20 janvier 2008
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ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)
Chapitre VIII : LE CAIRE II (autres chapitres ici)

A Tunis, j'eus l'occasion de bavarder un peu avec le général Eisenhower. Il était évident que la pensée de devoir bientôt se contenter d'un poste administratif à Washington le désolait toujours. Il n'était pas mieux renseigné que n'importe qui sur les décisions définitives concernant le commandement de l'opération Overlord.
Je pus lui dire d'une façon assez précise que la date du débarquement à l'ouest était fixée et que les Russes, s'étant ralliés à notre point de vue, avaient pris position contre toute nouvelle entreprise sur le front méditerranéen et contre rentrée en guerre de la Turquie.
Le samedi 5 décembre, je me rendis en avion au Caire, accompagné, cette fois encore, de Léon Gray, et à la fin de l'après-midi, nous atterrissions à l'aérodrome de l'A.T.C. Je me dirigeai aussitôt vers la villa de Kirk où, je le savais, mon père devait habiter encore pendant ce séjour. En entrant, je tombai sur John Boettiger. Il m'apprit qu'une rivalité diplomatique, d'un caractère assez amusant, avait opposé mon père A Churchill. Chacun d'eux avait envoyé des avions à Adana, en Turquie, pour amener au Caire le président Inonu. C'était John, l'ambassadeur de mon , père, qui avait gagné la course. Pourquoi était-il important que le président de la Turquie arrivât au Caire dans un avion américain plutôt que dans un avion anglais, voilà ce qui n'est pas bien clair, mais néanmoins, John était ravi.
Je trouvai mon père au lit, en train de lire un roman policier. Il avait eu une journée bien remplie deux réunions plénières des grands chefs de l'état-major interallié, un entretien de deux heures avec Inonu, Churchill et leurs conseillers respectifs, enfin, une réunion des chefs militaires américains. La veille, il avait offert un dîner en l'honneur d'Inonu. Ce jour-là, c'était Churchill qui en donnait un et mon père devait y assister. Il se reposait maintenant, en prévision de cette nouvelle fatigue, mais lorsque j'entrai, il mit de côté son roman policier pour bavarder avec moi. Il me parla des occupations qui allaient le retenir au Caire jusqu'au mardi matin, bien que primitivement, son départ eût été fixé au samedi soir.
— Il me tarde de rentrer à la maison, me dit-il, en riant. Au bout d'un mois à peine ! Je devrais penser à tous ceux qui ne sont pas rentrés chez eux depuis Pearl Harbour.
— Le temps t'a paru long, n'est-ce pas ?
— Il s'est passé tant de choses, surtout la semaine dernière.
Je demandai à mon père des détails sur la dernière journée à Téhéran.
— As-tu vu le communiqué que nous avons rédigé ensemble ?
Je fis signe que non. Il désigna alors quelques feuilles sur la table. J'y trouvai une copie du communiqué. Je la parcourus d'abord rapidement, puis je la relus plus lentement, tandis que mon père se livrait à des commentaires. Le texte était en grande partie de lui et c'est intentionnellement qu'il ne s'était pas servi du langage diplomatique, si prudent. «...Rendre la guerre impossible pendant de nombreuses générations. » Je m'arrêtai à cette phrase :
— Pendant de nombreuses générations ? demandai-je. Pourquoi pas pour toujours ?
— Nous venons d'avoir deux guerres en deux générations, répondit mon père. Au cours des derniers vingt-cinq ans, les gens ont trop souvent entendu les promesses d'une paix « pour toujours ».
« A Téhéran, poursuivit-il, nous avons convenu que nos trois pays, les trois pays les plus puissants du monde, pourraient envisager intelligemment les désaccords susceptibles de surgir à l'avenir et qu'ils pourraient unifier leur politique étrangère de façon à rendre la guerre impossible pendant a de nombreuses générations. »
« Tel a été le sujet de nos conversations de midi à dix heures : nous avons étudié comment on pourrait unifier nos politiques et concilier les intérêts particuliers de chaque nation avec ceux de la sécurité générale du monde entier.
