La Révolution Roosevelt
Georges Boris – 1934
Chapitre VII : Pronostics
Le redressement économique par la reflation
A l'actif de l'expérience Roosevelt, au nombre des résultats acquis, il faut inscrire la victoire remportée sur la thésaurisation. Cette victoire était la condition primordiale du redressement. En France même, ne nous répète-t-on pas chaque jour que le rétablissement de notre économie dépend du retour des capitaux thésaurisés à la circulation? En Amérique, le mal était beaucoup plus grave encore. Il a été guéri par la dévaluation qui a provoqué la hausse des prix et qui a, par conséquent, pénalisé et découragé les thésauriseurs (1). Mais la crainte des défaillances bancaires pouvait encore justifier l'accaparement de la monnaie fiduciaire. La garantie donnée aux dépôts l'a rendue sans objet.
La victoire est-elle temporaire ou définitive? En d'autres termes, la thésaurisation est-elle destinée ou non à renaître dans un avenir plus ou moins lointain? Impossible de répondre à cette question avant de savoir si l'Amérique saura plus tard diriger son dollar, de manière à maintenir le niveau des prix qu'elle aura choisi, à empêcher les baisses générales qui donnent à la monnaie l'attrait d'un refuge. Ce n'est que si elle y parvient qu'elle aura vraiment réussi à accomplir la réforme monétaire. Réforme qui assurerait au progrès économique une marche régulière, sans l'accélération des booms et le recul des crises. Réforme qui ne va pas sans une modification fondamentale des idées de chacun sur la monnaie, désormais réduite au rôle de simple instrument d'échange, à pouvoir d'achat constant, et non plus richesse désirable en soi.
Quelles que soient les incertitudes d'un plus lointain avenir, un point est acquis : les Etats-Unis se sont mis en mesure de diriger leur dollar, puisque c'est le gouvernement qui a pris en mains le levier de commande monétaire. Ailleurs, il est tenu par la Banque centrale qui n'en le plus souvent que l'expression des grandes puissances d'argent. En Amérique, maintenant, l'Etat est maître de sa monnaie. Événement capital, véritable révolution.
Pour le moment, l'orientation donnée est celle de la reflation, indispensable au redressement, et qui fut trop longtemps retardée. Pour l'avoir négligée pendant les six premiers mois, l'Administration Roosevelt a connu les graves déboires de septembre et d'octobre, l'arrêt de la reprise et presque la rechute. Pour avoir, depuis novembre, amorcé l'expansion monétaire par le moyen des grandes dépenses, extrabudgétaires, elle a pu ranimer l'activité du pays et repartir de l'avant. Toute hésitation nouvelle, tout ralentissement trop marqué des dépenses gouvernementales d'ici que la reflation ait été obtenue rouvrirait l'ère des difficultés.
Il est possible, voire probable que l'administration de Washington, soit par timidité, soit au contraire par excès de confiance, suspende prématurément son effort ; mais on connaît assez les méthodes de M. Roosevelt pour savoir qu'il reviendrait vite sur une décision dont les effets apparaîtraient nocifs. Il n'y a donc guère de doute à cet égard : en fin de compte la reflation sera poursuivie jusqu'à rétablissement du niveau des prix de 1926. Toutefois entre temps peuvent se produire des arrêts ou des ralentissements dont l'économie se ressentirait aussitôt (2).
Mais, disent les uns, c'est une illusion de croire que la reflation puisse s'opérer sur commande. Et quand même ce serait chose praticable, ajoutent les autres, il est alors impossible de s'arrêter en chemin et la reflation dégénère vite en inflation pure et simple.
La première objection a contre elle le précédent de la guerre. L'expansion de crédit fut, en Amérique, à la fois la condition et la conséquence du financement par l'emprunt d'énormes dépenses de l'Etat. Que l'Etat engage donc de grandes dépenses et qu'il emprunte pour les couvrir, l'expansion de crédit s'en suivra forcément. Mais cette fois, au lieu de servir à payer des engins de destruction, elle permettra l'exécution de travaux d'utilité publique.
