. L’esprit volage des Athéniens fut toûjours contraire au bonheur de la République, & fatal enfin à une Liberté, dont ils étoient si jaloux sans savoir en joüir.
§.36 Elle est juge de toutes les contestations sur le Gouvernement.
Concluons encore de ce que nous avons établi (§.31) que s'il s'élève dans l’État des contestations sur les Loix fondamentales, sur l’administration publique, sur les droits des différentes Puissances qui y ont part, il appartient uniquement à la Nation d'en juger & de les terminer conformément à sa Constitution politique.
§.37 Aucune Puissance Étrangère n’est en droit de s’en mêler.
Enfin toutes ces choses n’intéressant que la Nation, aucune Puissance Étrangère n'est en droit de s'en mêler, ni ne doit y intervenir autrement que par ses bons offices, à moins qu'elle n'en soit requise, ou que des raisons particuliéres ne l’y appellent. Si quelqu'une s'ingère dans les affaires domestiques d'une autre, si elle entreprend de la contraindre dans ses délibérations, elle lui fait injure.
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