CHAPITRE XVII
Des Saufconduits & Passeports, & Questions sur la Rançon des prisonniers de guerre.
§.265 Ce que c’est qu’un Saufconduit & un Passeport
Le Saufconduit & le Passeport sont une espèce de privilège, qui donne aux personnes le droit d'aller & de venir en sûreté, ou pour certaines choses, celui de les transporter aussi en sûreté. Il paroît que suivant l’usage & le génie de la Langue, on se sert du terme de Passeport dans les occasions ordinaires, pour les gens en qui il n’y a aucun empêchement particulier d'aller & de venir en sûreté, & à qui il sert pour plus grande assurance, & pour éviter toute discussion, ou pour les dispenser de quelque défense générale : Le Saufconduit se donne à gens, qui, sans cela, ne pourroient aller en sûreté dans les lieux, où celui qui l’accorde est le maître ; à un Accusé, par exemple, ou à un Ennemi. C’est de ce dernier que nous avons à traiter ici.
§.266 De quelle Autorité il émane
Tout Saufconduit émane de l’Autorité souveraine, comme tout autre acte de suprême Commandement. Mais le Prince peut commettre à ses Officiers le pouvoir de donner des Saufconduits ; & ils en sont revêtus, ou par une attribution expresse, ou par une conséquence de la nature de leurs fonctions. Un Général d'Armée, par la nature même de sa Charge, peut donner des Saufconduits. Et puisqu’ils émanent, quoique médiatement, de l’Autorité souveraine, les autres Généraux ou Officiers du même Prince doivent les respecter.
§.267 Il ne peut se transporter d’une personne à l’autre
La personne nommée dans le Saufconduit, ne peut transporter son privilège à une autre. Car elle ne sçait point s’il est indifférent à celui qui l’a donné, que tout autre en use à sa place Elle ne peut le présumer ; elle doit même présumer le contraire, à cause des abus qui pourroient en naître ; & elle ne peut s'attribuer plus de droit, qu’on ne lui en a voulu donner. Si le Saufconduit est accordé, non pour des personnes, mais pour certains effets, ces effets peuvent être conduits par d'autres que le propriétaire ; le choix de ceux qui les transportent est indifférent, pourvû qu'il n'y ait rien dans leur personne qui puisse les rendre justement suspects à celui qui donne le Saufconduit, où leur interdire l’entrée de ses Terres.
§.268 Etenduë de la sûreté promise
Celui qui promet sûreté par un Saufconduit, la promet par-tout où il est le maître ; non pas seulement dans ses Terres, mais encore dans tous les lieux, où il pourroit avoir des Troupes. Et non-seulement il doit s'abstenir de violer lui-même, ou par ses gens, cette sûreté ; il doit de plus protéger & défendre celui à qui il l’a promise, punir ceux de ses sujets qui lui auroient fait violence, & les obliger à réparer le dommage.
§.269 Comment il faut juger du droit que donne un Saufconduit
Le droit que donne un Saufconduit, venant entièrement de la volonté de celui qui l’accorde, cette volonté est la règle, sur laquelle on doit en mesurer l’étenduë : Et la volonté se découvre par la fin, pour laquelle le Saufconduit a été donné. Par conséquent, celui à qui on a permis de s'en aller, n'a pas le droit de revenir ; & le Saufconduit accordé simplement pour passer, ne peut servir pour repasser. Celui qui est donné pour certaines affaires, doit valoir jusqu’à-ce que ces affaires soient terminées & qu’on ait pû s'en aller. S’il est dit, qu’on l’accorde pour un voyage, il servira aussi pour le retour ; car le voyage comprend l’allée & le retour. Ce Privilège consistant dans la liberté d'aller & de venir en sûreté ; il différe de la permission d'habiter quelque part ; & par conséquent, il ne peut donner le droit de s'arrêter en quelque lieu, & d'y faire un long séjour, si ce n’est pour affaires, en vuë desquelles le Saufconduit auroit été demandé & accordé.
§.270 S’il comprend le bagage & les Domestiques
Un Saufconduit donné à un Voyageur comprend naturellement son bagage, ou les hardes & autres choses néœssaires en voyage, & même un ou deux Domestiques ou plus, selon la condition du Voyageur. Mais à tous ces égards comme aux autres que nous venons de toucher, le plus sûr, sur-tout entre ennemis & autres personnes suspectes, est de spécifier toutes choses, de les articuler exactement, pour éviter les difficultés. C’est aussi ce qu’on observe aujourd’hui : on fait mention dans les Saufconduits, & du bagage, & des Domestiques.