— De temps en temps, continua mon père, j'ai échangé quelques idées avec Oncle Joe, tout seul.
Il poussa un soupir de satisfaction, s'étira, et sembla abandonner son sujet. Mais il lut sans doute sur mon visage l'intérêt qu'il avait éveillé en moi et comprit qu'il mettait ma curiosité à une trop rude épreuve.
— Eh bien, je voulais lui parler de certains aspects de la situation en Extrême-Orient... Tu étais là, je crois, quand nous avons abordé cette question ?
— Oui, lors de ma première rencontre avec lui. -
— C'est ça. Eh bien — il s'interrompit pour étouffer un bâillement — il y avait encore un point sur lequel il fallait nous mettre d'accord et, quand il eut consenti à déclarer la guerre au Japon, je...
— Comment ?
— Bien sûr. Il a parlé de la guerre dans le Pacifique. Mais au fait, c'était au moment où tu étais encore à Téhéran.
— Mais c'est une nouvelle formidable. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit tout de suite ?
Il sourit.
— Tu ne me l'as pas demandé, pour parler comme la femme tatouée, le soir de ses noces.
— Quand entrent-ils en guerre ? Bientôt ?
— Oh ! en tout cas, pas avant plusieurs mois. Je pense que Staline a proposé de déclarer la guerre au Japon et d'engager la lutte en Extrême-Orient pour obtenir finalement un second front à l'ouest. Il s'est déclaré prêt à entrer en guerre aussitôt qu'il pourrait amener des troupes en Sibérie, à condition que nous lui promettions que l'invasion à l'ouest aurait lieu le premier mai. Mais, après tout, au point de vue militaire, il est plus rationnel que les Russes concentrent toutes leurs forces contre Hitler sur le front est. La Russie aura bien le temps de se retourner contre le Japon quand Hitler sera battu.
J'étais trop ahuri par la nouvelle pour dire quoi que ce soit.
— Bref, continua mon père, Staline est d'accord pour déclarer la guerre au Japon dès qu'il pourra transporter du matériel et des troupes en Sibérie par le chemin de fer à voie unique. Il a même précisé combien de temps cette opération lui demandera : six mois après la défaite définitive d'Hitler.
« Quoi qu'il en soit, c'est à ce sujet que j'aurais un tas de choses à lui dire. Je voulais lui parler de la situation de la Chine après la guerre, des communistes chinois, et ainsi de suite. Je n'ai pas pu m'étendre sur ces questions car Winston n'était pas loin et plusieurs d'entre elles touchent de près les droits exterritoriaux des Anglais à Hong-Kong, à Canton et à Shangaï... Je voulais lui dire que, s'il s'engageait à soutenir Tchang contre les Anglais dans ce domaine, celui-ci consentirait à donner à la Chine un gouvernement vraiment démocratique. L'attitude des Russes en Mandchourie inquiétait également Tchang. Je crois d'ailleurs qu'aujourd'hui, elle ne l'inquiète plus autant. Oncle Joe est évidemment d'accord pour laisser la Mandchourie à la Chine et il a promis de nous aider à soutenir Tchang contre les Anglais... Pat Hurley est allé à Moscou poursuivre les conversations.
Cela me rappela que j'avais joué un petit rôle dans les négociations des Trois Grands au sujet de l'avenir de l'Iran, ainsi que dans la rédaction du projet d'accord. Je demandai donc à mon père si celui-ci avait été signé.

Je pensais aux membres du Département d'Etat qui avaient mis plus d'une fois mon père dans une situation délicate dont il lui avait fallu ensuite se tirer tout seul.
— Sais-tu seulement, reprit mon père, combien de fois les fonctionnaires du Département d'Etat ont essayé de me dissimuler certaines communications, de ne les transmettre qu'avec du retard, de les retenir d'une façon ou d'une autre ? Et tout cela parce que certains de ces diplomates de carrière savent ce que je pense et ne sont pas d'accord avec moi. Ils devraient bien plutôt travailler pour Winston. Et le fait est que, souvent, c'est pour lui qu'ils travaillent, en réalité.
