LIVRE DEUXIEME: La théorie
Chapitre VIII : L'industrie manufacturière et les forces productives naturelles du pays
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A mesure que l’homme avance en civilisation, il sait mieux tirer parti des forces naturelles placées à sa portée, et sa sphère d’action s’agrandit.
Le chasseur n’emploie pas la millième partie, le pasteur pas la centième de la nature qui l’environne. La mer et les climats étrangers ne lui fournissent ni objets de consommation, ni instruments de travail, ni stimulants, ou du moins ils ne lui en fournissent qu’une insignifiante quantité.
Dans une agriculture informe, une grande partie des forces naturelles reste encore inemployée ; l’homme borne toujours ses relations à son voisinage immédiat. L’eau et le vent sont à peine utilisés comme forces motrices ; les minéraux et ces terres de diverses espèces auxquelles les manufactures savent donner tant de valeur sont négligés ; les combustibles sont gaspillés, ou bien, comme la tourbe par exemple, ils sont réputés un obstacle à la culture ; les pierres, le sable et la chaux ne servent que rarement aux constructions ; au lieu de porter les fardeaux que les hommes leur confient ou de fertiliser les champs voisins, les cours d’eau ravagent le pays. La zone torride et la mer ne fournissent aux cultivateurs que fort peu de leurs produits.
La principale force naturelle même, ou la puissance productive de la terre, n’est utilisée que dans une faible proportion, tant que l’agriculture n’est pas soutenue par l’industrie manufacturière.
Dans un pays purement agriculteur, chaque région doit produire tout ce qui lui est nécessaire, car elle ne peut écouler abondamment dans les autres le trop-plein de sa production ni en tirer ce qui lui manque. Quelque fertile que soit une région, quelque propre qu’elle soit à la culture des plantes oléagineuses ou des plantes tinctoriales ou des herbes fourragères, il faut qu’on y fasse croître du bois, parce que le combustible tiré de montagnes éloignées par des routes de terre en mauvais état y reviendrait à un trop haut prix. Le terrain qui rapporterait, comme vignoble ou comme jardin potager, un revenu triple ou quadruple, est consacré à la culture des grains et des fourrages. Celui qui trouverait avantage à élever purement et simplement le bétail doit aussi l’engraisser, et celui pour qui il y aurait profit à se livrer exclusivement à cette dernière industrie est obligé d’y joindre la première. Quelque intérêt qu’on ait à se servir d’engrais minéraux, tels que le plâtre, la chaux ou la marne, ou à brûler de la tourbe, du charbon de terre, etc. au lieu de bois, et à défricher les forêts, on manque de moyen de communication pour transporter utilement ces matières au delà d’un étroit rayon. Quelque riche produit que les prairies pussent rapporter dans les vallées si l’irrigation y était pratiquée sur une grande échelle, les cours d’eau ne servent qu’à détacher et à entraîner un sol fertile.
Lorsque l’industrie manufacturière vient à naître dans un pays agricole, on établit des routes, on construit des chemins de fer, on creuse des canaux, on rend les fleuves navigables, on organise des lignes de bateaux à vapeur. Par là non-seulement les produits dont les agriculteurs peuvent se passer deviennent des machines à donner des rentes, non-seulement le travail qu’ils emploient est mis en activité, et la population rurale peut tirer des richesses naturelles par elle appropriées un revenu beaucoup plus considérable qu’auparavant, mais encore tous les minéraux, tous les métaux restés enfouis dans la terre trouvent de l’emploi et de la valeur. Des matières qui précédemment n’étaient transportables qu’à une distance de quelques milles, comme le sel, le charbon de terre, le marbre, les ardoises, le plâtre, la chaux, le bois, les écorces, etc. peuvent alors se distribuer sur toute la surface d’un empire. Des objets jusque-là dépourvus de valeur prennent ainsi, dans le tableau de la production du pays, une importance qui surpasse de beaucoup celle de tout le revenu antérieur de l’agriculture. Alors il n’y a pas un pouce cube de chute d’eau qui n’ait un service à rendre, et, jusque dans les parties les plus reculées du pays, le bois et divers combustibles, dont on n’avait su jusque-là faire aucun usage, acquièrent du prix.
