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25 novembre 2007 7 25 /11 /novembre /2007 15:21
ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)607px-Franklin-Delano-Roosevelt-1933.png

Chapitre II : LA CHARTE DE L’ATLANTIQUE (autres chapitres ici)

    Ce vendredi, Franklin et moi allâmes voir Père quelques minutes avant le déjeuner. Nous pûmes tout juste lui dire bonjour et prendre des nouvelles de notre mère et des autres membres de la famille.
—    J'ai quelque chose pour toi, dit alors mon père en me tendant une aiguillette d'aide de camp du commandant en chef. J'ai fait apporter ça par Pat Watson. Tu ne la garderas que quelques jours, ajouta-t-il en souriant.
    Il remit ensuite à Franklin l'insigne de la Marine correspondant au mien.
—    Tu as une mine superbe, papa ? dis-je. Mais que signifie tout cela ? Une partie de pêche ? Mon père éclata de rire.
—    C'est ce que croient les journaux. Pour eux, je suis en train de pêcher quelque part, dans la Baie de Fundy.
    Il s'amusait comme un gosse, fier d'avoir dépisté les journalistes en dirigeant le yacht présidentiel, le Potomac, vers Augusta, dans le Maine.
    Il m'expliqua ensuite de quoi il s'agissait.
—    Je vais rencontrer ici, Churchill. Il doit arriver demain sur le Prince of Wales. Harry Hopkins est avec lui.
    Il recula pour mieux observer l'effet produit par cette révélation. Il n'y avait pas de glace proximité et je ne pouvais donc pas voir l'expression de mon visage, mais je pense qu'il s'y peignait le plus vif étonnement. Et mon père en était visiblement ravi.
    Je ne veux pas poursuivre ce récit sans dire un mot des journalistes de la Maison Blanche dont mon père avait réussi à déjouer la vigilance. Il avait été convenu, en effet, avec Winston Churchill, que journalistes et photographes seraient exclus de cette première rencontre. Respectueux de cette convention, mon père s'était amusé à fausser compagnie aux représentants de la presse avec autant de plaisir qu'un gamin de douze ans jouant au gendarme et au voleur met à dépister le camarade qui l'a pris en filature. Or, le lendemain, Churchill arriva suivi d'un groupe de journalistes assez mal camouflés en fonctionnaires du ministère de l'Information. Ce fut la première fois que Churchill surprit mon père de cette façon-là. Ce ne devait pas être la dernière.
    Pour en revenir à la pêche, mon père s'était effectivement livré à ce sport, la veille de mon arrivée. Il avait pris un spécimen mystérieux de la faune marine, dont personne à bord n'était capable d'identifier l'espèce. « Il faut l'envoyer au muséum », dit-il. A la suite de cette trouvaille, il avait renoncé à la pêche.
    Le choix de cet endroit pour la rencontre entre mon père et Churchill, la première au cours de la guerre, était motivé par plusieurs considérations. D'abord, pour des raisons de sécurité, il valait mieux que la rencontre n'eût pas lieu à Washington. On évitait ainsi des rumeurs de toutes sortes qui auraient risqué de porter préjudice au résultat de l'entrevue. Mon père et le Premier britannique étaient tous deux des marins : c'est en cette qualité qu'ils s'étaient vus la dernière fois, en 1919. L'idée d'une rencontre en mer avait de quoi les séduire tous les deux. Mais, évidemment, il ne pouvait être question d'un rendez-vous en haute mer, en raison du danger que présentaient les sous-marins allemands. Où donc alors ? Dans quelque port bien protégé, situé sur une côte à faible population ou dans quelque île de l'Atlantique. Les Açores ? C'était une possession portugaise. Personnellement, j'aurais choisi les Bermudes ou un coin des Indes occidentales. Terre-Neuve est un pays sombre et froid, même en août. Le brouillard y règne en maître la plupart du temps. Le soleil y est à peu près inconnu. Cependant, Terre-Neuve présentait des avantages évidents. Sa population n'était pas très dense, de nombreuses troupes britanniques, américaines et canadiennes y cantonnaient à cette époque et, par-dessus tout, une concentration de navires de guerre dans le port d'Argentia ne risquait pas de susciter des rumeurs puisque notre marine avait déjà entrepris d'y établir une base navale.
    C'est ainsi que je me trouvais à Argentia, ravi de passer là quelques jours qui me changeaient de mon service courant.
    Ce jour-là, à déjeuner et pendant tout l'après-midi, gris et froid, qui suivit, je restai avec mon père à flâner sur le pont, et à écouter les nouvelles de la famille. Une partie du temps, Franklin nous tint compagnie et nous parla de sa mission en Islande où son destroyer avait été envoyé comme convoyeur.
    Mon père avait bonne mine et goûtait visiblement cette diversion à ses occupations habituelles. Il me questionna sur mon travail dans le cercle polaire arctique et sur mon voyage en Angleterre. Il voulait savoir comment cela s'était passé, quel était l'état d'esprit de ceux à qui j'avais eu l'occasion de parler, quels sentiments on éprouvait pendant le blitz (mon expérience à cet égard s'était limitée à quelques jours et je n'étais pas très qualifié pour fournir là-dessus un témoignage), ce que je pensais de Churchill (que mon père n'avait pas vu depuis de longues années), et ainsi de suite. Je lui demandai, à mon tour, quel était le but de la rencontre qui se préparait.
—    Tu as été là-bas, me dit-il. Tu as vu les gens. Tu m'as dit comment ils sont, maigres, pâles, épuisés. Une rencontre comme celle-ci fera un bien énorme au moral des Anglais. Ne le crois-tu pas ?
    Je fis « oui » de la tête.
—    Les nazis ont atteint maintenant leur zénith. Ils sont les maîtres de l'Europe. Il n'y a plus beaucoup d'Américains, je pense, pour refuser d'admettre qu'il nous faut donner aux Anglais une aide au moins morale si nous ne vouions pas, demain, servir nous-mêmes de cibles aux canons et aux bombes.
—    Alors, c'est pour le moral ? dis-je.
—    Oui, mais il y a aussi autre chose. Que penses-tu de nos livraisons dans le cadre du prêt-bail ? Les Anglais savent qu'ils ont atteint les limites de leur production et que les moyens nécessaires pour mener une guerre offensive dépassent ces limites. Cette entrevue est destinée à élaborer les plans de production et, ce qui importe encore plus aux Anglais, les plans de livraisons.
    Il prit une cigarette et je lui donnai du feu.
—    Ils seront sans doute inquiets de savoir quelle part de notre production nous réserverons aux Russes.
—    Et ?...
—    Je sais déjà quelle confiance Churchill fait à la capacité de résistance de la Russie dans la guerre.
