5 mai 2009
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SUR LA MULTIPLICATION DES ORGANISMES ET SON RÔLE DANS LE MÉCANISME DE LA BIOSPHÈRE*
PREMIERE PARTIE
I
A mesure que nous approfondissons l'étude de la Nature, la rôle planétaire de la vie se déroule devant nous, lentement et graduellement, mais avec une clarté toujours croissante.
La vie se révèle à nous non comme un phénomène accidentel dans l'histoire de la Terre, mais comme un ressort indispensable du mécanisme de l'écorce terrestre, un phénomène qui caractérise l'une de ses enveloppes, la biosphère.
La biosphère la région de la vie embrasse notre planète d'une façon continue. La vie règne sur toute la superficie de la Terre ; son travail chimique s'effectue partout sans nulle interruption depuis des billions d'années. Ce travail chimique détermine avec une intensité et une envergure toujours plus évidentes un courant d'éléments chimiques ininterrompu, inaltérable et soumis à des lois déterminées, courant qui circule entre la matière vivante et la matière brute et inversement.
Cette enveloppe embrasse une superficie de 5,10065.108 km2 ; elle atteint une hauteur de plus de dix kilomètres dans l'enveloppe gazeuse inférieure de la planète, dans la troposphère ; elle pénètre tout l'océan mondial à une épaisseur moyenne de 3,7 km, et par places jusqu'à 10 km presque. La vie embrasse toute la terre ferme depuis les sommets d'une hauteur d'à peu près 8 km. jusqu'aux abîmes les plus profonds ; elle s'infiltre par endroits dans les fissures et les cavités à une profondeur de plus d'un kilomètre.
Dans la biosphère, la vie est dispersée. Elle se concentre en de minces couches du sol, dans les forêts, les champs, les steppes, les bassins aqueux, le plancton marin, les boues du fond marin. Elle est plus intense et plus développée dans les amas de sargasses à la surface de l'océan, dans ses mers, ses bas-fonds, sur la frontière de l'océan et de la terre ferme, près des îles et des continents.
La région de la vie, c'est l'enveloppe superficielle de notre planète ; cette enveloppe se trouve en contact avec l'espace cosmique. Elle en reçoit des rayonnements, principalement ceux du Soleil. Et ces rayonnements non seulement entretiennent tous les phénomènes de la vie, mais ils posent le fondement (avec l'aide des plantes vertes autotrophes – indépendantes dans leur nourriture du reste des êtres vivants) des immenses dépôts d'énergie chimique libre, tels que les composés organiques, qui forment le corps des organismes.
Plus nous remontons dans l'histoire de notre planète, dans l'étude des éléments chimiques (géochimie), ou dans celle de leurs molécules et de leurs cristaux (minéralogie), plus la répercussion de la vie sous forme des composés organiques, créés par elle, devient claire et profonde.
L'énergie renfermée dans ces composés n'est pas d'origine terrestre – elle est venue des espaces cosmiques –, mais la vie est le mécanisme terrestre qui l'introduit dans la chimie de la planète.
Pour se rendre compte de la grandeur et de la puissance de cette énergie, il suffit de nous arrêter sur l'une de ses nombreuses manifestations. L'oxygène libre, qui se trouve dans notre planète sous forme de gaz ou sous forme de solution dans les eaux naturelles, est entièrement créé par la vie. Nous ne connaissons jusqu'à présent aucun cas où il se dégagerait par suite de quelque processus chimique terrestre, indépendant de la vie. Mais il existe des milliers d'autres processus dans lesquels l'oxygène libre est absorbé, introduit en de nouveaux composés, et par conséquent disparaît comme tel. Cependant, sa quantité dans la biosphère est constante, elle reste identique. C'est la conséquence du travail incessant des plantes vertes, et ce fait seul suffit pour donner une mesure de leur importance dans notre planète, pour donner une représentation de l'envergure de leur énergie géochimique.
Nous connaissons la quantité d'oxygène libre de la biosphère ; c'est même une des constantes les plus précises de la planète. Elle est égale à : 1,5 quatrillions de tonnes, c'est-à-dire 1,5 X 1021 grammes.
D'après nos connaissances sur la chimie de l'écorce terrestre, nous sommes obligés d'admettre que tout cet oxygène libre est créé par la matière vivante, et d'une façon ou d'une autre passe à travers elle dans le cours d'un temps géologique insignifiant.
