LE DROIT
DES GENS
°°°--------------------------------ooo0ooo--------------------------------°°°
PRÉLIMINAIRES
Idée & Principes généraux du Droit des Gens.
§.1 Ce qu’est une nation, ou un État.
Les NATIONS, ou États sont des Corps Politiques, des Sociétés d'hommes unis ensemble pour procurer leur salut & leur avantage, à forces réunies.
§.2 Elle est une personne morale.
Une pareille société a ses affaires & ses intérêts, elle délibére & prend des résolutions en commun ; & par là elle devient une Personne morale, qui a son Entendement & sa Volonté propre, & qui est capable d'Obligations & de Droits.
§.3 Définition du Droit des Gens.
C'est à établir solidement les Obligations & les Droits des Nations, que cet Ouvrage est destiné. Le Droit des Gens est la science du Droit qui a lieu entre les Nations, États, & des Obligations qui répondent à ce Droit.
On verra dans ce Traité de quelle manière les États, comme tels, doivent règler toutes leurs actions. Nous péserons les Obligations d'un Peuple, tant envers lui-même, qu'envers les autres, & nous découvrirons par cela même les Droits qui résultent de ces Obligations. Car le Droit n'étant autre chose que la faculté de faire ce qui est moralement possible, c’est-à-dire ce qui est bien, ce qui est conforme au Devoir ; il est évident que le Droit naît du Devoir, ou de l’obligation passive, de l’Obligation dans laquelle on se trouve d'agir de telle ou de telle maniére. Il est donc nécessaire qu'une Nation s’instruise de ses obligations, Non-seulement pour éviter de pécher contre son devoir ; mais encore pour se mettre en état de connoître avec certitude ses Droits, ou ce qu'elle peut légitimement éxiger des autres.
§.4 Comment on y considère les Nations, ou États.
Les Nations étant composées d'hommes naturellement libres & indépendans & qui avant l’établissement des Sociétés Civiles, vivoient ensemble dans l’État de nature ; les Nations, ou les États souverains, doivent être considérés comme autant de personnes libres, qui vivent entr'elles dans l’État de nature.
On prouve en Droit Naturel, que tous les hommes tiennent de la Nature une Liberté & une indépendance, qu'ils ne peuvent perdre que par leur consentement. Les Citoïens n'en joüissent pas pleinement & absolument dans l’État, parce qu'ils l’ont soumise en partie au Souverain. Mais le Corps de la Nation, l’État, demeure absolument libre & indépendant, à l’égard de tous les autres hommes, des Nations étrangères, tant qu'il ne se soumet pas volontairement à elles.
§.5 A quelles Loix les Nations sont soumises.
Les hommes étant soumis aux Loix de la Nature, & leur union en Société Civile n'aïant pû les soustraire à l’obligation d'observer ces Loix, puisque dans cette union ils ne cessent pas d'être hommes ; la Nation entiére, dont la Volonté commune n'est que le résultat des volontés réunies des Citoïens, demeure soumise aux Loix de la Nature, obligée à les respecter dans toutes ses démarches. & puisque le Droit naît de l’Obligation, comme nous venons de l’observer (§.3), la Nation a aussi les mêmes Droits que la Nature donne aux hommes, pour s'acquitter de leurs devoirs.
§.6 En quoi consiste originairement le Droit des Gens.
Il faut donc appliquer aux Nations les règles du Droit Naturel, pour découvrir quelles sont leurs obligations & quels sont leurs Droits ; par conséquent le Droit des Gens n’est autre chose, que le Droit de la Nature appliqué aux Nations. Mais comme l’application d'une règle ne peut être juste & raisonnable si elle ne se fait d'une maniére convenable au sujet ; il ne faut pas croire que le Droit des Gens soit précisément & partout le même que le Droit Naturel, aux sujets près, ensorte que l’on n'ait qu'à substituer les Nations aux particuliers. Une Société Civile, un État, est un sujet bien différent d'un individu humain : D'où résultent, en vertu des Loix Naturelles mêmes, des Obligations & des Droits bien différens, en beaucoup de cas ; la même règle générale, appliquée à deux sujets, ne pouvant opérer des décisions semblables, quand les sujets différent ; ou une règle particuliére, très-juste pour un sujet, n'étant point applicable à un sécond sujet de toute autre nature. Il est donc bien des cas, dans lesquels la Loi Naturelle ne décide point d'État à État, comme elle décideroit de particulier à particulier. Il faut sçavoir en faire une application accommodée aux sujets : & c'est l’art de l’appliquer ainsi, avec une justesse fondée sur la droite raison, qui fait du Droit des Gens une science particuliére.
