LIVRE TROISIEME : Les systèmes
Chapitre III : L'école physiocratique ou le système agricole
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Si la grande tentative de Colbert avait réussi, si la révocation de l’édit de Nantes, le faste de Louis XIV et sa passion pour la gloire, les débauches et les dissipations de son successeur n’avaient pas étouffé les germes que Colbert avait semés, si, en conséquence, il s’était formé en France une classe de riches manufacturiers et de riches négociants, si d’heureuses conjonctures avaient fait passer les biens du clergé aux mains de la bourgeoisie, et qu’ainsi eût surgi une seconde chambre énergique sous l’influence de laquelle l’aristocratie féodale eût été réformée, le système physiocratique n’aurait peut-être pas vu le jour. Évidemment ce système avait été conçu d’après la situation de la France à l’époque où il apparut, et calculé uniquement pour cet État.
La plus grande partie du sol, en France, était, alors entre les mains du clergé et de la noblesse. Les paysans qui le cultivaient languissaient dans le servage et dans la sujétion personnelle, en proie à la superstition, à l’ignorance, à la paresse et à la misère. Ceux entre les mains desquels se trouvaient les instruments de la production, tout entiers à la poursuite des frivolités, n’avaient ni l’intelligence ni le goût de l’agriculture ; ceux qui conduisaient la charrue étaient dépourvus de toutes ressources intellectuelles ou matérielles pour les améliorations agricoles. L’oppression sous laquelle les institutions féodales faisaient gémir l’agriculture était aggravée par les insatiables exigences de la monarchie envers les producteurs, exigences d’autant plus difficiles à satisfaire que la noblesse et le clergé étaient exempts d’impôts. Dans de pareilles circonstances, les industries les plus importantes, c’est-à-dire celles qui se basent sur la production agricole du pays et sur la consommation de la grande masse de la population, ne pouvaient pas fleurir ; celles-là seules pouvaient prospérer, qui fournissaient des objets de luxe aux classes privilégiées. Le commerce extérieur était borné par l’impuissance où se trouvaient les producteurs matériels de consommer de fortes quantités de denrées de la zone torride et de les solder avec l’excédant de leurs produits ; le commerce intérieur était étouffé par les douanes provinciales.
Il est fort naturel, dans un tel état de choses, que des penseurs, après avoir réfléchi sur les causes de la misère qui régnait, aient été convaincus que, tant que l’agriculture ne serait pas délivrée de ses chaines, tant que les possesseurs du sol et des capitaux ne s’intéresseraient pas à elle, que les paysans resteraient plongés dans la sujétion personnelle, dans la superstition, dans la paresse et dans l’ignorance, que les impôts ne seraient pas diminués et répartis avec équité, que les barrières intérieures subsisteraient et que le commerce extérieur ne fleurirait pas, le pays ne pouvait pas prospérer.
Mais ces penseurs étaient médecins du monarque et de la cour, protégés et amis intimes de la noblesse et du clergé ; ils ne voulaient pas faire une guerre ouverte a la puissance absolue, pas plus qu’au clergé et à la noblesse. Il ne leur restait donc d’autre expédient que d’envelopper leur plan de réforme dans les ténèbres d’un système abstrus, de même qu’avant et après eux des idées de réforme politique et religieuse se sont couvertes du voile de systèmes philosophiques. À l’exemple des philosophes de leur époque et de leur pays, qui, au milieu de la décomposition de la France, cherchaient une consolation dans le vaste champ de la philanthropie et du cosmopolitisme, à peu près comme un père de famille ruiné et au désespoir va chercher des distractions au cabaret, les physiocrates s’engouèrent du principe cosmopolite de la liberté du commerce comme d’une panacée qui devait guérir tous les maux du pays. Après avoir recueilli cette idée dans les espaces, ils creusèrent profondément, et ils trouvèrent dans le revenu net du sol une base conforme à leurs vues. Alors fut construit le système : « Le sol seul donne un revenu net, donc l’agriculture est la source unique de la richesse, » maxime d’où se déduisaient d’importantes conséquences. D’abord tout l’édifice féodal devait crouler, et cela dans l’intérêt des propriétaires fonciers eux-mêmes, puis tous les impôts devaient être établis sur le sol, comme sur la source de toute richesse, et ainsi prenait fin l’immunité de la noblesse et du clergé ; enfin les fabricants formaient une classe improductive, qui n’avait point de taxe à payer, mais point de titres non plus à la protection de l’État, ce qui entraînait l’abolition des douanes.
