La Révolution Roosevelt
Georges Boris – 1934
Chapitre I : Bilans comparés
Le 6 février 1934, c'était aux nouvelles de France que les journaux américains donnaient la première place ; d'ordinaire ils les relèguent dans les pages intérieures. Ce jour-là, dans toutes les éditions successives elles faisaient les frais de manchettes à sensation. Signe que pour une fois — pour un instant — l'intérêt et l'émotion du public se détournaient des affaires purement nationales, et que l'émeute, le sang versé dans les rues de Paris frappaient l'imagination d'un peuple indifférent, en général, à ce qui ne le touche pas directement.
D'une conversation surprise par hasard à Washington, j'ai retenu ce mot : Voilà ce qui nous serait arrivé si nous n'avions pas eu le New Deal.
Rien de plus significatif que ce commentaire d'un inconnu. Il traduit la conviction, non pas d'un individu seulement, mais de la nation tout entière, que la nouvelle politique, instaurée par le président Roosevelt, a sauvé les Etats-Unis du désespoir, des convulsions sanglantes et de l'anarchie.
C'est là une opinion à laquelle, là-bas, nul ne contredit : ni l'ouvrier, bien que le chômage l'atteigne ou le menace encore ; ni le fermier, bien que l'ère des restrictions ne soit pas close pour lui ; ni le chef d'entreprise, bien que la stabilité de ses bénéfices ne lui paraisse nullement assurée ; ni même le magnat de Wall Street, encore qu'il se voie déchu de sa toute-puissance, et qu'il sache devoir renoncer définitivement à une bonne part de ses privilèges ; ni même le politicien républicain, si avide qu'il soit de revanche, quelque hâte qu'il ait d'attaquer et de supplanter son adversaire démocrate.
Il va de soi que, prise séparément, chacune des mesures de l'Administration est l'objet de critiques plus ou moins sévères ; l'avenir paraît incertain à la plupart, sombre à quelques-uns. Mais sur l'amélioration actuelle de la situation, sur le retour, sinon de la confiance absolue, tout au moins du courage et de l'espoir, on n'entend pas de voix discordante. D'ailleurs au programme du gouvernement ne s'oppose aucun autre programme.
La popularité inouïe dont jouit M. Roosevelt, popularité dont on peut à tout instant recueillir le témoignage dans les conversations particulières et dans les lieux publics, popularité qui, dit-on, n'a de comparable dans l'histoire américaine que celle de George Washington, ne s'explique que par les résultats d'ores et déjà obtenus ou par les espoirs entretenus. La docilité du Congrès — elle aussi sans précédent, en dépit de quelques accès d'indépendance passagers — constitue d'ailleurs à elle seule un indice suffisamment probant. Sénateurs et députés ne font qu'obéir à la volonté du peuple, telle qu'elle s'exprime dans leur courrier quotidien, dans les milliers de lettres où les électeurs leur enjoignent « de suivre notre président ». Un humoriste n'a-t-il pas été jusqu'à prétendre que si M. Roosevelt demandait le vote d'une loi prescrivant la stérilisation des membres du Congrès, ceux-ci n'oseraient pas la repousser?
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Ainsi donc un homme, une politique, dans lesquels, il y a un an, l'espérance suprême — celle du salut — fut placée, ne l'a point déçue. Or, les aspirations qu'il fallait satisfaire n'étaient pas de cet ordre, ou négatif ou abstrait ou prestigieux, où les clientèles d'un Mussolini et d'un Hitler ont choisi les leurs. Ni l'écrasement de l'ennemi intérieur, ni l'exaltation d'une mystique politique, ni l'embrigadement des foules, ni les défilés en uniforme, ni les manifestations à grand spectacle n'eussent apaisé le peuple des Etats-Unis. N'oublions pas que la Déclaration de l'Indépendance, cette charte de la nation américaine, reconnaît, comme un droit imprescriptible de l'homme, au même titre que la vie et la liberté, la poursuite du bonheur. En 1933, dans la quatrième année d'une affreuse détresse, c'est l'exercice de ce droit que revendiquait le citoyen américain. Il voulait moins de souffrances, et plus de justice. De telles exigences, ce n'est pas qu'avec des harangues et des mots d'ordre qu'on arrive à les satisfaire.
Le degré auquel les promesses sont remplies se mesure par des chiffres, et ces chiffres se lisent, noir sur blanc, dans le livre de comptes familial, comme sur les statistiques publiques.
Ce que le New Deal a donné à ce jour, chacun est donc à même de le calculer, soit pour sa propre personne, Soit pour la communauté. En ce qui concerne celle-ci, une simple comparaison de la situation au début de 1933 et au début de 1934 va nous permettre d'apprécier.
Dans cette confrontation liminaire, les faits actuels ne pourront être présentés qu'à l'état de statistiques et non dans leur devenir. Or l'Amérique est en pleine évolution, sinon en révolution ; c'est une matière mouvante ou plastique, dont l'aspect et la forme se modifient incessamment. L'impression qui se dégage du tableau varie donc infiniment selon le moment où on le peint. En juin 1933 ce ne sont que notes d'éblouissantes lumières, en septembre l'incertitude reparaît, en novembre une obscure anxiété domine, pour faire place quelques semaines plus tard à une sorte d'optimisme tempéré, et comme dépourvu de nervosité.
C'est pourquoi ce premier examen ne comportera pas de conclusion ; de la constatation d'un progrès, même considérable, et d'un mieux-être général on ne devra point déduire de pronostic. Deux simples coupes pratiquées dans le temps n'y autorisent pas. Sans doute en observant et en retenant les points clairs ou sombres du champ d'investigation, on apercevra déjà les issues et les écueils, les alternatives possibles de l'expérience Roosevelt ; on verra peut-être même se dégager certaines des lignes de force qui mènent une Amérique, plus ou moins consciente, dans une direction déterminée davantage par la logique des événements que par la volonté des hommes
Mais ce n'est qu'en reprenant ensuite l'analyse des faits et des institutions suivant une méthode qui impliquera une première interprétation, et en les interprétant chacun tour à tour que des jugements et des prévisions deviendront possibles.
Signalons encore dès maintenant combien il est malaisé de distinguer exactement entre les satisfactions - acquises ou escomptées - à la double aspiration du peuple américain, aspiration que nous résumions à l'instant dans la formule bivalente moins de misère et plus de justice, et qu'un grand journaliste américain, M. Walter Lippmann, désignait un jour par les mots recovery (redressement) et reform (réforme sociale). Aspirations dont le même auteur a montré qu'elles sont parfois opposées ; car le redressement, à moins qu'il ne se pratique en dehors du régime capitaliste, implique, au bas d'une courbe de dépression, un certain appel à l'esprit de spéculation qui ne s'harmonise guère avec les règles d'éthique et de morale proposées par l'esprit de réforme. Si bien que lorsque le moment viendra de procéder à la critique de l'oeuvre réalisée ou en cours, on pourra hésiter sur le choix du critère à adopter. Toutefois, la nécessité primordiale à laquelle obéit l'Amérique étant celle d'échapper au désastre, on commettrait une erreur à vouloir se placer hors des contingences ; le souci des réalités commande, dans les jugements à formuler, de donner le pas au redressement sur la réforme.
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