La Révolution Roosevelt
Georges Boris – 1934
Chapitre VI : Réforme industrielle (N. R. A.)
Dans le langage courant, les initiales N.R.A. servent parfois à désigner l'ensemble de la politique Roosevelt. C'est une erreur de terminologie qui revient à prendre la partie pour le tout. La N.R.A. n'est qu'un élément du New Deal, élément important, il est vrai, puisqu'il vise à réformer la structure industrielle du pays. Élément d'une extrême complexité, au surplus, et dont le jeu, difficile à analyser, a des répercussions lointaines et imprévues.
Par N.R.A., il faut entendre l'Administration de Redressement National (National Recovery Administration), qui est rattachée au Département du. Commerce. Elle a été créée pour appliquer le N.I.R.A. (National Industrial Recovery Act) et placée sous la haute direction du général Johnson. Le N.I.R.A. a été promulgué le 16 juin 1933. Il porte en sous-titre :
« Loi tendant à encourager le redressement national, à favoriser la concurrence loyale, à assurer l'exécution de certains travaux publics et à d'autres buts. »
L'application de la loi N.I.R.A. a donné lieu à l'élaboration des codes dits de concurrence loyale, sortes de chartes industrielles rédigées après discussion entre les employeurs, les ouvriers et l'administration, et que les patrons de chaque corporation ont été invités à signer.
En attendant que les codes particuliers puissent être mis en vigueur, le président avait approuvé, le 20 juillet, un code passe-partout (Blanket Code), nommé parfois accord présidentiel de réemploi, et l'avait proposé à l'agrément individuel de tous les employeurs.
Il est extrêmement malaisé de définir exactement les intentions auxquelles répondaient, dans l'esprit de l'Administration et des parties contractantes, le N.I.R.A. et les codes. Mais on peut voir, dans ces textes, le lieu de convergence d'un certain nombre de projets de redressement et de réforme, d'origines diverses et de principes différents.
La N.R.A. est une sorte de creuset où sont venues s'allier des conceptions économiques et des aspirations sociales contradictoires, réactionnaires et conservatrices, réformatrices et révolutionnaires. Les remèdes qu'elle propose à l'économie américaine sont fondés sur des diagnostics et des principes thérapeutiques souvent opposés. D'ailleurs, dans la N.R.A., les efforts pour la recovery et pour la reform sont étroitement mêlés.
Aux yeux de M. Roosevelt, les deux objectifs sont visés. Mais le redressement vient avant la réforme sociale. Il l'a clairement marqué dans un communiqué à la presse et dans un message explicatif adressé au Congrès :
« Le but de la loi est d'assurer à l'industrie un profit raisonnable et aux travailleurs des salaires suffisants pour vivre, par l'élimination des méthodes tyranniques et des pratiques qui n'ont pas seulement harassé les affaires honnêtes, mais qui ont aussi contribué aux maux du travail... »
« La loi que je viens de signer a été faite pour remettre les gens au travail, pour leur permettre d'acheter en plus grande quantité les produits des fermes et des manufactures, pour faire repartir nos affaires sur la base de salaires suffisants pour vivre.
« Cette tâche s'accomplit en deux étapes.
« La première étape consiste à replacer plusieurs centaines de milliers de chômeurs sur les feuilles de paye avant la chute des neiges, la seconde est d'organiser un meilleur avenir d’une façon durable. Nous ne négligerons pas la seconde. Mais la première est de toute urgence. Elle a la priorité. »
Ainsi, le but principal de l'Administration était, par le moyen de la réduction des heures de travail et de la fixation de salaires minima, de développer le pouvoir d'achat des masses de manière à augmenter la consommation et à ranimer les échanges.
Dans le monde des affaires et, d'ailleurs, dans l'opinion publique en général, s'affirmait un besoin de réorganisation profonde, dans le sens d'une coordination qui mettrait fin à l'anarchie industrielle. Le haut patronat lui-même s'exprimait avec une singulière hardiesse à cet égard :
Le 1er mai1933, raconte M. Lindley (1), l'assemblée annuelle de la Chambre de Commerce des Etats-Unis réunissait 1.400 hommes d'affaires. De tous côtés, s'élevèrent des appels au gouvernement pour l'inviter à réglementer la concurrence.
Sur 49 orateurs, plus de la moitié réclamèrent un contrôle de l'industrie par l'Etat. Il n'y eut que 9 opposants formels.
