PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE VIII :
DE LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ.
§ 2. — Tout acte d'association est un acte de mouvement. Les lois générales du mouvement sont celles qui régissent le mouvement sociétaire. Tout progrès a lieu, en raison directe de la substitution du mouvement continu au mouvement intermittent. Il n'existe ni continuité de mouvement, ni puissance, là où il n'existe point de différences. Plus ces dernières sont nombreuses, plus est rapide le mouvement sociétaire et plus est considérable la tendance à son accélération. Plus le mouvement est rapide, plus est grande la tendance à la diminution de la valeur des denrées et à l'accroissement de la valeur de l'homme.
Dans le monde inorganique, chaque acte de combinaison est un acte de mouvement ; les diverses molécules échangeant réciproquement leurs propriétés respectives. Il en est de même dans le monde social ; tout acte d'association est un acte de mouvement ; les idées se communiquent et s'approprient ; on rend et on accepte des services, on échange des denrées ou des objets. Toute force résulte du mouvement, et c'est là où se développe dans une société le mouvement le plus considérable, que l'on voit l'homme déployant la puissance la plus intense, pour soumettre à son empire les diverses forces naturelles qui l'environnent de toutes parts. Quelles sont donc alors les lois du mouvement? S'il est vrai qu'il n'existe qu'un système unique de lois qui régit toute la matière, en ce cas, celles qui régissent les mouvements des divers corps inorganiques doivent être les mêmes que celles qui règlent le mouvement de la société ; et l'on peut démontrer facilement que les choses se passent réellement ainsi.
Un corps mis en mouvement par une force unique se meut constamment dans la même direction, à moins qu'il ne soit arrêté par une force contraire. Nous savons que ce qui constitue cette dernière, c'est la gravitation, et tant que la force exercée par l'individu est ainsi contrariée, tous ses mouvements doivent être sujets à une constante intermittence, ainsi que nous avons pu le constater en tout lieu. Dans les premiers âges de la société, il obtient le pouvoir de moudre son grain en soulevant une pierre et la laissant retomber ; ou bien il se meut sur l'eau à l'aide d'une rame, ou bien encore il assomme un animal d'un coup de massue ; tous ces divers actes résultent de l'application d'une force unique, et tous, conséquemment, ne sont que des mouvements intermittents, exigeant l'emploi répété de la même force, nécessaire, lorsqu'il s'est agi, d'abord, de passer de l'état de repos à l'état de mouvement. C'est ainsi qu'il y a constante déperdition de puissance, et que le mouvement produit est faible.
L'homme le comprend ; aussi le voyons-nous constamment s'efforcer d'obtenir un mouvement continu ; et c'est là ce qu'il fait en imitant, autant qu'il le peut, le mécanisme qui se révèle à ses regards dans la direction des corps célestes. Lorsqu'il veut mettre un corps en mouvement, et que sa forme le permet, il le fait rouler sur son axe, et appelle ainsi à son aide la gravitation pour le seconder dans ses efforts, qui, antérieurement, rencontraient de la résistance, comme dans le cas où il roule une boule, un baril ou une balle de coton. Cependant la forme d'un grand nombre de corps ne permettant pas de les faire rouler, bientôt il construit un instrument qui roulera lui-même sur son axe, ainsi que fait la terre : entre deux machines de ce genre, il place le corps qu'il veut mettre en mouvement, et obtient ainsi une action qui se continue bien plus longtemps. Se trouvant toutefois encore entravé considérablement par le frottement, il pose sur la route un rail de fer, et peut ainsi obtenir une action continue en même temps qu'une grande vitesse, et la quantité de mouvement augmente en raison directe de la vitesse ; puisqu'un corps qui retombe, dans la proportion de mille pieds par minute, donne une force précisément dix fois plus considérable que celle qui serait donnée par ce corps, s'il retombait dans la proportion de cent pieds dans le même espace de temps.
Si nous examinons maintenant le progrès que fait l'individu dans la domination qu'il conquiert sur la nature, nous constatons qu'elle est en raison directe de la substitution du mouvement continu au mouvement intermittent. Ainsi que nous l'avons vu, il abandonne le coquillage affilé dont se servait Robinson Crusoé pour le couteau, pour la scie ordinaire, la scie à deux mains, et enfin la scie à mouvement circulaire, qui peut être mise en oeuvre avec la plus grande vitesse ; et par ce moyen il obtient, de la même dépense de force musculaire, des résultats mille fois plus considérables que ceux obtenus primitivement.
Dans l'opération du drainage le fermier ne cherche qu'à établir la continuité du mouvement. Sachant que l'eau, lorsqu'elle est stagnante, détruit la vie des végétaux, et se voyant environné de grandes masses du sol le plus fertile, qui n'attendent que la production du mouvement dans l'eau dont celui-ci est saturé, il creuse des canaux et pose des conduits, il abat les arbres pour laisser pénétrer le soleil ; et ayant ainsi permis au mouvement de se développer, il obtient des récoltes dont le produit est triplé.
