La Révolution Roosevelt
Georges Boris – 1934
Chapitre I : La situation au début 1933
Sans entrer dans les détails, dont la plupart sont présents à la mémoire du lecteur et qui peuvent en tout cas être trouvés dans de nombreux articles et ouvrages, on peut résumer de la façon suivante la situation des Etats-Unis au début le 1933.
I. Les prix et le pouvoir d'achat. — C'est par la chute profonde des prix des matières premières que se caractérise la crise.
L'indice des prix des produits agricoles est tombé de 100 en 1926 à 44,1 en décembre 1932. Les principales denrées sont tombées au tiers ou même au quart de leur valeur. Le coton est au coefficient 34,9, le maïs à 30,5, le blé à 29,9, les porcs à 24,8. Parmi les autres produits naturels des Etats-Unis, le pétrole est au coefficient 45, le cuivre 34,6.
Dans le même temps les prix de détail ont baissé, mais dans une bien moindre proportion. Le coût de la vie n'a diminué que de 24,8 %, soit à peine d'un quart.
Le décalage entre les prix des matières premières et les prix de détail a bouleversé l'économie : en tant que producteur, le citoyen américain ne reçoit que le tiers ou le quart de ce qu'il obtenait pour ses marchandises il y a six ans ; mais ce qu'il achète, en tant que consommateur, lui coûte encore plus des trois quarts du prix ancien. En d'autres termes, le pouvoir d'achat de la population active s'est contracté dans des proportions inouïes.
II. Les dettes et la situation des fermiers. — Cependant le poids des dettes hypothécaires ou bancaires, dont la production est grevée, est devenu intolérable. Le montant de ces dettes était énorme ; il s'élevait à 14 milliards de dollars, et la charge des intérêts dépassait 900 millions de dollars.
Ces dettes, écrit M. Lindley (1), avaient été contractées au moment ou le niveau général des prix était le double de celui du début de 1933, et quand le prix des denrées agricoles était quatre fois plus élevé. Exprimée en blé ou en coton, la dette du fermier représente quatre fois ce qu'il a reçu de son créancier. En fait, certains produits ne rapportent même plus sur le marché ce qu'ils ont coûté en semences, en engrais et en main-d'oeuvre pour les récolter.
La détresse est telle dans les campagnes qu'un peu partout éclatent des révoltes, et que des de violence se produisent chaque jour à l'occasion de la mise en vente de propriétés hypothéquées.
III. Le commerce et l'industrie. — Par suite de la réduction du pouvoir d'achat de la population active, le commerce intérieur a périclité, et l'industrie, privée de commandes, a du réduire ses fabrications et licencier une grande partie de sa main d'oeuvre.
Travaillant à perte, elle a cessé de servir des dividendes à ses actionnaires et, dans un grand nombre de cas, ne peut même plus servir d'intérêt à ses obligataires. De même les chemins de fer, qui, pour la plupart, ont cessé de payer les coupons d'une dette obligataire dont le montant total s'élève à 11 milliards de dollars.
IV. Le chômage. — Il n'existe point de statistique exacte du chômage en Amérique, et les évaluations faites par divers organismes sont fondées sur des sondages dont les conclusions sont naturellement discutables. Les estimations variaient, au moment de la prise du pouvoir par M. Roosevelt, de 14 à 17 millions. Si le chiffre le plus fort peut paraître exagéré (d'autant qu'au 1er mars, par suite du moratoire la courbe a fait une pointe) il faut néanmoins observer qu'aucune statistique ne tient compte du très grand nombre d'employés licenciés par les Etats, les comtés et les municipalités.
Il résulte d'études faites ultérieurement que le nombre total des sans-travail devait, au début de l'année 1933, être supérieur à quinze millions. En temps normal, on compte de deux à quatre millions de chômeurs en moyenne, la plupart temporaires.
V. Les banques. — La baisse générale des actions et des obligations, résultat du marasme économique, et la carence générale des débiteurs, outre qu'elles frappent directement les rentiers, propriétaires et possédants de toutes catégories, a mis en posture périlleuse les caisses hypothécaires, les caisses d'épargne, les compagnies d'assurance et les banques. Avant même le moratoire général, et depuis de longs mois, nombre de ces établissements se sont vus contraints de cesser leurs paiements et de fermer leurs guichets. D'ailleurs, si l'on établissait des bilans sincères, presque tous apparaîtraient en état de faillite.
Situation que soupçonnent tout au moins les déposants. Aussi les runs succèdent-ils aux runs à travers le pays. Une véritable psychose s'est emparée du public qui, estimant que le seul refuge réside dans l'or ou la monnaie, accumule les pièces et les billets, et thésaurise à un degré dont l'histoire n'offre pas de précédent.
Pour faire face aux retraits des dépôts, les banques à leur tour réalisent leur portefeuille, refusent le renouvellement des emprunts et exigent le remboursement de leurs créances, précipitant les faillites commerciales et industrielles, forçant à des liquidations désastreuses, enfonçant encore les prix et les cours.
VI. Coups d'oeil général - Quinze millions de chômeurs représentent, si l'on tient compte des familles dépendant d'eux, quarante-cinq millions d'individus dans le dénuement. Il faut y ajouter quelque quinze millions d'agriculteurs dont la détresse n'est pas moindre.
Au total, soixante millions de personnes —un Américain sur - deux privés de leurs moyens d'existence. En outre, au sein même de la classe bourgeoise et capitaliste, les cas de ruine totale ne se comptent plus et tout un prolétariat nouveau est apparu, non moins misérable, non moins désespéré que l'autre. Les Etats, les comtés et les municipalités aux finances banqueroutières ne peuvent même plus payer leurs fonctionnaires et se trouvent dans l'incapacité de secourir les chômeurs, qui s'en vont mendier dans les rues, et souvent de ville en ville, ou vagabonder dans les campagnes.
Tout le système économique et financier se disloque : l'endettement dépasse la fortune publique, et chaque Américain, en moyenne, doit plus qu'il ne possède.
Aussi les contrats, devenus, d'une manière générale, inexécutables, ont-ils perdu leur valeur même juridique.
Dans certaines régions, où toutes les banques ont fermé leurs portes, et où le numéraire a cessé de circuler, la population est réduite à user de la méthode primitive du troc.
A la veille de l'avènement de M. Roosevelt, une série de runs et de moratoires dans les Etats de l'Union oblige le gouvernement fédéral à proclamer le moratoire général. La paralysie gagne l'économie américaine tout entière ; et la ruine imminente menace ceux qui dans le naufrage général avaient réussi à surnager jusqu'alors.
1 - The Roosevelt Revolution. A History of the New Deal
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