§.7 Définition du Droit des Gens nécessaire.
Nous appelions Droit des Gens nécessaire celui qui consiste dans l’application du Droit Naturel aux Nations. Il est nécessaire, parceque les Nations sont absolument obligées à l’observer. Ce Droit contient les Préceptes que la Loi Naturelle donne aux États, pour qui cette Loi n'est pas moins obligatoire que pour les particuliers ; puisque les États sont composés d'hommes, que leurs délibérations sont prises par des hommes, & que la Loi de la Nature oblige tous les hommes, sous quelque rélation qu'ils agissent. C'est ce même Droit que GROTIUS & ceux qui le suivent appellent Droit des Gens interne, entant qu'il oblige les Nations dans la Conscience. Plusieurs le nomment aussi Droit des Gens naturel.
§.8 Il est immuable.
Puis donc que le Droit des Gens nécessaire consiste dans l’application, que l’on fait aux États, du Droit Naturel, lequel est immuable, comme étant fondé sur la nature des choses & en particulier sur la nature de l’homme ; il s'ensuit que le Droit des Gens nécessaire est immuable.
§.9 Les Nations n’y peuvent rien changer, ni se dispenser de l’obligation qu’il leur impose.
Dès-là que ce Droit est immuable, & l’obligation qu'il impose nécessaire & indispensable ; les Nations ne peuvent y apporter aucun changement par leurs Conventions, ni s'en dispenser elles-mêmes ou réciproquement l’une l’autre.
C’est ici le Principe au moïen duquel on peut distinguer les Conventions, ou Traités légitimes, de ceux qui ne le sont pas, & ses Coûtumes innocentes & raisonnables de celles qui sont injustes, ou condamnables
Il est des choses justes & permises par le Droit des Gens nécessaire, dont les Nations peuvent convenir entr'elles, ou qu'elles peuvent consacrer & fortifier par les mœurs & la Coûtume. Il en est d'indifférentes, sur lesquelles les Peuples peuvent s'arranger comme il leur plait par des Traités, ou introduire telle Coûtume, tel usage qu'ils trouvent à propos. Mais tous les Traités, toutes les Coûtumes qui vont contre ce que le Droit des Gens nécessaire prescrit, ou défend, sont illégitimes. Nous verrons toutefois qu'ils ne sont toûjours tels que suivant le Droit interne, ou de Conscience ; & que par des raisons qui seront déduites en leur lieu, ces Conventions, ces Traités ne laissent pas que d'être souvent valides par le Droit externe. Les Nations étant libres & indépendantes ; quoique les actions de l’une soïent illégitimes & condamnables suivant les Loix de la Conscience, les autres sont obligées de les souffrir, quand ces actions ne blessent pas leurs droits parfaits. La Liberté de cette Nation ne demeureroit pas entiére, si les autres s'arrogeoient une inspection & des droits sur sa conduite : Ce qui seroit contre la Loi Naturelle, qui déclare toute Nation libre & indépendante des autres.
§.10 De la société établie par la Nature entre tout les hommes.
L'homme est tel de sa nature, qu'il ne peut se suffire à soi-même, & qu’il a nécessairement besoin du sécours & du commerce de ses semblables, soit pour se conserver, soit pour se perfectionner & pour vivre comme il convient à un Animal raisonnable. C’est ce que l’expérience prouve suffisamment. On a des exemples d'hommes nourris parmi les Ours, lesquels n'avoient ni langage, ni usage de la raison, uniquement bornés, comme les bêtes, aux facultés sensitives. On voit de plus que la Nature a refusé aux hommes la force & les armes naturelles, dont elle a pourvu d'autres animaux, leur donnant, au lieu de ces avantages, ceux de la parole & de la raison ; ou au moins la faculté de les acquérir dans le commerce de leurs semblables. La parole les met en état de communiquer ensemble, de s'entr'aider, de perfectionner leur raison & leurs connoissances ; & devenus ainsi intelligens, ils trouvent mille moïens de se conserver & de pourvoir à leurs besoins. Chacun d'eux sent encore en lui-même qu'il ne sçauroit vivre heureux & travailler à sa perfection, sans le sécours & le commerce des autres. Puisdonc que la Nature a fait les hommes tels, c'est un indice manifeste qu'elle les destine à converser ensemble, à s'aider & se sécourir mutuellement.
