LIVRE DEUXIEME: La théorie
Chapitre IV : L'économie privée et l'économie nationale
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Nous avons prouvé à l’aide de l’histoire que l’unité de la nation est la condition essentielle d’une prospérité durable ; nous avons montré que là seulement où l’intérêt privé a été subordonné à l’intérêt public, et où une suite de générations a poursuivi un seul et même but, les peuples sont parvenus à un développement harmonieux de leurs forces productives, que, sans les efforts collectifs des individus d’une même génération ainsi que des générations successives en vue d’un but commun, l’industrie particulière ne saurait fleurir. Nous avons de plus, dans le précédent chapitre, essayé d’établir comment la loi de l’association des forces exerce son action bienfaisante dans une fabrique et comment elle opère avec la même énergie sur l’industrie de nations entières. Nous ferons voir dans celui-ci comment l’école a masqué son inintelligence des intérêts nationaux et des effets de l’association des forces nationales, en confondant les maximes de l’économie privée avec celles de l’économie publique.
« Ce qui est prudence dans la conduite de chaque famille en particulier, dit Adam Smith (1), ne peut guère être folie dans celle d’un grand empire... Tout en ne poursuivant que son propre intérêt, chaque individu travaille nécessairement pour l’intérêt de la société... Chaque individu, par ses connaissances locales et par l’attention qu’il met à ses affaires, est beaucoup mieux à même de juger du meilleur emploi à donner à ses capitaux que ne pourrait le faire un homme d’État ou un législateur. L’homme d’État qui entreprendrait de diriger les particuliers dans l’emploi de leurs capitaux, non-seulement s’embarrasserait du soin le plus inutile, mais s’arrogerait sur le producteur une autorité, qui ne saurait être plus dangereusement placée que dans les mains de l’homme assez présomptueux pour se croire capable de l’exercer. »
Adam Smith conclut de là que les restrictions commerciales en vue d’encourager l’industrie du pays sont absurdes, qu’une nation doit, comme un individu, acheter là oie elle trouve le meilleur marché, et que, pour atteindre le plus haut degré de prospérité publique, on n’a qu’il suivre la maxime du laisser faire et du laisser passer. Smith et Say Comparent line nation qui veut encourager son industrie à l’aide de droits protecteurs, à un tailleur qui voudrait confectionner ses chaussures et à un cordonnier qui établirait un péage à la porte de sa maison afin d’augmenter sa richesse.
Thomas Cooper, dans un livre dirigé contre le système protecteur américain (2), pousse à l’extrême cette idée, de même que toutes les erreurs de l’école. « L’économie politique, dit-il, est à peu près la même chose que l’économie privée de tous les individus ; la politique n’est point un élément essentiel de l’économie politique ; c’est folie de distinguer la société d’avec les individus dont elle se compose. Chacun sait parfaitement comment il doit employer son travail et ses capitaux. La richesse de la société n’est pas autre chose que l’agglomération de la richesse de tous les individus, et, si chaque individu connaît mieux que personne ses propres intérêts, le peuple le plus riche doit être celui chez lequel chaque individu est le plus entièrement abandonné à lui même. »
Les partisans du système protecteur américain avaient répondu à cet argument déjà soutenu en faveur de la liberté du commerce par les négociants importateurs, que les lois de navigation avaient donné une vigoureuse impulsion à la marine marchande, au commerce extérieur et aux pêcheries des États-Unis, et que des millions étaient dépensés tous les ans sur la flotte uniquement pour la protection de la navigation maritime, que, d’après la théorie, ces lois et cette dépense étaient tout aussi condamnables que les droits protecteurs. « À tout prendre, s’écrie Cooper, il n’y a pas de commerce maritime qui vaille une guerre maritime ; c’est aux négociants à se protéger eux-mêmes. »
Ainsi l’école, qui avait commencé par ignorer la nationalité et les intérêts nationaux, aboutit à mettre leur existence en question et à laisser aux individus le soin de leur propre défense.