Le président de la Rubber Tire Cy, M. Field, s'écria : « Nous n'avons pas pris spontanément les mesures nécessaires, il s'ensuit qu'un élément de force, la contrainte gouvernementale, devient nécessaire. L'augmentation constante du chômage nous mène soit au socialisme d'Etat, soit à l'anarchie complète. »
Après lui, M. Swope, président de la General Electric, fit entendre un avertissement solennel à l'industrie ; il lui annonça que, si elle ne saisissait pas l'occasion de se donner à elle-même des règles avec la coopération du gouvernement, ces règles lui seraient imposées du dehors.
Au vote, la Chambre de Commerce se prononça en faveur d'une planification industrielle préparée et appliquée par des associations corporatives sous la surveillance du gouvernement.
Une délégation fut envoyée au président Roosevelt pour lui soumettre cette résolution et invoquer son aide.
Quelles idées recouvraient ces thèmes favoris de l'anarchie industrielle à combattre, des règles et de l'ordre nouveau à instituer?
Appelés à préciser la nature de leurs doléances, les industriels américains, grands et petits, dénonçaient les « méthodes déloyales » (unfair practices), la « concurrence à couper la gorge » (cut-throat competition) ; ils y voyaient la cause immédiate de leurs difficultés et de leurs angoisses personnelles, et croyaient même pouvoir y reconnaître non pas la manifestation, mais l'origine de la crise générale.
Or la concurrence a toujours été féroce aux Etats-Unis, mais on en avait toujours vanté les bienfaits, car elle apparaissait comme la source unique du progrès. La liberté économique, l'idéologie individualiste étaient élevés à la hauteur d'une doctrine nationale.
Comment expliquer un revirement aussi complet? C'est que, depuis la crise, la concurrence n'était plus un facteur de progrès, mais de décadence. En temps normal, vu la rareté et la cherté de la main-d'oeuvre, l'avantage appartenait à l'outillage perfectionné et à la production en masse. Mais, depuis 1930, la main-d'oeuvre était devenue surabondante, elle s'offrait à bas prix, la consommation s'était raréfiée : toutes conditions qui favorisaient les usines à faible production, et où l'on employait l'homme à faire le travail de la machine.
Les manufactures du Sud, qui payaient des salaires de famine, chassaient du marché leurs rivales du Nord, auxquelles leur équipement technique et leurs méthodes de fabrication avaient jusqu'alors assuré la supériorité.
Le sweating system triomphait graduellement, il gagnait les régions de civilisation économique avancée. Donc, cette fois, par un étrange retour, la concurrence venait frapper et menacer de mort l'élite de l'industrie américaine. Les faillites, les liquidations abaissaient encore les prix de vente par une sorte de surenchère à rebours. Toutes les normes précédemment admises devenaient sans valeur ; à les suivre, l'industriel ne pouvait qu'aller à la perte.
Rien de surprenant qu'il réagît contre ce qui lui apparaissait, à juste titre, un désordre meurtrier.
Dès le moment où l'attention était attirée sur l'anarchie industrielle, on en découvrait sans peine d'autres manifestations encore, qui n'étaient pas nouvelles. Telle la coexistence de voies ferrées parallèles, sur lesquelles des compagnies concurrentes se disputaient la clientèle à coups de sacrifices ruineux pour les unes comme pour les autres. Et bien d'autres cas encore.
Dans l'industrie du pétrole, par suite de la sous-consommation et de la mévente, les producteurs du Texas pouvaient désorganiser le marché, en vendant au-dessous des prix de revient des autres régions. Là aussi, on criait à l'anarchie : « Donnez-nous un tsar », vinrent implorer à Washington les victimes.
Enfin, les industriels et les hommes d'affaires, d'accord sur ce point avec beaucoup d'économistes, s'accusaient eux-mêmes d'avoir pratiqué le surinvestissement, d'avoir englouti des sommes fabuleuses dans des entreprises mal conçues, dans la construction d'usines superflues, condamnées d’avance au désastre. Pour éviter la répétition de ces erreurs, ils jugeaient avoir besoin de conseils et de directives venus de haut.
Nulle part, peut-être, comme dans la patrie de l'individualisme rugueux (rugged individualism) ne s'est produite pareille réaction contre les anciens mots d'ordre.
Le général Johnson pouvait un jour se faire acclamer en disant la nausée qu'il avait des fameux lieux communs : liberté du commerce... laissez faire la nature... les accords de restriction sont illégaux... la concurrence est la loi du commerce...