§.271 Le Saufconduit accordé au Père, ne comprend pas sa famille
Quoique la permission de s'établir quelque-part, accordée à un Père de famille, comprenne naturellement sa femme & ses enfans ; il n'en est pas ainsi du Saufconduit ; parce qu’on ne s'établit guères dans un lieu sans sa famille, & qu’on voyage le plus souvent sans elle.
§.272 D’un Saufconduit donné en général pour quelqu’un & sa suite
Le Saufconduit accordé à quelqu'un, pour lui & les gens de sa suite, ne peut lui donner le droit de mener avec lui des personnes justement suspectes à l’Etat, ou qui en seroient bannies ou fugitives pour quelque crime, ni mettre ces personnes-là en sûreté. Car le Souverain qui accorde un Saufconduit en ces termes généraux, ne présume pas qu’on osera s'en servir pour mener chez-lui des malfaiteurs, ou des gens qui l’ont particulièrement offensé.
§.273 Du terme du Saufconduit
Le Saufconduit donné pour un tems marqué expire au bout du terme ; & si le porteur ne s'est point retiré avant ce tems-là, il peut être arrêté, & même puni, selon les circonstances, sur-tout s'il paroît suspect par un retardement affecté.
§.274 D’une personne retenuë au-delà du terme, par une force majeure
Mais si, retenu par une force majeure, par une maladie, il n'a pû s'en aller à-tems, il faut lui donner un délai convenable. On lui a promis sûreté ; & bien quelle ne lui fût promise que pour un certain tems, ce n'est pas sa faute, s'il n'a pû partir dans ce tems-là. Le cas est différent de celui d'un ennemi, qui vient chez-nous pendant la Trève : Nous n'avons fait à celui-ci aucune promesse particulière ; il profitte, à ses périls, d'une liberté générale, donnée par la suspension des hostilités. Nous avons uniquement promis à l’Ennemi, de nous abstenir de toute hostilité, jusqu’à un certain tems : Et le terme passé, il nous importe qu'elles puissent reprendre librement leur cours, sans qu’on ait à nous opposer une multitude d'excuses & de prétextes.
§.275 Le Saufconduit n’expire pas à la mort de celui qui l’a donné
Le Saufconduit n'expire point à la mort de celui qui l’a donné, ou au moment de sa déposition ; car il est donné en vertu de l’Autorité Souveraine, laquelle ne meurt point, & dont l’efficace n’est point attachée à la personne qui l’exerce. Il en est de cet acte, comme des autres dispositions du Commandement public ; leur validité, leur durée ne dépend point de la vie de celui qui les a faites, à moins que par leur nature même, ou par une déclaration expresse, elles ne lui soient personnelles.
§.276 Comment il peut être révoqué
Cela n’empêche point que le Successeur ne puisse révoquer un Saufconduit, s’il en a de bonnes raisons. Celui-là même qui l’a donné, peut bien le révoquer, en pareil cas ; & il n’est pas tenu de dire toûjours ses raisons. Tout Privilège peut être révoqué, quand il devient nuisible à l’Etat ; le Privilège gratuit, purement & simplement ; & le Privilège acquis à titre onéreux, en indemnisant les intéressés. Supposez qu'un Prince, ou son Général se prépare à une expédition sécrette ; souffrira-t-il, qu'au moyen d'un Saufconduit, obtenu précédemment, on vienne épier ses préparatifs, pour en rendre compte à l’ennemi ? Mais le Saufconduit ne peut devenir un piège ; en le révoquant, il faut donner au porteur le tems & la liberté de se retirer en sûreté. Si on le retient quelque tems, comme on feroit tout autre Voyageur, pour empêcher qu'il ne porte des lumières à l’ennemi ; ce doit être sans aucun mauvais traitement, & seulement jusqu'à-ce que cette raison n’ait plus lieu.
§.277 D’un Saufconduit avec la clause, pour autant de tems qu’il nous plaira
Si le Saufconduit porte cette Clause, pour autant de tems qu'il nous plaira, il ne donne qu'un droit précaire, & peut être révoqué à tout moment. Tant qu'il ne l’est pas expressément, il demeure valable. Il tombe par la mort de celui qui l’a donné, lequel cesse dés-lors de vouloir la continuation du Privilège. Mais il faut toûjours entendre, que du moment que le saufconduit expire de cette manière, on doit donner au porteur le tems de se retirer en sûreté.