La formation de l'oxygène libre constitue un des innombrables processus bio-géo-chimiques de la vie. Nous savons que tout ce qui vit se trouve dans un état de changement perpétuel et produit incessamment du travail chimique. La matière vivante se détruit, se crée, se nourrit, respire, dégage et absorbe les corps les plus divers, forme de nouveaux composés dont les différentes formes s'élèvent à plusieurs millions. Et en même temps la quantité de matière englobée par la vie sur notre planète ne change pas, en apparence. On peut l'évaluer entre 1020 et 1021 grammes, soit en trillions et quatrillions de tonnes ; elle est du même ordre que la quantité de l'oxygène libre.
Dans la masse générale de l'écorce terrestre (voisine de 2.1025 grammes), si nous prenons son épaisseur égale à 16 kilomètres, la quantité de matière englobée par la vie n'est qu'une partie insignifiante, – mais dans la masse générale de la biosphère son importance exprimée en pour cent devient extrêmement marquée. En moyenne, elle est égale à 1% du poids de la biosphère, au moins ; elle s'élève à plusieurs pour cent dans les endroits où se concentre la vie, par exemple dans le sol.
Cette matière englobée par la vie – les organismes vivants – se distingue nettement de la matière brute par son caractère énergétique particulier. Elle se trouve en mouvement incessant, elle produit du travail, elle est riche en énergie libre. Cette matière se trouve à l'état actif, elle transforme tout autour de soi, comme la matière brute soumise à la désagrégation radioactive.
II
En étudiant les manifestations de la vie dans le milieu ambiant à l'échelle planétaire, nous devons nous départir de l'aspect habituel sous lequel l'organisme se présente à notre esprit.
Devant la grandeur de telles manifestations, l'organisme séparé perd de son importance ; il devient imperceptible. Seuls ses ensembles, ses masses peuvent être perçus et faire sentir leur influence.
Ces ensembles se manifestent par les mêmes propriétés qui caractérisent les corps bruts prenant part aux processus de ce genre : roches solides, solutions aqueuses naturelles, masses gazeuses. Pour les masses vivantes aussi bien que pour les masses brutes, seuls le poids, le volume, les propriétés chimiques, l'énergie et les mouvements présentent de l'importance. On ne doit tenir compte que de ces propriétés de l'organisme, et rejeter hors du champ de la vision ce qui, depuis des siècles, a fait l'objet des études du biologiste : la morphologie, la physiologie de l'organisme, sa structure intérieure.
Ces ensembles, ainsi caractérisés, nous apparaissent sous l'aspect de nouveaux corps naturels, particuliers à notre planète, que je nommerai dorénavant les matières vivantes.
Les matières vivantes formées par les organismes d'une même espèce, de la même race, seront des matières vivantes homogènes ; celles qui se composent d'individus de races, et espèces différentes seront des matières vivantes hétérogènes.
La Nature vivante, qui nous entoure, est une matière vivante hétérogène ; elle peut être décomposée en matières vivantes homogènes.
Les organismes appartenant à une espèce ou une race, dispersés et répandus dans la Nature vivante, appartiennent tous à, une seule et même matière vivante homogène, où qu'ils se trouvent. Nous pouvons – additionnant leurs effets dans le milieu ambiant – considérer ces derniers comme la manifestation d'une seule et unique matière vivante homogène qui leur correspond, de même que nous les considérons comme la manifestation dans le milieu ambiant d'une seule espèce.
On peut dire que la matière vivante homogène est une espèce (ou race) exprimée en poids, en composition chimique et en énergie, des individus dont l'espèce ou la race est formée. Les nombres qui caractérisent les propriétés d'une telle matière déterminent les caractères spécifiques de l'espèce ou de la race. Ce sont des constantes caractéristiques de l'espèce. Ils peuvent la caractériser avec la même précision que les caractères morphologiques ou physiologiques.
Chaque espèce, végétale ou animale, exprimée de cette façon, se révèle dans l'écorce terrestre sous l'aspect d'une masse matérielle ou d'un volume avec des propriétés caractéristiques et déterminées. Ces masses de matière vivante entrent dans la structure de la biosphère absolument de la même façon que d'autres masses matérielles, telles que les roches, les agglomérations gazeuses ou liquides. Et elles peuvent être comparées avec ces dernières au point de vue de leur effet dans la biosphère, en particulier dans leurs manifestations géochimiques, c'est-à-dire dans les migrations des éléments chimiques dans l'écorce terrestre : translations, concentrations, passages de ces éléments d'un composé dans un autre.
Comme les masses de gaz, d'eau naturelle ou de roches, la matière vivante effectue un échange incessant d'éléments avec le milieu ambiant. Le courant d'éléments chimiques qui caractérise cet échange est le phénomène essentiel dans l'histoire des éléments chimiques de la biosphère.