Les manufactures créent une demande pour une multitude de denrées ainsi que de matières brutes, auxquelles certains terrains peuvent être consacrés avec plus d’avantage qu’à la production du blé, d’ordinaire le principal article des pays purement agricoles. La demande de lait, de beurre et de viande qu’elles occasionnent, amène une plus-value des terrains jusque-là employés comme pâturages, la suppression des jachères et l’établissement de canaux d’irrigation ; celle des fruits et légumes transforme les champs en potagers et en vergers.
La perte que le pays purement agriculteur éprouve faute d’employer ses ressources naturelles, est d’autant plus forte que la nature l’a mieux doué pour les manufactures, et que son territoire est plus riche en matières brutes et en forces naturelles particulièrement utiles aux fabricants ; elle l’est surtout pour les pays accidentés et montagneux, moins appropriés à la culture sur une grande échelle, mais qui offrent aux industriels de la force hydraulique, des minéraux, du bois et des pierres en abondance, et aux fermiers des facilités pour faire venir les produits que les manufactures réclament.
La zone tempérée est propre aux fabriques et aux manufactures, et elle seule à peu près leur convient. Une température modérée est infiniment plus favorable que la chaleur au développement et à l’emploi des forces. Mais la rigueur de l’hiver, où l’observateur superficiel voit une disgrâce de la nature, est le plus puissant encouragement aux habitudes de travail opiniâtre, de prévoyance, d’ordre et d’économie. Un homme qui, durant six mois, ne peut obtenir de la terre aucun fruit, et qui, cependant, a besoin de certaines provisions pour se nourrir, lui et ses bestiaux, de certains vêtements pour se défendre contre le froid, ne peut manquer de devenir infiniment plus laborieux et plus économe que celui qui n’a à se garantir que de la pluie, et qui toute l’année vit dans l’abondance. C’est la nécessité qui produit l’assiduité au travail, l’économie, l’ordre, la prévoyance ; l’habitude et l’éducation en font ensuite une seconde nature. Le travail et l’épargne donnent la main à la morale, comme la paresse et la dissipation à l’immoralité, et sont une source féconde de force, comme celles-ci de faiblesse.
Une nation purement agricole, sous un climat tempéré, laisse, par conséquent, sans emploi la meilleure partie de ses ressources naturelles.
Faute de distinguer l’agriculture de l’industrie manufacturière en appréciant l’influence du climat sur la production des richesses, l’école est tombée, en ce qui touche les avantages et les inconvénients des mesures de protection, dans de lourdes erreurs, sur lesquelles nous ne pouvons pas nous empêcher d’insister ici, bien que nous les ayons déjà signalées ailleurs en termes généraux.
Afin de prouver qu’il serait insensé de vouloir tout produire dans un seul et même pays, l’école demande s’il serait raisonnable en Angleterre ou en Écosse de songer à produire du vin en serre chaude. Sans doute on obtiendrait aussi du vin ; mais ce vin serait moins bon et il coûterait plus cher que ceux que l’Angleterre et l’Écosse achètent au moyen de leurs produits fabriqués. Pour ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas pénétrer au fond des choses, l’argument est saisissant, et l’école lui doit une grande partie de sa popularité, au moins chez les propriétaires de vignes et les fabricants de soie de France, ainsi que chez les planteurs de coton et les négociants en cet article de l’Amérique du Nord. Mais, examiné de près, l’argument est sans valeur, par la raison que les restrictions opèrent sur l’agriculture tout autrement que sur l’industrie manufacturière.
Voyons d’abord quel effet elles exercent sur l’agriculture.
