21 novembre 2007
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ELLIOTT ROOSEVELT
MON PERE M'A DIT...
MON PERE M'A DIT...
(As He Saw It)

Chapitre I : DU TEXAS A ARGENTIA (autres chapitres ici)
La crise européenne, « résolue » en septembre 1938 par l'apaisement de Munich, ne représentait pas la même chose pour tout le monde. Suivant que les gens étaient convaincus ou non que tous les humains étaient citoyens d'un même monde, elle prenait une signification différente à leurs yeux.
Chez moi, la tension de ces jours mémorables avait surtout des raisons purement égoïstes. Je projetais une affaire : l'organisation d'un réseau de petites stations de radio au Texas. Or, la menace d'une guerre se dessinait, les nazis et les fascistes italiens faisaient entendre un cliquetis d'armes, et mon principal souci était de savoir quelles en seraient les répercussions sur la bonne marche de mon entreprise et sur mes perspectives de bénéfices.
Rien ne vaut les renseignements puisés à la source. Au cours de ce mois de septembre, je pus passer quelques jours à Washington et décidai de me livrer à cette occasion à un sondage discret auprès de mon père, afin d'en déduire des conclusions sur la solidité des affaires. Le jour où je réussis à obtenir dix minutes de conversation avec mon père, sans témoin, dans son bureau, il venait justement d'envoyer à Hitler sa seconde note et le texte en était déjà communiqué à la presse.
Je fis part à mon père de mon projet d'acquérir le contrôle des stations émettrices de radio afin d'essayer de fonder une entreprise commerciale prospère.
— Bien sûr, risquai-je, avec tous ces bruits sur les dangers de guerre...
Je fixais mon père, guettant sa réaction. Il écarta sa chaise du bureau et me regarda droit dans les yeux. Il y eut un silence.
— A lire les manchettes des journaux, on croirait que c'est déjà pour demain, repris-je, hésitant. Ce n'est pas précisément de bon augure pour les nouvelles entreprises, je pense. Telle est du moins mon impression.
Mon père sourit.
— Que veux-tu que je te dise ? Qu'il n'y aura pas de guerre ? Que tu peux y aller pour tes affaires de radio ? Que tu aurais tort de te faire des soucis ? Que tu es assuré de réaliser des bénéfices dès la première année et qu'à la fin de la troisième année ta fortune sera faite ?
— Je pensais que peut-être...
— Je vais te dire ce que je sais, et je n'en sais pas plus long que n'importe quel autre homme aux yeux bien ouverts. Tôt ou tard, l'Europe connaîtra une nouvelle crise politique. Tôt ou tard, la Grande-Bretagne et la France décideront que Hitler est allé trop loin. Il ne semble pas que ce soit déjà pour cette semaine, mais cela même n'est pas absolument sûr. Quant au rôle de la Russie... le peuple tchécoslovaque...
— Mais à supposer qu'il y ait une nouvelle crise en Europe, cela veut-il dire forcément que nous y serons mêlés ?
— Nous faisons des efforts pour que cela ne se produise pas. Nous nous débattons comme de beaux diables pour pouvoir rester hors de la mêlée. Nous espérons y réussir, nous l'espérons fermement.
Il se tut un instant et, les sourcils froncés, se mit à jouer distraitement avec un objet sur son bureau.
— Ecoute, dit-il enfin, à ta place je réaliserais ce projet de radio aussi vite et aussi énergiquement que possible. Tu aurais tort de renoncer à ton idée à cause des manchettes de journaux. Continue et persévère. J'ai le ferme espoir que tu réussiras.
Et voilà. Tandis que je regagnais le Texas, je cherchai l'explication de cette soudaine assurance de mon père, qui reflétait une confiance presque trop grande, et me demandai s'il n'y avait pas anguille sous roche. Le fait est qu'en septembre et octobre 1938, la plupart des Américains étaient à plusieurs centaines d'années-lumière de la réalité. Finalement, je liquidai la question par un haussement d'épaules, bien décidé à ne plus penser à l'Europe et à me mettre au travail au Texas. Ce que je fis.