Plus ce courant est fort et intense, plus l'énergie qui lui correspond, et dont il sert d'expression, est considérable.
Ce sera toujours une énergie chimique. Sous l'aspect étudié, je l'appellerai énergie géochimique en tant qu'elle caractérise les migrations des éléments chimiques dans l'écorce terrestre.
L'énergie géochimique d'une matière vivante homogène est toujours plus grande que l'énergie de n'importe quelle masse brute de la biosphère qui lui est égale. La matière vivante d'une moindre masse est toujours douée d'une plus grande énergie géochimique que les masses plus grandes de gaz naturel, d'eau naturelle, dénuée de vie, de roches, à la même température et pression.
Cette diversité du caractère énergétique des matières vivantes et brutes détermine le rôle nettement différent qu'elles jouent dans l'existence de la biosphère.
III
Il est clair que l'étude de l'énergie géochimique de la matière vivante est le problème essentiel pour la compréhension de la vie et de son rôle dans le Cosmos.
Mais elle n'est pas évaluée habituellement et les notions qui lui correspondent n'ont pas pénétré la mentalité des naturalistes.
Entre les trois manifestations principales de la matière vivante dans la biosphère – son poids (sa masse), sa composition chimique, son énergie – c'est l'énergie qui a le moins attiré la pensée scientifique.
Il est évident que le poids de la matière vivante pourra être établi quand on connaîtra le nombre des individus qui la composent et le poids moyen de l'individu. Pareillement, la composition chimique moyenne de l'organisme pourra être facilement déterminée quantitativement pour leurs ensembles et exprimée en pour cent de poids ou d'atomes. Si nous avons peu de données de ce genre, ce n'est pas à cause de la difficulté de la solution du problème, mais du peu d'importance qu'on y attachait.
Comment exprimer numériquement la manifestation de l’énergie de la matière vivante homogène dans la biosphère?
Il est évident que les organismes par leur respiration, par leur nutrition, par le métabolisme interne de leur corps, influent sur les processus chimiques de la biosphère, sur la migration de ses éléments chimiques.
Mais l'effet géochimique de ces processus, si même nous les exprimions en nombres pour tous les organismes terrestres, ne nous donnerait qu'une idée vague de l'énergie géochimique inhérente à la matière vivante, c'est-à-dire de la force propre à créer et à modifier la migration des éléments chimiques de la biosphère.
Pour évaluer cette énergie, il est nécessaire de prendre en considération une propriété essentielle, toujours inhérente à l'organisme vivant, celle de la multiplication des organismes.
L'idée de l'importance de ce phénomène pour la compréhension de la vie fut exprimée brillamment, il y a plus de 2 000 ans, avec une intuition géniale, par le grand philosophe grec Platon. Grâce au travail opiniâtre des naturalistes, on a amassé ici une immense quantité de faits, mais il existe peu de domaines de la Biologie où la pensée synthétique pénètre avec tant de lenteur, et où l'on accorde si peu d'attention à des phénomènes d'une importance si évidente. Des généralisations empiriques importantes, depuis longtemps acquises, n'y ont pas été comprises ni soumises à une analyse scientifique. En particulier, je ne connais pas un seul travail où ce phénomène de la multiplication des organismes soit examiné au point de vue de sa répercussion sur la nature brute ambiante. Les phénomènes de la multiplication sont même rarement soumis à l'analyse au point de vue purement biologique.
IV
La multiplication des organismes est le mécanisme principal du travail géochimique de la matière vivante, par lequel elle tire les nouveaux éléments chimiques du milieu ambiant de la biosphère.
Si nous connaissons l'intensité de la multiplication, il est possible d'établir la quantité de la matière vivante nouvelle créée dans l'unité de temps. Il est nécessaire à cet effet de connaître le poids moyen de l'organisme et la quantité d'individus qui naissent dans l'unité de temps. Connaissant leur composition chimique moyenne, il est possible d'établir le travail chimique de translation – du milieu ambiant dans les organismes – de la matière nécessaire à leur formation et à leur croissance jusqu'à, maturité. Ce travail est proportionnel à la quantité de matière vivante ainsi formée.
La quantité de matière formée dans l'unité de temps pourrait en servir de mesure ; or, cette quantité est proportionnelle à la quantité des individus.
La quantité d'individus formés dans l'unité de temps et leur poids à l'état de maturité pourraient donner une certaine notion de l'intensité du travail chimique opéré par l'organisme dans la biosphère, de son énergie géochimique.
Mais cette expression de l'énergie géochimique de la matière vivante sera inévitablement très compliquée, car la quantité d'individus formés dans l'unité de temps croît rapidement avec le temps, en progression géométrique.