Voilà d'où l’on déduit la société naturelle établie entre tous les hommes. La Loi générale de cette société est, que chacun fasse pour les autres tout ce dont ils ont besoin & qu'il peut faire sans négliger ce qu'il se doit à soi-même : Loi que tous les hommes doivent observer, pour vivre convenablement à leur nature & pour se conformer aux vûës de leur commun Créateur : Loi que notre propre salut, notre bonheur, nos avantages les plus précieux doivent rendre sacrée à chacun de nous. Telle l’obligation générale qui nous lie à l’observation de nos devoirs ; remplissons-les avec soin, si nous voulons travailler sagement à notre plus grand bien.
Il est aisé de sentir combien le monde seroit heureux si tous les hommes vouloient observer la Règle que nous venons d'établir. Au contraire si châque homme ne veut penser qu'à soi, uniquement & immédiatement, s'il ne fait rien pour les autres ; tous ensembles seront très-malheureux. Travaillons donc au bonheur de tous ; tous travailleront au notre, & nous établirons notre félicité sur les fondemens les plus solides.
§.11 Et entre les Nations.
La Société universelle du Genre-humain étant une Institution de la Nature elle-même, c'est-à-dire une conséquence nécessaire de la nature de l’homme ; tous les hommes, en quelque état qu'ils soient, sont obligés de la cultiver & d'en remplir les devoirs. Ils ne peuvent s'en dispenser par aucune convention, par aucune association particuliére. Lors donc qu'ils s’unissent en Société Civile, pour former un État, une Nation à part, ils peuvent bien prendre des engagemens particuliers envers ceux avec qui ils s’associent, mais ils demeurent toûjours chargés de leurs devoirs envers le reste du Genre-humain. Toute la différence consiste en ce qu'étant convenus d'agir en commun, & aïant remis leurs droits & soumis leur volonté au Corps de la Société, en tout ce qui intéresse le bien commun ; c’est désormais à ce Corps, à l’État, & à ses Conducteurs de remplir les devoirs de l’humanité envers les Étrangers, dans tout ce qui ne dépend plus de la liberté des particuliers, & c’est à l’État particuliérement de les observer avec les autres États. Nous avons déjà vû (§.5) que des hommes unis en Société demeurent sujets aux obligations que la nature humaine leur impose. Cette Société, considérée comme une personne morale, puisqu'elle a un entendement, une volonté & une force qui lui sont propres, est donc obligée de vivre avec les autres Sociétés, ou États, comme un homme étoit obligé avant ces Etablissemens, de vivre avec les autres hommes, c'est-à-dire suivant les Loix de la Société naturelle établie dans le Genre-humain ; en observant les exceptions qui peuvent naître de la différence des sujets.
§.12 Quel est le but de cette société des Nations.
Le but de la Société naturelle établie entre tous les hommes, étant qu'ils se prêtent une mutuelle assistance pour leur propre perfection & pour celle de leur état ; & les Nations, considérées comme autant de personnes libres qui vivent ensemble dans l’État de Nature, étant obligées de cultiver entr'elles cette société humaine ; le but de la grande Société établie par la Nature entre toutes les Nations est aussi une assistance mutuelle, pour se perfectionner elles & leur état.
§.13 Obligation générale qu’elle impose.
La prémiére Loi générale, que le but même de la Société des Nations nous découvre, est que chaque Nation doit contribuer au bonheur & à la perfection des autres tout ce qui est en son pouvoir.
§ 14 Explication de cette Obligation.