— Ne t'occupe pas d'eux, continua-t-il. Presque tous, ils se figurent qu'en matière de politique étrangère, tout ce que l'Amérique doit faire, c'est tâcher de découvrir ce que font les Anglais et de les imiter. Le fait qu'ils soient démocrates ou républicains est secondaire. (L'irritation gagnait peu à peu mon père.)
« Pour autant que je sache, Pat Hurley et quelques-uns de mes collaborateurs, sont des républicains bon teint. Mais ils savent que leur pays est en guerre et ils désirent se rendre utiles dans toute la mesure possible. Alors, ils font ce qu'ils peuvent. » Arthur Prettyman entra pour aider mon père à s'habiller.
— On m'a dit, il y a six ans, reprit mon père, qu'il faudrait épurer le Département d'Etat. Il en est pour le Département d'Etat comme pour le Foreign Office. Les Anglais ont, eux aussi, un sous-secrétaire permanent aux Affaires étrangères. Celui-ci demeure à son poste, que le gouvernement soit conservateur, travailliste ou libéral. Cela ne fait pas de différence. L'homme reste à sa place, inamovible. Il en est de même pour notre Département d'Etat. C'est pourquoi, quand il y a des hommes comme Pat Hurley, ce qu'ils font est doublement précieux. Le seul inconvénient avec Pat, c'est qu'on est obligé de lui dire ce qu'il faut faire. Mais lorsqu'on le lui a dit, on peut être sûr qu'il le fera. Et il le fera consciencieusement et avec dévouement. Et cette fois-ci, comme par le passé.
Il s'interrompit et sourit, s'étant rendu compte, tout à coup, qu'il avait élevé un peu trop la voix.
— Au fait, dit-il, j'étais, soi-disant, en train de me reposer. C'est de ta faute. Tu n'aurais pas de me rappeler ces gandins du Département d'Etat.
Je me mis à rire. Mon père me demanda pourquoi je ne m'habillais pas, moi aussi, pour le dîner. Je lui dis que je n'étais pas invité et que, même si je l'avais été, je n'aurais pas eu envie d'y aller.
— Je suis fatigué, papa. J'ai abattu, moi aussi, de la besogne. Et je n'ai pas dormi cette nuit. Je vais manger une bouchée et j'irai me coucher. Il me regarda avec envie.
— Mais je te verrai demain, n'est-ce pas ?
— Bien sûr. Je reste jusqu'à quatre ou cinq heures, au moins.
Quand je le revis, le lendemain matin, il me dit que la question de l'entrée en guerre de la Turquie avait été définitivement réglée dans un sens négatif. La Turquie restait neutre.
— Je pense, dit-il, que c'était en quelque sorte la dernière tentative de Winston pour imposer son idée d'une attaque alliée dans le Sud, en partant de la Méditerranée.
Je lui demandai si la Russie avait pris position. Il sourit.
— Les Russes étaient d'accord avec moi. Pas de prêt-bail à la Turquie, a dit Staline, si cela doit entraîner le moindre retard sur le front occidental. Nous allons, Winston et moi, rédiger cet après-midi, une sorte de déclaration afin de sauver les apparences pour la Turquie. Voilà, en effet, près d'un mois que la presse annonce l'entrée en guerre de la Turquie contre l'Allemagne, à nos côtés.
Je hochai la tête, en pensant aux bons rapports qui venaient de s'établir entre Staline et mon père et à la communauté d'intérêts qui, manifestement, liait nos deux pays. J'y fis une brève allusion.
— Ce qui importait le plus, dit mon père, c'était de faire comprendre à Staline que les Etats-Unis et l'Angleterre ne formaient pas un bloc commun contre l'Union Soviétique. Je crois que nous nous sommes débarrassés une fois pour toutes de cette idée. La seule chose qui pourrait bouleverser la situation après la guerre, ce serait si le monde était à nouveau divisé : la Russie, d'un côté, l'Angleterre et nous-mêmes de l'autre. Notre grande tâche aujourd'hui, et notre grande tâche de demain, est de veiller à conserver un rôle d'arbitre, d'intermédiaire entre la Russie et l'Angleterre.