V
Mais on peut exprimer ce travail de la matière vivante d'une toute autre façon. On peut le réduire au mouvement, dans la biosphère, des masses matérielles, qui, par leur poids et leur composition, correspondent à l'organisme. Le mouvement et la quantité de ces masses sont déterminés par la reproduction.
Ce mouvement peut, comme tout mouvement, être exprimé en paramètres mécaniques ; on peut déterminer sa vitesse linéaire, son énergie cinétique.
Autour de nous, dans la nature ambiante, ce mouvement s'effectue incessamment, sa présence peut être établie à chaque pas, mais habituellement nous n'en avons pas conscience, et cela pour trois raisons :
1° parce que ce mouvement ne se manifeste pas comme une simple translation de masses matérielles, preuve en soit le fait qu'il est possible de l'observer chez des êtres immobiles, comme les plantes. Ce mouvement est, en une certaine mesure, analogue à une propagation. Il peut être comparé à la diffusion d'un gaz radioactif ;
2° parce que ce mouvement s'effectue comparativement d'une façon lente pour les organismes perceptibles à l'oeil nu ;
3° enfin parce qu'il s'effectue dans un milieu rempli – habituellement saturé – de vie, et par conséquent peut avoir lieu de temps en temps, et ne se manifester sous une forme nette que dans des conditions particulières, pas toujours présentes. Il rencontre une énorme résistance dans le milieu ambiant, et ne trouve pas toujours de place dans la biosphère pour se manifester. Nous en avons parfaitement conscience quand nous parlons de la pression de la vie, et nous savons quels efforts, quelle énergie il faut employer pour empêcher, par exemple, la pénétration dans des espaces, clos par nous, de la biosphère non seulement d'animaux mobiles, mais même de plantes immobiles.
Il existe une analogie profonde entre la pression des masses gazeuses et la pression déterminée par les organismes qui se multiplient ; les lois qui gouvernent la première peuvent servir à l'étude de l'autre, et l'on peut arriver ainsi à d'importants résultats dans l'investigation des phénomènes de la vie. Mais présentement je laisserai de côté cette analogie, car il est possible, en prenant la multiplication pour base, de représenter l'énergie géochimique sous forme cinétique, plus commode pour son évaluation.
Avant d'aborder cette question, arrêtons-nous sur deux ou trois exemples du mouvement dont nous allons nous occuper.
Sur une immense étendue de la Russie méridionale, sur la frontière des steppes et de la forêt, l'homme, au cours de l'histoire, a été témoin soit de l'avancement de la forêt, c'est-à-dire de l'occupation de l'espace par cette dernière, soit de sa rétrogradation et de l'avancement de la steppe. Ces mouvements – dans un sens et dans l'autre – durent des siècles et ne peuvent être perçus que dans l'amplitude de la vie humaine. Ils résultent du fait que les conditions du milieu deviennent tantôt plus, tantôt moins favorables à la multiplication de la forêt. Les arbres et les herbes immobiles se meuvent par la reproduction.
Dans l'extrême nord-est de la Sibérie a lieu une lutte analogue, entre la toundra de lichens et la taïga d'arbres.
Un grand nombre de mouvements de ce genre pénètrent toute la nature vivante. Nous nous y heurtons à tout moment, nous ne pouvons nous y soustraire.
Je m'arrêterai plus loin sur la floraison des étangs, sur la multiplication de la vie durant le peuplement des eaux stagnantes, durant la formation de couches de lentilles d'eau (Lemna), de Protozoaires, de Protophytes et d'autres organismes qui glissent sur leur surface.
De temps en temps certains insectes ou des mammifères conquièrent de nouveaux espaces pour leur vie. Il est vrai que ces organismes sont mobiles aussi par eux-mêmes. Mais leur migration, perceptible pour nous, est au fond la conséquence d'un autre mouvement invisible déterminé par leur multiplication, c'est-à-dire de l'inévitable augmentation de la surface leur appartenant, augmentation qui devient nécessaire à leur vie.
Les mouvements les plus divers de ce genre sont communs à tous les organismes. Chaque nouvel organisme exige pour lui une place au soleil. Plus la multiplication sera intense, c'est-à-dire plus le nombre des organismes formés dans l'unité de temps sera élevé, plus sera grande la propagation de la vie, sa pression, la translation de la matière vivante sur notre planète.
La vitesse de ce mouvement, si nous réussissons à l'évaluer, nous donnera une mesure de l'énergie géochimique de la vie : plus cette vitesse sera grande, plus le travail chimique accompli dans la biosphère par l'espèce donnée d'organismes, par la matière vivante homogène, le deviendra aussi, et plus grande sera son influence sur la migration des éléments chimiques sur notre planète, sur les processus géochimiques.