Eh quoi ! La sagesse de l’économie privée est-elle donc aussi la sagesse de l’économie publique ? Est-il dans la nature de l’individu de se préoccuper des besoins de l’avenir, comme c’est dans la nature de la nation et de l’État ? Considérez seulement la fondation d’une ville américaine ; chacun abandonné à lui-même ne songerait qu’à ses propres besoins ou tout au plus à ceux de sa descendance immédiate ; tous les individus réunis en société se préoccupent des soins et des convenances des générations les plus éloignées ; ils soumettent dans ce but, la génération vivante à des privations et à des sacrifices qu’aucun homme de sens ne pourrait attendre des individus. L’individu peut-il, d’ailleurs, dans la conduite de ses affaires privées, avoir égard à la défense du pays, à la sûreté publique, à mille buts qui ne peuvent être atteints que par la société ? La nation n’impose-t-elle pas à cet effet des restrictions à la liberté des individus ? N’exige-t-elle pas le sacrifice d’une portion de leur gain, d’une portion de leur travail intellectuel et corporel, de leur vie même ? Il faut, avec Cooper, détruire d’abord toute notion de l’État et de la société, avant d’adopter une pareille maxime.
Oui, ce qui serait folie dans l’économie privée peut être sagesse dans l’économie publique, et réciproquement, par la raison fort simple qu’un tailleur n’est pas une nation et qu’une nation n’est pas un tailleur, qu’une famille est tout autre chose qu’une association de millions de familles, et une maison qu’un vaste territoire.
Si l’individu connaît et entend mieux que personne son propre intérêt, il ne sert pas toujours par sa libre activité les intérêts de la nation. Nous demanderons à ceux qui siègent dans les tribunaux, s’il ne leur arrive pas souvent d’envoyer des individus aux travaux forcés pour excès d’imaginative et d’industrie. Les brigands, les voleurs, les contrebandiers et les escrocs connaissent parfaitement autour d’eux les choses et les hommes, et consacrent l’attention la plus vigilante à leurs affaires ; mais il ne s’ensuit nullement que la société soit d’autant plus prospère que de pareils individus sont moins entravés dans l’exercice de leur industrie privée.
Dans mille cas l’autorité se voit obligée de mettre des entraves à l’industrie particulière. Elle interdit à l’armateur de charger des esclaves à la côte occidentale d’Afrique et de les transporter en Amérique. Elle donne des prescriptions pour la construction des bâtiments à vapeur et pour la police de la navigation en mer, afin que les passagers et les matelots ne soient pas abandonnés à la cupidité et au caprice des capitaines. Récemment même on a proposé en Angleterre certaines règles pour la construction des navires, parce qu’on avait découvert une ligue infernale entre les compagnies d’assurance et les armateurs, par laquelle des milliers de vies humaines et des millions de valeurs étaient annuellement sacrifiés à l’avarice des particuliers. Dans l’Amérique du Nord, le meunier s’engage, sous une pénalité, à ne pas enfermer moins de 198 livres (un peu plus de 90 kil.) de bonne farine dans un baril, et il y a des inspecteurs sur tous les marchés, bien que dans aucune autre contrée on n’attache autant de prix à la liberté individuelle. Partout l’autorité se croit tenue de garantir le public contre les dangers et contre les dommages auxquels il est exposé, par exemple dans le commerce des denrées alimentaires et dans la vente des médicaments.
« Mais, nous répondra l’école, les cas que vous citez constituent des atteintes coupables à la propriété et à la sûreté des personnes ; ce n’est pas là le commerce honnête qui s’exerce sur des objets utiles ; ce n’est pas là l’activité innocente et profitable des particuliers ; celle-là, le gouvernement n’a pas le droit de l’entraver. » Sans doute, tant que cette activité est innocente et utile ; mais ce qui est innocent, utile dans le commerce du globe en général, peut être nuisible et dangereux dans le commerce du pays, et réciproquement. En temps de paix et au point de vue cosmopolite, la course en mer est une industrie nuisible ; en temps de guerre elle est favorisée par les gouvernements. L’immolation préméditée d’un homme est un crime en temps de paix, en temps de guerre c’est un devoir. Le commerce de la poudre, du plomb et des armes est permis pendant la paix, mais celui qui pendant la guerre envoie de pareils articles à l’ennemi est puni comme un traître.