    Et ses doigts s'arrondirent en zéro.
—    Je suppose que ta confiance est plus grande, dis-je.
—    Celle de Harry Hopkins l'est et il a réussi à me convaincre.
    A ce moment-là, l'industrie de guerre américaine ne produisait encore que très peu. Et de ce peu, les Anglais craignaient de ne recevoir que la moitié.
—    Churchill vient ici demain, continuait mon père, parce qu'il sait — même s'il n'en laisse rien paraître — que, sans l'Amérique, l'Angleterre est incapable de soutenir cette guerre.
    Je sifflai d'étonnement. J'avais vu les bombardements du mois de mai qui avaient touché durement la plupart des centres industriels anglais, mais je ne m'étais pas rendu compte que la situation était aussi grave en Angleterre. Et les Russes continuaient leur retraite à travers les steppes...
—    Naturellement, reprit mon père, ce que Churchill veut avant tout, c'est nous voir entrer en guerre le plus tôt possible. Il sait très bien qu'aussi longtemps que l'effort de guerre américain se bornera à la production, cela ne pourra servir qu'à permettre à l'Angleterre de tenir. Il sait que, pour passer à l'offensive, l'apport des troupes américaines est indispensable.
    Il s'interrompit pour me poser soudain cette question
—    As-tu lu les journaux anglais pendant ton séjour à Londres ?
    Je lui dis que j'avais remarqué plusieurs articles dans la presse anglaise qui reprochaient vivement aux Etats-Unis d'attendre que la Grande-Bretagne soit saignée à blanc avant de se décider d'entrer en guerre à la dernière minute. Mon père eut un hochement de tête triomphant.
—    Observe bien ce qui va se passer, dit-il. Tu verras si Churchill ne commencera pas par exiger que nous déclarions immédiatement la guerre aux nazis.
    Je ne voyais toujours pas très bien quel intérêt cette rencontre présentait pour nous.
—    Cela ne fera que confirmer que nous sommes moralement du côté de la Grande-Bretagne, fis-je.
—    Exactement, dit mon père. Et c'est très important. Il ne faut pas que tu oublies que nos chefs d'état-major sont ici avec moi. Cela pourra être très instructif pour eux. Ils seront en mesure de se rendre compte quel est exactement le potentiel de guerre britannique et s'il est vrai que les Anglais sont vraiment au bout de leur rouleau.
—    Qui est ici avec toi ? demandai-je.
    Jusque-là je n'avais vu que mon père et ses aides.
—    King, Stark, Marshall, Arnold... plusieurs chefs militaires. Tu les verras.
    L'arrivée d'un sac postal plein de lettres officielles interrompit notre conversation pour quelques minutes. Puis mon père se remit à analyser la portée de la rencontre d'Argentia. Je pense que c'était pour lui une sorte de répétition en vue des conversations qui allaient avoir lieu le lendemain. Il examinait les raisons qui l'avaient amené là et préparait les réponses qu'il allait faire aux demandes de Churchill.
—    Autre chose, dit-il. L'Empire britannique est à l'épreuve. C'est un aspect peu connu de la question mais les banquiers anglais et les banquiers allemands ont eu pendant longtemps le commerce mondial dans leurs poches. Et cela en dépit du fait que l'Allemagne avait perdu l'autre guerre. Cela ne fait pas l'affaire du commerce américain, n'est-ce pas ?
    Il haussa les sourcils d'un air ironique.
—    Dans le passé, les intérêts économiques allemands et britanniques ont manœuvré pour nous exclure du commerce mondial, pour empêcher notre marine marchande de prendre de l'extension et nous évincer de tel ou tel marché. Maintenant que l'Angleterre et l'Allemagne sent en guerre, quelle attitude devons-nous prendre ?
    « Une chose est certaine. Nous ne pouvons nous permettre d'être trop gourmands ni nous laisser guider dans nos décisions par des considérations de profit. Faisons abstraction momentanément du fait que le nazisme est odieux et que nos intérêts naturels, comme notre cœur, sont pour les Anglais. Envisageons la question sous un autre angle. Il faut que nous fassions comprendre aux Anglais, et dès le début, que nous n'acceptons pas le rôle de jobard, bon à tirer l'Empire britannique d'un mauvais pas et que l'on ignore ensuite. »
—    Je ne vois pas très bien, où tu veux en venir, fis-je.
—    Churchill m'a dit qu'il n'était pas Premier Ministre de Sa Majesté à seule fin de présider à la dissolution de l'Empire britannique. (Churchill devait répéter ces paroles par la suite dans, une allocution radiodiffusée). Je pense parler comme Président des Etats-Unis, en affirmant que l'Amérique n'aidera pas l'Angleterre dans cette guerre uniquement pour lui permettre de continuer à dominer brutalement les peuples coloniaux.
    Il se tut un instant.
—    Je pense, dis-je, qu'il y aura, ces jours-ci, de temps en temps, des discussions un peu chaudes.
—    On verra, dit mon père, on verra.
    Dans l'après-midi, vers quatre heures et demie, Summer Welles et Averell Harriman arrivèrent à bord de l'Augusta. Ils avaient des dossiers à examiner avec mon père, aussi quittai-je celui-ci un peu avant l'heure du dîner. A table, la conversation roula sur des sujets peu importants. Le soir, chacun regagna sa cabine de bonne heure.
King-George-letter-23-08-1941-Elliott-on-the-right.jpg    Le samedi matin, vers neuf heures, nous étions tous sur le pont pour voir le Prince of Wales entrer dans la baie et jeter l'ancre non loin de l'Augusta. Je tenais Père par le bras. Nous distinguâmes sur le pont du croiseur de guerre britannique plusieurs personnes parmi lesquelles nous crûmes reconnaître Churchill, mais dans la Bruine de ce matin maussade on n'y voyait pas très clair.
    Quelques heures plus tard, le Premier Ministre monta à bord, accompagné des principaux membres de son état-major. C'était la première fois depuis 1919 que mon père et Churchill se revoyaient, mais très vite ils se mirent à parler de leur correspondance, de leurs conversations téléphoniques, de leur santé, de leur travail et de leurs soucis, en s'appelant « Franklin », « Winston » : évidemment ils réservaient cette familiarité aux conversations privées. Quand d'autres personnalités officielles étaient présentes, ils se donnaient leurs titres respectifs : Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Président. Parfois, mon père renonçait à ce formalisme, mais Churchill s'y conformait toujours scrupuleusement.