Mais pour l'évaluation dans la biosphère de l'énergie géochimique des masses des organismes qui se multiplient, il est extrêmement difficile de nous servir de la vitesse de propagation réelle de ces masses sur la surface terrestre, par suite de la croissance extrême au cours du temps du nombre des organismes d'un ensemble quelconque formés dans la même unité de temps.
Bien que les organismes se multiplient invariablement par rapport au temps – toujours avec la même intensité – les masses formées par eux se propagent sur la surface terrestre avec une vitesse (apparente) toujours croissante, proportionnelle à leur nombre et à la surface occupée par eux. Donc, il est nécessaire de représenter dans notre discussion le mouvement de la matière vivante sur la surface terrestre sous une autre forme.
VI
Le phénomène observé dépend de deux facteurs : d'une part de l'intensité de multiplication propre à l'organisme autonome, d'autre part des propriétés de la biosphère. Jusqu'à présent, ce second facteur a été habituellement laissé de côté, et c'est ce qui, à mon avis, explique le fait que ces phénomènes de première importance aient été négligés dans les représentations que les naturalistes se font de l'Univers.
Relativement au premier facteur nous avons un grand nombre d'observations détachées, de faits établis avec précision, et un petit nombre de généralisations empiriques, très importantes, pour la plupart depuis longtemps connues, mais n'ayant pas attiré l'attention qu'elles méritaient.
Quelques-unes de ces généralisations serviront de base à notre exposé ultérieur.
Premièrement, tous les phénomènes de multiplication peuvent toujours être exprimés en nombres ; de même, la limite de multiplication maximum, laquelle ne peut être dépassée dans aucun cas pour l'espèce donnée. Ces nombres – le nombre des descendants et les termes de leur génération – sont stables au plus haut degré dans leur manifestation maximum.
Secondement, la multiplication de tous les organismes, sans exception, peut être exprimée sous forme de progressions géométriques. Selon cette loi, le nombre d'organismes de toutes les espèces doit toujours croître avec le cours du temps. Parfois on exprime ce fait sous une autre forme : on détermine le temps nécessaire pour que le nombre des organismes devienne double ; il se trouve que ce temps est une constante pour chaque espèce. J'entends sous le terme de constante une grandeur physique stable, qui ne possède ce caractère que dans des conditions déterminées, qui se modifie selon des lois fixes lors du changement de ces conditions, c'est-à-dire une quantité qui a une limite qu'elle ne peut dépasser.
Troisièmement, les petits organismes se multiplient plus vite que les organismes plus gros.
Enfin, la multiplication n'est arrêtée que par le manque, dans le milieu ambiant, des conditions nécessaires : nourriture, température, etc.
En d'autres mots, le processus de multiplication correspond aux phénomènes soumis aux règles de l’inertie ; il ne cesse de fonctionner que sous l'influence d'obstacles du milieu, mais non par suite de la modification du mécanisme qui la provoque.
Ces généralisations paraissent évidentes par elles-mêmes, et constituent inconsciemment le fondement de notre compréhension de la nature vi vante. Malheureusement, elles n'ont jamais été soumises à une étude critique dans leur ensemble, et c'est pourquoi elles n'ont joué aucun rôle malgré leur immense importance pour notre compréhension de l'Univers.
VII
Exprimons ces généralisations d'une autre façon. Pour les nombreux Protistes qui se multiplient par scission, les phénomènes de la multiplication peuvent être exprimés avec précision par la formule suivante :
2n∆=Nn
où n est le nombre de jours, Nn le nombre d'individus, qui se forment par suite de la scission en n jours, et ∆ le coefficient qui caractérise l'intensité de la multiplication. Pour les nombreux Protistes, ∆ exprime le nombre des générations en 24 heures.
Il est possible de se convaincre empiriquement que la même formule est suffisante pour exprimer la multiplication de toutes les espèces d'organismes, même multicellulaires.
Je ne puis, faute de place, examiner ici les complications qui s'y introduisent dans des cas spéciaux. Je noterai simplement ceci il est évident que pour les organismes dont la multiplication n'a pas lieu plusieurs fois en 24 heures, comme c'est le cas chez les Protistes, mais plusieurs fois par an ou une fois en quelques années, le nombre Nn n'aura une portée réelle que si n – le nombre de jours – est élevé en conséquence ; pour les plantes annuelles et les animaux donnant des générations une fois par an, on est obligé de prendre n égal à m.365, où m est égal au nombre d'années dans lequel a lieu la naissance de la nouvelle génération. Ce .n'est que pour de telles grandeurs de n que le nombre des individus Nn aura une importance réelle, coïncidera avec la réalité. Evidemment, ∆ ne correspond plus alors au nombre des générations, comme dans le cas des Protistes.