Par de semblables motifs, le gouvernement est non-seulement autorisé, mais astreint à limiter et à réglementer dans l’intérêt de la nation un commerce innocent en lui-même. En décrétant des prohibitions et des droits protecteurs, il ne prescrit point aux individus, ainsi que l’école le soutient mensongèrement, l’emploi qu’ils doivent donner à leurs forces productives et à leurs capitaux. Il ne dit point à celui-ci : « Tu placeras ton argent dans la construction d’un bâtiment ou dans l’établissement d’une manufacture ; » ni à celui-là « Tu seras un capitaine de navire ou un ingénieur civil ; » il laisse chacun maître d’employer son capital comme il le jugera convenable, et de choisir la profession qui lui plaira. Il dit seulement : « Notre pays a intérêt à fabriquer lui-même tel ou tel article : mais, comme la libre concurrence de l’étranger nous empêcherait d’y réussir, nous la limitons autant que nous l’estimons nécessaire pour garantir ceux d’entre nous qui appliqueront leurs capitaux ou qui consacreront leurs forces physiques et intellectuelles à cette nouvelle branche d’industrie, pour les garantir contre la perte de leurs capitaux et contre la stérilité de leurs efforts, et pour inviter les étrangers à apporter parmi nous leur forces productives. » De la sorte le gouvernement n’entrave point l’industrie particulière ; au contraire, il ouvre aux forces personnelles et naturelles ainsi qu’aux capitaux du pays un plus vaste champ d’activité. Loin de faire ainsi rien que les individus sachent mieux et puissent faire mieux que lui, il fait ce que les particuliers, quelles que soient leurs lumières, seraient incapables d’exécuter eux-mêmes.
L’assertion de l’école, que le système protecteur entraîne une intervention illégitime et anti-économique du gouvernement dans l’emploi du capital et dans l’industrie des particuliers, tombe d’elle-même si nous considérons que ce sont les règlements commerciaux des étrangers qui sont coupables de pareils empiétements dans notre industrie privée, et que c’est seulement à l’aide du système protecteur que nous pouvons détourner les funestes conséquences de la politique étrangère. Quand les Anglais excluent nos grains de leurs marchés, que font-ils autre chose qu’interdire à nos cultivateurs de semer le blé que, sous le régime de la libre importation, ils auraient expédié en Angleterre ? S’ils frappent nos laines, nos vins et nos bois de construction de droits si élevés que nos envois en Angleterre cessent entièrement ou à peu près, quelques-unes de nos industries ne sont-elles pas entravées dans une certaine mesure par le gouvernement britannique ? Il est évident que, dans de pareils cas, la législation étrangère donne à nos capitaux et à nos forces productives personnelles une direction que sans elle ils auraient difficilement suivie. Il suit de là que si nous négligions de donner, par notre propre législation, à notre industrie nationale une direction conforme à nos intérêts nationaux, nous ne pourrions pas empêcher du moins les peuples étrangers de régler notre industrie nationale dans leur intérêt réel ou supposé, et, en tout cas, de manière à arrêter le développement de nos forces productives. Mais lequel est le plus raisonnable, le plus avantageux à nos concitoyens, de laisser régler notre industrie privée par une législation étrangère, ou de la régler nous-mêmes conformément à nos intérêts ? L’agriculteur allemand ou américain se sent-il moins entravé, lorsqu’il est obligé chaque année d’étudier les actes du parlement britannique, pour savoir s’il doit étendre ou restreindre sa production de blé ou de laine, que lorsque la législation de son pays met les articles des manufactures étrangères moins à sa portée et lui assure en même temps pour tous ses produits un marché qui ne peut plus lui être ravi par les tarifs étrangers ?