Tout, cependant, n'était pas absolument nouveau dans ces tendances du patronat : sur un point au moins, elles coïncidaient avec une revendication ancienne des grands industriels, qui visait l'abrogation de la législation contre les trusts. L'administration Roosevelt a d'ailleurs su se servir de la suspension du Sherman Act comme d'un appât pour induire les hésitants et les récalcitrants à souscrire aux codes.
De leur côté, les représentants de la classe ouvrière arrivaient avec leur cahier de charges traditionnel, en tête duquel se trouvaient la réduction des heures de travail et l'augmentation des salaires. Ils faisaient valoir que seule la reconnaissance des droits syndicaux permettrait d'arrêter la baisse des salaires et de garantir l'exécution des engagements pris par les employeurs.
La grande majorité du pays était favorable à ces revendications ; et c'est à une forte majorité (55 voix contre 30) que, dès le 6 avril 1933, le Sénat adoptait une proposition de M. Black tendant à instituer la semaine de 30 heures.
Par une rencontre singulière, mais qu'explique la situation spéciale de l'industrie américaine depuis la crise, la majorité des employeurs, menacée par la concurrence des sweat-shops (2), appuyait les ouvriers, du moins en ce qui concerne le salaire minimum et la limitation des heures de travail.
Enfin, les docteurs de l'économie, les réformateurs sociaux de toutes nuances offraient leurs remèdes et leurs projets, qui tous impliquaient un contrôle de l'industrie.
Les conservateurs, ceux qui voient dans la surproduction générale la cause de la crise, proposaient, pour résoudre le problème du chômage, des mesures destinées à répartir le travail entre un plus grand nombre d'ouvriers.
Les partisans du régime corporatif et ceux de l'économie dirigée et planifiée présentaient des systèmes variés visant la réglementation de la production.
Les progressistes de la vieille école demandaient l'amélioration de la législation du travail et son extension aux Etats rétrogrades de l'Union.
Enfin, les jeunes économistes socialisants insistaient sur la nécessité de corriger la répartition défectueuse du revenu national, cause de la sous-consommation et du surinvestissement. De 1922 à 1929, pouvaient-ils arguer, tandis que la valeur de la production augmentait de 3,5 % les salaires réels ne progressaient que de 2,1 % ; mais les profits s'accroissaient de 6,8 % (3).
La crise, loin de remédier à cette situation, n'a fait que l'aggraver.
M. Walter Lippman l'a montré à l'aide de quelques chiffres :
En 1929, les salaires industriels représentaient 21,2 % du revenu patronal.
En 1932, ils en représentaient 14 %.
Du cinquième d'un total considérable, ils étaient tombés au septième d'un total beaucoup plus faible.
Les traitements, bien que moins importants, avaient conservé leur position relative (7,1 % en 1929, 6,9 % en 1932).
Le revenu total des dividendes et intérêts augmentait dans l'intervalle. Il avait été de 15,1 % en 1929. Il atteignait 17,3 % en 1932.
A l'intérieur de ce groupe, une grosse augmentation de la proportion payée sous forme d'intérêts avait plus que compensé la réduction dans la proportion payée sous forme de dividende.]. Ainsi, une minorité privilégiée avait été la principale bénéficiaire du progrès économique ; son pouvoir de consommation étant limité, elle n'avait pu faire autre chose de ses profits accrus que les investir dans de nouvelles entreprises, dont développer l'outillage et la production ; cependant, les masses, seules capables d'offrir des débouchés à celle production supplémentaire, en étaient empêchées, faute d'une augmentation correspondante de leur pouvoir d'achat.
Pour prévenir le retour d'un pareil état de choses, on préconisait l'augmentation des salaires et la limitation des profits.
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De tous ces besoins et tendances diverses, l'administration Roosevelt a tenté la synthèse dans la loi N.I.R.A., dans l'accord présidentiel de réemploi et dans les codes.
D'une manière générale, ces textes réglementent la durée du travail qui est fixée, suivant les professions, à 32, 36 et 40 heures ; ils stipulent un salaire minimum. Ils interdisent le travail des enfants ; ils enregistrent la reconnaissance de droits syndicaux plus étendus qu'auparavant (4).
D'autre part, pour empêcher que les avantages matériels accordés aux salariés ne soient immédiatement compensés par une augmentation du coût de la vie, ils prévoient souvent des limitations de prix à la hausse.
En sens contraire, afin de prévenir la concurrence « déloyale », ils interdisent d'ordinaire la vente au-dessous du prix de revient. Le contrôle de ces prix de revient, par les soins de l'association corporative, est stipulé dans certains cas.