Si plus de gens chez nous — moi y compris —avaient, au lieu de hausser les épaules, accordé un peu plus d'attention à ce qui se passait du côté de la Mandchourie et de la Tchécoslovaquie, nous n'y aurions rien perdu, au contraire, sans parler du sang que cela nous aurait épargné. Afin de vérifier l'exactitude de ce lieu commun, je me suis reporté à quelques documents officiels datant de cette époque ou même antérieurs à celle-ci. Voici par exemple le compte rendu d'une conférence de presse tenue par mon père le 20 août 1938. Un journaliste sceptique l'interrogeait sur la nécessité d'un système de défense militaire dans le Pacifique. Il émit l'opinion que nous ne serions jamais capables de défendre à la fois les Philippines et nos autres îles du Pacifique et de mettre notre hémisphère à l'abri du danger d'agression. A quoi mon père répondit :
— Évidemment, si on a affaire à un seul ennemi, vous avez raison. Mais supposez que nous nous trouvions en face de deux ennemis, sur deux fronts différents. Alors, nous devons nous montrer souples et mobiles. Nous devons commencer par battre l'un d'eux pour retourner ensuite toutes nos forces contre l'autre et le battre à son tour. C'est à peu près la seule solution qui s'offre à nous.
Ainsi, tandis que s'engageait le grand débat qui devait absorber le pays pendant les mois qui précédèrent le désastre de Pearl Harbour, mon père faisait tout son possible pour que nul Pearl Harbour ne pût nous prendre au dépourvu. Au Congrès, Brewster du Maine, Ham Fish de New-York, Vandenherg du Michigan, Capper du Kansas et Borah d'Idaho dirigeaient l'opposition coutre tout projet tendant au renforcement de nos armées de terre et de mer. La presse Hearst et le réseau McCormick-Patterson dénonçaient le principe de sécurité collective et prêchaient l'isolationnisme.
En juin 1940, un voyage d'affaires me conduisit à New-York. Lorsque, sur le chemin du retour, je fis halte à Washington, j'étais en proie à un souci commun à tous les hommes d'affaires : les impôts. Les impôts sur les profits excessifs me préoccupaient tout particulièrement. En effet, si les grosses compagnies pouvaient fort bien s'en tirer, des entreprises de moindre envergure, fondées avec un capital modeste et chargées de grosses dettes, étaient par contre trop lourdement grevées.
Ayant surpris mon père, le matin, au moment où, ayant terminé son petit déjeuner, il allait se mettre au travail, je l'entretins de cette question.
— Eh bien, papa, dis-je, l'Etat semble bien décidé à nous empêcher, nous autres petites gens, de payer nos dettes et de commencer à réaliser quelques bénéfices.
Mon père sourit et d'un geste jeta au panier une pile de journaux de Chicago, de New-York et de Washington.
— As-tu pris ton café ? me demanda-t-il.
— Peu importe le café. Parlons plutôt des impôts sur les bénéfices excessifs.
— Tu ne veux pas dire que ce soit le cas de ton entreprise, n'est-ce pas ?
— Non, mais...
— Tu admets aussi que l'Etat est bien obligé de lever des impôts ? Et qu'à un moment où les grosses sociétés commencent à travailler avec toutes sortes de garanties de l'Etat, les bénéfices énormes qu'elles réalisent soient tout à fait indiqués pour fournir de l'argent au pays ? Et tu admets enfin que nous avons besoin de fonds si nous voulons mettre sur pied une armée de terre et de mer ainsi qu'une aviation qui soient à la hauteur de leur tâche ?
— Je reconnais tout cela, bien sûr. Néanmoins, en ce qui concerne notre petite entreprise...
— Aucune loi fiscale, quelle qu'elle soit, ne veut la ruine de personne Je suis généralement plus désireux que quiconque de permettre aux petites entreprises de soutenir la concurrence avec les grosses sociétés. Mais les affaires et les impôts ne sont pas notre seul souci, en ce moment. Les problèmes qui se posent aujourd'hui à nous sont plus graves, infiniment plus graves. Je suis navré de ne pouvoir te rassurer... Tu dois avoir mal à la tête. Tiens, prends un comprimé d'aspirine.
