PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XVI :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 5. — Caractère monopolisant du système anglais. On ne peut rien lui comparer pour son pouvoir de produire le mal, avec tout ce qu'on a jamais imaginé antérieurement.
Tant qu'on n'avait eu recours à la protection que pour permettre aux fermiers d'appeler à leur aide l'habileté industrielle et les machines employées à l'étranger, et de conquérir la domination sur les diverses forces naturelles nécessaires pour achever leurs produits et les approprier à la consommation, on avait agi raisonnablement. Cette protection les affranchissait de l'impôt onéreux du transport ; elle encourageait la diversité des travaux et le développement de l'intelligence ; elle tendait à donner à la société cette forme naturelle où la force et la beauté se combinent le mieux : et c'est pourquoi nous voyons, dans les mouvements des années immédiatement antérieures à l'explosion des guerres de la Révolution française, une tendance si prononcée à une réforme dans la constitution du Parlement, ayant pour but une représentation plus équitable des diverses fractions dont la société se composait.
Si telle eût été la limite du mouvement, si la politique de l'Angleterre eût cherché uniquement à créer un marché intérieur pour les fermiers anglais, si l'on se fût borné à les affranchir personnellement de leur dépendance des éventualités résultant de l'éloignement d'autres marchés, si les hommes d'État de l'Angleterre eussent été dirigés par cette grande loi fondamentale du christianisme, qui exige que nous respections les droits d'autrui aussi scrupuleusement que nous voudrions qu'on respectât les nôtres, tout aurait été bien, et l'on n'eût jamais entendu parler des doctrines de l'excès de population, de la nécessité d'une somme de travail à bon marché et abondante, de la convenance d'exclure de son sein une nation d'une famille identique pour la remplacer par une nation dont les éléments sont plus mélangés, plus souples et peuvent rendre plus de services, d'une nation qui puisse se soumettre à un maître (7), en un mot, de l'Économie politique moderne.
Autre fut la marche des choses. Là, comme partout ailleurs, il se manifesta une disposition à monopoliser pour son profit personnel les connaissances à l'aide desquelles on avait obtenu le progrès, et plus était libre le peuple qui désirait s'emparer du monopole, plus on était certain de le voir s'affranchir des scrupules, dans les mesures à l'aide desquelles il cherchait à se l'assurer. S'il en eût été autrement, c'eût été une contradiction avec tous les enseignements que nous fournit l'histoire du monde ; et si, dans l'avenir, à une époque quelconque, le peuple de l'Union américaine était assez malheureux pour avoir des colonies, et qu'elles ne se montrassent pas alors, infailliblement, les dominatrices, les plus tyranniques et les moins scrupuleuses, ce fait constituerait l'un des plus remarquables de l'histoire. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner, que nous devions au peuple le plus libre de l'Europe l'invention du système retracé par nous dans les chapitres précédents, le plus oppressif et le mieux fait pour épuiser les nations, parmi tous ceux qui ont jamais existé.
On n'avait jamais rien imaginé qui pût lui être comparé à l'égard de sa capacité pour le mal. Les invasions par des bandes d'individus armés sont accompagnées du pillage des propriétés, de massacres et de la suspension temporaire du commerce ; mais, avec le retour de la paix, les hommes peuvent, de nouveau, associer leurs efforts, et, au bout de quelques années, tout revient au même point qu'auparavant. Mais il n'en est pas de même, relativement aux invasions qui ont pour but de substituer, d'une façon permanente, le trafic au commerce. Car, sous leur influence, la puissance d'association disparaît, le développement de l'intelligence diminue, et, peu à peu, l'homme perd tout l'empire qu'il avait conquis sur la nature. Lui-même alors diminue de valeur, tandis que celle des denrées nécessaires à son entretien augmente aussi régulièrement ; et à chaque pas fait dans cette direction il devient de plus en plus asservi. Dans le premier cas, c'est une secousse subite, dont le malade peut se remettre avec des soins ; tandis que, dans le second, on ouvre les veines et on laisse le sang, source de la vie, s'écouler lentement ; on rend ainsi la guérison plus difficile chaque jour, et finalement survient la mort. De tous les pays de l'Europe, aucun n'a été aussi souvent envahi que la Belgique, aucun n'a souffert autant des maux irréparables de la guerre ; et cependant, à toutes les époques, elle est restée au rang des nations les plus prospères. De tous les pays, les seuls qui, pendant une longue suite de siècles, n'ont presque jamais été profanés par la trace d'incursions ennemies, sont les îles Britanniques ; c'est là cependant qu'on a inventé la théorie de Malthus, et c'est dans une de ces îles mêmes qu'on rencontre l'immense trésor de faits sur lesquels on a tenté de s'appuyer. La France a souffert gravement de la guerre, mais elle maintient un système qui tend à favoriser le développement du commerce, et, conséquemment, elle progresse en richesse et en puissance. Le Portugal, excepté pendant la période de 1807 à 1812, a presque toujours échappé à la guerre ; cependant sa richesse et sa puissance diminuent, à raison de sa soumission complète aux influences épuisantes du trafic.