Voici une réflexion de Vladimir I. Vernadsky sur la montée en puissance de la Noosphère - le principe de l'action créatrice de l'humanité - dans et sur la biosphère, et sur son influence croissante sur l'organisation et le progrès de la Vie dans l'univers, écrite en 1944.
On y trouve aussi une certaine ironie, très discrète, dans le contraste entre la méthodologie scientifique apparement défendue par lui et les hypothèses qui constituent le reste du texte, notamment celle sur l'évolution. La rigueur extrême du régime politique soviétique en pleine lutte existentielle contre le fascisme européen, et la dictature scientifique de Trofim Denissovitch Lyssenko, exigeaient cette discrétion : d'éminents scientifiques russes avaient déjà été envoyés par ce dernier mourir au goulag, pour crime de "science bourgeoise".
Le Lyssenkisme n'admettait que le matérialisme et l'empirisme comme support de la recherche scientifique, et émettre une hypothèse ou s'appuyer sur un concept métaphysique pour soutenir une démonstration pouvait littéralement tuer.
Mais Vladimir Vernadsky était, dans le monde scientifique russe, l'une des personnalités les plus importantes, et cela lui donnait une certaine liberté : en Russie, le scientifique a toujours été placé très haut dans l'estime du peuple et du gouvernement, quelle que soit sa forme.
Mais revenons à notre texte. "La Biosphère et la Noosphère" amène le lecteur à comprendre ce que signifie - scientifiquement - le concept de Noosphère, et à comprendre que les stupidités écolo-bobo-New-Age qu'on a glissé dans ce terme n'ont définitivement rien à y faire. Vernadsky prophétise un XXIème siècle "noosphérique", où l'humanité libre et créatrice pourra étendre la biosphère partout, y compris hors des limites de la planète Terre.
Bonne lecture
P.S. : Vous trouverez un exemple de l'action noosphérique de transformation de la biosphère dans cette superbe étude :
Afrique : de la Mer intérieure de Roudaire à la Révolution bleue
La Biosphère et la Noosphère
VLADIMIR I. VERNADSKI
(Autres textes ici)
Publié dans American Scientist en janvier 1945.
(texte extrait de la revue Fusion n°106, titré "Nucléaire : les 50 prochaines années".)
Nous atteignons le point culminant de la Deuxième Guerre mondiale. En Europe, la guerre a repris en 1939 après une interruption de vingt et un ans ; cela fait cinq ans qu'elle dure en Europe de l'Ouest et trois ans de notre côté, en Europe de l'est. Quant à l'Extrême-Orient, elle y a repris dès 1931 et se trouve déjà dans sa douzième année. Une guerre d'une telle ampleur, d'une telle durée et d'une telle violence est un phénomène jamais vu dans l'histoire de l'humanité et dans celle de la biosphère en général. De surcroît, elle a été précédée par la Première Guerre mondiale qui, tout en étant moins meurtrière, a un lien de causalité avec la guerre actuelle.
Dans notre pays, cette Première Guerre a abouti à une forme nouvelle d'Etat sans précédent dans l'histoire, non seulement dans le domaine de l'économie mais également dans les aspirations nationales. Du point de vue du naturaliste (et, je pense, de celui de l'historien) un phénomène historique d'une telle envergure peut et doit être examiné comme une partie d'un grand processus géologique terrestre unique, et pas simplement comme un processus historique.
La Première Guerre mondiale eut un impact absolument décisif sur mon travail scientifique et changea radicalement ma conception géologique du monde. C'est dans cette atmosphère que je développai une conception de la nature que j'avais oubliée à cette époque et qui eut pour effet de me sembler nouvelle : une conception géochimique et biogéochimique, embrassant l'ensemble de la nature vivante et non vivante suivant le même point de vue. J'ai passé les années de cette guerre plongé dans un travail scientifique créatif, toujours orienté dans la même direction.
Il y a vingt deux ans, en 1915, l'Académie des sciences créa une commission pour les études des forces productives de notre pays, appelée KEPS. Cette commission, que je présidais, joua un rôle important dans la période critique de la Première Guerre. Dans la tourmente de cette époque et d'une manière totalement inattendue, il apparut clairement à l'Académie des sciences que la Russie tsariste ne possédait aucune notion précise de ce que l'on appelle aujourd'hui « matière première stratégique », et que nous devions rapidement collecter et approfondir les données éparses afin de combler nos lacunes. Malheureusement, au début de la Deuxième Guerre mondiale, il ne restait que la partie la plus bureaucratique de la commission, le « Conseil des Forces productives » et il devint nécessaire de restaurer le reste en toute hâte.