Quand l’école prétend que les droits protecteurs procurent aux fabricants du pays un monopole aux dépens des consommateurs du pays (3), elle fait une mauvaise chicane. ; car, tout individu dans le pays étant libre d’exploiter le marché intérieur assuré à l’industrie nationale, il n’y a point là de monopole privé ; il n’y a qu’un privilège octroyé à tous nos compatriotes vis-à-vis des étrangers, privilège d’autant plus légitime que les étrangers en possèdent chez eux un semblable, et que nos compatriotes sont mis ainsi sur le même pied qu’eux. Il n’y a de privilège absolu ni au profit des producteurs ni au détriment des consommateurs ; car, si les producteurs demandent dans le commencement des prix élevés, c’est qu’ils ont à faire face à de grands risques, à ces pertes, à ces sacrifices extraordinaires qui accompagnent toujours les débuts d’une fabrication. Mais, contre une indécente exagération des profits et contre leur durée indéfinie, les consommateurs trouvent une garantie dans la concurrence intérieure qui surgit ensuite, et qui, en général, fait tomber les prix beaucoup plus bas qu’ils ne fussent descendus sous la libre concurrence de l’étranger. Si les agriculteurs, qui sont le principal débouché des manufactures, payent plus cher les articles fabriqués, ils sont largement dédommagés de cet inconvénient par une demande plus forte de leurs produits agricoles et par une élévation de leurs propres prix.
L’école fait un autre sophisme que masque la confusion de la théorie des valeurs et de celle des forces productives, lorsque de cette maxime, que la richesse nationale n’est que la réunion de la richesse de tous les individus, et que l’intérêt privé de chaque individu a plus de puissance que toutes les mesures des gouvernements pour la production et pour l’accumulation de la richesse, elle conclut que l’industrie nationale sera dans les meilleures conditions pour prospérer, si on laisse chaque individu poursuivre paisiblement ses travaux. On peut admettre la maxime, sans que la conclusion de l’école s’ensuive nécessairement ; car il ne s’agit pas, nous l’avons montré dans un précédent chapitre, d’accroître directement, au moyen des restrictions commerciales, la somme de valeurs échangeables du pays, mais bien celle de ses forces productives. Or, la somme des forces productives de la nation n’équivaut par à la réunion des forces productives de tous les individus pris isolément ; elle dépend principalement de l’état social et politique, et, en particulier, du degré auquel la nation a réalisé chez elle la division du travail et l’association des forces productives ; nous l’avons suffisamment établi dans le dernier chapitre.
