26 juin 2007
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L’art est une tentative pour transporter dans une quantité finie de matière modelée par l’homme une image de la beauté infinie de l’univers entier. Si la tentative est réussie, cette portion de matière ne doit pas cacher l’univers, mais au contraire en révéler la réalité tout autour.
Les oeuvres d’art qui ne sont pas des reflets justes et purs de la beauté du monde, des ouvertures directes pratiquées sur elle, ne sont pas à proprement parler belles elles ne sont pas de premier ordre leurs auteurs peuvent avoir beaucoup de talent, mais non pas authentiquement du génie. C’est le cas de beaucoup d’oeuvres d’art parmi les plus célèbres et les plus vantées. Tout véritable artiste a eu un contact réel, direct, immédiat avec la beauté du monde, ce contact qui est quelque chose comme un sacrement. Dieu a inspiré toute oeuvre d’art de premier ordre, le sujet en fût-il mille fois profane il n’a inspiré aucune des autres. En revanche, parmi les autres, l’éclat de la beauté qui recouvre certaines pourrait bien être un éclat diabolique.
(...)
On ne contemple pas sans quelque amour. La contemplation de cette image de l’ordre du monde constitue un certain contact avec la beauté du monde. La beauté du monde, c’est l’ordre du monde aimé.
Le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d’une plénitude telle que nul équivalent ne peut s’en trouver ailleurs. L’artiste, le savant, le penseur, le contemplatif doivent admirer réellement l’univers, percer cette pellicule d’irréalité qui le voile et en fait pour presque tous les hommes, à presque tous les moments de leur vie, un rêve ou un décor de théâtre. Ils le doivent, mais le plus souvent ne le peuvent pas. Celui qui a les membres rompus par l’effort d’une journée de travail, c’est-à-dire d’une journée où il a été soumis à la matière, porte dans sa chair comme une épine la réalité de l’univers. La difficulté pour lui est de regarder et d’aimer s’il y arrive, il aime le réel.
C’est l’immense privilège que Dieu a réservé à ses pauvres. Mais ils ne le savent presque jamais. On ne le leur dit pas. L’excès de fatigue, le souci harcelant de l’argent et le manque de vraie culture les empêchent de s’en apercevoir. Il suffirait de changer peu de chose à leur condition pour leur ouvrir l’accès d’un trésor. Il est déchirant de voir combien il serait facile aux hommes dans bien des cas de procurer à leurs semblables un trésor, et comment ils laissent passer les siècles sans en prendre la peine.
Simone WEIL, Attente de Dieu, 1950.