Ainsi, les Etats-Unis prenaient la conduite des affaires du monde. C'était évident. Notre politique étrangère cessait d'être à la traîne de celle de la Grande-Bretagne. Mon père avait réussi à démontrer, à la table de la Conférence, que nous nous étions rendus indépendants vis-à-vis de nos cousins de langue anglaise, et que notre rôle dans la future organisation des Nations Unies serait de concilier les divergences de vues des Anglais, qui pensent Empire, et des Russes, qui pensent Communisme. L'Histoire seule montrera la valeur pratique de cette idée mais, quoi qu'il en soit, je peux dire qu'au lendemain de la Conférence de Téhéran, mon père était convaincu que ce système pourrait fonctionner sans heurt, pour tous les intéressés, sans excepter les petites nations.
Après nôtre conversation, mon père consacra la matinée au courrier de Washington. Vers midi, le général Stilwell arriva. C'était la dernière fois que mon père voyait Stilwell. Ils s'entretinrent pendant vingt minutes ou plus. « Vinegar Joe » ne cessa, durant cette entrevue, d'exprimer son mécontentement de la politique du généralissime chinois, et il souligna que Tchang ménageait ses forces afin de les tourner, après la guerre, contre les communistes chinois.
Quant à mon père, il n'oubliait pas son accord avec Tchang ni celui qu'il avait conclu, plus tard, avec Staline. Il parla donc peu et se contenta de demander à Stilwell de faire de son mieux. Pendant toute la durée de l'entretien, mon père semblait préoccupé par autre chose. Je pense, pour ma part, qu'il songeait à la nécessité d'écraser d'abord l'hitlérisme et il se disait, sans doute, que ce n'est qu'ensuite qu'il pourrait faire passer au premier plan les problèmes qui se posaient au commandant américain en Chine.
Au déjeuner, où Churchill et Harry Hopkins étaient les seuls invités de mon père, on parla du communiqué à rédiger sur la visite d'Inonu. Il fallait en choisir avec soin les termes, d'abord en raison de l'hostilité existant entre la Turquie et les Soviets, ensuite parce que Churchill avait espéré faire de la Turquie une alliée belligérante.
Nous venions de sortir de table quand Inonu en personne arriva, suivi de près par Vinogradov, ambassadeur des Soviets en Turquie, chargé de représenter Staline à cette réunion.
Il s'agissait de faire ressortir, dans le communiqué, que le gouvernement turc était d'accord avec ceux de l'Union Soviétique, de l'Angleterre et des Etats-Unis, en dépit du fait que la Turquie n'entrait pas en guerre, contrairement aux prévisions des journalistes les plus perspicaces. C'est cette considération qui devait inspirer le passage où il est, en effet, question de « la ferme amitié qui existe entre la République turque, les Etats-Unis d'Amérique et l'Union Soviétique », ainsi que celui qui souligne « la force de l'alliance qui unit la Grande-Bretagne et la Turquie ».
Les formalités du communiqué une fois réglées, tous prirent congé de mon père. Celui-ci se dirigea alors vers les escaliers de service de la villa où un détachement de M.P., chargé de veiller à la sécurité des délégués à la Conférence, montait la garde. Mon père tint à leur adresser quelques paroles avant son départ. Je pus entendre, de l'intérieur de la maison, ce qu'il disait :
— Cette fois, quand le moment viendra de régler le sort de l'ennemi, nous ne ferons pas les choses à moitié, et nous ne le laisserons plus recommencer... Quitte, au besoin, à sauvegarder la paix par la force pendant quelque temps...
Il semblait plein d'entrain. Après ces longs jours de fatigue et d'efforts, il débordait plus que jamais d'optimisme.
