28 juin 2007
4
28
/06
/juin
/2007
00:40
Donc, c'est moi qui suis l'ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre coeur se serre,
J'ai foulé le bon goût et l'ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j'ai dit à l'ombre:"Sois!"
Et l'ombre fut. -Voilà votre réquisitoire...
Brigand, je vins; je m'écriais: Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière
Et sur l'Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d'alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! Plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l'encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées....
La langue était en ordre, auguste, époussetée,
Fleurs- de- lys d'or, Tristan et Boileau, plafond bleu,
Les quarante fauteuils et le trône au milieu;
Je l'ai troublée, et j'ai, dans ce salon illustre,
Même un peu cassé tout; le mot propre, ce rustre,
N'était que caporal: je l'ai fait colonel;
J'ai fait un jacobin du pronom personnel,
Du participe, esclave à la tête blanchie,
Une hyène, et du verbe une hydre d'anarchie.
Vous tenez le reum confitentem .Tonnez !
J'ai dit à la narine: eh mais ! tu n'es qu'un nez !
J'ai dit au long fruit d'or: Mais tu n'es qu'une poire!
J'ai dit à Vaugelas : tu n'es qu'une mâchoire!
J'ai dit aux mots :Soyez république ! Soyez
La fourmilière immense, et travaillez !Croyez,
Aimez, vivez ! -J'ai mis tout en branle, et, morose,
J'ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose.
Le vers,qui, sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu'on nomme prosodie et qu'on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s'échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.
Tous les mots à présent planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la langue en liberté......
Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant.
La main du songeur vibre et tremble en l'écrivant...
Le mot, le terme, type on ne sait d'où venu;
Face de l'invisible, aspect de l'inconnu;
Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l'ombre;
Montant et descendant dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens comme l'eau le niveau,
Formule des lueurs flottantes du cerveau....
Tel mot est un sourire, et tel autre un regard;
De quelque mot profond tout homme est le disciple;
Toute force ici-bas a le mot pour multiple...
Les mots heurtent le front comme l'eau le récif;
Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif
Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes;
Comme en un âtre noir errent des étincelles,
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres , doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous;
Les mots sont les passants mystérieux de l'âme....
Et , de même que l'homme est l'animal où vit
L'âme, clarté d'en haut par le corps possèdée,
C'est que Dieu fait du mot la bête de l'idée...
Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu;
Car le mot, c'est le Verbe, et le Verbe, c'est Dieu...
Victor Hugo