§.278 Des conventions qui concernent le rachat des prisonniers
Après avoir traité du droit de faire des prisonniers de Guerre, de l’obligation de les relâcher à la paix, par échange ou pour une rançon, & de celle où se trouve leur Souverain de les délivrer ; il nous reste à considérer la nature des Conventions, qui ont pour objet la délivrance de ces infortunés. Si les Souverains qui se font la guerre, sont convenus d'un Cartel, pour l’échange ou la rançon des prisonniers, ils doivent l’observer fidèlement, ainsi que toute autre Convention. Mais si, comme cela s’est pratiqué souvent autrefois, l’Etat laisse à chaque prisonnier, au moins pendant le cours de la Guerre, le soin de se racheter lui-même ; il se présente, au sujet de ces Conventions particulières, bien des questions, dont nous toucherons seulement les principales.
§.279 Le droit d’exiger une rançon peut se transférer
Quiconque a légitimement acquis le droit d'exiger une rançon de son prisonnier, peut transférer son droit à un tiers. Cela s’est pratiqué dans les derniers siècles : on a vû souvent rançon des Guerriers céder leurs prisonniers à d'autres, & leur transférer tous les droits qu’ils avoient sur eux. Mais comme celui qui fait un prisonnier est obligé de le traiter équitablement & avec humanité (§.150) ; s'il veut se mettre à couvert de tout reproche il ne doit point transférer son droit d'une manière illimitée, à quelqu'un, qui pourroit en abuser : Lorsqu'il est convenu avec son prisonnier du prix de la rançon, il peut céder à qui il lui plaira le droit de l’exiger.
§.280 De ce qui peut annuler la Convention, faite pour le prix de la rançon
Dès que l’accord, fait avec un prisonnier pour le prix de sa rançon, est conclu ; c’est un Contrat parfait, & on ne peut le rescinder, sous prétexte que le prisonnier se trouve plus riche qu’on ne le croyait. Car il n’est point nécessaire que le prix de la rançon soit proportionné aux richesses du prisonnier ; ce n’est point là-dessus que se mesure le droit de retenir un prisonnier de Guerre (voyez les §§.148 & 153). Mais il est naturel de proportionner le prix de la rançon au rang que tient le prisonnier dans l’Armée ennemie, parce-que la liberté d'un Officier de marque est d'une plus grande conséquence que celle d'un simple soldat, ou d'un Officier inférieur. Si le prisonnier a, non pas seulement celé, mais déguisé son rang ; c’est une fraude, qui donne le droit d'annuller la Convention.
§.281 D’un prisonnier, mort avant que d’avoir payé sa rançon
Si un prisonnier, qui est convenu du prix de sa rançon, meurt avant que de l’avoir payé, on demande, si ce prix est dû, & si les héritiers sont obligés de l’acquitter ? Ils y sont obligés sans-doute, si le prisonnier est mort libre. Car du moment qu’il a reçû la liberté, pour prix de laquelle il avoit promis une somme, cette somme est dûe, & n'appartient point à ses héritiers. Mais s'il n'avoit point encore reçû la liberté ; ni lui, ni ses héritiers n'en doivent le prix, à moins qu'il n'en fût autrement convenu ; & il n’est censé l’avoir reçuë, que du moment qu'il lui est absolument permis de s'en aller libre ; lorsque ni celui qui le tenoit prisonnier, ni le Souverain de celui-ci, ne s'opposent point à son élargissement & à son départ.
Si on lui a seulement permis de faire un voyage, pour disposer ses Amis, ou son Souverain à lui fournir les moyens de se racheter, & qu'il meure, avant que d'avoir reçû la Liberté, avant qu’on l’ait dégagé de sa parole ; il n'est rien dû pour sa rançon.