Ce fut ensuite mon tour de prendre congé de lui, provisoirement encore une fois. Je tenais en effet à me mettre en route pour Tunis avant la tombée de la nuit. Je restai avec mon père jusqu'à l'arrivée du chef de l'état-major du général MacArthur, Sutherland. Au cours de ces brefs instants, il m'apprit qu'une fois de plus il s'était trouvé en désaccord avec Winston Churchill sur une autre question. C'est moi-même qui avais amené notre conversation sur ce sujet en racontant à mon père que j'avais parlé à Tunis avec Eisenhower et que j'allais sans doute le revoir le lendemain matin.
— Salue-le bien de ma part, dit mon père. Bientôt, il se verra confier une tâche encore plus importante. Je ne l'envie pas.
Pauvre Ike, pensais-je, il lui faudra donc tout de même retourner à Washington dans les services administratifs.
— Est-ce officiel, papa ? demandai-je. Pourrai-je lui en parler, à lui ou à Butcher, si je les rencontre ?
— Non, Elliott, ce n'est pas encore définitivement décidé. Mais il est à peu près certain que Winston s'opposera à ce que cette tâche soit confiée à Marshall. Non pas que Marshall ait eu trop souvent maille à partir avec le Premier ministre sur des questions militaires. Mais tout simplement parce qu'il l'a emporté trop souvent dans les discussions. Ce sera une déception pour Marshall, j'en suis sûr.
Je ne voyais pas très bien où mon père voulait en venir.
— Tu veux dire qu'Ike n'aura pas à retourner à Washington, dans l'administration ? demandai-je.
— Au contraire, il semble maintenant qu'Ike se verra bientôt confier une tâche militaire d'une envergure sans précédent. Que diable irait-il donc faire dans les bureaux ?

Dans l'après-midi du lendemain, mon père fut accueilli à sa descente d'avion à l'aérodrome d'El Aouina, à Tunis, par le général Eisenhower, le général Spaatz, Harry Butcher et moi-même. Dans l'auto qui nous amenait à la « Maison Blanche », à Carthage, il nous parla, au général Eisenhower et à moi, des impressions que lui avait laissées ce vol de jour. Le major Otis Bryan, son pilote, l'avait conduit le long de la côte, juste au-dessus de la route suivie par les troupes allemandes lors de leur retraite devant Montgomery. Il avait pu voir nettement les champs de bataille, les uns après les autres. Il avait pu apercevoir de l'avion, éparpillés à travers le désert sur plus de mille cinq cents kilomètres, les vestiges de l'Afrika Korps allemand, avions, tanks et chars. Après El Alamein, c'étaient Tobrouk, puis Benghasi, Tripoli, Sfax. Mon père était aussi ému que s'il avait lui-même commandé la Huitième Armée britannique.
Avant l'arrivée de mon père, je m'étais occupé, à Carthage, d'organiser le dîner. Il allait avoir lieu dans la villa du Président. La préparation du menu était assurée par les G.I., mais pas le service. Celui-ci était confié à deux prisonniers italiens. Nous voulions célébrer au cours de ce banquet, la nomination d'un des officiers de mon unité, David Brooks, d'Oklahoma City, au grade de major. Je pense que jamais jeune officier n'a pu s'enorgueillir d'une aussi brillante assistance pour célébrer sa promotion. Outre le Commandant suprême des armées américaines, il y avait là cinq généraux, dont le Commandant en chef des forces alliées et le Commandant en chef des forces aériennes des Etats-Unis en Méditerranée, ainsi que trois amiraux, Leahy, McIntire et Brown.
J'avais l'impression que les agents du Service Secret qui accompagnaient mon père n'étaient pas très rassurés de voir nos deux garçons italiens. Pendant tout le repas, ils fixèrent sur les deux pauvres bougres des regards inquisiteurs qui semblaient les percer de part en part.