Je me mis à rire. A vrai dire, une autre question encore me préoccupait.
— Et la conscription, papa? Où en sommes-nous ? demandai-je.
Ma question était si inattendue que mon père crut d'abord que je faisais allusion à la conscription des bénéfices des associations commerciales. Mais il se reprit :
— Ah, tu veux parler du service militaire ?
— Oui, je me demandais ce que nous devrions faire, John, Franklin et moi-même, au cas où ce projet passerait, et ce que tu en penses, toi, papa. Quant à Jimmy, il me semble que vu son ge...
— Jimmy fait de toute façon partie de la marine de réserve, me rappela-t-il.
— Sait-on quelque chose de précis sur le projet de mobilisation ? Notamment en ce qui concerne la limite d'âge et tout le reste ?
— Il y a un point, dit mon père, sur lequel je tiens à exprimer clairement ma pensée. Si ce projet passe, chacun de vous devra se mettre en règle avec sa propre conscience. Si vous voulez attendre jusqu'à ce que le projet soit adopté, vous êtes libres de le faire. Une fois la loi promulguée, chacun de vous aura son centre de recrutement et ce sera alors à cet organisme de faire le nécessaire.
" Ne me demande donc pas de conseil. poursuivit-il, sur ce que tu dois faire. Tu me connais assez pour savoir que je ne t'en donnerai point. Je ne me suis jamais mêlé de vos affaires personnelles, et ce n'est pas un projet-loi sur la conscription qui me fera abandonner mes principes."
Ce fut tout.
Cette conversation ne fut pas précisément de nature à me remplir de satisfaction. Elle ne m'avait pas avancé à grand'chose. Mon père ne s'était pas montré très rassurant quant aux impôts qui grevaient le budget des petites entreprises. Il ne m'avait pas laissé deviner quelle ligne de conduite il souhaitait me voir suivre. Je répète que cet entretien ne m'avait pas pleinement satisfait, car tel fut bien mon premier sentiment. Mais lorsque j'y réfléchis maintenant, je me rends compte que mon père avait bien raison de m'obliger à prendre une décision par moi-même.
De retour au Texas, je pris ma détermination sans plus tarder, au cours du même été. Le Texas est, semble-t-il, un séjour tout indiqué pour les jeunes gens indécis qui se demandent s'ils doivent, oui ou non, s'engager comme volontaires dans l'armée.
La lecture des journaux, chaque matin, à tête reposée, me fit comprendre que notre pays serait très probablement entraîné tôt ou tard dans la guerre. Mon entreprise pouvait continuer à marcher toute seule ; de plus, l'augmentation de la production consécutive aux commandes de guerre ne manquerait pas d'accroître à son tour les revenus publicitaires de nos stations. Pourquoi alors ne pas m'engager ? Rien ne s'y opposait. Que risquais-je au fond ? Une année d'entraînement militaire (c'est ce que je croyais, alors). Et du moins, je pourrais en savoir plus long.
C'est ainsi qu'au mois d'août, je retournai à Washington, pour aller me présenter au War Department.
Quelques années auparavant, j'avais travaillé comme pilote dans l'aviation civile. Je collaborais alors à la presse Hearst, et j'étais chargé plus spécialement de la rubrique de l'aviation. De la part d'un Roosevelt c'est, dans un certain sens, un manque de loyalisme à l'égard de la marine, mais je dois dire pour ma défense que je suis un Roosevelt qui n'a pas fait ses études à l'université de Harvard.
J'avais rencontré Arnold, connu sous le nom de « Hap », quelques années auparavant, alors que, lieutenant-colonel, il était en garnison à March Field, en Californie. Mon père tenait « Hap » en haute estime et appréciait beaucoup ses aptitudes et ses opinions. En 1940, Arnold avait le grade de major général et il commandait les Forces aériennes. J'allai, tout simplement, lui serrer la main et j'en profitai pour demander à l'un de ses sous-ordres des renseignements au sujet de mon engagement, car je pensais entrer dans l'armée comme pilote.