Le système de l’école ne voit partout que des individus jouissant d’une entière liberté de relations les uns avec les autres, et satisfaits pourvu qu’on les abandonne à l’instinct naturel qui porte chacun à poursuivre son intérêt particulier. Il est évident que ce n’est pas là un système d’économie nationale, mais un système d’économie privée du genre humain, tel qu’il pourrait se concevoir sans l’intervention des gouvernements, sans la guerre, sans les mesures hostiles de l’étranger. Nulle part il n’explique par quels moyens les nations aujourd’hui florissantes sont parvenues au degré de puissance et de prospérité où nous les voyons, et par quelles causes d’autres ont perdu leur prospérité et leur puissance d’autrefois. Il enseigne comment, dans l’industrie privée, les agents naturels, le travail et le capital concourent à mettre sur le marché des objets ayant de la valeur, et de quelle façon ces objets se distribuent dans le genre humain et s’y consomment. Mais, les moyens à employer pour mettre en activité et en valeur les forces naturelles qui se trouvent à la disposition de tout un peuple, pour faire parvenir une nation pauvre et faible à la prospérité et à la puissance, elle ne les laisse pas entrevoir, par la raison que l’école, repoussant absolument la politique, ignore la situation particulière des différentes nations, et ne s’inquiète que de la prospérité du genre humain. Quand il s’agit du commerce international, c’est toujours l’habitant du pays qu’on oppose à l’étranger ; on emprunte tous les exemples aux relations particulières des commerçants ; on parle toujours de marchandises en général, sans distinguer entre les produits agricoles et les produits fabriqués, pour montrer qu’il est indifférent au pays que les importations et les exportations s’effectuent en argent, en matières brutes ou en objets fabriqués, et qu’elles soient ou non en équilibre. Si, par exemple, effrayés des crises commerciales qui sévissent dans l’Amérique du Nord comme un fléau endémique, nous consultons cette théorie, sur les moyens de les éloigner ou d’en diminuer les ravages, elle nous laisse dénués de toute consolation, de tout enseignement ; nous ne pouvons pas même leur donner une explication scientifique, parce que, sous peine de passer pour des obscurantistes ou pour des ignorants, nous n’osons pas même prononcer le mot de balance du commerce, qui retentit pourtant dans toutes les assemblées législatives, dans toutes les administrations et dans toutes les bourses. Pour le bien de l’humanité, c’est un devoir pour vous de croire que les exportations se balancent toujours d’elles-mêmes avec les importations, en dépit des rapports publics où nous lisons comment la Banque d’Angleterre vient en aide à la nature des choses, en dépit des actes sur les céréales, qui permettent difficilement aux agriculteurs des pays en relations avec l’Angleterre de payer avec leurs produits agricoles les articles fabriqués qu’ils consomment.
L’école n’admet pas de distinction entre les peuples qui ont atteint un degré supérieur de développement économique, et ceux qui sont placés plus bas sous ce rapport. Partout elle veut exclure l’intervention de l’État, partout l’individu doit être d’autant plus capable de produire que le gouvernement s’occupe moins de lui. D’après cette doctrine, en vérité, les sauvages devraient être les producteurs les plus actifs et les plus riches du globe ; car nulle part d’individu n’est plus abandonné à lui-même, nulle part l’intervention du gouvernement n’est moins sensible que dans l’état sauvage (4).
La statistique et l’histoire enseignent, au contraire, que l’action du pouvoir législatif et de l’administration devient partout plus nécessaire à mesure que l’économie de la nation se développe. De même que la liberté individuelle en général n’est bonne qu’autant qu’elle ne contrarie pas le but social, l’industrie privée ne peut raisonnablement prétendre à une activité sans limites qu’autant que cette activité est conciliable avec la prospérité de la nation. Mais, si l’activité des individus est impuissante, ou si elle est de nature à nuire à la nation, elle a droit de réclamer l’appui de la force collective du pays, ou elle doit se soumettre dans son propre intérêt à des restrictions légales.
En représentant la libre concurrence des producteurs comme le moyen le plus sûr de développer la prospérité du genre humain, l’école a parfaitement raison du point de vue où elle s’est placée. Dans l’hypothèse de l’association universelle, toute restriction à un commerce honnête entre des pays différents paraît déraisonnable et nuisible. Mais, tant que d’autres nations subordonneront les intérêts collectifs de l’humanité à leurs propres intérêts, il sera insensé de parler de libre concurrence entre individus de nations différentes. Les arguments de l’école en faveur de la libre concurrence ne sont donc applicables qu’aux relations des habitants d’un seul et même État. Une grande nation doit, par conséquent, s’efforcer de former un tout complet qui entretienne des relations avec d’autres unités de même espèce, dans la limite que comportent ses intérêts particuliers comme société ; or, on reconnaît que ces intérêts sociaux différent immensément des intérêts privés de tous les individus de la nation, si l’on envisage chaque individu isolément et non comme membre de l’association nationale, si, à l’exemple de Smith et de Say, on ne voit dans les individus que des producteurs et des consommateurs et non des citoyens ou des nationaux. En cette qualité, les individus n’ont nul souci de la prospérité des générations futures ; ils trouvent absurde, ainsi que Cooper nous l’a déjà démontré en effet, qu’on travaille à acquérir au prix des sacrifices certains du moment un bien encore incertain et placé dans les vastes lointains de l’avenir, quelque précieux qu’il soit d’ailleurs ; la durée de la nation leur importe peu ; ils abandonnent les navires de leurs négociants à l’audace des pirates ; ils s’inquiètent peu de la puissance, de l’honneur et de la gloire du pays ; tout au plus peuvent-ils prendre sur eux de s’imposer quelques sacrifices matériels pour élever leurs enfants et pour leur faire apprendre un métier, pourvu que les jeunes gens soient mis au bout de quelques années en état de gagner eux-mêmes leur pain.