Pourtant, l'idée d'empoisonner qui que ce fût était à cent lieues d'eux ; ils n'en revenaient pas de se trouver dans la même pièce qu'un chef d'Etat. Après le banquet, comme mon père leur serrait la main, ils tremblaient de tout leur corps. Plus tard, encore tout abasourdis, ils m'avouèrent qu'il leur eût été impossible, pensaient-ils, d'approcher ainsi Mussolini ou Victor-Emmanuel, car, même dans l'Italie d'avant guerre, on les aurait considérés comme des ennemis possibles de l'Etat.
Après le dîner j'eus l'occasion de confirmer mon impression : il avait été définitivement décidé qu'Eisenhower commanderait l'opération combinée du débarquement en France, Mon père dit qu'Ike en serait avisé par Marshall qui se trouvait encore au Caire, et qu'il ne fallait sous aucun prétexte qu'il l'apprît plus tôt.
Le Président était très fatigué ce soir-là, presque à la limite de sa résistance. Il devait pourtant établir encore l'itinéraire d'une tournée d'inspection qu'il allait faire. Il aurait voulu étendre cet itinéraire au delà de Malte et de la Sicile, prévues au projet, et pousser jusqu'en Italie.
Cependant, cette fois encore, le général Eisenhower opposa son veto. Il refusa à mon père son autorisation, invoquant ses responsabilités.
Malgré sa lassitude, tout dans mon père dénotait une profonde satisfaction. Il avait accompli de grandes choses dans une mission restreinte.
Le lendemain matin, il fut debout avant moi et se rendit aussitôt à bord de son C-54 qui, escorté par des chasseurs, s'envola vers Malte. (« Sous le feu nourri venant du ciel, Malte surgissait de la mer, solitaire mais intrépide, flamme mince mais lumineuse au milieu des ténèbres, phare pour les lendemains meilleurs »), puis vers la Sicile où Mark Clark avait été récompensé par un DSC (Distinguished Service Cross) à sa grande surprise : il n'avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle on l'avait rappelé d'Italie. Je l'accueillis à nouveau à l'aérodrome d'El Aouina lorsqu'il revint à quatre heures et demie. Seuls les membres de son état-major assistèrent ce soir-là au diner : Leahy, Brown, Mac Intire, Pat Watson et moi
J'aurais bien voulu éclaircir un point avant le départ de mon père, fixé pour le lendemain matin, mais évidemment il n'était pas en mesure de me renseigner. Je voulais savoir si Tooey Spaatz irait avec Ike en Angleterre. Cela me permettrait en effet de tirer des conclusions quant au sort de ma propre unité et à ses chances de participer à l'invasion de l'Europe. Mais les informations de mon père s'arrêtaient au second échelon à partir du sommet et Spaatz ne faisait pas partie de ces sphères supérieures. D'ailleurs, au cours de cette dernière soirée, mon père ne voulut parler que de ce qu'il considérait comme la réalisation essentielle de ce mois d'efforts, loin du pays.
— Les Nations Unies.., me dit-il, avec une profonde satisfaction. Les gens, chez nous, les membres du Congrès, les éditorialistes parlent des Nations Unies comme d'une chose qui n'existe que du fait de la guerre. On a tendance à les dénigrer, sous prétexte que nous ne sommes unis que parce que la guerre nous force à l'être. Ce n'est pourtant pas la guerre qui est le vrai facteur de l'unité, mais la paix. C'est après la guerre, et après la guerre seulement, que je pourrai faire en sorte que les Nations Unies méritent réellement ce nom !
Mon père se leva le lendemain à six heures et se fit conduire à l'aéroport. Là, il allait prendre l'avion pour Dakar où il devait s'embarquer sur le « Iowa », et retourner au pays à temps pour y fêter Noël. Pour ma part, je quittai ma base africaine avec le dernier convoi de soldats et d'officiers pour me rendre à San Severo, en Italie, où nous devions passer un Noël froid et humide en nous demandant si nous allions rester en Italie à demeure ou si, au contraire, nous serions parmi ces privilégiés qui auraient la mission de porter la guerre chez les nazis, le 1er mai 1944.