En outre, il substitue le mouvement circulaire de la faucille au mouvement plus anguleux du bras, puis l'abandonne pour la faux, et enfin pour le mouvement constant de la machine à moissonner, à l'aide de laquelle il coupe plus d'épis, en une heure, qu'il ne pourrait en récolter en une semaine. C'est ainsi que l'imprimeur abandonne le billot de bois et le marteau pour l'action plus prolongée de l'écrou et de là, en passant à travers diverses phases, par l'action alternative de la presse à bras, à l'instrument merveilleux grâce auquel nous obtenons, en un seul jour, un résultat plus considérable que Caxton ne l'obtenait en une année. De son côté, le manufacturier dispose de telle sorte son usine, que sa laine et son coton entrent par une porte et sortent par l'autre ; à chaque pas, elles changent de forme, de plus en plus, jusqu'au moment où la matière première, qui entrait d'un côté, part vers un autre, toute prête à être employée. Dans tous les travaux poursuivis par l'homme pendant sa vie, il cherche ainsi à obtenir un mouvement continuel ; et partout l'on constate, que sa marche progressive vers la richesse et la puissance, est en raison directe de l'accomplissement de ce dessein.
Si nous jetons les regards à travers le monde, nous voyons partout la nature appliquant la force à l'aide du mouvement continu. Pour développer l'électricité, il faut le mouvement de rotation ; et cette rotation, nous la retrouvons partout autour de nous, soit que nous étudiions le mouvement des vents, ou la formation de la rosée, ou la circulation du sang à travers les artères qui le charrient du coeur, ou à travers les veines qui le rapportent à son point de départ. Plus le mouvement est rapide, plus aussi il est continu et plus est considérable la force déployée. Le Rhin, qui prend sa source au milieu des pics neigeux des Alpes, se précipite rapidement vers la mer, et à mesure qu'il entraîne l'eau qui a été dissoute, de nouvelles condensations se forment à une plus grande hauteur, fournissant ainsi, pour les besoins de l'homme, un mouvement qui reste constant pendant les chaleurs de l'été et les froids de l'hiver. L'Ohio et le Mississipi prenant leur source à des hauteurs comparativement faibles, qui confinent à l'est et au nord la grande vallée de l'ouest, ont un mouvement plus lent ; et, comme conséquence de ce fait, ces rivières sont presque sans utilité pendant environ la moitié de l'année. Quelque part que nous portions les yeux dans toute l'étendue de la nature, nous voyons que la puissance est en raison de la continuité du mouvement ; et c'est une semblable continuité que l'homme cherche à obtenir en toute circonstance.
Cependant il ne peut exister de continuité dans les mouvements du colon isolé. Dépendant pour ses subsistances de sa puissance d'appropriation, et forcé de parcourir des surfaces immenses de terrain, il se trouve souvent en danger de mourir faute de nourriture. Lors même qu'il réussit à s'en procurer, il est forcé de suspendre ses recherches, et de songer à effectuer le changement de résidence, indispensable pour transporter à la fois ses subsistances, sa misérable habitation et lui-même. Arrivé là, il est forcé de devenir tout à tour cuisinier, tailleur, maçon, charpentier. Privé du secours de la lumière artificielle, ses nuits sont complètement sans emploi, en même temps que le pouvoir de faire de ses journées un emploi fructueux dépend complètement des chances de la température.
Découvrant enfin, cependant, qu'il a un voisin, il se fait des échanges entre eux ; mais, comme tous deux occupent des parties différentes de l’île, ils se trouvent forcés de se rapprocher exactement comme les pierres à l'aide desquelles ils broient leur blé ; et lorsqu'ils se séparent, la même force est encore nécessaire pour les rapprocher encore. En outre, lorsqu'ils se rencontrent, il se présente des difficultés pour fixer les conditions du commerce, à raison de l'irrégularité dans l'approvisionnement des diverses denrées dont ils veulent se dessaisir. Le pêcheur a eu une chance favorable, et a pêché une grande quantité de poissons ; mais le hasard a permis au chasseur de se procurer du poisson, et en ce moment il n'a besoin que de fruit, et le pêcheur n'en possède pas. La différence étant, ainsi que nous le savons déjà, indispensable pour l'association, l'absence de cette condition offrirait ici un obstacle à l'association difficile à surmonter ; et nous voyons que cette difficulté existe, dans toutes les sociétés ou l'on ne trouve pas les diversités. Le fermier a rarement occasion de faire des échanges avec le fermier son confrère ; le planteur n'a jamais besoin d'échanger un produit avec un autre planteur, ni le cordonnier avec un autre cordonnier ; et c'est par suite du défaut de diversité dans les travaux que nous voyons, dans l'enfance de la société, tant d'obstacles contrarier le commerce, et faire du trafiquant qui aide à les écarter un membre très-important de la communauté sociale.