Mais les devoirs envers soi-même l’emportant incontestablement sur les devoirs envers autrui, une Nation se doit prémiérement & préférablement à elle-même tout ce qu'elle peut faire pour son bonheur & pour sa perfection. (Je dis ce qu'elle peut, non pas seulement physiquement, mais aussi moralement, c'est-à-dire ce qu'elle peut faire légitimement, avec justice & honnêteté). Lors donc qu'elle ne pourroit contribuer au bien d'une autre sans se nuire essentiellement à soi-même, son obligation cesse dans cette occasion particuliére, & la Nation est censée dans l’impossibilité de rendre cet office.
§.15 Liberté & indépendance des Nations ; 2ème Loi générale.
Les Nations étant libres & indépendantes les unes des autres, puisque les hommes sont naturellement libres & indépendans ; la séconde Loi générale de leur Société est, que chaque Nation doit être laissée dans la paisible jouissance de cette Liberté, qu'elle tient de la Nature. La Société naturelle des Nations ne peut subsister, si les Droits que chacune a reçus de la Nature n'y sont pas respectés. Aucune ne veut renoncer à sa Liberté, & elle rompra plûtôt tout commerce avec celles qui entreprendront d'y donner atteinte.
§.16 Effet de cette Liberté.
De cette Liberté & indépendance, il suit que c'est à châque Nation de juger de ce que sa Conscience exige d'elle, de ce qu'elle peut ou ne peut pas, de ce qu'il lui convient ou ne lui convient pas de faire ; & par conséquent d'examiner & de décider si elle peut rendre quelque office à une autre, sans manquer à ce qu'elle se doit à soi même. Dans tous les cas donc où il appartient à une Nation de juger de ce que son devoir exige d'elle, une autre ne peut la contraindre à agir de telle ou de telle maniére. Car si elle l’entreprenoit, elle donneroit atteinte à la Liberté des Nations. Le droit de contrainte, contre une personne libre, ne nous appartient que dans les cas où cette personne en obligée envers nous à quelque chose de particulier, par une raison particuliére qui ne dépend point de son jugement ; dans les cas, en un mot, où nous avons un droit parfait contre elle.
§.17 Distinctions de l’obligation & du Droit interne & externe, parfait & imparfait.
Pour bien entendre ceci, il est nécessaire d'observer, que l’on distingue l’Obligation, & le Droit qui y répond, ou qu'elle produit, en interne & externe. L’Obligation est interne entant qu'elle lie la Conscience, qu'elle est prise des règles de notre devoir ; elle est externe entant qu'on la considère relativement aux autres hommes, & qu'elle produit quelque droit entr'eux. L’obligation interne est toûjours la même en nature, quoi qu'elle varie en dégrés : Mais l’obligation externe se divise en parfaite & imparfaite, & le droit qu'elle produit est de même parfait, ou imparfait. Le droit parfait est celui auquel se trouve joint le droit de contraindre ceux qui ne veulent pas satisfaire à l’obligation qui y répond ; & le droit imparfait est celui qui n’est pas accompagné de ce droit de contrainte. L’obligation parfaite est celle qui produit le droit de contrainte ; l’imparfaite ne donne à autrui que le droit de demander.
On comprendra maintenant sans difficulté, pourquoi le droit est toujours imparfait quand l’obligation qui y répond dépend du jugement de celui en qui elle se trouve. Car si dans ce cas-là, on avoit droit de le contraindre, il ne dépendroit plus de lui de résoudre ce qu'il a à faire pour obéir aux Loix de sa Conscience. Notre obligation est toujours imparfaite par rapport à autrui, quand le jugement de ce que nous avons à faire nous est réservé ; & ce jugement nous est réservé dans toutes les occasions où nous devons être libres.
§.18 Égalité des Nations.
Puisque les hommes sont naturellement égaux, & que leurs droits & leurs obligations sont les mêmes, comme venant également de la Nature, les Nations composées d'hommes, & considérées comme autant de personnes libres qui vivent ensemble dans l’État de Nature, sont naturellement égales, & tiennent de la Nature les mêmes obligations & les mêmes droits. La puissance ou la foiblesse ne produisent, à cet égard, aucune différence. Un Nain est aussi bien un homme, qu'un Géant : Une petite République n'est pas moins un État souverain que le plus puissant Roïaume.
§.19 Effet de cette égalité.