    La première visite qui eut lieu ce jour-là fut purement protocolaire. Le Premier Ministre avait une lettre de son roi à remettre à mon père. Il était entouré d'un groupe considérable de conseillers, et son escorte contrastait fort avec celle de mon père. Churchill n'avait peut-être pas amené tout son monde de A à Z, mais il l'avait tout de même avec lui de B à Y, de Beaverbrook à Yool. C'est à ce moment que nous apprîmes qu'il y avait là aussi des personnalités du ministère de l'Information, munis de blocs et de cameras. Le général Hap Arnold se glissa derrière moi et me dit à l'oreille que nous ferions bien de faire venir au plus vite à bord photographes et rouleaux de pellicule, et me demanda si je croyais qu'on pourrait trouver des cameramen à Gander Lake. Le matin même, j'envoyai mon pilote chercher deux photographes militaires, ainsi que du matériel, afin que notre presse pût avoir au moins quelques photographies de la conférence.
    L'abondance des conseillers, des aides et des personnalités militaires de la délégation britannique causa de l'embarras à Hap Arnold pour une autre raison encore. Pendant la conférence de l'état-major, qui se tint peu après, il s'aperçut qu'il se trouvait désavantagé du fait qu'il n'avait personne pour l'assister, alors que son collègue britannique était entouré de secrétaires et d'aides de toutes sortes. Aussi me confia-t-on, pendant une ou deux séances la tâche de prendre des notes pour les Forces aériennes.
    Le premier jour, Père déjeuna avec Churchill et Harry Hopkins, venu sur le Prince of Wales avec le Premier Ministre britannique. J'étais bien content de revoir Harry et de lui trouver relativement bonne mine. J'avais contribué en effet, quelque peu à l'amélioration de son état de santé. Le mois précédent, alors qu'il était en route pour Londres, il avait fait halte à Gander Lake et nous l'avions emmené à une partie de pêche. C'était un vrai sport, cette pêche à la truite saumonée avec des mouches séchées. En l'espace de vingt-quatre heures, Harry semblait avoir rajeuni de dix ans. Maintenant il était de nouveau à son poste, plein de dévouement et d'ardeur au travail.
    Toutes les autres personnes se trouvant à bord furent les invités de l'amiral King pour le déjeuner. Après le repas, je rejoignis mon père et Churchill dans la cabine du capitaine. Ils étaient assis en face l'un de l'autre, croisant le fer courtoisement.
—    Je crois savoir, Franklin, que le peuple américain est très favorablement disposé à notre égard. En fait, il est prêt à entrer dans le conflit.
—    Vous pouvez trouver aussi des indices en, sens contraire, répliqua mon père.
—    Pourtant le débat sur le prêt-bail !
—    Winston, si vous vous intéressez à l'opinion américaine, je vous engage à lire tous les jours, le Journal Officiel du Congrès.
    Deux opinions s'affrontaient. Le Premier Ministre britannique était évidemment dominé par une idée : il fallait que nous déclarions tout de suite la guerre à l'Allemagne hitlérienne. Le Président, lui, pensait à l'opinion publique, à la politique des Etats-Unis, à tous les impondérables qui poussaient à l'action et à tous ceux qui en détournaient. Enfin, après avoir vidé son verre, Churchill se leva. Il était près de deux heures et demie. Mon père lui dit qu'il allait envoyer aux officiers et à l'équipage du Prince of Wales et des trois destroyers qui l'escortaient des présents de notre Marine. Le Premier Ministre remercia d'un mouvement de tête et d'une brève formule, puis s'en fut.
    Au cours de l'après-midi, mille neuf cent cinquante cartons contenant des cigarettes, des fruits frais et du fromage furent remis aux marins anglais. Pendant ce temps, les chefs d'état-major mettaient au point les questions à discuter : production, droits de priorité, tonnages, potentiel de guerre — matériel, effectifs et capitaux — ces trois clefs de voûte de la guerre moderne.
    Pendant quelque temps, j'assistai Hap Arnold dans cette conférence ; plus tard, quand celle-ci fut terminée, un officier de la marine américaine en compagnie duquel je faisais un tour sur le pont après lui avoir donné du feu, me dit :
—    Ma parole, ils ne veulent rien de moins que notre droit d’aînesse !
    C'était vrai. Et pourtant il était difficile de rester objectif quand on avait vu, comme moi, comment les Anglais luttaient et tout ce qu'ils avaient contre eux.
    Ce soir-là, il y eut un dîner officiel dans le salon du capitaine de l'Augusta. Mon père présidait. Churchill était placé à sa droite. Y prirent part, entre autres, sir Alexander Cadogan, secrétaire au Foreign Office, lord Cherwell, secré taire du Premier Ministre; Sumner Welles, Harry Hopkins, Averell Harriman et enfin les chefs d'état-major américains et anglais. Au cours du dîner et après, car la réunion ne prit fin qu'à minuit, mon père m'apparut dans un rôle nouveau. Jusqu'alors, je l'avais toujours vu dominer toute assemblée dont il faisait partie. Il ne faisait pour cela aucun effort, c'était l'effet naturel de sa personnalité. Mais ce soir-là, il n'en fut rien.
    Ce soir-là, mon père écoutait. Quelqu'un d'autre avait pris en main l'assistance. Et il la tenait par des discours éloquents, sonores, bien tournés, ne donnant jamais dans l'emphase, mais si mûrs et savoureux qu'on aurait pu, croyait-on, exprimer le jus de ses phrases, comme d'un fruit. Ce soir-là, Winston Churchill nous tint suspendus à ses lèvres, et il le sentait fort bien. Mon père se contentait de poser de temps en temps une question, le guidant vers tel sujet et l'écartant de tel autre. Harry Hopkins, de son côté, intervint à plusieurs reprises, en plaçant un mot pendant les brèves pauses que le Premier Ministre faisait pour reprendre haleine. Tous ceux, parmi nous, qui portaient l'uniforme, gardèrent le silence, échangeant tout au plus, à voix basse, de menus propos : « Une allumette ? »    « Merci. » —« Passez-moi la carafe, s'il vous plaît. » — « Silence. » « Il a du mordant ! » — « Attendez ! Ce n'est pas tout. »
    Churchill, renversé dans sa chaise, promenait son cigare d'un coin de sa bouche à l'autre, le buste en avant, pareil à un taureau, les gestes expressifs, les yeux flamboyants. Il était le maître du moment et ne cessait de parler. Si nous nous taisions, ce n'est pas que ses discours nous ennuyaient. Il nous subjuguait même quand nous n'étions pas d'accord...
Il nous parla évidemment de la guerre. Il parla aussi des batailles perdues les énumérant une à une. Mais il ajouta : « L'Angleterre gagne toujours ses guerres. » Il nous dit, en faisant preuve d'une belle franchise, à quel point ses compatriotes avaient été près de la défaite.