Cependant avec le temps, la richesse et la population se développent ; et, avec ce développement, il se manifeste un accroissement dans le mouvement de la société ; dès lors le mari échange des services contre ceux de sa femme, les parents contre ceux de leurs enfants, et les enfants échangent des services réciproques ; l'un fournit le poisson, un autre de la viande, un troisième du blé, tandis qu'un quatrième transforme la laine en drap, un cinquième les peaux de bêtes en souliers. Le mouvement devient alors plus continu, et avec cet accroissement de mouvement a lieu une augmentation constante dans le pouvoir de l'homme sur la nature, suivi d'une diminution dans la résistance de celle-ci à ses efforts ultérieurs. Partout autour de lui on voit d'autres familles dont chacune accomplit une révolution sur son axe, tandis que la société, dont elles forment une partie, accomplit constamment la sienne autour d'un centre commun ; et c'est ainsi que, progressivement, nous voyons s'établir un système correspondant avec celui qui maintient dans l'ordre l'ensemble admirable de l'univers. A chaque pas nous constatons un accroissement dans la rapidité du mouvement, en même temps qu'un accroissement de force de la part de l'homme, qui se révèle dans ce fait : que bien que la population ait augmenté, il se procure une quantité constamment plus considérable de blé, sur la superficie qui ne donnait au premier colon que les plus minces provisions des plus misérables subsistances.
A chaque pas fait en avant, nous constatons la tendance à une plus grande vitesse dans le pas qui lui succède ; et comme l'homme a été doué de la capacité nécessaire pour accomplir de nouveaux progrès, il en doit être nécessairement ainsi. Pour la première société, encore faible, la formation d'un simple sentier exigeait de grands efforts ; mais aujourd'hui, avec le développement de la population et de la richesse, on la voit obtenir successivement des routes à barrières, des chaussées en bois, des chemins de fer et des locomotives ; et tout cela avec moins de peine qu'il n'en avait fallu d'abord pour tracer le sentier à travers lequel on transportait, à dos d'homme, les produits de la chasse. Nous trouvons là le mouvement accéléré que l'on constate dans un corps qui se précipite vers la terre. Dans la première seconde, il peut ne tomber que dans la proportion d'un pied ; mais au bout de 10 secondes on constate qu'il est tombé de 100 pieds ; au bout de 10 autres secondes de 400 ; au bout de 30 secondes de 900 ; au bout de 40 secondes de 1 600 ; au bout de 50 secondes de 2,500 et ainsi de suite jusqu'au moment où, arrivé au chiffre de 1 000 secondes, ce corps est tombé dans la proportion d'un million de pieds. S'il eût été arrêté à la fin de chaque chute d'un pied, et qu'il lui eût fallu prendre un nouveau point de départ, il serait tombé en ne parcourant qu'une distance de mille pieds ; mais à raison de la vitesse acquise, constamment croissante, résultant d'un mouvement continu, sa chute a eu lieu après qu'il a eu parcouru une distance mille fois plus considérable. Il en doit être aussi de même, par rapport à la société. Dans le principe, il y existe peu de mouvement et une faible puissance de progrès ; mais à mesure que ses membres deviennent de plus en plus capables de s'associer, on voit la faculté d'accomplir des progrès ultérieurs se développer avec une rapidité constamment croissante. Les améliorations accomplies dans ces dix dernières années ont été plus considérables que celles des trente années antérieures, et celles-ci, à leur tour, l'ont été plus que celles du siècle qui avait précédé, et dans ce siècle, l'homme a conquis sur la nature un empire plus étendu que celui qu'on avait obtenu, pendant la longue période écoulée depuis l'époque d'Alfred le Grand ou de Charlemagne.
Cependant pour qu'il puisse exister dans la société un mouvement continu, il faut qu'il y ait sécurité à l'égard des personnes et de la propriété ; mais lorsque les individus sont pauvres et disséminés sur un grand espace, il est difficile d'obtenir l'une ou l'autre de ces conditions. Comme il n'existe alors d'antre loi que celle de la force, partout on a vu l'homme fort disposé à écraser et à piller les faibles, tantôt s'emparant de la terre et les contraignant à travailler à son profit ; tantôt se plaçant en travers de la route et interdisant toute relation commerciale, si ce n'est à des conditions que lui-même doit fixer ; ou encore exigeant que chaque travailleur paie une taxe ou taille, ou, enfin, dépossédant ces être faibles de leurs maisons, de leurs fermes et de leurs outils ; et peut-être vendant pour être réduits en esclavage, les maris et leurs femmes, les parents et leurs enfants afin d'accroître ainsi les dépouilles, trophées d'une guerre glorieuse. Dans toutes ces circonstances, il y a, ainsi que le lecteur l'observera, un retard de mouvement aux dépens de ceux qui vivent de leur travail, et au profit de ceux qui vivent de l'appropriation du produit du travail des autres.
La valeur de toutes les denrées consiste dans la mesure de la résistance à vaincre avant de se les procurer. A mesure que cette résistance diminue, il y a diminution dans leur valeur, et augmentation de celle de l'individu. Tout ce qui tend à favoriser l'accroissement du mouvement de la société tend à diminuer la valeur des premières, et à augmenter celle du dernier. Au contraire tout ce qui tend à retarder les mouvements de la société et à empêcher le développement de la puissance d'association, ou du commerce, tend également à empêcher la diminution des valeurs, à retarder l'augmentation de la richesse, à arrêter le développement de l'individualité, et à diminuer la valeur de l'homme.