Si étant convenu du prix, on le retient en prison jusqu'au moment du payement, & qu'il meure auparavant ; ses héritiers ne doivent point la rançon ; un pareil Accord n’étant, de la part de celui qui tenoit le prisonnier, qu'une promesse de lui donner la Liberté pour une certaine somme livrée comptant. Une promesse de vendre & d'acheter, n'oblige point le prétendu Acheteur à payer le prix de la chose, si elle vient à périr, avant que la vente soit consommée. Mais si le Contrat de vente est parfait, l’Acheteur payera le prix de la chose venduë, quand même elle viendroit à périr, avant que d'être livrée ; pourvû qu'il n'y ait ni faute ni retardement de la part du Vendeur. Par cette raison, si le prisonnier a conclu absolument l’Accord de sa rançon, se reconnoissant dés ce moment débiteur du prix, & demeure cependant, non plus comme prisonnier, mais pour sûreté du Payement ; sa mort intervenant n’empêche point que le prix de la rançon ne soit dû.
Si la Convention porte, que la rançon sera payée un certain jour, & que le prisonnier vienne à mourir avant ce jour-là ; les héritiers seront tenus de payer. Car la rançon étoit dûe, & ce jour marqué, ne l’étoit que comme terme du payement.
§.282 D’un prisonnier relâché à condition d’en faire délivrer un autre
Il suit, à rigueur, des mêmes principes, qu'un prisonnier, relâché à condition d'en faire délivrer un autre, doit retourner en prison, au cas que celui-ci vienne à mourir avant qu'il ait pû lui procurer la Liberté. Mais assurément ce cas malheureux mérite des égards, l’équité semble demander qu’on laisse à ce prisonnier une Liberté, laquelle on a bien voulu lui accorder ; pourvû qu'il en paye un juste équivalent, ne pouvant plus en donner précisément le prix convenu.
§.283 De celui qui est pris une seconde fois, avant qu’il ait payé sa prémière rançon
Le prisonnier, pleinement remis en Liberté après avoir promis & non payé sa rançon, venant à être pris une séconde fois ; il est aisé de voir que, sans être dispensé de payer sa prémière rançon, il aura à en donner une seconde, s'il veut être libre.
§.284 De celui qui est délivré, avant qu’il ait reçû la liberté
Au contraire, quoique le prisonnier soit convenu du prix de sa rançon, si, avant que l’Accord soit éxécuté, avant qu’on lui ait en effet rendu la Liberté, il est repris & délivré par les siens ; il ne doit rien. Je suppose, comme on voit, que le Contrat de la rançon n'étoit pas passé, que le prisonnier ne s'étoit pas reconnu débiteur du prix de sa rançon. Celui qui le tenoit lui avoit seulement fait, pour ainsi dire, une promesse de vendre, & il avoit promis d'acheter ; mais ils n'avoient pas vendu & acheté en effet ; la propriété n'étoit pas transportée.
§.285 Si les choses que le prisonnier a pû conserver lui appartiennent
La propriété de ce qui appartient à quelqu'un ne passe point à celui qui le fait prisonnier, sinon en tant qu'il se saisit en même-tems de ces choses-là. Il n’y a nul doute à cela ; aujourd’hui que les prisonniers de guerre ne sont point réduits en esclavage. Et même, par le Droit de Nature, la propriété des biens d'un Esclave ne passe point, sans autre raison, au Maître de l’Esclave ; il n’y a rien dans l’esclavage qui puisse de soi-même opérer cet effet. De ce qu'un homme aura des droits sur la Liberté d'un autre, s’ensuit-il qu'il en ait aussi sur ses biens ? Lors donc que l’ennemi n'a point dépouillé son prisonnier, ou que celui-ci a trouvé moyen de soustraire quelque chose à ses recherches ; tout ce qu’il a conservé lui appartient, & il peut s'en servir pour le payement de sa rançon. Aujourd’hui on ne dépouille pas même toûjours les prisonniers : Le soldat avide se le permet ; mais un Officier se croiroit déshonoré, s'il leur ôtoit la moindre chose. De simples Cavaliers François, qui, à la Bataille de Rocoux, avoient pris un Général Anglais, ne s'attribuèrent de droit que sur les armes de leur prisonnier.
§.286 De celui qui est donné en ôtage, pour l’élargissement d'un prisonnier
La mort du prisonnier fait périr le droit de celui qui l’avoit pris. C’est pourquoi, si quelqu'un est donné en ôtage, pour faire élargir un prisonnier, il doit être relâché, du moment que ce prisonnier vient à mourir ; de même que, si l’Otage meurt, le prisonnier n’est pas délivré par cette mort. Il faudroit dire tout le contraire, si l’un avoit été substitué à l’autre, au lieu d'être seulement en ôtage pour lui.