En abordant l'étude des phénomènes géologiques d'un point de vue géochimique et biogéochimique, nous pouvons appréhender l'ensemble de la nature qui nous entoure dans le même aspect atomique. Inconsciemment, une telle approche coïncide, pour moi, avec ce qui caractérise la science du XXème siècle et la distingue de celle des siècles passés. Le XXème siècle est le siècle de l'atome.
A cette période, en 1917-1918, je me trouvais, par hasard, en Ukraine, et dans l'impossibilité de retourner à Saint-Pétersbourg avant 1921. Durant toutes ces années, quel que fut le lieu de ma résidence, mes pensées se tournaient vers les manifestations géochimiques et biogéochimiques de la nature qui nous entoure : la biosphère. Je dirigeais ma lecture et ma réflexion sur ce sujet de manière intensive et systématique. J'exposais mes conclusions successives, au fur et à mesure de leur formation, à travers des rapports et des conférences dans les villes où je résidais : Yalta, Poltava, Kiev, Simferopol, Novorossisk, Rostov, etc.... Où que je fusse, j'avais l'habitude de lire tout ce qui était disponible sur ce sujet. Je mis de côté, autant que je le pus, toutes les aspirations philosophiques et j'essayais de me baser uniquement sur les faits fermement établis de manière scientifique et empirique et sur les généralisations, ce qui me permettait parfois d'émettre des hypothèses. A la place du concept de « vie», j'introduisis le concept de « matière vivante », qui semble maintenant bien établi en science. « La matière vivante » est la totalité des organismes vivants. C'est une généralisation scientifique, empirique, de faits empiriques indiscutables connus de tous, observables facilement et avec précision. Le concept de « vie » déborde souvent des limites du concept de « matière vivante » ; il entre dans les domaines de la philosophie, du folklore, de la religion et des arts. Tout cela est en dehors de la notion de « matière vivante ».
Dans la vie d'aujourd'hui, intense et complexe, l'on peut oublier que soi-même et l'ensemble de l'humanité à laquelle l'on est partie intégrée, sont inséparablement connectés à la biosphère (cette partie de la planète où ils vivent). Nous parlons habituellement de l'homme comme d'un individu qui se déplace librement sur notre planète et qui, librement, construit sa propre histoire. Jusqu'ici, ni les historiens, ni les savants dans le domaine des humanités, ni même, à un certain point, les biologistes, ont consciemment pris en compte les lois de la nature de la biosphère (enveloppe de la terre), unique lieu où la vie peut exister. L'homme est un élément indivisible de la biosphère. Et cette « inséparabilité » commence seulement à nous apparaître avec précision. En réalité, il n'existe pas d'organisme vivant existant dans un état libre sur terre. Tous les organismes vivants sont inséparablement et perpétuellement connectés (tout d'abord et de manière évidente par l'alimentation et la respiration) avec leur environnement matériel-énergétique.
Caspar Wolf (1733-1794), le remarquable académicien de Saint-Pétersbourg qui a dédié sa vie entière à la Russie, exprima cela brillamment dans son livre publié en allemand à Saint-Pétersbourg en 1789, année de la Révolution française : Sur la force particulière et efficace, caractéristique de la substance des plantes et des animaux. Contrairement à la majorité des biologistes de son temps, il s'appuie sur Newton plutôt que sur Descartes.
L'humanité, en tant que matière vivante, est liée de manière inséparable aux processus matériels-énergétiques d'une enveloppe géologique spécifique de la terre appelée « biosphère ». Elle ne peut être physiquement indépendante de la biosphère ne serait-ce qu'un seul instant.