—    ... mais Hitler et ses généraux sont trop stupides, dit-il. Ils ne s'en sont jamais rendu compte. Ou bien ils manquaient d'audace.
    A un moment, son discours se fit insistant :
—    C'est la seule chance qui vous reste, dit-il. Vous ne pouvez faire autrement qu'entrer en guerre à nos côtés. Si vous ne déclarez pas la guerre, je dis bien déclarer la guerre, sans attendre qu'ils frappent les premiers, ils vous porteront le premier coup dès que nous serons battus, et ce premier coup sera aussi le dernier.
    Cependant, même quand ceux qui l'écoutaient pouvaient discerner l'appel pressant contenu dans ses paroles, tout en lui donnait l'impression d'une force indomptable qui peut se suffire et se tirer parfaitement d'affaire, même si nous refusons d'écouter ses avertissements.
    De temps en temps, mon père posait une question :
—    Et les Russes ?
—    Les Russes ? répéta Churchill avec une pointe de mépris dans la voix. Mais il se reprit aussitôt : Bien sûr, ils sont beaucoup plus forts que nous ne pouvions l'espérer. Cependant personne ne saurait dire pendant combien de temps encore...
—    Autrement dit, vous ne pensez pas qu'ils soient capables de tenir jusqu'au bout ?
—    Quand Moscou tombera... Dès que les Allemands auront dépassé le Caucase... Quand la résistance russe sera brisée...
    Ses réponses étaient toujours précises, catégoriques. Pour lui, il n'y avait pas de « si ». Sa confiance dans la capacité des Russes de résister était mince, sinon nulle. Il avait les dés en mains en ce soir d'août, et il jouait gros jeu. Il s'efforçait de nous démontrer que la part de lion du prêt-bail devait revenir au lion britannique, que toute aide apportée à la Russie ne servait qu'à gagner du temps et ne pouvait, en fin de compte, empêcher la défaite de ce pays. Et tout cela ne faisait que confirmer sa conclusion finale :
—    Les Américains doivent entrer en guerre à nos côtés. Vous devez entrer en guerre si vous voulez survivre.
    Mon père écoutait attentivement, l'air grave. De temps en temps, il se frottait les yeux, jouait avec son pince-nez ou promenait une allumette brûlée sur la nappe. Mais jamais un « oui », un « non » ou un « peut-être » ne se fit entendre du côté des Américains réunis dans cette cabine remplie de fumée.
    On avait l'impression d'assister au deuxième round entre deux adversaires animés réciproquement de sentiments amicaux. Aucun des deux ne semblait devoir triompher de l'autre, mais personne dans l'assistance n'avait envie de voir la lutte s'envenimer. Tous souhaitaient la victoire à tous les deux.
    Le dimanche matin, comme nous nous apprêtions à quitter l'Augusta pour aller assister à un service religieux à bord du Prince of Wales, on vint m'informer que notre Grumman venait d'arriver, amenant deux photographes de l'aviation avec des appareils et de la pellicule. Je dis un mot à Hap Arnold et les hommes à la camera se joignirent à la suite du Président.
Il était environ 11 heures quand nous arrivâmes à bord du Prince of Wales. Les nuages épais et menaçants qui voilaient le ciel depuis plusieurs jours commençaient à se dissiper comme à mi signal. Le soleil put enfin percer.
    La compagnie du navire était rangée sur le gaillard-arrière avec deux cent cinquante de nos marins et de nos fusiliers-marins. La passerelle du navire était drapée aux couleurs américaines et britanniques.
    Nous chantâmes des cantiques : O God, Our Help in Ages Past, Onward, Christian Soldiers et Eternal Father, Strong to Save. Nos voix s'élevaient au-dessus des flots de la baie, chaudes et puissantes. Puis nous priâmes tous en chœur.
    Je ne sais à quoi pensaient les autres, mais voici ce que je pensais, moi : « Là, sur ce navire, sous un soleil de circonstance, des hommes se trouvent réunis qui n'ont de l'importance que parce qu'ils sont à la tête de deux puissantes nations ». Et je pensais aussi à ces millions d'Anglais qui travaillaient sous un régime de restrictions, qui passaient leurs journées à fabriquer des bombes et leurs nuits, des nuits sans sommeil, sous les bombes de l'adversaire. Je pensais aux armées anglaises, repoussées, mais animées d'un courage farouche; à tous ces hommes, vêtus de pantalons, de culottes ou de kilts, avec un écusson neuf sur l'épaule portant le mot : Commando; aux hommes de la R.A.F., en bleu et brun, amaigris et aux traits tirés; à l'équipage et aux officiers de ce bateau où nous nous trouvions, qui avaient combattu longtemps et durement et à qui ce voyage apparaissait comme un présent du ciel. Pauvres garçons dont le destin était de périr quelques mois plus tard, sur ce même navire coulé par des torpilles japonaises.
    Je pensais aussi aux usines qui naissaient en Amérique ; aux femmes qui, par milliers, avaient quitté leur foyer, aux jeunes gens qui, par milliers, avaient abandonné leur ferme pour apprendre des métiers nouveaux, passionnants et vitaux. La guerre était entrée dans la vie de chacun. Ceux qui n'étaient pas sous les drapeaux ou dans les usines de guerre, erraient la nuit, dans les rues, coiffés du casque de la défense passive, pour participer tout de même à l'œuvre patriotique. Ils se sentaient peut-être un peu ridicules, mais ils avaient la conscience d'être un rouage de l'immense mécanisme créé par l'effort de guerre.
L'Angleterre était presque à bout de souffle et un peu étourdie par les coups qu'elle encaissait en série, l'Amérique, elle, se forgeait une vigueur nouvelle.
    Et voici que leurs chefs étaient là, priant : « Notre Père qui êtes aux Cieux, que votre nom soit sanctifié... »
    Nous étions invités à déjeuner par Churchill. A cours du repas, quelqu'un frappa sur la table pour demander le silence et dit : « Messieurs, au Roi ! » On entendit alors le bruit des chaises qu'on reculait et tout le monde fut debout, les verres levés. On but à la santé du Souverain.
    Cela ne manquait pas de solennité, bien que l'occasion fût propice à des réflexions ironiques. Quoi qu'il en soit, l'instant fut incontestablement impressionnant. Pour moi, du moins, qui n'avais encore jamais assisté à des manifestations de ce genre.
    Pendant que nous regagnions l'Augusta où la conférence militaire devait continuer l'après-midi, je dis à mon père à quoi j'avais pensé pendant le service religieux.
—    Cela nous a donné le ton, dit-il. Si rien d'autre ne devait advenir pendant que nous sommes ici, cette réunion de prières aurait resserré nos liens. « En avant, Soldats du Christ ». Oui, nous sommes les Soldats du Christ et nous continuerons à aller de l'avant avec l'aide de Dieu.