Cependant, il me fallut déchanter. On me trouva physiquement inapte comme pilote de combat et je fus même obligé de signer ma démission, afin de pouvoir poser ma candidature à un poste dans l'administration.
Je m'accrochai à cette chance qui s'offrait moi. Le fonctionnaire qui s'occupait de mon cas pensait que mon expérience en matière d'organisation des réseaux radiophoniques pourrait m'être précieuse dans l'intendance. Mon âge, en outre, correspondait au grade de capitaine. C'était réglementaire. Cette solution semblait donc tout indiquée.
Je ne soufflai mot de tout cela à ma famille. Le 19 septembre, on m'avisa que ma nomination était approuvée. Il était temps d'en parler à mon père.
A la Maison Blanche, les entretiens entre mon père et les membres du cabinet se succédaient. Je réussis cependant à le voir entre deux visites officielles.
— Regarde, papa, dis-je en lui montrant ma convocation.
Il examina le papier et je vis des larmes briller dans ses yeux. J'étais le premier de ses fils à m'être engagé comme volontaire dans l'armée. Un moment se passa sans qu'il pût parler. Puis :
— Je suis fier de toi.
Son émotion me remplit à mon tour de fierté. En fin de semaine, toute la famille, ou presque, se réunit à Hyde Park. Nous devions y célébrer deux anniversaires, celui de ma grand-mère, le 21 du mois, et le mien, le 23. On les fêta tous les deux à la fois. Ce soir-là, à dîner, mon père leva son verre et porta un toast.
— A la santé d'Elliott ! Il est le premier de la famille à avoir pensé sérieusement, et avec bon sens, à la menace qui pèse sur l'Amérique. Devançant l'appel, il s'est engagé dans l'armée. Nous sommes tous très fiers de lui, et moi le premier.
Tout le monde but à ma santé : mon père, ma mère, ma grand-mère et mes frères. Je compris, par l'a suite, à quel point la brève entrevue que j'avais eue avec mon père dans son bureau de la Maison Blanche, et au cours de laquelle je lui avais montré ma promotion, nous avait rapprochés l'un de l'autre. Certes, nos rapports s'étaient déjà resserrés à l'occasion du voyage que nous avions fait ensemble en Europe l'été où je venais d'avoir vingt-et-un ans. Mais ce n'était pas la même chose. A partir de ce moment-là, une plus étroite intimité s'établit entre nous, il me témoigna plus de confiance et les liens qui nous unissaient devinrent plus solides. C'était comme s'il m'eût soumis à une épreuve, dont je me serais tiré à mon honneur. La chose était importante pour lui et je prie le lecteur de croire qu'elle l'était aussi pour moi.
Ce soir-là, quand j'allai dans sa chambre lui souhaiter bonne nuit, il me demanda de rester un moment pour bavarder avec lui. Il voulut savoir ce que j'éprouvais, après ma décision. Je lui dis que j'étais très satisfait.
Nous causâmes pendant quelques minutes de Wright Field, à Dayton, dans l'Etat d'Ohio, où je devais rejoindre mon unité. Mon père me demanda ce que je pensais de la guerre. Je lui confiai le doute que je partageais avec bien des gens, à cette époque. Allions-nous continuer à livrer de la ferraille au Japon ? Nous ne pouvions, en effet, ignorer que la ferraille pour les Japonais, c'était la mort pour les Chinois...
— Nous sommes une nation éprise de paix, me répondit-il, pensif. C'est plus qu'un état de fait, c'est aussi une façon de penser. Nous n'attendons pas la guerre, nous ne voulons pas de guerre, et nous ne sommes pas préparés pour faire la guerre. La ferraille — ne ris pas! — n'est pas considérée comme matériel de guerre. En conséquence, le Japon ou tout autre pays avec lequel nous entretenons des relations commerciales peut fort bien nous en acheter.
— Pourtant...
— Bien plus, si nous cessions tout à coup nos livraisons de ferraille au Japon, celui-ci pourrait à juste titre considérer notre attitude comme inamicale et destinée à l'étouffer et à le ruiner commercialement.