LE PRINCIPE DE HUYGENS
Le concept de « biosphère», c'est à dire « le domaine de la vie», a été introduit en biologie par Lamarck (1744-1829) à Paris au début du XIXème siècle, et en géologie par Edward Suess (1831-1914) à Vienne à la fin du XIXème siècle. Dans notre XXème siècle, il y a une toute nouvelle compréhension de la biosphère. Elle émerge comme un phénomène planétaire de nature cosmique. En biogéochimie, nous devons considérer que la vie (les organismes vivants) n'existe pas uniquement sur notre planète, dans la biosphère terrestre. Il me semble que ceci a été établi saris l'ombre d'un doute, jusqu'à maintenant, pour toutes les planètes de type terrestre, c'est-à-dire pour Vénus, la Terre et Mars. Au laboratoire biogéochimique de l'Académie des sciences de Moscou, qui, été renommé Laboratoire des Problèmes Géochimiques depuis le regroupement avec l'Institut microbiologique de l'Académie des sciences (dirigé par l'académicien B.L. Isachenko), nous avions, dès 1940, établi la vie cosmique comme sujet d'étude scientifique. Ce travail fut interrompu durant la guerre mais il reprit à la première occasion.
L'idée de la vie comme phénomène cosmique est présente dans les archives scientifiques depuis longtemps. Déjà, à la fin du XVIIème siècle, le hollandais Christian Huygens (1629-1695) dans son dernier ouvrage Cosmotheoros, publié après sa mort, formulait cette question. Sur l'initiative de Pierre 1er, le livre fut publié à deux reprises en Russie dans la première partie du XVIIIème siècle. Huygens y établit la généralisation scientifique suivante : « la vie est un phénomène cosmique et, d'une façon ou d'une autre, est nettement distincte de la matière non-vivante ». J'ai récemment appelé cette généralisation « le principe de Huygens ».
Par son poids, la matière vivante constitue une partie infinitésimale de la planète, et ce, de tous temps géologiques, ce qui signifie qu'elle est « géologiquement éternelle ». La matière vivante est concentrée dans une fine couche, plus ou moins épaisse, de la troposphère sur la terre ferme (dans les champs et les forêts) et se répand dans l'océan tout entier. Elle représente à peine 0,25% de la masse de la biosphère. Sur la terre ferme, la couche continue de la biosphère atteint une profondeur d'un peu moins de trois kilomètres en moyenne. La matière vivante n'existe pas en dehors de la biosphère.
Sa morphologie change durant toute la course du temps géologique, selon les lois de la nature. I'histoire de la matière vivante s'exprime elle-même comme une lente modification des formes d'organismes vivants qui sont connectés génétiquement, de génération en génération, d'une manière ininterrompue. Cette idée, soulevée de tous temps dans la recherche scientifique, acquit en 1859 une base solide grâce aux travaux de Charles Darwin (1809-1882) et de Wallace (1822-1913). Elle fut présentée dans la doctrine de l'évolution des espèces pour les plantes et les animaux, ainsi que pour l'homme. Le processus évolutionniste est une caractéristique unique de la matière vivante. Il n'y en a aucune manifestation dans la matière non vivante. Dans l'ère cryptozoïque, les mêmes minéraux et rochers sont formés de la même manière qu'aujourd'hui. Les seules exceptions concernent les corps naturels bio-inertes connectés d'une façon ou d'une autre avec la matière vivante.
Le changement dans la structure morphologique de la matière vivante observé dans le processus d'évolution conduit inévitablement à un changement dans sa composition chimique. Cette question requiert maintenant une vérification expérimentale. En collaboration avec l'Institut paléontologique de l'Académie des sciences, nous l'avons incorporée dans les travaux planifiés pour 1944.
Tandis que la quantité de matière vivante est négligeable par rapport à la matière non vivante et à Ia masse bio-inerte, les roches biogéniques constituent une large partie de la masse de la biosphère et vont bien au-delà des frontières de la biosphère. En vertu du phénomène de métamorphisme, elles se sont converties en une enveloppe granitique, perdant toute trace de vie, et ne font plus alors partie de la biosphère. L'enveloppe granitique de la Terre est la zone des biosphères précédentes. Dans le livre de Lamarck, Hydrogéologie (1802), qui contient de nombreuses et remarquables idées, la matière vivante, comme je l'ai compris, se trouve à l'origine des principales roches de notre planète. Lamarck n'a jamais accepté la découverte de Lavoisier (1743-1794). J.B. Dumas (1800-1884), un autre grand chimiste et jeune contemporain de Lamarck, qui se pencha sur la chimie de la matière vivante, avait reconnu depuis longtemps l'importance de la découverte de Lavoisier et adhérait également à l'idée de l'importance quantitative de la matière vivante dans la structure des roches de la biosphère.