Que la France repousse de ses frontières les bestiaux et les blés allemands, qu’en résultera-t-il ? Tout d’abord l’Allemagne cessera de pouvoir acheter des vins français. La France tirera donc un parti d’autant moins avantageux de celles de ses terres qu’elle consacre à la culture de la vigne. Moins d’individus seront spécialement appliqués à cette culture, par conséquent moins de denrées alimentaires du pays seront réclamées pour la consommation des vignerons. Il en sera de la production de l’huile tout comme de celle du vin. La France perdra donc beaucoup plus dans toutes les autres branches de son industrie agricole qu’elle ne gagnera dans une seule en favorisant par la prohibition un élève et un engraissement du bétail qui ne se sont pas développés d’eux-mêmes et qui, vraisemblablement, ne sont pas des plus avantageux pour les régions où on les a artificiellement fait surgir. Voilà ce qui arrivera, si l’on envisage l’une vis-à-vis de l’autre la France et l’Allemagne comme deux contrées purement agricoles, et si l’on suppose que l’Allemagne n’usera pas de représailles. Mais une telle politique paraîtra plus préjudiciable encore, si l’on considère que l’Allemagne, sous la loi impérieuse de son intérêt, aura recours, elle aussi, à des mesures restrictives, et que la France est un pays manufacturier en même temps qu’agriculteur. L’Allemagne frappera de droits élevés non-seulement les vins, mais tous ceux des produits agricoles de la France qu’elle peut produire elle-même ou dont elle peut se passer plus ou moins ou enfin qu’elle peut faire venir d’ailleurs ; de plus elle restreindra sévèrement l’importation des articles manufacturés que, actuellement, elle ne peut pas produire elle-même avec avantage, mais qu’elle peut tirer d’autre part que de la France. Ainsi le dommage que la France s’est attiré par de pareilles restrictions est deux ou trois fois plus considérable que l’avantage qu’elles lui ont procuré. Évidemment la culture de la vigne, celle de l’olivier et l’industrie manufacturière ne peuvent employer en France que le nombre d’individus que les denrées alimentaires et les matières brutes produites par la France elle-même ou tirées par elle de l’étranger peuvent nourrir et occuper. Or, nous avons vu que les restrictions à l’importation n’accroissent pas la production agricole, mais ne font que la transporter d’une partie du pays à l’autre. Si l’on avait laissé au commerce des produits rivaux une libre carrière, l’importation de ces produits, et par suite l’exportation du vin, de l’huile et des objets manufacturés se seraient constamment accrues, et en même temps la population occupée à la culture de la vigne, à celle de l’olivier et aux manufactures, puisque d’un côté les denrées alimentaires et les matières brutes leur seraient arrivées en quantités toujours croissantes, et que, de l’autre, la demande de leurs propres produits aurait augmenté. L’accroissement de cette population aurait déterminé une demande plus considérable de denrées alimentaires et de matières brutes, objets qui ne s’importent pas aisément de l’étranger et dont l’agriculture du pays possède le monopole naturel ; l’agriculture du pays, aurait, par conséquent, réalisé de bien plus grands bénéfices. La demande des produits agricoles auxquels le sol de la France est particulièrement approprié, serait, sous ce régime de liberté, beaucoup plus forte que celle qui a été créée artificiellement par la restriction. Un agriculteur n’aurait pas perdu ce que l’autre a gagné, l’ensemble de l’agriculture du pays y aurait gagné, et l’industrie manufacturière plus encore. La restriction n’a donc pas accru la puissance agricole du pays, elle l’a diminuée, au contraire, et elle a de plus anéanti cette puissance manufacturière, résultat du développement de l’agriculture du pays en même temps que de l’importation des denrées alimentaires et des matières brutes de l’étranger. On n’a obtenu par elle autre chose qu’une hausse de prix au profit des agriculteurs d’une localité, mais aux dépens de ceux d’une autre, et surtout aux dépens de la puissance productive du pays en général.