" Bien plus, poursuivit-il. Le Japon pourrait, à bon droit, voir dans un tel geste de notre part, une cause suffisante pour rompre nos relations diplomatiques."
" J'irai plus loin. A supposer que le Japon nous croie mal préparés à la guerre, imparfaitement armés, il pourrait même saisir ce prétexte pour nous menacer d'une guerre."
— Ce serait du bluff de sa part.
— C'est possible, et même probable. Mais sommes-nous en mesure de jeter un défi au Japon ?
Je me rappelai les éditoriaux du Chicago Tribune, journal du colonel McCormick, et les discours de certains sénateurs et représentants qui tendaient à démontrer que le Japon ne nourrissait pas d'intentions belliqueuses à notre égard, et que nos intérêts n'étaient pas menacés en Extrême-Orient. Je me rappelai aussi, les attaques formulées contre mon père, l'accusant d'excitation à la guerre.
— En fait, dit-il, nous sommes en train d'apaiser le Japon. C'est un mot bien déplaisant; ne crois pas que je l'aime. Mais il faut appeler les choses par leur nom. Nous apaisons le Japon afin de gagner le temps nécessaire à la création d'une puissante armée de terre et de mer.
— Et de l'air, ajoutai-je.
— Oui, une puissante armée aérienne aussi, dit mon père en souriant. Tu as raison, je ne devrais pas oublier l'aviation quand tu es là.
Quelques jours plus tard, je rejoignais mon nouveau poste de capitaine dans les services de ravitaillement de l'armée de l'Air. En toute sincérité, à aucun moment la pensée ne m'avait effleuré que les ennemis de mon père pussent faire état, pour des fins politiques, de cette décision que j'avais prise sans aucune arrière-pensée. Ce n'est pas par jeu que je m'étais engagé et que j'avais demandé une affectation, ni parce que la vie militaire me semblait plus agréable que mes affaires au Texas. C'eût été d'ailleurs bien naïf de ma part. Mais les semaines qui suivirent allaient m'éclairer là-dessus.
Au cours de la campagne électorale de 1940, je reçus près de 35.000 lettres ou cartes postales venant de tous les coins des Etats-Unis, anonymes pour la plupart, bien entendu. A cette époque, ces lettres me blessèrent, évidemment.
En octobre, au moment même où ces missives s'abattaient sur moi en avalanche, à raison de 1.000 par courrier, mon père, en tournée dans le Midwest, vint à Dayton. Il profitait de son passage dans la région pour inspecter l'aérodrome de Wright en compagnie du Général Hap Arnold. J'allai le voir quelques minutes dans son wagon privé du train de campagne électorale…
— Crois-moi, papa, ce n'est pas tant à cause de moi que je me fais des soucis. Mais une chose comme celle-ci n'est pas faite pour augmenter tes chances...
Il semblait préoccupé. Les reproches dont on m'accablait, en effet, n'étaient pas de ceux qui font plaisir : on me traitait d'embusqué, réfugié dans l'administration et on accusait mon père d'avoir usé de son influence pour me mettre à l'abri du danger. Mon père me demanda ce que je comptais faire.
— Je voudrais donner ma démission, répondis-je. Renoncer à mon grade. Je tenais à t'en parler, car je me souviens que le jour où je t'ai annoncé...
— Est-ce au commandant en chef que tu parles ? demanda-t-il, les yeux brillants.
— Si tu veux.
— Attends une minute.
Il se tourna vers Steve Early :
— Voulez-vous, Steve, aller demander à Hap Arnold de venir ici pour un moment !
Lorsque le Général Arnold nous eut rejoints, mon père lui répéta mes paroles, puis il dit :
— Je vous transmets cette affaire, Hap. Elle est de votre ressort. Faites ce que vous jugerez bon.
Il alla à la fenêtre, me laissant seul avec le Général Arnold. Celui-ci me regarda étonné.
— Est-ce sérieux, capitaine ?
— Tout à fait sérieux, répondis-je.
— Et que comptez-vous faire ? Demander un engagement comme simple soldat ?