LA CÉPHALISATION, AXE DE L'ÉVOLUTION
Les contemporains de Darwin, J. D. Dana (1813-1895) et J. Le Conte (1823-1901), grands géologues américains (Dana était aussi minéralogiste et biologiste) expliquèrent, avant même 1859, la généralisation empirique selon laquelle l’évolution de la matière vivante avance dans une direction définie. Ce phénomène a été appelé par Dana « céphalisation », et par Le Conte « ère psychozoïque ». Dana, comme Darwin, adopta cette idée lors de son voyage autour du monde, qui débuta en 1838 deux ans après le retour de Darwin à Londres, et qui se prolongea jusqu'en 1842.
Il faut noter ici que l'expédition durant laquelle Dana parvint à ses conclusions sur la céphalisation, les récifs de corail, etc.... était associée, historiquement, aux recherches sur l'Océan Pacifique, réalisées lors des voyages des marins Russes, en particulier par Kruzenshtern (1770-1846). Publiées en allemand, elles inspirèrent l'avocat américain John Reynolds qui organisa le premier voyage de recherche océanique américain. Il débuta ce travail en 1827, au moment où un compte rendu de l'expédition de Kruzenshtern parvenait en Allemagne. C'est seulement onze ans plus tard, en 1838, que ses efforts constants aboutirent à la concrétisation de son expédition. II s'agissait de l'expédition Wilkes, qui permit de prouver l'existence de l'Antarctique.
Les notions empiriques d'une direction définie des processus d'évolution, même s'il n'y eut aucune tentative théorique pour les fonder, s'approfondirent au cours du XVIIIème siècle. Buffon (1707-1788) parla du « royaume de l'homme », en raison de son importance géologique. L'idée d'évolution lui était étrangère. Elle l'était aussi pour Agassiz (1807-1873), qui présenta l'idée d'ère glaciaire. C'était une période d'impétueux épanouissement dans la géologie. Agassiz admettait que, géologiquement, le royaume de l'homme était arrivé, mais, à cause de ses principes théologiques, il s'opposait à la théorie de l'évolution. Le Conte souligne que Dana, qui, formellement avait un point de vue proche de celui d'Agassiz, accepta, à la fin de sa vie, l'idée de l'évolution dans son interprétation darwinienne. La différence entre « l'ère psychozoïque » de Le Conte et la « céphalisation » de Dana disparaissait alors. C'est à regretter que, particulièrement dans notre pays, cette importante généralisation empirique soit encore hors du champ de vision de nos biologistes.
Le bien-fondé du principe de Dana (qui semble être en dehors de l'horizon de nos paléontologistes) peut aisément être vérifié sur les bases de tous les traités modernes de paléontologie. Le principe n'embrasse pas seulement l'ensemble du domaine des animaux, mais il se révèle lui-même clairement dans chaque type d'animal. Dana soulignait que durant le cours du temps géologique, sur au moins deux millions d'armées et probablement bien plus, il se produisit un processus irrégulier de croissance et de perfectionnement du système nerveux central, débutant avec les crustacés (il utilisa cette étude pour établir son principe), les mollusques (céphalopodes), et finissant par l'homme. C'est ce phénomène qu'il appelait « céphalisation ». Le cerveau, une fois qu'il a atteint un certain niveau dans le processus d'évolution, n'est pas sujet à une rétrogression, il peut uniquement progresser.