La possibilité de représenter les nombreuses formes de multiplication par une seule formule est très commode pour le travail scientifique, car elle permet pour la première fois dans ce domaine de soumettre à une comparaison quantitative précise les propriétés des organismes les plus divers.
J'ai fait les calculs nécessaires pour des centaines de groupes d'organismes, et j'ai toujours réussi à exprimer ce phénomène sous forme de la progression 2n∆= Nn en y introduisant dans certains cas des rectifications, des membres supplémentaires, comme par exemple pour les organismes multicellulaires dont la vie dure des années.
De nombreuses déductions peuvent être tirées de cette formule, qui s'exprime de façons très diverses. Je ne m'arrêterai encore ici que sur une seule de ces expressions, qui introduit une nouvelle constante, α :
2n∆=(α+1)n=Nn
où α exprime l'accroissement par la multiplication d'un individu en 24 heures. L'individu croît chaque jour de α ; ainsi si α = 3, au terme de 24 heures chaque individu – quel qu'en soit le nombre – se transformera en 4 individus ; si α = 0,5, il se transformera en 1,5 individus, etc.
La multiplication des organismes, et par conséquent leur énergie géochimique, augmente avec la croissance de ∆ et de α.
Les limites des oscillations observées dans ces grandeurs peuvent être perçues dans le tableau 1, où elles sont indiquées pour quelques organismes appartenant à divers groupes du règne animal et végétal.
VIII
Je dois faire ici une réserve relativement à ces nombres – réserve qui se rapporte également à tous les nombres que je cite dans mon exposé.
Ces nombres ont pour base les observations qu'on trouve dans les mémoires biologiques. Ces observations n'ont jamais été faites avec la précision qu'exigent les mesures physiques. Il est rare de trouver des grandeurs moyennes calculées avec exactitude et basées sur un nombre suffisant – plusieurs centaines – d'observations. Le temps moyen entre les générations y est toujours approximatif. Par exemple, pour beaucoup d'oiseaux, il est indiqué qu'ils pondent des oeufs tantôt une fois par an, tantôt presque tous les jours. Il est certain que ce dernier nombre est approximatif et que pour chaque espèce – dans des conditions déterminées de sa biocénose et de son habitat – ce nombre doit avoir sa grandeur propre, qui n'est que voisine de 365.
De même, pendant longtemps, l'intervalle entre deux générations chez les Protistes, les Infusoires par exemple, a été calculé en simples fractions de 24 heures, 1, 2, 3, etc. fois en 24 heures. Des études plus soigneuses ont démontré que ces calculs sont approximatifs et qu'en réalité chaque espèce est caractérisée par des intervalles particuliers entre les générations.
Les nombres donnés ci-dessous pour ∆ et α ainsi que tous les autres nombres qui caractérisent les phénomènes de multiplication, ne sont donc pas définitifs ; ils donnent pourtant une notion générale nette du phénomène dans sa première approximation. Il est peu probable que l'ordre du phénomène change beaucoup, à la suite d'une investigation ultérieure plus exacte.
____________________________________
TABLEAU I. – Quelques exemples des nombres ∆ et α :
BACTÉRIES
Bacterium coli comm. 61,27 2,78 X 1018
Vibrio cholerae asiat. 61,02 – 62,47 2,2 – 6,4 X 1018
Bacterium ramosus 53,33 1,16 X 1016
DIATOMÉES
Nitzschia putrida 4,8 26,8
Moyenne pour les diatomées marines
0,5 0,41
PÉRIDINIENS
Ceratium 0,25 0,19
PHYTOMONADINÉES
Eudorina elegans 0,79 0,72
HELIOZOA
Actinophrys sol. 1,25 1,38
INFUSOIRES
Paramoccium aurelia 1,73 2,32
« » caudata 1,09 1,12
Leucophrys patula 7,0 127,0
DICOTYLÉDONES
Trifolium repens 0,016 0,010
Solanum nigrum 0,04 0,029
Blé (moyenne) 0,019 0,013
MAMMIFÈRES
Sus scrofa 0,9 – 2,23 X 10-3
« domestica 9,7 – 10,6 X 10-3
Mus decumanus 9,6 X 10-3 (min.)
Elephas indicus 0,096 – 0,4 X 10-3
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La grandeur maximum de ∆ ne dépasse pas 64–65 ; conformément, le maximum de α se trouve dans les limites de 1,8 X 1018 à 1,7 X 1019.