— Au cas où je ne pourrais m'engager comme simple soldat, j'ai pensé à la R.C.A.F. (Royal Canadian Air Force).
— Hum… Eh bien, donnez votre démission par la voie officielle, en indiquant vos motifs. Comme cela vous serez en règle.
C'est ainsi que ma requête prit la filière. Une semaine plus tard, la réponse, ayant suivi la même voie en sens inverse, me parvenait : ma demande de démission n'était pas acceptée. Je me mis alors à bombarder systématiquement mes chefs de mes requêtes en vue d'une nouvelle affectation et, autant que possible, d'une mission outre-mer.
Le résultat ne se fit pas attendre. Je fus transféré à Boiling Field où je devais suivre un cours destiné aux officiers des services de renseignements de l'aviation, dirigé par un certain Lauris Norstad de West Point, jeune officier d'une intelligence et d'une capacité de travail remarquables.
La période d'instruction terminée, je fus versé dans la 21ème escadrille de reconnaissance commandée par le major Jimmy Crabb. Cette escadrille, dont la base se trouvait à Terre-Neuve, effectuait des patrouilles dans l'Atlantique-Nord, afin de protéger nos navires contre les sous-marins allemands. Ce n'était pas encore une mission outre-mer, mais j'avais du moins l'impression que je m'en approchais.
Je cherche le mot propre pour définir les conditions d'existence à Terre-Neuve en ce mois de mars 1941: conditions atmosphériques, alimentaires, nature ou plutôt manque de terrains. On pourrait leur appliquer l'épithète « rudes », si ce mot pouvait évoquer dans l'esprit du lecteur à la fois la misère, la boue, la grisaille, la désolation.
Partant de ce point de vue que rien ne pouvait être plus désagréable que Terre-Neuve en mars 1941, je me proposai, comme volontaire, pour un voyage d'études dans la région arctique du Nord. Il s'agissait de rechercher des terrains d'atterrissage pouvant servir d'étapes à nos transports d'avions de combat pour la Grande-Bretagne. Le côté le plus délicat de notre entreprise était de prévenir des conflits entre l'armée de terre et la marine.
Ma mission devait me conduire du Labrador aux îles Baffin, puis au Groënland et en Islande, peut-être même en Angleterre, dans le but de comparer nos résultats à ceux des aviateurs anglais et des fonctionnaires du ministère de l'Air britannique.
A vrai dire, j'aurais préféré que mon voyage en Angleterre eût lieu un peu plus tard.
Au moment où j'arrivai, le blitz de mai-juin prenait fin. Je n'en ai vu, certes, que les derniers jours, mais cela me suffit largement. J'ai partagé avec tous ceux qui ont vécu ces jours le choc qu'on éprouve à la vue des maisons qui s'écroulent, et ce sentiment d'impuissance qui vous paralyse tandis que les bombes pleuvent alentour.
Au cours de mon premier voyage en Grande-Bretagne pendant la guerre, je fus invité à passer le week-end aux Chequers, dans la maison de campagne du Premier Ministre. Ce fut un agréable week-end de famille, avec, pourtant, deux moments embarrassants pour moi. D'abord quand un maître d'hôtel stylé, sorti, semblait-il, d'un film de la Metro-Goldwyn-Mayer, m'accueillit à la porte et s'informa de mes bagages : je ne pus confier à sa sollicitude qu'un peigne et ne brosse à dents. Ensuite quand, en me réveillant, le lendemain, je constatai que le magnifique pyjama de soie que mon hôte avait aimablement mis à ma disposition, et qui n'était pas tout à fait à ma taille, était fendu de haut en bas.
A la mi-été 1941, mon escadrille avait découvert cinq endroits qui se prêtaient à l'établissement de bases susceptibles de servir d'étapes dans le Cercle Arctique. Nous leur donnâmes des noms connus probablement des seuls aviateurs qui s'en sont servis pendant les quatre années suivantes. Goose Bay dans le Labrador, Bluie East au Groenland, Crystal I à Québec, Crystal II et Crystal III dans les îles Baffin : ce fut là notre contribution au réseau, grâce auquel tant de chasseurs et de bombardiers ont pu gagner l'Angleterre au cours des mois d'été 1942 et 1943.