L'AVÈNEMENT DE LA NOOSPHÈRE
Partant de la notion du rôle géologique de l'homme, le géologue A.P. Pavlov (1854-1929), dans la dernière année de sa vie, parlait de l'ère anthropogénique dans laquelle nous vivons aujourd'hui. Bien qu'il n'ait pas pris en compte la possibilité de destruction des valeurs spirituelles et matérielles dont nous sommes témoins à peine dix ans après sa mort, avec l'invasion barbare des Allemands et de leurs alliés, il insistait avec raison sur le fait que l'homme est devenu, sous nos yeux, une force géologique puissante et toujours croissante. Cette force s'est formée de manière imperceptible au fil du temps, coïncidant avec un changement dans la situation de l'homme sur notre planète (et tout d'abord dans sa situation matérielle). Pour la première fois dans l'histoire de la Terre, au XXème siècle, l'homme connaît et embrasse l'ensemble de la biosphère, complétant ainsi la carte géographique de la planète et colonisant son entière surface. L'humanité devient un facteur unique dans la vie de la terre. Il n'existe pas d'endroit sur terre où l'homme ne puisse vivre s'il le désire. Notre peuple qui séjourna sur les glaces flottantes du pôle Nord en 1937-1938 l'a prouvé. Parallèlement, grâce à des techniques puissantes et aux réussites de la pensée scientifique, telles que la radio et la télévision, l'homme est à présent capable de parler instantanément à n'importe qui et de n'importe quel endroit de la planète s'il le souhaite. Le transport aérien a atteint une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres par heure, et n'est pas encore parvenu à ses limites. Tout cela est le résultat de la « céphalisation », de la croissance du cerveau humain et du travail dirigé par ce cerveau.
L'économiste L Brentano mit en lumière la signification planétaire de ce phénomène par un calcul saisissant : si un mètre carré était assigné à chaque être humain, et si tous les hommes étaient rassemblés côte à côte, ils n'occuperaient même pas l'espace constitué par le petit lac de Constance, qui se trouve entre la Suisse et la Bavière. Le reste de la surface de la Terre serait vide d'êtres humains. Ainsi donc, l'ensemble de l'humanité représente une portion insignifiante de la planète. Sa force ne dérive pas de sa matière, mais de son cerveau. Si l'homme comprend cela, et ne l'utilise pas pour sa propre destruction, un avenir immense s'offre à lui dans l'histoire géologique de la biosphère.
Le processus géologique de l'évolution montre l'unité biologique et l'égalité de tous les hommes, l'Homo Sapiens et ses ancêtres, le Sinanthrope et les autres ; leur lignée dans le mélange des races blanches, rouges, jaunes et noires évolue sans cesse sur d'innombrables générations. C'est une loi de la nature. Toutes les races sont capables de se croiser et d'avoir une progéniture fertile. Dans un contexte historique, comme par exemple dans une guerre d'une ampleur identique à celle dans laquelle nous nous trouvons, l'homme qui suit ces lois finit par gagner. Personne ne peut s'op¬poser impunément au principe de l'unité de tous les hommes, qui est une loi de la nature. J'use ici du terme « loi de la nature » car il est de plus en plus utilisé dans les sciences physiques et chimiques, dans le sens d'une généralisation empirique établie avec précision.
Le processus historique est en train de changer radicalement sous nos propres yeux. Pour la première fois, l'intérêt des masses d'un côté, et la pensée libre des individus de l'autre, détermine le cours de la vie de l'humanité et procure les critères pour définir l'idée de la justice. L’humanité, comme un tout, est en train de devenir une force géologique puissante. Apparaît alors le problème de la reconstruction de la biosphère dans l'intérêt de l'humanité pensant librement comme une entité unique. Ce nouvel état de la biosphère auquel nous approchons sans nous en rendre compte est la noosphère.
Dans une conférence que j'ai donnée à la Sorbonne en 1922-1923, j'acceptais comme base de la biosphère les phénomènes biogéochimiques. Certaines parties de ces conférences furent publiées dans mon livre, Études de Géochimie, paru d'abord en français en 1924, puis traduit en russe en 1927. Le mathématicien français le Roy, philosophe bergsonien, prit comme point de départ la base biogéochimique de la biosphère et introduisit, dans ses conférences au Collège de France, le concept de noosphère comme l'étape géologique à travers laquelle la biosphère est en train de passer. Il souligna qu'il était parvenu à cette idée grâce à la collaboration de son ami Teilhard de Chardin, grand géologue et paléontologue qui travaille aujourd'hui en Chine.
La noosphère est un phénomène géologique nouveau sur notre planète. Pour la première fois, l'homme y devient une force géologique à grande échelle. Il peut et doit reconstruire le domaine de sa vie par son travail et sa pensée, le rebâtir radicalement par rapport au passé. Ainsi s'ouvrent devant lui des possibilités créatrices toujours plus grandes. Peut-être la génération de nos petits enfants verra-t-elle cet épanouissement.