Les Américains n'ont point de peine à se représenter la crise comme un fléau semblable à la guerre. Ils ont gagné la seconde à coup de milliards, c'est à coup de milliards qu'ils vaincront la première. Sur un dessin publié par un journal de San Francisco, on pouvait voir un géant en armes, porteur d'un pesant sac d'or avec l'inscription : 35 milliards, ou ce qu'a coûté aux Etats-Unis la guerre de destruction. A côté, un personnage en veston, symbolisant le réformateur de 1933, tient un sac beaucoup plus petit : ce sont les 10 milliards consacrés aux besoins humains dans la guerre de reconstruction.
C'est en effet à près de 10 milliards que, dans son message de janvier 1934, M. Roosevelt évalue l'excédent des dépenses sur les recettes pendant les deux premières années de sa présidence, soit 7 milliards 300 millions pour l'exercice 1933-34 et 2 milliards pour celui de 1934-35. A ce moment, la dette fédérale atteindra environ 32 milliards. Rappelons qu'elle n'était que de 1.225 millions en 1916, qu'elle avait dépassé 25 milliards en 1920 pour retomber à près de 16 milliards en 1930, et remonter à 22 milliards et demi au début de 1933.
Le 1er janvier 1934, l'Administration Roosevelt n'avait encore déboursé que 1300 millions sur les crédits extraordinaires autorisés. D'après ses propres prévisions, il lui restait 7 milliards 700 millions à dépenser hors budget, jusqu'au 30 juin 1935, pour combattre la crise par la reflation. La réserve de munitions n'est pas prête de s'épuiser. Quant à la dette publique, on aurait tort de s'en inquiéter. A 32 milliards, elle n'atteindra pas, par tête, la moitié de ce qu'elle représente aujourd'hui en France.
De tout ce qui précède, il résulte que les grandes dépenses gouvernementales doivent réussir à provoquer la reflation, et que les moyens dont dispose M. Roosevelt à cet égard sont suffisamment puissants. On a vu toutefois au chapitre III qu'actuellement l'expansion s'opère beaucoup plus lentement qu'il ne faudrait, parce que le système bancaire américain ne s'emploie pas à maintenir dans la circulation les crédits nouvellement créés et à en faire bénéficier les entreprises privées.
C'est une question qui préoccupe vivement l'Administration Roosevelt. Depuis des mois, le président de la Reconstruction Finance Corporation, M. Jessie Jones, insiste auprès des établissements financiers pour qu'ils fassent preuve d'une grande libéralité dans l'octroi des crédits à leur clientèle. Les banques répondent que les entreprises solides ont des disponibilités et n'en cherchent pas d'autres, et que celles qui sollicitent des ouvertures de crédit n'offrent pas des garanties suffisantes.
L'objection est valable. Cependant, au stade présent de la reprise, il y a nombre d'affaires dont la situation s'est déjà beaucoup améliorée et que de nouvelles ouvertures de crédit auraient toutes chances de rendre bénéficiaires. On comprend que les banques n'osent pas, dans ces conditions, engager l'argent de leur clientèle. C'est un cercle vicieux qu'il est urgent de rompre.
Le gouvernement peut le faire en prenant lui-même tout ou partie des risques, risques faibles puisque toute sa politique, qui mène à la hausse des prix, doit rendre solvable et profitable la grande majorité des entreprises. On avait projeté, à cet effet, la création d'un ou de plusieurs instituts d'Etat d'assurance crédit qui eussent garanti les banques contre une très forte proportion des pertes éventuelles.
Mais l'Administration songe plutôt à créer, sous le contrôle de la R. F. C., de véritables banques industrielles de crédit, dont elle souscrirait le capital et qui auraient le droit d'émettre des obligations. Ces établissements, au nombre de douze, pourraient, dans leurs districts respectifs, accorder des prêts, ou acheter des obligations à court et moyen terme (5 ans au maximum) d'entreprises industrielles et commerciales. Par ailleurs, elles seraient aussi autorisées à garantir les crédits ouverts par les banques de crédit particulières, mais seulement jusqu'à 20 % de leur montant-pourcentage qui paraît faible (3).