    Les conversations qui eurent lieu l'après-midi, et qui réunirent les représentants militaires des deux Pays, furent loin de refléter l'unité idéale qui s'était manifestée dans la matinée. Les porte-parole de l'Angleterre s'efforçaient de nous convaincre à tout prix qu'il fallait diriger le plus possible de matériel du prêt-bail vers la Grande-Bretagne et le moins possible vers l'Union Soviétique. Je ne crois pas qu'ils aient été guidés par des mobiles nettement politiques, mais il faut convenir que leur manque de confiance dans la résistance des Russes avait au fond un caractère politique. Par contre, Marshall, King et Arnold soulignaient qu'il était logique de donner aux Soviets toute l'aide possible.
    Le raisonnement des Américains était simple : les armées allemandes étaient en Russie et plus les Russes auraient de tanks, d'avions et de canons à leur, disposition, et plus serait grand le nombre de nazis exterminés. Par contre les livraisons du prêt-bail à l'Angleterre ne serviraient qu'à accumuler les stocks. Enfin, nous ne pouvions pas négliger les besoins de notre propre défense qui réclamait la création d'une forte armée de terre et de mer.
    L'amiral Pound, le général Dill et le maréchal de l'Air Freeman invoquèrent toutes sortes d'arguments pour prouver qu'à la longue ces stocks se révéleraient fort utiles à l'effort de guerre allié. Ils s'acharnaient à démontrer que le matériel de guerre fourni aux Soviets devait profiter en fin de compte aux Allemands qui ne tarderaient pas à le capturer et que l'intérêt même des Américains était de diriger la plus grosse partie de leurs envois vers l'Angleterre. Mais les représentants de l'Amérique voyaient heureusement l'intérêt de leur pays et les intérêts plus vastes de l'effort de guerre sous un jour différent.
    Je me demandais, moi, si ce que recherchait l'Empire britannique n'était pas de voir les Allemands et les Russes s'anéantir réciproquement, tandis que lui-même deviendrait de plus en plus fort.
    Entre temps, mon père examinait un projet avec Sumner Welles. A ce moment-là nous ne savions pas exactement de quoi il s'agissait. En fait, ils élaboraient la Charte de l'Atlantique et rédigeaient une note à Staline exprimant notre volonté commune de remporter une victoire commune sur l'hitlérisme.
    Le Premier britannique revint dîner sur l'Augusta. Cette fois l'atmosphère fût plus intime : plus de messieurs à galons et à décorations. En dehors de mon père, de Churchill et de leurs hommes de confiance, nous fûmes seuls, mon frère Franklin et moi, à prendre part à ce repas. Cette fois nous eûmes l'occasion de connaître un peu mieux Churchill.
    Une fois de plus, il était en pleine forme. Il fuma cigare sur cigare et but plusieurs verres de brandy, mais ne semblait pas s'en ressentir. Au contraire, son esprit était encore plus lucide et sa langue mieux déliée.
    Pourtant, il y avait quelque chose de changé depuis la veille. Le soir précédent, Churchill avait parlé presque sans interruption, sauf pour quelques questions qui lui avaient été posées. Ce soir-là d'autres hommes jetaient aussi leurs pensées dans le chaudron de la discussion. Celui-ci atteignit vite le point d'ébullition et sembla prêt à déborder à une ou deux reprises. On sentait que deux hommes habitués à commander s'affrontaient et qu'après une joute préliminaire, ils se préparaient maintenant au combat décisif. Il convient de rappeler qu'à cette époque Churchill dirigeait la guerre et que mon père n'était que le président d'un pays qui avait manifesté ses sympathies d'une façon tangible. C'était donc toujours Churchill qui menait le débat au cours de ces soirées. Mais on remarquait déjà une différence. Cette différence se manifesta d'abord d'une façon très nette au sujet de l'Empire, envers mon père qui avait abordé cette question.
—    Naturellement, dit-il, avec une assurance teintée de malice, une fois la guerre terminée, une des conditions premières d'une paix durable doit être une plus grande liberté du commerce.
    Il ménagea un bref silence. Le premier ministre avait baissé la tête. Il observait mon père par-dessous ses sourcils.
—    Pas de barrières artificielles, poursuivit mon père. Le moins possible d'accords économiques comportant la clause de la nation la plus favorisée. La voie ouverte à l'expansion. Les marchés ouverts à une concurrence saine.
    Ce disant mon père promenait son regard dans la pièce, innocemment.
    Churchill remua dans son fauteuil.
—    Les accords commerciaux de l'Empire britannique sont..., commença-t-il en pesant les mots.
    Mon père l'interrompit :
—    Oui, ces accords commerciaux de l'Empire sont une question à étudier. C'est à cause d'eux que les peuples de l'Inde et d'Afrique, de toutes les colonies du Proche-Orient et de l'Extrême-Orient sont aussi arriérés.
    Le cou de Churchill s'empourpra. Il se pencha en avant.
—    Monsieur le Président, l'Angleterre n'envisage pas un instant de renoncer à la position privilégiée dont elle jouit dans les Dominions. Le commerce qui a fait la grandeur de l'Angleterre doit rester ce qu'il est et cela dans des conditions fixées par le gouvernement de ce pays.
—    Voyez-vous, dit lentement mon père, c'est sur ces questions qu'un désaccord pourrait naître entre vous, Winston, et moi.
    « Je suis persuadé qu'on ne saurait concevoir une paix durable sans le développement des pays arriérés et aussi des peuples arriérés. Comment y parvenir ? En tout cas pas en employant des méthodes du XVIII° siècle. »
—    Qui vous parle d'employer des méthodes du XVIII siècle ?
—    N'importe lequel de vos ministres, quand il préconise une politique qui consiste à tirer d'une colonie ses richesses naturelles sous forme de matières premières, sans rien donner à ces pays en échange. Les méthodes du xx siècle veulent qu'on industrialise ces colonies. Les méthodes du xx' siècle veulent qu'on accroisse la richesse de ces peuples en élevant leur niveau de vie, en leur donnant de l'instruction, et en améliorant leurs conditions sanitaires, bref qu'on leur donne quelque chose en échange de leurs richesses brutes.
    Tout le monde resta figé sur place. Hopkins souriait. Le commandant Thompson, l'aide de camp de Churchill, était maussade et semblait inquiet. Le premier ministre lui-même avait l'air d'un homme menacé d'apoplexie.
—    Vous faites allusion à l'Inde ? grogna-t-il.