COMMENT LA PENSÉE PEUT-ELLE MODIFIER LES PROCESSUS DE LA MATIÈRE ?
Voici qu'apparaît une nouvelle énigme. La pensée n'est pas une forme d'énergie. Comment alors peut-elle changer les processus matériels ? Cette question n'a toujours pas été résolue. A ma connaissance, elle fut posée la première fois par un scientifique Américain né à Lvov, le mathématicien et biophysicien Alfred Lotka. Mais il ne fut pas capable d'y répondre. Selon Goethe (1740-1832), grand poète et grand scientifique, en science nous pouvons seulement savoir comment une chose se produit, mais nous ne pouvons pas savoir pourquoi elle se produit.
Avec l'avènement de la noosphère, nous voyons autour de nous, à chaque étape, les résultats empiriques de cet « incompréhensible » processus. Le fer natif est rare dans la nature, il est aujourd'hui produit à des milliards de tonnes. L'aluminium natif, qui n'existait pas auparavant sur notre planète, est maintenant fabriqué à grande échelle. Il en va de même pour un nombre incalculable de combinaisons chimiques artificielles (la « culture » biogénique des minéraux) nouvellement créées. Le nombre de ces minéraux artificiels est en augmentation constante. Cela comprend toutes les matières premières stratégiques. L’apparence de notre planète, la biosphère, subit chimiquement une transformation opérée par l'homme de manière consciente et bien plus encore de manière inconsciente. L'homme change physiquement et chimiquement l'enveloppe aérienne de la terre ainsi que les eaux naturelles. Au XXème siècle, à cause des avancées de la civilisation, les mers et la partie des océans proche des côtes changent d'une manière toujours plus marquée. L'homme doit à présent prendre de plus en plus de mesures afin de préserver, pour les générations futures, la richesse des océans qui n'appartiennent encore à personne. D'autre part, il crée de nouvelles espèces d'animaux et de plantes. Les contes de fée semblent possibles dans l'avenir ; l'homme s'évertue à aller au-delà des frontières de la planète, dans l'espace. Et il le fera sans doute. Aujourd'hui, dans la grande tragédie historique que nous traversons, nous ne pouvons que réaliser que nous avons choisi, de manière intuitive, le chemin qui mène droit à la noosphère. Je dis « de manière intuitive » car l'ensemble de l'humanité est en train d'agir dans cette direction. Les historiens et les responsables politiques commencent seulement à comprendre le processus de la nature à partir de ce point de vue. L’approche de Winston Churchill (1932) en tant qu'historien et chef politique est très intéressante.
La noosphère est la dernière des nombreuses étapes de l'évolution de la biosphère dans l'histoire géologique. L'itinéraire de cette évolution commence seulement à nous apparaître plus clairement à travers l'étude de certains aspects du passé géologique de la biosphère. Laissez-moi vous citer quelques exemples. Il y a cinq cents millions d'années, durant le Cambrien, des formations à partir des squelettes d'animaux riches en calcium apparaissent pour la première fois dans la biosphère ; celles à partir de plantes apparaissent il y a plus de deux milliards d'années. Cette fonction du calcium dans la matière vivante, à présent fortement développée, fut un des plus importants facteurs du changement géologique de la biosphère. Un changement tout aussi important de la biosphère se produisit de moins 110 à moins 70 millions d'années durant le Crétacé, et plus particulièrement à la période tertiaire. C'est à cette époque que les vertes forêts, que nous aimons tant, prirent naissance. Il s'agit là d'un autre grand stade évolutionniste, analogue à la noosphère. C'est probablement dans ces forêts que l'homme est apparu il y a environ 15 à 20 millions d'années.
Aujourd'hui nous vivons une période de nouveau changement fondamental dans la biosphère. Nous entrons dans la noosphère. Ce nouveau processus prend place dans un moment tourmenté, au cours d'une guerre mondiale destructrice. Mais ce qui importe c'est que nos idéaux démocratiques soient en accord avec le processus géologique, avec les lois de la nature et avec la noosphère. Par conséquent, nous pouvons regarder l'avenir avec confiance. Il est entre nos mains. Ne laissons pas cet avenir nous échapper.
Vladimir I. Vernadsky, Union des Républiques Socialiste Soviétiques, 1944