Dans la théorie régnante, en effet, l’économie politique ressemble tellement à l’économie privée, que J.-B. Say, lorsque, par exception, il permet à l’Etat de protéger l’industrie nationale, y met cette condition, qu’il y ait apparence qu’au bout de quelques années elle sera capable de vivre par elle-même ; il la traite ainsi comme un apprenti cordonnier auquel on n’accorde que quelques années pour savoir son métier de manière à pouvoir se passer de l’aide de ses parents.
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1 - Richesse de nations, liv. IV, ch. ii, passim.
2 - Leçons d’Économie politique, par Thomas Cooper, passim.
3 - L’école, pour parler le langage de l’auteur n’admet pas ou n’admet plus, quoiqu’on l’ait souvent soutenu en son nom, que la protection constitue un monopole absolu et permanent au profit des manufacturiers. Voici à ce sujet une note de Ricardo, au chapitre xxii de ses Principes de d’économie politique et de l’impôt.
« M. Say pense que l’avantage des manufacturiers nationaux est plus que temporaire. « Un gouvernement, qui défend l’introduction d’une marchandise étrangère, établit un monopole en faveur de ceux qui produisent cette marchandise contre ceux qui la consomment, c’est-à-dire que ceux de l’intérieur qui la produisent, ayant le privilège exclusif de la vendre, peuvent en élever le prix au-dessus du taux naturel, et que les consommateurs de l’intérieur, ne pouvant l’acheter que d’eux, sont obligés de la payer plus cher. Mais comment peuvent-ils maintenir constamment leurs produits au-dessus du prix naturel, lorsque chacun de leurs concitoyens a la possibilité de se livrer au même genre d’industrie ? Ils sont protégés contre la concurrence des étrangers et non contre celle des nationaux. Le mal réel que ressent un pays par l’effet de ces monopoles, s’il est permis de leur donner ce nom, vient, non de ce qu’ils font hausser le prix courant de ces produits, mais bien de ce qu’ils en font hausser le prix réel et naturel. En augmentant les frais de production, ils sont cause qu’une portion de l’industrie est employée d’une manière moins productive. »
J.-B. Say eut la bonne foi de convenir de son erreur.
« M. Ricardo, dit-il, me paraît avoir ici raison contre moi. En effet, quand le gouvernement prohibe un produit étranger, il ne saurait élever dans l’intérieur les bénéfices qu’on fait sur sa production au-dessus du taux commun des profits ; car alors les producteurs de l’intérieur, en se livrant à ce genre de production, en ramèneraient bientôt, par leur concurrence, les profits au niveau de tous les autres. Je dois, dès lors, pour expliquer ma pensée, dire que je regarde le taux naturel d’une marchandise comme étant le prix le plus bas auquel on peut se la procurer par la voie du commerce ou par toute autre industrie. Si l’industrie commerciale peut la donner à meilleur marché que les manufactures, et si le gouvernement force à la produire par les manufactures, il force dès lors à préférer une manière plus dispendieuse. »
En regard de cette dernière observation de J.-B. Say, je crois devoir reproduire l’aveu suivant d’Adam Smith : « A la vérité, il peut se faire qu’à l’aide de ces sortes de règlements, un pays acquière un genre particulier de manufacture plutôt qu’il ne l’aurait acquis sans cela, et qu’au bout d’un certain temps, ce genre de manufacture se fasse dans le pays à aussi bon marché ou à meilleur marché que chez l’étranger. » Richesse des nations, liv. IV, ch. ii. (H. R.)