—    Oui. Je ne peux pas croire qu'on puisse combattre l'esclavage fasciste sans rien faire pour libérer les peuples, partout dans le monde, d'une politique coloniale périmée.
—    Et les Philippines ?
—    Je suis content que vous me posiez la question. Les Philippines obtiendront leur indépendance en 1946. Et la population y bénéficie déjà des conditions d'hygiène modernes et d'une instruction publique également moderne. L'analphabétisme y est en régression constante.
—    On ne peut rien changer aux accords économiques de l'Empire.
—    Ce sont des dispositions artificielles.
—    Ce sont les fondements de notre puissance.
—    La paix, dit fermement mon père, est incompatible avec le maintien d'un despotisme, quel qu'il soit. La structure de la paix réclame l'égalité des peuples et cette condition sera remplie. Or, l'égalité des peuples implique à son tour la liberté du commerce. Peut-on nier que la tentative des Allemands pour dominer le commerce en Europe Centrale ait été une des principales causes de la guerre ?
    Il n'y avait pas d'entente possible entre les deux hommes sur ce point. Ils continuèrent à discuter cependant. Le Premier Ministre reprit peu à peu l'initiative. Il ne se contentait plus de phrases brèves, mais se lançait dans de longs développements. L'expression d'inquiétude disparut sur le visage du commandant Thompson, à mesure que sa voix remplissait la pièce; l'assurance du Premier Ministre s'affermissait mais la question qui avait été posée ne recevait pas de réponse et ne devait en recevoir ni à la conférence ultérieure qui réunirait les deux hommes, ni même à celle qui suivrait. Cette question était celle de l'Inde, de la Birmanie. Mon père, une fois ces noms prononcés, continua à en parler à ses interlocuteurs anglais, fouillant leur mauvaise conscience, posant son doigts sur les points les plus sensibles. Et il ne le faisait pas par méchanceté, mais par conviction. Churchill s'en rendait compte, et c'est ce qui l'ennuyait le plus. Adroitement, il détourna le cours de la conversation ; adroitement, il empêcha Harry Hopkins, mon frère et moi-même de faire allusion à la question coloniale soulevée par Père, et aux inégalités créées par les accords commerciaux impériaux basés sur la clause de la nation la plus favorisée.
    Il était deux heures du matin quand nos hôtes anglais prirent congé de nous. J'accompagnai Père à sa cabine et restai avec lui le temps de fumer une cigarette.
—    Un vrai Tory, n'est-ce pas ? dit mon père. Un vrai Tory de la vieille école.
—    Sais-tu, papa, à un moment, j'ai cru qu'il allait éclater.
—    Oh ! dit-il en souriant. Je vais pouvoir travailler avec lui. Ne t'inquiète pas. Nous finirons par nous entendre.
—    Aussi longtemps que tu ne parleras pas de l'Inde.
—    Hum, je ne pense pas. Je crois même que nous reparlerons de l'Inde avant la fin de la Conférence. Et de la Birmanie. Et de Java. Et de l'Indochine. Et de l'Indonésie. Et de toutes les colonies africaines. Et de l'Egypte et de la Palestine. Nous parlerons de tout ça. N'oublie pas une chose : Winnie a une mission suprême dans sa vie, mais il n'en a qu'une. C'est un parfait premier ministre de guerre. Sa grande affaire, c'est de permettre à l'Angleterre de survivre à la guerre.
—    Il a en effet tout l'air de travailler à cela.
—    Oui. Mais as-tu remarqué comme il évite de parler de tout ce qui a trait à l'après-guerre ?
—    C'est que les questions soulevées par toi sont embarrassantes, surtout pour lui.
—    II y a encore une autre raison à cela. Winston Churchill est un chef de guerre par excellence. Mais je ne le vois pas dirigeant l'Angleterre après la guerre. Cela ne pourrait pas marcher.
    Les événements devaient montrer que le peuple anglais était d'accord sur ce point avec mon père.
    Le lendemain matin, vers onze heures, le Premier Ministre vint encore à bord de l'Augusta. Il resta pendant deux heures avec mon père dans la cabine du capitaine. Ils travaillèrent sut la Charte de l'Atlantique. Assistés de Cadogan, de Sumner Welles et de Harry Hopkins, ils étudièrent le projet le plus récent jusqu'à l'heure du déjeuner.
    Ayant quitté la cabine à plusieurs reprises, je ne pus entendre que des fragments de leur conversation. Je me demandais comment Churchill arriverait à concilier l'esprit de la Charte avec les idées qu'il avait exprimées la nuit précédente, et je crois qu'il se posait, de son côté, la même question.
    Il faut dire que l'homme qui travailla le plus à la Charte de l'Atlantique, et dont la contribution fut la plus importante, est Sumner Welles. C'était son enfant, dès le moment où l'idée fut envisagée pour la première fois à Washington. Il était venu en avion de Washington apportant dans son portefeuille le projet de l'accord final. Le monde entier sait l'importance que cette convention avait alors et qu'elle a encore. Ce n'est certainement pas la faute de Sumner Welles, ni celle de mon père, si on ne l'a pas mieux appliquée.
    Quoi qu'il en soit, ils discutèrent jusqu'au déjeuner de modifications de forme. Puis, le Premier ministre se retira avec ses conseillers pour regagner son navire.
    Pendant les premières heures de l'après-midi, mon père examina le courrier venu du Congrès. Certaines questions réclamaient son attention, et l'avion devait repartir pour Washington le jour même.
    Vers le milieu de l'après-midi du lundi, le Premier Ministre prit un peu de repos. Du pont de l'Augusta, quelques-uns des nôtres purent le voir quitter le Prince of Wales pour s'engager dans une promenade qui l'amena à grimper sur la falaise surplombant la baie. Il avait gagné la côte dans une baleinière que des marins anglais avaient avancée jusqu'à la passerelle. Le Premier Ministre s'était mis alors à descendre vivement l'escalier des cabines. Il portait un tricot à manches courtes et un pantalon qui s'arrêtait aux genoux. De loin, il avait l'air d'un enfant bien grassouillet allant jouer sur le sable : il ne lui manquait qu'un seau et une pelle. Une fois dans la baleinière, il se dirigea vers la barre et prit le commandement. Nous pûmes l'entendre jeter les ordres d'une voix impérieuse qui résonnait au-dessus de l'eau, et voir les marins ramer avec entrain.
    Au bout de quelques minutes, nous perdîmes de vue l'embarcation du Premier Ministre ainsi que ses occupants, mais le lendemain nous apprîmes ce qui s'était passé. Churchill avait escaladé la falaise haute d'une centaine de mètres qui se dressait sur la côte. Parvenu au sommet, il s'était penché au-dessus de la plage et avait vu ses compagnons qui, dans l'espoir que le soleil leur enverrait quelques rayons, s'étaient confortablement étendus sur le sable. Churchill avait ramassé alors une poignée de cailloux et s'était amusé, au grand effroi de ses compagnons, à leur lancer ses projectiles, en ayant soin de bien viser. Ses plaisanteries étaient à la hauteur de sa situation éminente...