Les inconvénients de ces restrictions au commerce des produits agricoles sont plus apparents encore en Angleterre qu’en France. Les lois sur les céréales ont provoqué, il est vrai, la mise en culture d’une vaste étendue de terrains infertiles ; mais on se demande si sans elles ces terrains infertiles n’eussent pas été cultivés. Plus l’Angleterre eût importé de laine, de bois de construction, de bétail et de grains, et plus elle aurait vendu d’objets fabriqués, plus elle aurait pu entretenir d’ouvriers dans ses fabriques, plus se fût accru chez elle le bien-être des classes laborieuses. L’Angleterre aurait doublé peut-être le nombre de ses ouvriers. Chacun de ceux-ci en particulier aurait été mieux logé, aurait eu plus aisément un jardin pour sa récréation et pour les besoins de son ménage, se serait nourri beaucoup mieux lui et sa famille. Il est évident qu’un si fort accroissement de la population laborieuse, de son bien-être et de ses consommations aurait créé une demande énorme de ces denrées dont le pays possède le monopole naturel ; et il est plus que vraisemblable que deux ou trois fois plus de terres eussent été mises en culture qu’il n’en a été mis à l’aide des restrictions. On peut en voir la preuve dans le voisinage d’une grande ville. Quelque masse de denrées que cette ville fasse venir de loin, on ne trouvera pas à une distance d’un mille un coin de terre inculte, si maltraité qu’il ait été par la nature. Qu’on y défende l’importation des grains de localités éloignées, l’on ne fera par là que diminuer la population, son industrie, sa prospérité, et obliger les fermiers du voisinage à adopter des cultures moins avantageuses.
On voit qu’en ce point nous sommes parfaitement d’accord avec la théorie régnante. En ce qui touche les produits agricoles, l’école a toute raison de soutenir que la liberté du commerce la plus étendue est, dans tous les cas, profitable à la fois aux individus et aux États. On peut, il est vrai, encourager la production par des mesures restrictives ; mais l’avantage qu’on obtient par ce moyen n’est qu’apparent. On ne fait ainsi, suivant le langage de l’école, que donner aux capitaux et au travail une autre direction moins avantageuse. Mais l’industrie manufacturière obéit à d’autres lois, et c’est ce que malheureusement l’école n’a pas aperçu (1).
Si les restrictions à l’importation des produits agricoles nuisent, comme nous l’avons vu, à l’emploi des richesses et des forces naturelles, les restrictions à l’importation des produits fabriqués, dans un pays populeux, déjà suffisamment avancé dans son agriculture et dans sa civilisation, appellent à la vie et à l’activité une multitude de forces naturelles, qui, dans un pays purement agriculteur, restent constamment inactives et mortes, Si les restrictions à l’importation des produits agricoles arrêtent le développement des forces productives, non-seulement dans l’industrie manufacturière, mais encore dans l’agriculture, l’industrie manufacturière créée dans le pays à l’aide des restrictions sur les produits fabriqués anime toutes les industries rurales bien autrement que le commerce le plus actif avec l’étranger. Si l’importation des produits agricoles place l’étranger dans notre dépendance et lui ôte les moyens de fabriquer lui-même, nous nous mettons, par l’importation des produits fabriqués, dans la dépendance de l’étranger, et nous nous ôtons à nous-mêmes les moyens de devenir manufacturiers (2). Si l’importation des denrées alimentaires et des matières brutes enlève à l’étranger de quoi nourrir et occuper sa population, celle des produits fabriqués nous dérobe l’occasion d’augmenter la nôtre ou de lui donner du travail. Si l’importation des denrées alimentaires et des matières brutes étend l’influence de notre pays sur le monde et nous fournît le moyen de commercer avec tous les autres peuples, celle des produits fabriqués nous place sous le joug de la nation manufacturière la plus avancée, laquelle nous traite à peu près suivant son bon plaisir, comme l’Angleterre fait du Portugal. En un mot, l’histoire et la statistique attestent la justesse de cette maxime formulée par les ministres de Georges Ier : que les Peuples sont d’autant plus riches et d’autant plus puissants qu’ils exportent plus d’articles fabriqués et qu’ils importent plus de denrées alimentaires et de matières brutes. On peut même établir que des nations entières ont péri pour n’avoir exporté que des denrées alimentaires et des matières brutes, et importé que des articles fabriqués.