Au début d'août, j'étais de retour dans les îles Baffin, dans la toundra jusqu'aux genoux, étudiant un terrain en vue de la construction d'un aérodrome à l'extrémité de Cumberland Sound, lorsque je reçus, par la radio, l'ordre de regagner immédiatement ma base à Terre-Neuve. Question de service, pensais-je. Une fois à Gander Lake, on me confia le commandement d'un Grumman 0A-10. Le vendredi 8 août, je devais prendre à bord, à St-John's, le général commandant les forces américaines à Terre-Neuve, et me rendre ensuite dans notre base navale, en Angleterre. Que signifiait tout cela? J'en étais réduit à des conjectures et supposais que quelque « grosse légume » voulait discuter avec moi de la question des bases aériennes que j'étais en train d'étudier.
Le général, assis au fond de notre petit Grumman, gardait le silence. J'occupais le siège à côté du pilote. Au moment où nous dépassions l'éperon montagneux qui domine le port d'Argentia, le pilote siffla. La baie était pleine de navires dont quelques-uns étaient des bâtiments importants. Nous nous regardâmes, perplexes. Par la radio, des instructions nous parvenaient nous indiquant l'amarre vers laquelle nous devions nous diriger et nous informant combien de temps il nous faudrait attendre jusqu'à l'arrivée d'une vedette. Fort intrigués par toute cette flottille de croiseurs et de destroyers à l'ancre, nous nous efforcions d'en percer le mystère. Nous ne trouvâmes qu'une explication plausible: nous tombions au milieu de manoeuvres dans l'Atlantique.
Quelques minutes plus tard, j'avais la clef de l’énigme. Une vedette nous conduisit à bord d'un croiseur, l'Augusta, où je vis, à côté du capitaine, Watson, surnommé « Pa », assistant militaire de mon père, et le vice-amiral Wilson Brown, son aide naval. Je fus si étonné de les trouver là et si occupé à chercher l'explication de leur présence, que j'en oublai l'étiquette de la Navy, dont les éléments m'avaient été inculqués dans mon enfance, à l'époque où mon père était secrétaire-adjoint à la Marine. « Pa » Watson sourit, l'amiral Brown me fit un signe de la main. Alors, juste au dernier moment, je retrouvai le geste qu'il fallait : me tournant vers l'arrière du navire, je saluai le pavillon américain. « Pa » me serra la main et m'annonça que le « commandant en chef désirait me voir ». Je fis quelques pas en avant et me trouvai nez à nez avec mon frère Franklin qui, à cette époque-là, était lieutenant dans la Marine.
— Tiens, toi aussi ?
— Oui, le Mayrant a été désigné, la semaine passée, en même temps qu'un autre destroyer, pour faire partie d'un convoi. Notre tâche, nous a-t-on dit, serait de protéger l'entrée du port et de patrouiller. Ce matin j'ai reçu l'ordre de me présenter devant le commandant en chef à bord de l'Augusta.
Il passa son doigt dans son col et ajouta :
— Je me demandais déjà quel crime j'avais bien pu commettre pour que l'amiral King m'appelle d'urgence.
— Où est papa ?
— A l'avant, dans la cabine du capitaine. Que penses-tu de tout cela ?
— La même chose que toi, probablement. Nous assistons à quelques manoeuvres navales.
— Viens par ici. J'espère que tu apportes un costume de rechange.
— Non. Pourquoi ?
— Nous sommes là pour deux ou trois jours, si je ne me trompe.
Ceci se passait le vendredi, un peu avant midi. Je n'avais pas avec moi d'autre chemise que celle que je portais sous ma tunique et je ne devais pas quitter le navire avant mardi. Heureusement, nous avions à peu près la même encolure, mon père et moi. On admettra qu'il eût été déplacé d'assister à la signature de la Charte de l'Atlantique avec une chemise d'une propreté douteuse.
A suivre: Chapitre II - LA CHARTE DE L’ATLANTIQUE