VLADIMIR I. VERNADSKY
Membre de l'Académie des Sciences de Russie.
Texte publié dans la Revue générale des sciences pures et appliquées, 1925.
Publié sous forme d'article dans la défunte revue Fusion n° 108 de 2006
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L'homme est un animal social hétérotrophe. Il ne peut exister qu'en présence des autres organismes, des plantes vertes spécialement.
Son existence sur notre planète se distingue tout de même nettement de celle de tous les autres êtres organisés. L'entendement, qui le distingue dans les cadres de la matière vivante, crée dans cette dernière des traits étonnants, change profondément son action sur le milieu ambiant.
La genèse de l'homme fut un fait capital, unique dans l'histoire géologique, qui n'eut rien d'analogue dans les myriades des siècles précédents.
Au point de vue scientifique, on ne peut la considérer que comme une conséquence d'un long processus naturel, dont le commencement se perd pour nous, mais qui dure sans interruption au cours de tous les temps géologiques. Aucune théorie scientifique n'a pu jusqu'à présent embrasser dans son ensemble l'évolution paléontologique des êtres organisés, dont la dernière expression importante fut la genèse de l'homme.
Nous ne pouvons représenter ce changement génétique du bloc vivant - l'extinction et génération d'espèces innombrables 1- que sous forme d'une généralisation empirique, celle de l'évolution des espèces.
Pour un homme de science, la généralisation empirique est la base de toute connaissance, sa forme la plus certaine. Mais, pour la lier aux autres faits et aux autres généralisations empiriques, le savant doit se servir de théories, d'axiomes, de modèles, d'hypothèses, d'abstractions. Nous n'avons que des ébauches imparfaites dans ce domaine.
On voit nettement qu'il existe une direction déterminée dans l'évolution paléontologique des êtres organisés et que l'apparition de l'entendement, de la raison, de la volonté coordonnée dans l'écorce terrestre, cette manifestation de l'homme, ne peut pas être un jeu du hasard. Mais il est impossible pour nous jusqu'à présent de donner une explication de ce phénomène, c'est-à-dire de le lier logiquement avec notre construction scientifique abstraite du Monde, basée sur les modèles et sur les axiomes.
1. La différentiation du bloc vivant se produit sans changement appréciable ni dans sa composition chimique, ni dans sa masse.
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L'homme se distingue profondément des autres organismes par son action dans le milieu ambiant. Cette distinction, qui fut grande dès le commencement, est devenue immense avec le cours du temps.
L'action des autres organismes est presque exclusivement déterminée par leur nutrition et leur croissance. Le seul fait de la formation de l'oxygéne libre est suffisant pour apprécier l’importance planétaire de leur nutrition. Et c'est un fait entre des milliers d'autres. La formation des houilles, des pétroles, des minerais de fer, des humus des sols, des calcaires, des îles de coraux, présentent des cas isolés, entre des milliers d'autres, de la manifestation de leur croissance.
L'homme agit certainement de la même manière que tous ces organismes. Mais sa masse est complètement négligeable en comparaison de celle de la matière vivante et les manifestations directes dans la nature vivante de sa nutrition et de sa croissance sont presque nulles. Le savant économiste autrichien L. Brentano a donné une représentation très nette de l'échelle de l'humanité dans ce milieu. Si on assignait à chaque individu humain un mètre carré et si on rassemblait ensemble tous les hommes qui existent sur la surface terrestre, la superficie qu’ils occuperaient ne dépasserait pas celle du lac de Constance.
Il est clair que la manifestation d'une telle masse vivante considérée à l'échelle des phénomènes géologiques serait négligeable.
L'entendement change tout. Par son intermédiaire l'homme utilise la matière ambiante, brute ou vivante, non seulement pour la construction de son corps, mais aussi pour sa vie sociale. Et cette utilisation devient une grande force géologique. L’entendement introduit par ce fait dans le mécanisme de l'écorce un processus puissant qui ne correspond à rien d'analogue avant l'apparition de l’homme.
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L'homme est l’Homo Faber de M. H. Bergson. Il change l'aspect, la composition chimique et minéralogique du milieu de son habitation. Ce milieu de son habitation est toute la surface de la Terre.
Son action devient plus puissante et plus coordonnée avec chaque siècle. Le naturaliste ne peut y voir qu'un processus naturel de même ordre que toutes les autres manifestations géologiques. Ce processus est nécessairement réglé par le principe de l’inertie : il doit suivre son cours jusqu'au bout, s'il n'existe pas de forces qui l'anéantisse ou qui le tiennent à l'état potentiel.
La découverte de l'agriculture, faite plus de 600 générations avant nous, a décidé de tout l'avenir de l'humanité. En réglant sur la surface terrestre la vie des organismes verts autotrophes, l'homme a obtenu un levier d'action, dont les conséquences dans l'histoire de la planète furent immenses. L'homme est devenu de ce fait maître de toute la matière vivante, et non seulement des plantes vertes, car l'existence de tous les êtres est réglée par les plantes vertes. Peu à peu il changea la matière vivante selon les décisions, les buts, de son entendement.