Par une suite nécessaire de cette égalité, ce qui est permis à une Nation, l’est aussi à toute autre, & ce qui n’est pas permis à l’une, ne l’est pas non plus à l’autre.
§.20 Chacune est maîtresse de ses actions, quand elles n’intéressent pas le droit parfait des autres.
Une Nation est donc maîtresse de ses actions, tant qu'elles n'intéressent pas les droits propres & parfaits d'une autre, tant qu'elle n’est liée que d'une obligation interne, sans aucune obligation externe parfaite. Si elle abuse de sa liberté, elle péche ; mais les autres doivent le souffrir, n'aïant aucun droit de lui commander.
§.21 Fondement du Droit des Gens Volontaire.
Les Nations étant libres, indépendantes ; égales, & chacune devant juger en sa Conscience de ce qu'elle a à faire pour remplir ses devoirs ; l’effet de tout cela est d'opérer, au moins extérieurement & parmi les hommes, une parfaite égalité de droits entre les Nations, dans l’administration de leurs affaires & dans la poursuite de leurs prétentions, sans égard à la justice intrinséque de leur Conduite, dont il n’appartient pas aux autres de juger définitivement ; ensorte que ce qui est permis à l’une est aussi permis à l’autre, & qu'elles doivent être considérées, dans la Société humaine comme aïant un droit égal.
Chacune prétend en effet avoir la justice de son côté dans les différends qui peuvent survenir, & il n'appartient ni à l’un ou à l’autre des intéressés, ni aux autres Nations de juger la question. Celle qui a tort pêche contre sa Conscience ; mais comme il se pourroit faire qu'elle eût droit, on ne peut l’accuser de violer les Loix de la Société.
Il est donc nécessaire, en beaucoup d'occasions, que les Nations souffrent certaines choses, bien qu'injustes & condamnables en elles-mêmes, parce qu'elles ne pourroient s'y opposer par la force, sans violer la liberté de quelqu'une & sans détruire les fondemens de leur Société naturelle. & puis qu'elles sont obligées de cultiver cette Société, on présume de droit, que toutes les Nations ont consenti au Principe que nous venons d'établir. Les Règles qui en découlent forment ce que M. WOLF appelle le Droit des Gens Volontaire ; & rien n’empêche que nous n’usions du même terme, quoique nous ayons cru devoir nous écarter de cet habile homme, dans la maniére d'établir le fondement de ce Droit.
§.22 Droit des Nations contre les infracteurs du Droit des Gens.
Les Loix de la Société naturelle sont d'une telle importance au salut de tous les États, que si l’on s'accoutumoit à les fouler aux pieds, aucun Peuple ne pourroit se flatter de se conserver & d'être tranquille chés lui, quelques mesures de sagesse, de justice & de modération qu'il pût prendre. Or tous les hommes & tous les États ont un droit parfait aux choses sans lesquelles ils ne peuvent se conserver ; puisque ce droit répond à une obligation indispensable. Donc toutes les Nations sont en droit de réprimer par la force celle qui viole ouvertement les Loix de la Société que la Nature a établie entr'elles, ou qui attaque directement le bien & le salut de cette Société.
§.23 Règle de ce Droit.
Mais il faut prendre garde de ne pas étendre ce droit au préjudice de la Liberté des Nations. Toutes sont libres & indépendantes, mais obligées d'observer les Loix de la Société que la Nature a établie entr'elles, & tellement obligées que les autres ont droit de réprimer celle qui viole ces Loix ; toutes ensemble n'ont donc aucun droit sur la conduite de chacune, sinon entant que la Société naturelle s'y trouve intéressée. Le droit général & commun des Nations sur la conduite de tout État souverain, se doit mesurer sur la fin de la Société qui est entr'elles.
§.24 Droit des Gens Conventionnel, ou Droit des Traités.
Les divers engagemens dans lesquels les Nations peuvent entrer, produisent une nouvelle espèce de Droit des Gens, que l’on appelle Conventionnel, ou de Traités. Comme il est évident qu'un Traité n'oblige que les Parties contractantes, le Droit des Gens Conventionnel n'est point un Droit universel, mais un Droit particulier. Tout ce que l’on peut faire sur cette matière dans un Traité du Droit des Gens, c’est de donner les règles générales que les Nations doivent observer par rapport à leurs Traités. Le détail des différens accords qui se font entre certaines Nations, des Droits & des Obligations qui en résultent, est matiére de fait, & appartient à l’Histoire.