    Le Premier Ministre nous rejoignit ce soir-là à sept heures pour dîner avec nous. Ce fut un dîner intime. Harry Hopkins, mon frère Franklin et moi-même fûmes les seuls à tenir compagnie aux deux chefs. L'occasion était excellente pour se détendre. Malgré les discussions de la veille, nous nous sentions comme en famille et nous causâmes tranquillement, sans contrainte
    Certes, l'homme d'Etat anglais était toujours dominé par son désir de nous convaincre que les Etats-Unis devaient déclarer, sans délai, la guerre à l'Allemagne, mais il savait qu'à cet égard défendait une cause perdue. Les rapports des conférences militaires anglaises arrivaient régulièrement depuis quelques jours : de part et d'autre on se rendait compte maintenant — à supposer qu'il y ait jamais eu des doutes à ce sujet — que l'Angleterre, pour remporter la victoire finale, était à la merci de la production américaine et de l'intervention de l'Amérique.
    Cette constatation ne pouvait manquer d'influer sur les rapports des deux hommes. Peu à peu, insensiblement, le manteau du commandement glissait des épaules britanniques pour passer aux épaules américaines. Nous nous en aperçûmes plus tard dans la soirée quand, l'espace d'un instant, la conversation revint sur le sujet si vivement débattu la nuit précédente. Le Tory qui était en Churchill semblait, dans un certain sens, s'être rendu à mon père.
    Churchill s'était levé et arpentait la pièce, en parlant avec de grands gestes. Enfin, il s'arrêta, regarda longuement, en silence, mon père, puis agitant son index court sous le nez de celui-ci :
—    Monsieur le Président, cria-t-il, je crois que vous voulez supprimer l'Empire Britannique. Toutes les idées que vous avez sur la structure de la paix après la guerre l'indiquent. Mais malgré cela — et son doigt s'agita — malgré cela nous savons que vous êtes notre seul espoir.
    Il baissa la voix et d'un ton dramatique :
—    Vous savez que nous le savons. Vous savez que nous savons que sans l'Amérique l'Empire ne pourra pas tenir.
    Churchill admettait ainsi que la paix ne pouvait être assurée qu'en accord avec les principes imposés par les Etats-Unis. Il reconnaissait que la politique coloniale de la Grande-Bretagne était condamnée, que les efforts de ce pays pour dominer le commerce mondial étaient condamnés, que l'ambition des Anglais de se servir de l'U.R.S.S. contre les Etats-Unis était également, condamnée.
    Ou plutôt il en eût été ainsi si mon père avait vécu...
    Le lendemain, à l'heure du déjeuner, le ministre de la Production britannique, le petit Lord Beaverbrook, vint pour prendre part à la conférence. De leur côté, les représentants militaires des deux pays travaillaient dans la cabine de l'amiral King.
Roosevelt-et-Churchill-10-08-1941-copie-1.jpg    A deux heures et demie l'accord était réalisé sur les déclarations communes qui allaient être faites. Le principal but de cette rencontre était atteint, et je savais qu'aussi bien Welles que mon père en étaient satisfaits et fiers... Tout le monde se pressait sur le gaillard-arrière de l'Augusta, et le sourire était sur toutes les lèvres. La garde d'honneur et l'orchestre du navire se mirent en rangs. Au moment où les chefs de l'état-major britannique arrivèrent à bord, précédés de Churchill, l'orchestre attaqua le God save the King. La conférence était terminée. Le lendemain, le Président au nom des Etats-Unis et le Premier Ministre au nom du Royaume-Uni, allaient annoncer au monde :
    1°)    Que leurs pays ne recherchaient aucun agrandissement territorial ou autre ;
    2°)    Qu'ils ne désiraient aucun changement territorial qui ne fût en accord avec la volonté librement exprimée des peuples intéressés ;
    3°)    Qu'ils respectaient le droit de tous les peuples à choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils voulaient vivre, et qu'ils désiraient que les droits souverains et l'autonomie fussent rendus à ceux qui en avaient été privés par la force ;
    4°)    Qu'ils s'efforceraient, dans le cadre des obligations existantes, de rendre possible que tous les pays, grands ou petits, vainqueurs ou vaincus, aient accès, sur un pied d'égalité, aux marchés et aux matières premières du monde nécessaires à leur prospérité économique;
    5°)    Qu'ils désiraient amener la collaboration la plus étroite entre les nations sur le plan économique afin d'améliorer, dans tous les pays, les conditions de vie des travailleurs et d'assurer l'équilibre économique et la sécurité sociale ;
    6°)    Qu'une fois abolie la tyrannie de l'Allemagne hitlérienne, ils espéraient voir s'installer une paix qui permette à tous les peuples de jouir de la sécurité en deçà de leurs frontières et qui apporterait à tous les hommes de tous les pays la garantie d'une vie libérée de la crainte et du besoin ;
    7°)    Qu'une telle paix devrait permettre à tous les hommes de traverser les mers et les océans sans obstacle ;
    8°)    Qu'ils pensaient que toutes les nations du monde devaient, pour des raisons matérielles aussi bien que morales, renoncer à l'emploi de la force. Puisque la paix future ne peut être sauvegardée au cas où les nations qui menacent, ou qui pourraient menacer de se livrer à des actes d'agression en dehors de leurs frontières, continueraient à employer des armements de terre, de mer ou de l'air, ils pensaient qu'en attendant l'établissement d'un organisme plus vaste et permanent de sécurité collective, le désarmement de telles nations était essentiel. Ils encourageraient et appuieraient en outre toutes autres mesures pratiques propres à alléger chez les peuples pacifiques le fardeau écrasant des armements.
    Cette déclaration me semble présenter un intérêt historique particulier et on ne peut l'évoquer sans amertume quand on considère les violations dont cette Charte a été récemment l'objet, aussi bien dans l'esprit que dans la lettre.