Quoi qu'il en soit, le problème est nettement posé, les données en sont relativement simples ; on en est maintenant à la recherche des solutions pratiques et il n'y a aucune raison théorique pour qu'on ne les trouve pas.
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La seconde objection à la politique de reflation prétend que l'expansion des crédits finirait fatalement par échapper à tout contrôle et par se transformer en une inflation désordonnée.
Danger lointain, en tous cas ; et à l'antipode des difficultés présentes. Mais non pas crainte chimérique, car il peut en effet arriver un jour que, réglant à des pressions démagogiques, le gouvernement américain abuse de ses pouvoirs
Mais, à l'heure actuelle, ce n'est pas le cas, bien au contraire. M. Roosevelt pousse au plus haut degré le souci de contrôler la reflation et de prévenir la répétition des erreurs de la période de prospérité. Pour empêcher que les crédits nouveaux ne trouvent le chemin des marchés spéculatifs, comme en 1928 et 1929 (4), une nouvelle réglementation du Stock Exchange va entrer en vigueur, qui relève les marges requises pour les achats de valeur à terme. Wall Street proteste bien entendu avec véhémence, mais le président a pour lui l'opinion publique ; elle n'a pas oublié le krach, ni les révélations qui l'ont suivi sur les agissements des financiers ; elle nourrit contre eux un ressentiment tenace et n'admet plus qu'ils imposent leur loi. La Bourse est déchue de sa puissance ; elle n'est même plus un baromètre exact de l'économie.
Ainsi, des précautions sont prises pour que la reflation de crédit ne se développe pas dans une direction indésirable. De même des dispositions efficaces sont d'ores et déjà arrêtées pour le cas où le volume de l'expansion menacerait de dépasser les limites de sécurité (5).
Les freins qu'on peut appliquer au mécanisme de la reflation sont puissants. C'est affaire de sagesse et de volonté, de la part du gouvernement, de savoir en user au moment voulu – ni trop tôt, ni trop tard.
1 - Il s'agit ici des thésauriseurs de dollars, c'est-à-dire de monnaie fiduciaire ou scripturale. La thésaurisation de l'or avait déjà été vaincue par le retrait de l'or de la circulation intérieure, retrait accompagné de sanctions pénales.
2 - La nouvelle selon laquelle les défenses extrabudgétaires de l'exercice 1934 seraient inférieures aux prévisions autorise quelques inquiétudes.
3 - En attendant la création de ces nouveaux organismes, la Reconstruction Finance Corporation et les Banques de Réserve vont être autorisées à faire directement des prêts à l'industrie.
4 - Jusqu'à présent on n'en voit aucun signe ; les avances aux brokers n'atteignent même pas un milliard ; elles dépassaient huit milliards en 1929.
5 - Voici l'énumération que les techniciens en donnent:
1° Vente des fonds d'Etat détenus par les Banques de Réserve Fédérales, dont le montant atteignait au début de février 2.432 millions de dollars.
En offrant ces titres sur le marché, le système fédéral absorberait les réserves des banques affiliées, les obligerait à restreindre leurs crédits et à diminuer, par conséquent, la quantité de monnaie bancaire en circulation.
2° Relèvement du taux de l'escompte, mesure dont l'effet est surtout psychologique.
3° Réduction de la quantité de billets, notamment par le retrait de billets en circulation et par l'abolition du privilège en vertu duquel certains titres d'Etat peuvent servir de base à des émissions.
4° Relèvement du minimum légal des réserves obligatoires des banques affiliées. En vertu de la loi Thomas, le pourcentage de ces réserves peut être modifié par une décision du Federal Reserve Board. Ce moyen est considéré comme le plus efficace.
5° Retrait par le Trésor d'une portion des certificats-or détenus par les Banques de Réserve et qui constituent leur encaisse depuis le dernier Gold Act.