Montesquieu, qui, mieux que personne avant lui et après lui, a su comprendre les leçons que l’histoire donne aux législateurs et aux hommes d’État, a parfaitement reconnu cette vérité, bien que l’économie politique fût trop peu avancée à son époque pour qu’il lui fût possible de la démontrer clairement. En contradiction avec le système chimérique des physiocrates, il a soutenu que la Pologne eût été plus heureuse si elle avait complètement renoncé au commerce extérieur, c’est-à-dire si elle avait créé chez elle une industrie manufacturière, mis en oeuvre ses matières brutes et consommé ses denrées alimentaires (3). C’est seulement par le développement des manufactures, au moyen de villes libres, bien peuplées, industrieuses, que la Pologne pouvait parvenir à une forte organisation intérieure, à la possession d’une industrie, d’une liberté, d’une richesse nationales, qu’elle pouvait conserver son indépendance et maintenir sa prépondérance politique sur les peuples moins cultivés de son voisinage. Au lieu de produits manufacturés, elle aurait dû, comme l’Angleterre à l’époque où elle se trouvait a un degré de culture analogue, importer de l’étranger des manufacturiers et des capitaux. Mais ses nobles préférèrent expédier au dehors le fruit pénible du travail de leurs serfs, et se vêtir des étoffes belles et peu chères de l’étranger. Leur postérité peut aujourd’hui répondre à cette question, si l’on doit conseiller à une nation d’acheter les produits des fabriques étrangères, tant que ses propres fabriques ne sont pas capables de lutter contre celles-ci pour le prix et pour la qualité. Que la noblesse des autres pays se rappelle leur destinée, chaque fois qu’elle sera prise de démangeaisons féodales ; qu’elle jette ensuite les yeux sur la noblesse anglaise, pour apprendre combien une puissante industrie manufacturière, une bourgeoisie libre et d’opulentes cités procurent d’avantages aux grands propriétaires territoriaux.
Sans rechercher si les rois électifs de la Pologne étaient en mesure d’introduire un système commercial tel que celui que les rois héréditaires de l’Angleterre ont peu à peu établi, supposons qu’ils l’eussent introduit en effet ; ne voit-on pas quels beaux fruits un tel système eût portés pour la nationalité polonaise ? Avec le concours de grandes et industrieuses cités, la royauté fût devenue héréditaire, la noblesse eût consenti à composer une chambre haute et à émanciper ses serfs ; l’agriculture se fût perfectionnée comme elle a fait en Angleterre, la noblesse polonaise serait à l’heure qu’il est riche et considérée, la Pologne, sans être aussi respectée que l’Angleterre, sans exercer dans le monde autant d’influence, serait depuis longtemps assez civilisée et assez puissante pour étendre son action sur les contrées arriérées de l’Est. Privée de manufactures, elle a été démembrée, et elle serait destinée à l’être si elle ne l’était déjà. Par elle-même elle n’est point devenue manufacturière, et elle ne le pouvait pas, parce que ses efforts auraient été constamment paralysés par des nations plus avancées qu’elle. Sans un système de protection et sous l’empire du libre commerce avec des nations plus avancées, à supposer qu’elle eût jusqu’à nos jours maintenu son indépendance, elle n’eût pu avancer au delà d’une agriculture rabougrie ; elle ne fût point devenue riche et puissante, elle fût restée sans influence.
Ce fait, que l’industrie manufacturière transforme en capitaux productifs une multitude de richesses et de forces naturelles, explique en grande partie pourquoi les mesures protectrices influent si puissamment sur l’augmentation de la richesse nationale. La prospérité qui en résulte n’est point une fausse apparence comme les effets des restrictions sur les produits agricoles, c’est une réalité. Ce sont des forces naturelles entièrement mortes, des richesses naturelles entièrement dénuées de prix, qu’une nation agricole appelle à la vie et met en valeur lorsqu’elle se fait manufacturière.