§.25 Droit des Gens Coûtumier.
Certaines Maximes, certaines pratiques, consacrées par un long usage, & que les Nations observent entr'elles comme une sorte de Droit, forment le Droit des Gens Coûtumier, ou la Coûtume des Nations. Ce Droit est fondé sur le consentement tacite, ou si vous voulez, sur une Convention tacite des Nations qui l’observent entr'elles. D'où il paroit qu'il n'oblige que ces mêmes Nations qui l’ont adopté, & qu'il n’est point universel, non plus que le Droit Conventionnel. Il faut donc dire aussi de ce Droit Coûtumier, que le détail n'en appartient point à un Traité systématique du Droit des Gens, mais que nous devons nous borner à en donner une théorie générale, c'est-à-dire, les Règles qui doivent y être observées, tant pour ses effets, que par rapport à sa matiére même : & à ce dernier égard, ces Règles serviront à distinguer les Coûtumes légitimes & innocentes, des Coûtumes injustes & illicites.
§.26 Règle générale sur ce Droit.
Lorsqu'une Coûtume, un usage est généralement établi, soit entre toutes les Nations policées du Monde, soit seulement entre toutes celles d'un certain Continent, de l’Europe par exemple, ou celles qui ont ensemble un Commerce plus fréquent ; si cette Coûtume est indifférente en soi, & à plus forte raison, si elle est utile & raisonnable, elle devient obligatoire pour toutes ces Nations-là, qui sont censées y avoir donné leur consentement ; & elles sont tenues à l’observer les unes envers les autres, tant qu'elles n'ont pas déclaré expressément ne vouloir plus la suivre. Mais si cette Coûtume renferme quelque chose d'injuste ou d'illicite ; elle n'est d'aucune force, & même toute Nation est obligée de l’abandonner, rien ne pouvant ni l’obliger, ni lui permettre de violer la Loi Naturelle.
§.27 Droit des Gens Positif.
Ces trois espèces de Droit des Gens, Volontaire, Conventionnel, & Coûtumier, composent ensemble le Droit des Gens Positif. Car ils procèdent tous de la Volonté des Nations ; le Droit Volontaire, de leur consentement présumé ; le Droit Conventionnel, d'un consentement exprès ; & le Droit Coûtumier, d'un consentement tacite : & comme il ne peut y avoir d'autre maniére de déduire quelque Droit de la volonté des Nations, il n'y a que ces trois sortes de Droit des Gens Positif.
Nous aurons soin de les distinguer soigneusement du Droit des Gens Naturel, ou Nécessaire ; sans les traiter à part cependant. Mais après avoir établi sur chaque matiére, ce que le Droit nécessaire prescrit ; nous ajouterons tout de suite, comment & pourquoi il faut en modifier les décisions par le Droit Volontaire ; ou, ce qui est la même chose en d'autres termes, nous expliquerons, comment en vertu de la Liberté des Nations & des Règles de leur Société naturelle, le Droit externe qui doit être observé entr'elles, diffère en certaines rencontres des Maximes du Droit interne, toujours obligatoires cependant dans la Conscience. Quant aux Droits introduits par les Traités, ou par la Coûtume, il n'est point à craindre que personne les confonde avec le Droit des Gens Naturel. Ils forment cette espèce de Droit des Gens, que les Auteurs nomment Arbitraire.
§.28 Maxime générale sur l’usage du Droit nécessaire & du Droit volontaire.
Pour donner dès-a-présent une direction générale sur la distinction du Droit nécessaire & du Droit Volontaire, observons que le Droit nécessaire étant toujours obligatoire dans la Conscience, une Nation ne doit jamais le perdre de vûe, quand elle délibére sur le parti qu'elle a à prendre pour satisfaire à son devoir : Mais lorsqu'il s'agit d'examiner ce qu'elle peut éxiger des autres États, elle doit consulter le Droit Volontaire, dont les Maximes sont consacrées au salut & à l’avantage de la Société universelle.