- Mac Culloch reproduit la même pensée : « L’avantage qui résulte du monopole est en réalité insignifiant. Par suite de la libre concurrence entre les producteurs nationaux, l’exclusion de certains produits fabriqués étrangers ne peut élever au-dessus du niveau commun les profils de ceux qui en fabriquent de semblables dans le pays, et ne fait qu’attirer vers une branche particulière d’industrie une plus grande quantité de capitaux. On n’a jamais soutenu que les industries protégées soient plus lucratives que celles qui sont exposées à la concurrence. »
Ces déclarations de trois grands maîtres de la science économique ne sont pas d’accord avec les opinions des écrivains et des orateurs libre-échangistes, qui ont dénoncé les industriels protégés par de hauts droits comme des monopoleurs qui s’enrichissent aux dépens de la société. (S. Colwell.)
4 - Les économistes qui possèdent le plus d’autorité en Angleterre et sur le continent, de quelque manière d’ailleurs qu’ils envisagent le commerce international, sont loin, aujourd’hui, de professer la doctrine de l’abstention de l’État vis-à-vis de l’industrie.
Mac Culloch, dans la dernière édition de ses Principes d’économie politique, combat avec énergie l’opinion, qu’en ce qui touche la production de la richesse, les devoirs du gouvernement seraient purement négatifs et se borneraient à garantir la sûreté des biens et la liberté de l’industrie. Les devoirs du gouvernement lui paraissent beaucoup plus étendus. Après avoir essayé de les définir dans un chapitre important, il résume ainsi ses idées à cet égard : « La maxime ‘ne pas trop gouverner’ doit être constamment présente à la pensée des législateurs et des ministres. Lorsqu’ils songent à réglementer, ils entrent dans un sentier difficile, ils doivent s’y arrêter du moment qu’ils cessent de voir clair devant eux et qu’une énergique conviction ne les décide pas à avancer. Dans le cas contraire, ils ne doivent pas hésiter dans leur marche. Le nombre des cas dans lesquels le gouvernement doit intervenir est considérable, et c’est le devoir de la législature, après s’être édifiée par un examen attentif sur l’utilité d’une mesure, de l’adopter résolument. » M. J. Stuart Mill, dans son récent traité, envisage la question au même point de vue, et consacre une partie considérable de son ouvrage à définir les devoirs du gouvernement vis-à-vis de l’industrie.
On connaît l’opinion sur la matière des hommes qui, parmi nous, sont, à des points de vue divers, les interprètes officiels de l’économie politique. Dans le discours d’ouverture de son cours de 1850, M. Chevalier prenait une position de sage milieu entre les hommes qui, dans ces derniers temps, ont exagéré l’action de l’État, et ceux qui, en face de doctrines funestes, ont reproduit, d’ailleurs avec verve et talent, le laissez faire du siècle dernier :
« Un des plus graves défauts des doctrines qui se sont répandues dans ces derniers temps réside dans la prépondérance systématique qu’elles donnent à l’action de l’État. Ces doctrines partent d’une fausse notion de la nature humaine, car elles méconnaissent la puissance du ressort individuel. Elles conduiraient à une impitoyable tyrannie dont le joug serait avilissant. Je le crois, je l’enseigne. Mais, aussi bien, j’estime qu’une doctrine qui s’appuierait exclusivement sur l’intérêt personnel, qui récuserait toute intervention de l’autorité, et réduirait le gouvernement au rôle de gendarme, serait également fautive, également impraticable. » (H. R.).