C’est une ancienne observation que l’homme, de même que l’animal, s’élève intellectuellement et physiquement par le croisement des races, et qu’il dégénère peu à peu lorsque les mariages ont lieu constamment entre un petit nombre de familles, ainsi que les plantes lorsque la graine est constamment semée dans le même sol. C’est la connaissance de cette loi naturelle qui explique pourquoi, chez plusieurs tribus peu nombreuses, sauvages tout à fait ou à demi, de l’Asie ou de l’Afrique, les hommes choisissent leurs épouses dans des tribus étrangères. L’expérience des oligarques dans les petites républiques municipales, lesquels, se mariant constamment entre eux, s’éteignent peu à peu ou dégénèrent à vue d’oeil, me semble une preuve également claire de cette loi de la nature. On ne peut nier que du mélange de deux races diverses il résulte, à peu près sans exception, une postérité robuste et belle, et cette remarque s’étend jusqu’au mélange des blancs et des noirs à la troisième et à la quatrième génération. C’est surtout par cette raison, à ce qu’il semble, que les peuples sortis de mélanges fréquemment répétés et embrassant la nation entière, surpassent tous les autres par la puissance de l’esprit et du caractère, par la vigueur et par la beauté du corps (4).
De là nous croyons pouvoir conclure que les hommes ne sont pas nécessairement des êtres pesants, gauches, paresseux d’esprit tels que ceux que, sous le régime d’une agriculture rabougrie, nous voyons dans de petits villages où quelques familles se sont depuis des siècles mariées entre elles, où, depuis des siècles, personne ne s’est avisé d’imiter un procédé nouveau, de changer la forme des vêtements, d’adopter un nouvel instrument ou une nouvelle idée, où le comble de l’art consiste, non pas à déployer toutes ses forces intellectuelles et physiques pour se procurer le plus possible de jouissances, mais à supporter le plus possible de privations.
Cet état de choses est changé au profit de l’amélioration de la race humaine dans le pays tout entier, par la création d’une industrie manufacturière. Une grande partie de l’accroissement de la population agricole se portant vers les manufactures, les agriculteurs de diverses localités s’unissent entre eux et avec les travailleurs des manufactures par les liens du mariage, l’apathie morale, intellectuelle et physique des habitants est arrêtée. Les relations que les manufactures et le commerce auquel elles servent de base établissent entre divers pays, entre diverses localités, infusent un sang nouveau dans la nation tout entière, de même que dans chaque commune et dans chaque famille.
L’industrie manufacturière n’exerce pas moins d’influence sur le perfectionnement des races d’animaux domestiques. Partout où ont fleuri les fabriques de laine, la race ovine s’est rapidement améliorée. Le grand nombre d’individus employés dans les manufactures déterminant une demande plus forte de bonne viande, le fermier s’appliquera à introduire de meilleures races de bêtes à cornes. Une demande plus active de chevaux de luxe provoque de même le perfectionnement de la race chevaline. On cesse alors de voir ces anciennes races, abâtardies par suite du défaut de croisement dans une agriculture rabougrie, et qui forment le digne pendant de leurs maîtres stupides.
Combien déjà les forces productives des nations ne doivent-elles pas à l’introduction d’animaux étrangers, au perfectionnement des races indigènes, et combien n’y pas encore à faire sous ce rapport ? Tous les vers à soie de l’Europe proviennent de quelques oeufs que, sous le règne de Constantin, des moines grecs ont apportés dans des bâtons creux de Chine à Constantinople, de Chine, où l’exportation en était sévèrement prohibée. La France doit une industrie brillante à l’importation des chèvres du Thibet. Il est à regretter que, en introduisant des espèces étrangères ou en perfectionnant les espèces indigènes, on ait eu principalement en vue la satisfaction des besoins de luxe et non pas plutôt le développement du bien-être des masses. Des voyageurs prétendent avoir vu dans quelques régions de l’Asie une race de bêtes à cornes, qui à une remarquable vigueur réunit une grande rapidité de mouvement, de manière à pouvoir servir avec presque autant de succès que le cheval pour l’équitation et pour l’attelage. Quels avantages immenses l’importation d’une pareille race ne procurerait-elle pas aux petits fermiers de l’Europe ! Quel accroissement de subsistances, de force productive et d’agrément les classes laborieuses n’y trouveraient-elles pas ! (5).