Les grandeurs minima de ∆ et de α seront par suite égales à des nombres de l'ordre n X 10-5. Nous verrons que ces nombres ne sont pas accidentels.
IX
La formule de la progression géométrique exprime la multiplication sans aucun rapport avec la biosphère : l'organisme y est considéré, comme d'habitude – et cela est commode – dans les problèmes biologiques, comme un corps autonome, indépendant du milieu.
Evidemment, ce genre de formule ne peut, sous cet aspect, être utilisé pour la détermination de l'énergie géochimique de l'organisme.
La formule de cette énergie doit nécessairement comprendre les propriétés du milieu spécifique dans lequel le travail de la matière vivante s'effectue – les propriétés de la biosphère.
On peut y arriver sans changer les formules, mais en y introduisant les corrections qui se rapportent à notre Terre, en premier lieu celles qui ont trait à ses dimensions.
Des représentations de ce genre ont surgi depuis longtemps ; nous les trouvons chez C. Linné, mais les conséquences n'en avaient pas été déduites. C. Darwin les a exprimées avec beaucoup de clarté en 1859. Il a indiqué comme une propriété caractéristique de tous les organismes, sans exception, leur faculté de recouvrir, par suite de leur multiplication, toute la superficie de la planète, dans des conditions de temps et de nourriture suffisantes. Il voyait avec justesse dans cette faculté une prémisse de la lutte pour l'existence. Plus l'intensité avec laquelle l'organisme se multiplie est grande, plus vite ce dernier doit recouvrir toute la surface terrestre d'une façon continue.
Ces représentations correspondent certainement, sous cette forme, à un cas irréel et idéal. Nous savons que les forces qui mettent obstacle à ce phénomène sont insurmontables pour l'organisme. Cependant ces représentations expriment avec beaucoup de réalité, à une échelle planétaire, la force, l'énergie, dont la multiplication est la manifestation, et la diversité de cette force selon les organismes, car elles donnent une idée quantitative précise du travail géochimique maximum que peut accomplir l'espèce donnée dans la biosphère, c'est-à-dira les limites de son énergie géochimique active.
On peut acquérir des représentations mathématiques très simples de cette énergie limite en exprimant la multiplication au moyen des grandeurs ∆ et α, et notre planète par les éléments numériques de sa surface.
Seuls ∆ ou α changeront dans ces expressions mathématiques pour chaque espèce, tandis que les nombres qui ont trait à la biosphère y resteront constants.
C'est pourquoi les expressions de la manifestation maximum de l'énergie géochimique resteront immuables aussi bien si nous les rapportons à quelque partie de la surface de la planète qu'à la planète entière.
Le fait que la multiplication est soumise à la règle de l'inertie nous amène à la même conclusion ; ∆ et α, dans leurs grandeurs maxima, sont liés aux organismes, sont déterminés par leur mécanisme autonome et se manifesteront sans changement n'importe où, si le milieu vital de l'organisme le permet.
La marche de la multiplication dépend d'eux seuls ; les dimensions de la planète ne permettront que d'établir le résultat final, sa valeur maximum.
X
Nous pouvons donc appliquer ces nombres à l'étude de phénomènes naturels dans les cas où l'organisme recouvre d'une façon continue quelque espace da la biosphère ; par suite de sa multiplication, il accomplit dans ces limites le travail géochimique maximum dont il est capable.
De pareils phénomènes – des mouvements de la matière vivante – s'observent à chaque pas dans la biosphère. Prenons par exemple la floraison des eaux stagnantes que j'ai déjà mentionnée.
La floraison de l'eau n'est pas un phénomène rare et accidentel dans la nature. Elle se produit incessamment sur la surface de la planète, se répète d'année en année, dans les mêmes endroits avec une régularité immuable. Elle tire son origine du fait que certains organismes commencent subitement à se multiplier par suite de conditions de milieu favorables, qui n'ont pas été étudiées. En un court espace de temps toute la surface d'un étang se recouvre d'une couche continue d'un organisme de ce genre, par exemple de quelque Lemna (lentilles d'eau). Lorsque toute la surface de l'eau en est revêtue, le mouvement des Lemna s'arrête. Il est facile de prouver que la force de la multiplication n'a pas changé ; mais elle ne se manifeste plus par suite de la résistance du milieu, par suite du défaut de place pour le nouvel individu créé par la reproduction. Nous ne pouvons pas affirmer que la multiplication soit complètement anéantie, mais elle est indubitablement très affaiblie et les individus nouvellement nés périssent sans atteindre leur plein développement. Sa présence peut être observée et se manifester à chaque instant il suffit de libérer quelque place dans la couche des Lemna pour voir cet espace vide se combler dans un temps déterminé, suivant l'intensité de la multiplication. Ainsi, l'énergie géochimique n'a pas disparu ; elle s'est transformée en une forme potentielle.