Par l'agriculture, il se libéra, dans sa nutrition, de la nature vivante ambiante, dont tous les autres êtres organisés ne sont sous ce rapport que des appendices impotents.
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Se basant sur cette grande conquête, l'homme a anéanti «la nature vierge ». Il y a introduit des masses immenses de nouveaux composés chimiques inconnus et des formes nouvelles de la vie, les races des animaux et des plantes.
Il a changé le cours de toutes les réactions géochimiques. La face de la planète devint nouvelle et se trouva à l'état de bouleversements continuels.
Mais l'homme n'a jusqu'à présent pas réussi à obtenir dans ce nouveau milieu la sécurité nécessaire de sa vie.
Dans son organisation sociale, l'existence même de la majorité est précaire, la distribution des richesses ne donne pas à la grande masse humaine les moyens d'une vie conforme aux idéals moraux et religieux.
Des faits nouveaux troublants, qui se rapportent aux bases de son existence, se dégagent en ces derniers temps.
Les réserves de matières premières diminuent visiblement. Si leur usage augmente avec la même vitesse, la position deviendra grave. Dans deux générations on pourra s'attendre à une disette de fer ; le pétrole deviendra rare encore plus tôt ; dans quelques générations, la question du charbon pourra devenir tragique. Il en est de même pour la plupart des autres matières premières. La disette de houille paraît particulièrement grave, car c'est le charbon qui procure à l’homme l'énergie nécessaire pour sa vie sociale dans sa forme actuelle.
C'est un phénomène inévitable, car l'homme utilise les concentrations des matières premières qui se sont formées au cours de myriades de siècles et qui ne pourraient s'augmenter sensiblement que dans une même durée de temps. Ces réserves sont nécessairement restreintes. Si même on en trouvait encore des sources inconnues, ou si on utilisait leurs concentrations moins riches ou plus profondes, on ne reculerait que la date de la période critique, mais le problème troublant resterait non résolu.
Les esprits profonds ont depuis des générations aperçu la nécessité de moyens sociaux radicaux, d'acquisitions scientifiques d'un ordre nouveau pour parer au danger imminent. Au commencement du siècle dernier, la disette imminente des matières premières ne pouvait encore être perçue, car l'énergie dont disposait l'homme de cette époque était encore trop liée à d'anciennes formes séculaires d'existence, à la vie et au travail des hommes, des plantes et des animaux. Cependant déjà alors les fondateurs du socialisme - particulièrement le comte H. de Saint-Simon, W. Godwin, R. Owen - comprenaient l'importance primordiale de la science, l'impossibilité de résoudre la question sociale en faisant seulement usage des ressources qui existaient de leur temps, sans avoir augmenté par la science les moyens de la puissance humaine.
C'était vraiment un socialisme scientifique dans le sens qui a été oublié depuis.
Le problème qui se pose à l’heure actuelle devant l'humanité dépasse clairement l'idéologie sociale, élaborée depuis par les socialistes et les communistes de toutes les écoles, lesquelles dans leur constructions ont toujours laissé échapper l'esprit vivifiant de la science, son rôle social. Notre génération a été victime d'une application de cette idéologie dans le cours des événements tragiques de mon pays, l'un des plus riches en ressources naturelles, dont les résultats furent la mort et la disette de multitudes et l'échec économique du système communiste qui semble incontestable. Mais l'échec du socialisme semble plus profond. Il présente en général le problème social sous un point de vue trop restreint, qui ne correspond pas à la réalité ; il reste à la surface.
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Pour résoudre la question sociale, il est nécessaire de toucher aux fondements de la puissance humaine, de changer la forme de la nourriture et les sources de l'énergie que l'homme utilise.
Dans ces deux voies précisément s'engage peu à peu la pensée des chercheurs. On y est maintenant sur un terrain solide. II n'y a pas de doute non seulement en ce qui concerne la possibilité de résoudre les deux problèmes, mais encore sur la nécessité inévitable de cette solution dans un temps très court par rapport à la durée de vie humaine.
La solution de ces problèmes se dessine comme un résultat du progrès de la science en dehors de toute préoccupation sociale. Depuis des générations, la science, dans sa recherche de la vérité, s'efforce de trouver des formes nouvelles d'énergie dans le monde et de grandes synthèses chimiques organiques. Elle travaille avec des moyens très insuffisants, les seuls qui soient à sa portée dans la société humaine d'aujourd'hui, où sa situation est en contradiction frappante avec son rôle réel comme producteur des richesses et de la puissance humaine.
On peut accélérer ce mouvement scientifique en créant des moyens nouveaux de recherche, on ne peut pas l'arrêter. Car il n'y a pas de force dans le monde qui puisse entraver l'entendement humain dans sa marche, une fois qu’il a compris, comme dans le cas actuel, la portée des vérités qui s'ouvrent devant lui.
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Jusqu'à présent la force du feu dans ses formes multiples était la source presque unique de l'énergie de la vie sociale. L'homme l'obtenait par la combustion des autres organismes ou de leurs restes fossiles.