La force productive du genre humain est accrue par le perfectionnement et par la naturalisation des végétaux à un beaucoup plus haut degré que par le perfectionnement et par la naturalisation des espèces animales. Cela saute aux yeux, si l’on compare les plantes primitives, telles qu’elles sont sorties du sein de la nature, avec les plantes perfectionnées. Combien les espèces originaires des grains et des fruits, des légumes et des plantes oléagineuses ressemblent peu, pour la forme et pour l’utilité, à leur descendance améliorée ! Que de ressources alimentaires, que de jouissances, que d’occasions d’un utile emploi des forces productives n’ont-elles pas fournies ! La pomme de terre, la betterave, les prairies artificielles, avec de bons engrais et les machines, ont décuplé le produit de notre agriculture, comparativement à celle que pratiquent encore aujourd’hui les peuples d’Asie. La science a déjà beaucoup fait pour la découverte des plantes nouvelles ou pour leur amélioration ; mais, dans l’intérêt de l’économie, les gouvernements sont loin jusqu’ici d’avoir consacré à cet important sujet toute l’attention qu’il mérite. Tout récemment on prétend avoir découvert dans les savanes de l’Amérique du Nord des espèces d’herbes qui produiraient sur le sol le plus pauvre un revenu plus élevé que les plantes fourragères connues sur le plus riche. Il est très-vraisemblable que dans les solitudes de l’Amérique, de l’Afrique, de l’Asie et de l’Australie croissent encore inutilement une multitude de végétaux dont la naturalisation et le perfectionnement augmenteraient immensément le bien-être des habitants de la zone tempérée. (6)
Il est évident que la plupart des perfectionnements et des naturalisations des espèces animales et végétales, que la plupart des découvertes effectuées sous ce rapport, de même que tous les autres progrès et toutes les autres inventions, tournent principalement au profit des contrées de la zone tempérée en général, et des contrées manufacturières en particulier.
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1 - On s’explique mal comment le système protecteur, qui, d’après List, est si utilement applicable à l’industrie manufacturière, n’aurait que de fâcheux effets à l’égard de l’agriculture ; comment, en pareille matière, chacune de ces deux grandes branches de travail obéirait à des lois différentes ; comment la liberté suffirait à celle-ci, lui serait même indispensable, tandis que celle-là ne pourrait pas se passer de secours ; comment enfin les mêmes arguments de l’école seraient détestables dans un cas et excellents dans un autre.
Quel que soit le produit brut ou manufacturé dont la loi restreint l’importation, les effets, bons ou mauvais, sont toujours les mêmes. Une perte temporaire de valeurs est toujours causée ; il s’agit de savoir si elle est rachetée. Comme s’exprime l’auteur du Système national, par un accroissement des forces productives. Or, l’acquisition d’une grande industrie rurale augmente-t-elle la puissance productive d’un pays à un moindre degré que celle d’une grande industrie manufacturière ? Suivant List, l’agriculture, à l’état primitif, est puissamment excitée par le Commerce extérieur ; plus tard, c’est avant tout de l’industrie manufacturière du pays qu’elle doit attendre une féconde impulsion. Mais, si la prospérité de l’industrie manufacturière n’agit favorablement sur l’agriculture, la prospérité de l’agriculture ne doit-elle pas réagir tout aussi bien sur l’industrie manufacturière ? Une nation ne peut-elle pas avoir un grand intérêt à acclimater chez elle une nouvelle industrie rurale, ou même à en relever une ancienne que la guerre ou d’autres causes ont affaiblie ? Pourquoi ne les soutiendrait-elle pas dans le commencement de la même manière qu’elle vient en aide aux premiers efforts du travail manufacturier ?
En thèse générale, la protection douanière ne doit pas plus être refusée à l’agriculture qu’à l’industrie manufacturière. Cependant, il faut en convenir, elle doit lui être dispensée avec beaucoup plus de réserve. L’agriculture n’est pas exposée aux mêmes vicissitudes ni aux mêmes périls ; elle est le plus souvent protégée par la nature même qui a réduit pour elle la concurrence étrangère dans les plus étroites limites ; les produits agricoles ne s’obtiennent qu’en quantités assez bornées eu égard aux besoins, et le transport en est généralement difficile et coûteux. De plus, tandis que, sur les articles fabriqués, les profils des capitalistes sont ramenés au taux commun et les prix abaissés au niveau des prix étrangers par la concurrence intérieure. L’inégale fertilité du sol diminue, à l’égard des produits ruraux ; les effets de cette concurrence, et la mise en culture de terrains nouveaux ne font souvent qu’assurer des rentes élevées aux propriétaires des terrains les plus favorisés.