En un mot, on recourut aux arguments et aux allégations les plus absurdes pour prouver les grandes vérités qu’on avait entrepris d’établir.
De la nation, de son degré de culture et de sa situation vis-à-vis des autres peuples, il ne pouvait être question ; l’Encyclopédie méthodique l’enseigne, le bien-être de l’individu dépend de celui du genre humain. Il n’y avait, par conséquent, plus de nations, plus de guerres, plus de restrictions commerciales de la part de l’étranger ; l’histoire et l’expérience étaient méconnues ou défigurées.
On trouvait dans ce système le grand avantage de paraître combattre contre le système de Colbert et contre les privilèges des manufacturiers en faveur des propriétaires du sol, tandis que les coups portaient principalement sur les privilèges de ces derniers. Le pauvre Colbert était seul responsable du triste état de l’agriculture française, quand tout le monde savait que la France ne possédait une grande industrie que depuis Colbert, et que le bon sens le plus vulgaire comprend que les manufactures sont le principal moyen de faire fleurir l’agriculture et le commerce.
La révocation de l’édit de Nantes, les guerres étourdies de Louis XIV et les prodigalités de Louis XV étaient complètement oubliées.
Quesnay a, dans ses ouvrages, reproduit et réfuté une à une les objections que son système avait rencontrées ; on s’étonne de tout ce qu’il met de bon sens dans la bouche de ses adversaires, et de tout ce qu’il leur oppose d’absurdité mystique. Toute cette absurdité, néanmoins, était réputée sagesse par les contemporains du réformateur, parce que la tendance de son système répondait à la situation de la France d’alors ainsi qu’au penchant cosmopolite du dix-huitième siècle (1)
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1 - « Qu’on maintienne l’entière liberté du commerce, car la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l’État, consiste dans la pleine liberté de la concurrence. » Telle est la 25ème des Maximes générales de Quesnay. J’ai déjà fait observer dans une note précédente que la république universelle dont il parle ne s’entend que des commerçants, qu’il distingue des nations auxquelles ils appartiennent ; son disciple Dupont de Nemours a dit quelque part, il est vrai, que « exactement parlant, il n’existe dans le monde qu’une seule société humaine, » et, d’après Turgot, « quiconque n’oublie pas qu’il y a des États politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, ne traitera jamais bien aucune question d’économie politique ; » mais ce n’est pas cette pensée cosmopolite qui a dicté la maxime du maître en faveur de la liberté absolue du commerce international. Ce n’est pas davantage une appréciation scientifique du commerce extérieur, en tant qu’il opère sur le globe une division meilleure du travail et qu’il multiplie nos jouissances. Pour Quesnay, le commerce extérieur est « un pis-aller pour les nations auxquelles le commerce intérieur ne suffit pas pour débiter avantageusement les productions de leur pays. » Il voit surtout dans la liberté du commerce extérieur un moyen d’assurer un prix élevé aux produits agricoles, et de diminuer, par la concurrence, les salaires que, suivant lui, les agriculteurs paient aux manufacturiers et aux commerçants. Quesnay est mieux inspiré lorsque, s’attaquant à un préjugé grossier qui subsistait encore de son temps, il s’écrie dans son Dialogue sur le commerce : « Cessez d’envisager le commerce entre les nations comme un état de guerre et comme un pillage sur l’ennemi, et persuadez-vous enfin qu’il ne vous est pas possible d’accroître vos richesses aux dépens d’autrui par le commerce. » Le jugement qu’il porte sur l’administration de Colbert est des plus légers et des plus injustes ; mais c’est par inadvertance que List reproche au chef de l’école physiocratique d’avoir oublié la révocation de l’édit de Nantes. Quesnay dit en propres termes, dans le même paragraphe où il accuse Colbert d’avoir provoqué la destruction de tous les revenus du pays : « Diverses causes d’émigration des hommes et des richesses hâtèrent les progrès de cette destruction ; » et une de ses Maximes, ainsi formulée : « Qu’on évite la désertion des habitants qui emporteraient leurs richesses hors du royaume, » témoigne que la grande faute de Louis XIV était présente à sa mémoire.
Quels qu’aient été, du reste, les torts et les erreurs des physiocrates, nous ne saurions avoir à leur égard trop de reconnaissance pour les services qu’ils ont rendus au pays en préparant quelques-uns des résultats les plus féconds de la révolution française, et pour les éléments précieux que leur système a laissés à la science positive de l’économie politique. (H. R.)