Depuis quelques dizaines d'années, on commence à la remplacer systématiquement par d'autres sources d'énergie, indépendantes de la vie, par la houille blanche en premier lieu. On a fait la balance de la quantité de houille blanche, force motrice de l’eau, existant à la surface terrestre. Et on a vu que, si grande qu'elle paraisse, elle n’est pas suffisante à elle seule pour les nécessités sociales.
Mais les réserves d'énergie qui sont à la disposition de l'entendement sont inépuisables. La force des marées et des vagues marines, l'énergie atomique radioactive, la chaleur solaire peuvent nous donner toute la puissance voulue.
L'introduction de ces formes d'énergie dans la vie est une question de temps. Elle dépend de problèmes dont la solution ne présente rien d'impossible.
L'énergie ainsi obtenue n'aura pas de limites pratiquement.
En utilisant directement l'énergie du soleil, l'homme se rendra maître de la source d'énergie de la plante verte, de la forme qu'il utilise par l'intermédiaire de cette dernière dans sa nourriture et dans ses combustions.
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La synthèse des aliments, libérée de l'intermédiaire des êtres organisés, quand elle sera accomplie, changera l'avenir humain.
Elle obsède l'imagination des savants depuis les grands succès de la chimie organique; de fait elle présente une aspiration cachée mais toujours vivante des laboratoires. On ne la perd jamais de vue. Si les grands chimistes ne l'expriment que de temps en temps, comme le faisait M. Berthelot, c'est qu'ils savent que ce problème ne peut être résolu avant l'accomplissement d'un long travail préliminaire. Ce travail s'effectue systématiquement, mais ne peut être qu'un travail de longues générations, vu la grande misère de la science dans notre structure sociale.
Une génération a déjà disparu depuis la mort de M. Berthelot. Nous sommes beaucoup plus près de ce but suprême que nous l'étions de son vivant. On peut en suivre le progrès lent, mais incessant. Après les travaux brillants du chimiste allemand E. Fischer et de son école sur la structure des albumines et des hydrates de carbone, aucun doute n'est possible relativement au succès final.
Pendant la grande guerre, le problème a été plusieurs fois envisagé dans différents pays sous son aspect pratique et la conviction de sa solution imminente a pris des racines profondes dans le milieu savant.
Certes, il arrive souvent qu'une découverte scientifique se perd ou ne trouve son application pratique, son introduction dans la vie, que longtemps après qu'elle a été faite. Mais on peut être sûr que tel ne sera le sort de la synthèse des aliments.
On attend la découverte de cette synthèse et ses grandes conséquences dans la vie se manifesteront immédiatement.
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Que signifierait une synthèse pareille des aliments dans la vie humaine et dans la vie de la biosphère ?
Par son accomplissement, l'homme se libérerait de la matière vivante. D'un être social hétérotrophe il deviendrait un être autotrophe.
La répercussion de ce phénomène dans la biosphère doit être immense. Ce fait signifierait la scission du bloc vivant, la création d'un troisième embranchement indépendant de la matière vivante. Par ce fait apparaîtrait dans l'écorce terrestre, et pour la première fois dans l'histoire géologique du Globe, un animal autotrophe.
Il nous est aujourd'hui difficile, peut-être impossible de nous représenter les conséquences géologiques de cet évènement ; mais il est clair que ce fait serait le couronnement d'une longue évolution paléontologique, représenterait non une action de la volonté libre humaine, mais la manifestation d'un processus naturel.
L'entendement humain produirait par ce fait non seulement un grand effet social, mais un grand phénomène géologique.
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La répercussion de cette synthèse dans la société humaine devra certainement nous toucher encore de plus près. Sera-t-elle bienfaisante ou apportera-t-elle de nouvelles désolations à l'espèce humaine ? Nous ne le savons pas. Mais le cours des phénomènes, l’avenir, peut être réglé par notre volonté et par notre entendement. On doit se préparer à comprendre les conséquences de cette découverte, dont l'action est inévitable.
Seuls, des penseurs isolés pressentent l'approche de cette ère nouvelle. Ils se représentent ses conséquences de façons différentes.
On retrouve l'expression de ces intuitions dans les œuvres de fiction. L’avenir y apparait trouble et tragique pour quelques-uns (Histoire de quatre ans, de M. D. Halévy), tandis que les autres se le représentent comme grand et beau (Auf zwen planeten, du profond penseur et historien des idées allemand K. Lasswitz).
Le naturaliste ne peut contempler cette découverte qu'avec une grande tranquillité.
Il voit dans son accomplissement l'expression synthétique d'un grand processus naturel qui dure depuis des millions d'années et qui ne présente aucun signe de dissolution. C'est un processus créateur et non anarchique.
De fait, l'avenir de l'homme est toujours formé en grande partie par l'homme lui-même. La création d'un nouvel être autotrophe lui donnera des possibilités qui lui ont manqué pour l'accomplissement de ses aspirations morales séculaires ; elle lui ouvrira les voies d'une vie meilleure.
Vladimir I. Vernadsky,
membre de l'Académie des sciences de Russie,1925.