L’opinion de l’auteur sur cette matière n’était pas, du reste, aussi absolue qu’elle le paraît ici. Depuis que cet ouvrage est en cours d’impression, j’ai eu sous les yeux un écrit qui date de 1846, et dans lequel List a bien voulu consacrer plusieurs pages à mon livre de l’Association douanière allemande. Au reproche que je lui avais adressé de refuser toute protection douanière à l’agriculture, il répond en déclarant qu’il admet à cette règle générale des exceptions qu’il avait omises dans le Système national. (H. R.) (Note de la première édition.)
2 - L’étranger n’est pas dans notre dépendance, pour nous fournir des produits agricoles que souvent il pourrait vendre à un autre pays ou consommer lui-même. Nous ne sommes pas davantage dans la dépendance d’un peuple étranger, pour recevoir de lui des objets fabriqués que nous pourrions tirer d’ailleurs, ou que nous-mêmes, au besoin, nous pourrions produire. On ne conçoit de dépendance que là où il y a monopole. Cependant, il est vrai de dire avec l’auteur, que l’étranger pèse sur nous, lorsque, par une concurrence sans limites, il empêche notre développement industriel et nous prive ainsi des avantages attachés à ce développement. (H. R.)
3 - « Si la Pologne ne commerçait avec aucune nation, ses peuples seraient plus heureux. Ses grands, qui n’auraient que leur blé, le donneraient à leurs paysans pour vivre ; de trop grands domaines leur seraient à charge, ils les partageraient à leurs paysans ; tout le monde trouvant des peaux ou des laines dans ses troupeaux, il n’y aurait plus une dépense immense à faire pour les habits ; les grands, qui aiment toujours le luxe, et qui ne le pourraient trouver que dans leurs pays, encourageraient les pauvres au travail. » (Esprit des lois, liv. XX, chap. xxiii.)
4 - D’après Chardin, les Guèbres, descendance pure des anciens Perses, sont une race laide, difforme et lourde comme tous les peuples d’origine mongole, tandis que la noblesse persane, qui depuis des siècles s’unit à des Géorgiennes et à des Circassiennes, se distingue par sa beauté et par sa force. Le docteur Pritchard remarque que les celtes purs de la haute Écosse sont très-inférieurs en taille, en force physique et en bonne apparence aux habitants de la basse Écosse, issus à la fois des celtes et des Saxons. Pallas fait une observation semblable au sujet des rejetons mixtes des Russes et des Tarares comparés à la descendance pure de l’une et de l’autre race. Azara assure que les enfants qui naissent des unions entre les Espagnols et les naturels du Paraguay sont beaucoup plus beaux et beaucoup plus forts que leurs ascendants des deux côtés. Les avantages des croisements des races se manifestent non-seulement dans le mélange de deux peuples différents, mais encore dans celui de différentes tribus d’un seul et même peuple. Ainsi, les nègres créoles sont de beaucoup supérieurs, pour les qualités de l’esprit comme pour celles du corps, aux nègres purs sangs qui viennent d’Afrique en Amérique. Les Caraïbes, la seule tribu indienne qui se marie habituellement avec des femmes des tribus voisines, l’emportent à tous égards sur toutes les autres peuplades américaines. Si c’est une loi de la nature, elle sert en partie à expliquer l’essor que les villes du moyen âge ont pris aussitôt après leur fondation, ainsi que l’énergie et la forte constitution physique du peuple américain.
5 - On connaît les utiles efforts de la Société d’acclimatation, récemment créée en France et présidée par M. Isidore Geoffroi-Saint-Hilaire. (H. R.)
6 - M. Colwell cite ici le caoutchouc et la gutta-percha, dont l’emploi dans l’industrie est postérieur à la publication du Système national. (H. R.)