    Laissons de côté les deux premiers points, en faisant simplement mention des indigènes de l'atoll de Bikini qui furent déportés pour que le monde civilisé pût se livrer dans leur pays à une expérience avec le plus fascinant des jouets modernes. Arrêtons-nous au troisième point et songeons un instant aux peuples de Java et de l'Indonésie. Passons sur le quatrième point dont les mystères sont trop profonds. Le cinquième est aujourd'hui un pieux écho de nos beaux espoirs d'un temps passé. Le sixième, au moment où j'écris ces lignes, est encore une question d'avenir. Le septième semble sauvegardé pour l'instant (et il est, possible que les citoyens du xx siècle assistent à son application aux voies aériennes au même titre qu'aux voies maritimes). Les trois phrases remarquables du dernier point présentent aujourd'hui un intérêt d'actualité tout particulier. Il faudrait les clamer aux oreilles des hommes tels que le Major-Général Groves dont le désir de voir accumuler le maximum de bombes atomiques semble de plus en plus prendre le pas sur une politique extérieure nourrie de mûres réflexions.
    Le mardi suivant, un peu avant cinq heures de l'après-midi, le Prince of Wales se remit en route pour prendre part à la guerre. Il passa devant l'Augusta qui lui rendit les honneurs, tandis que l'orchestre jouait Auld Lang Syne. Je me tenais à côté de mon père, qui avait passé son bras sur le mien, cependant que le navire britannique prenait le large. Nous n'eûmes guère le temps d'échanger d'autres paroles que des adieux car l'Augusta s'apprêtait à son tour au départ. Le brouillard était épais et il n'était pas question de monter en avion.     Finalement, Lord Beaverbrook et moi fûmes obligés de débarquer et de prendre le train pour gagner Gander Lake. Une fois arrivé là, j'allai chercher une place pour mon compagnon de route à bord d'un avion en partance pour Washington. Il devait se rendre en effet dans la capitale afin d'y poursuivre les conférences avec les personnalités chargées des questions concernant le prêt-bail.
    Le train qui nous conduisit, « Beaver » et moi, à Gander Lake, était un authentique spécimen de musée : banquettes en bois, un gros poêle au milieu de chaque voiture, un arrêt de vingt minutes tous les dix kilomètres environ. Le voyage qui manquait quelque peu de confort ne fut pas tout à fait du goût de mon étonnant petit compagnon. Chaque fois que notre brave conducteur commettait une erreur incompréhensible et se trompait de voie, « Beaver » éclatait, et sa voix extraordinairement aiguë faisait entendre pendant trois minutes des commentaires où le vocabulaire de choix alternait avec certaines expressions anglo-saxonnes particulièrement virulentes. Le conducteur devait être philosophe et sourd pour encaisser sans broncher toutes ces insultes.
    Dans les moments où mon attention n'était pas absorbée par ces feux d'artifices, j'essayais de dégager le sens des événements des derniers jours. Les Anglais en étaient venus à solliciter l'aide des Américains mais ils le faisaient fièrement, presque avec défi. Nos chefs, tout en sachant que l'Angleterre s'était engagée dans la bataille en comptant sur nous, sur tous les Américains, représentaient néanmoins un peuple qui ne s'était pas encore rendu compte clairement, complètement et sans équivoque, des dangers auxquels il s'exposait. L'Amérique était à mi-chemin entre la paix et la guerre. Nos chefs d'état-major avaient la mission délicate de peser les demandes de l'Angleterre et celles de l'Union Soviétique afin de maintenir la juste proportion et de faire en sorte que chacun des deux belligérants reçût suffisamment d'aide pour pouvoir continuer à exterminer les nazis.
    J'étais impressionné par les événements des derniers jours, et je le suis encore aujourd'hui. Le destin de l'Amérique était en bonnes mains, les mains d'hommes qui s'efforçaient désespérément et par tous les moyens de maintenir notre pays hors de la mêlée, tout en protégeant nos intérêts nationaux à longue échéance.
    Le temps demeurait un facteur important dans la partie que le Président et ses chefs d'état-major avaient engagé en ce mois d'août dans le port d'Argentia. Nous savons aujourd'hui que la situation allait évoluer presque trop rapidement pour que notre production pût suivre le même rythme.

            …à suivre : Chapitre III – D’ARGENTIA A CASABLANCA
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commentaires

G
Mahéo a écrit : « […] les élites françaises avaient quasiment accueilli l'invasion allemande ».<br />  <br /> Comment expliquer cela ? Quoique… À une autre époque, les élites de la Nouvelle-France (le Québec d'aujourd'hui) — du moins celles qui ne sont pas rentrées en France après 1763 — ont eu le même comportement vis-à-vis le conquérant ; et cela dure encore de nos jours.<br />  <br /> Quant à l'admiration pour les États-Unis, oui, il y des choses à admirer, et des choses à détester, bien entendu.<br /> <br /> Et, merci pour la correction (Lacroix-Riz) !
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J
A Gilles : Il était effectivement prévu par Roosevelt de traiter la France comme l'Allemagne ou le Japon, et de les mettre après la victoire sous tutelle alliée, l'AMGOT (American Military Government of Occupied Territory). On peut le comprendre puisque l'historienne que vous citez, Annie Lacroix-Riz, a montré dans son livre "Le Choix De La Défaite" que les élites françaises avaient quasiment accueilli l'invasion allemande. Il ne devait pas être facile pour un oeil extérieur de reconnaitre en De Gaulle, simple colonel, la France légitime, alors que le régime de Vichy présentait tout les attributs de la continuité et de la légalité. Une petite anecdote personnelle : mon grand-père, après la libération de la Bretagne, avait participé à des actions anti AMGOT (American Military Government of Occupied Territory), et avait par exemple jeté des caisses de dollars français à la mer, tout en étant un fervent admirateur des USA.Amicalement,Jean-Gabriel Mahéo
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G
J'ai trouvé cet http://www.monde-diplomatique.fr/2003/05/LACROIX_RIZ/10168 d'Annie Lacroix-Ritz dans le Monde diplomatique qui confirme mon souvenir ; je cherche la page dans les Mémoires de De Gaulle.
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G
« — Les Russes ? répéta Churchill avec une pointe de mépris dans la voix. Mais il se reprit aussitôt : Bien sûr, ils sont beaucoup plus forts que nous ne pouvions l'espérer. Cependant personne ne saurait dire pendant combien de temps encore...<br /> — Autrement dit, vous ne pensez pas qu'ils soient capables de tenir jusqu'au bout ?<br /> — Quand Moscou tombera... Dès que les Allemands auront dépassé le Caucase... Quand la résistance russe sera brisée... »<br />  <br /> Comme quoi, Churchill ne voyait pas l'avenir mieux que quiconque. Ce qui n'enlève rien au grand homme. Ces mémoires sont passionnants, et je remercie Kévin de nous les donner à lire. Une chose me chiffonne, cependant : je crois me souvenir d'avoir lu dans les mémoires de De Gaulle que les Britanniques et les Américains ont caressé l'idée, un temps, de désarmer la France, et même d'occuper celle-ci, après la Victoire. Je chercherai la référence exacte.
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