Nous appellerons états stationnaires de tels états des phénomènes de multiplication. Ils seront caractérisés par le plus grand nombre d'individus provenant de la multiplication qui peuvent trouver place sur l'aire donnée.
Cet état peut s'exprimer par l'équation :
S/K=Nst
où S est l'aire de la surface de l'eau, K un coefficient dépendant des dimensions de l'organisme, Nst le plus grand nombre de ces individus pour l'aire donnée. Connaissant ∆, il est aisé de calculer dans quel temps sera atteint Nst pour l'organisme, c'est-à-dire :
2n'∆=Nst
Nous voyons constamment autour de nous des états stationnaires des organismes : les surfaces des roches, entièrement revêtues de mousses et de lichens, la steppe en friche, la forêt que la main de l'homme n'a pas touchée, chaque biocénose ou société animale ou végétale sont autant d'exemples de la manifestation de ces états. Outre les dimensions de l'aire donnée, c'est en premier lieu la lutte pour l'existence et l'énergie géochimique différente des matières vivantes homogènes qui se trouvent simultanément sur l'aire donnée qui y jouent un rôle important. Mais la condition essentielle, c'est la grandeur de l'aire ; étant donnée cette grandeur, chaque organisme ne peut dépasser le nombre propre à son état stationnaire : il donnera autant de générations que le lui permettra la partie de la surface qu'il réussira à s'assurer dans la lutte pour l'existence.
XI
Toutes ces considérations peuvent être appliquées à la surface entière de notre planète. Envisagé à cette échelle, le phénomène de la multiplication nous permet de comparer quantitativement les manifestations de la force qui l'a provoqué, ce qui ne peut se faire pour les phénomènes exprimés sous forme d'une progression géométrique infinie.
Les rapports qui existent entre les nombres d'individus nés de deux organismes dont la multiplication est exprimée par des progressions géométriques peuvent être exprimés par l'équation ci-dessous :
Nn/N'n=(α+1)n/(α_1+1)n =δn
autrement dit la différence entre le nombre possible d'individus pour les deux espèces augmentera avec le cours du temps d'une façon irrésistible et illimitée.
Mais les dimensions limitées de notre planète ne permettent pas la manifestation de cette croissance illimitée. Il ne peut y exister qu’un seul nombre, maximum stationnaire, d'individus pour chaque espèce, qui sera atteint au moment de la manifestation la plus complète de l'énergie géochimique propre à la matière vivante donnée.
Ce nombre maximum sera déterminé par les dimensions de la planète et la grosseur moyenne de l'organisme ou l'aréal moyen de l'habitat de chaque organisme.
Il est donné par l'équation :
Nmx=S/K=(5,10065∙1018)/K
où S et K sont exprimés en centimètres carrés.
L'existence d'un nombre stationnaire maximum pour chaque espèce d'organismes est liée au fait que chacun d'eux possède une énergie active propre de multiplication, qui ne peut jamais être dépassée, sur notre planète. L'énergie géochimique potentielle peut être considérée comme illimitée, mais l'énergie active réelle a une limite déterminée pour chaque organisme. Il existe une masse maximum déterminée et immuable de matière, qui peut être atteinte par chaque espèce d'organisme, masse pouvant exister simultanément sur notre planète.
Cette masse maximum de matière – M – est égale à :
M=pNmx
où p est le poids moyen de l'organisme.
La grandeur M donne une représentation du travail chimique que peut effectuer en fin de compte chaque espèce végétale ou animale.
Comparant les grandeurs M pour divers organismes, nous obtenons le rapport qui existe entre leur énergie géochimique maxima. Ce rapport demeure toujours immuable, bien que M soit une grandeur terrestre différente et caractéristique pour chaque organisme.
Le même organisme, placé sur une autre planète, possédera une autre énergie chimique libre, ainsi qu'un autre poids, mais le rapport entre les divers M peut demeurer immuable.
(à suivre)
W. Vernadsky,
Membre de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S.
* Conférence faite à Brno, à l'Université Masaryk, en janvier 1926, et à la Société des Naturalistes de Leningrad (Saint-Pétersbourg), en avril 1926. Le texte in extenso est publié en langue russe dans le Bulletin de l’Académie des Sciences de l'Union des Républ. Soviét., 1926. Cf. mes Etudes biogéochimiques, I-II.