Quant aux sanctions, en cas de violation des engagements, on est frappé par leur faiblesse. Les amendes sont infimes. Il est vrai que la loi et les codes prévoient l'octroi et le retrait éventuel de licences, pour l'exercice d'une profession déterminée. Mais cette clause soulève un problème constitutionnel épineux. Le Gouvernement central n'a le droit d'intervenir que dans le commerce entre Etats (Interstate Commerce) : pour qu'il pût interdire à quiconque de fabriquer ou de commercer sur le territoire des États, il faudrait qu'ils abdiquassent une souveraineté dont ils sont extrêmement jaloux. En fait, la clause relative aux licences paraît devoir être abandonnée avant d'avoir jamais été appliquée.
Les sanctions prévues par la N.R.A. sont, en réalité, illusoires. L'Administration le sait bien, et c'est pourquoi elle a fait appel au public pour contrôler l'application des codes, en l'engageant à boycotter les réfractaires.
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La politique N.R.A., telle qu'elle était définie dans la loi du 16 juin 1933, ne se bornait pas à réglementer des conditions de travail et de prix. Un point essentiel, et sur lequel on n'a pas suffisamment attiré l'attention, c'est que la loi N.I.R.A. se divise en deux titres. Le premier est relatif au « redressement industriel », c'est-à-dire aux codes. Le second a trait aux « projets de travaux publics et de construction ». C'est, en effet, dans le N.I.R.A. que sont prévus le programme et le financement des 3 milliards 300 millions de travaux à entreprendre sous la direction de l'Administration fédérale exceptionnelle des Travaux publics (P. W. A.).
L'inclusion dans le même texte législatif de deux séries de mesures, en apparence si distinctes, répond en réalité à une vue d'ensemble, à un plan général.
En effet, la loi était bien destinée, dans l'esprit de ses auteurs, à préparer une nouvelle répartition du revenu national, à en attribuer une plus large part à la classe ouvrière et à exiger de la classe capitaliste un sacrifice sur ses profits. Mais, au moment où le N.I.R.A. entrait en vigueur, les industries étaient encore déficitaires dans leur majorité. C'eût été un non-sens que de vouloir pratiquer un prélèvement sur des profits qui n'existaient pas.
C'est précisément pour résoudre cette difficulté que le programme des grands travaux publics venait compléter la nouvelle réglementation des salaires. Les marchés que l'Administration allait passer avec les industriels constituait des objets d'échange et des moyens de pression. Ils allaient leur assurer des bénéfices: on pouvait donc leur demander, au moment de passer contrat, qu'ils en abandonnâssent une partie à leurs ouvriers.
D'une manière générale, les grands travaux publics devaient ranimer l'économie, rendre profitables les entreprises privées ; il était légitime que le pouvoir central, source des profits, en contrôlât la répartition, de manière à assurer une prospérité durable.
Telle était la conception d'origine. Mais telle ne fut pas la méthode d'exécution. En fait, la simultanéité ne fut point observée ; les travaux publics, confiés à une autre administration que la N.R.A., ne furent entrepris qu'avec un retard de plusieurs mois (5).
Les plus graves mécomptes qu'ait éprouvés l'expérience Roosevelt, sont dus au décalage qui s'est produit entre la date d'application du titre I du N.R.A. et celle du titre II.
Au départ déjà, l'Administration eut d'autant plus de difficultés à faire accepter les codes par les employeurs qu'elle manquait de monnaie d'échange. Les négociations avec l'in-dustrie lourde eussent pris une tout autre tournure si le Gouvernement avait disposé de l'appât de commandes immédiates. Il lui restait heureusement celui de la suspension des lois contre les trusts, et les grands patrons, désireux de pouvoir se réunir et conclure des ententes, sans risquer l'amende et l’emprisonnement, n’y furent pas insensibles. Mais sur la question des droits syndicaux, l'Administration fut loin d'obtenir tous les résultats qu'elle aurait pu. Dans bien des cas, elle dut faire des concessions, accepter des formules équivoques, source de conflits futurs.
Plus grave encore est la modification qu'a dû subir le plan de redressement économique N.R.A., privé de son corollaire, le programme des travaux publics.
Ce plan a été popularisé grâce à une campagne menée par le général Johnson, avec toutes les ressources de la publicité américaine, campagne qui a mérité le qualificatif péjoratif de ballyhoo.
Le public était invité à coopérer à la N.R.A. à un double titre ; d'abord pour faire respecter les codes en n'achetant que les produits munis de l'emblème de l'aigle bleu ; en second lieu, pour déterminer, par des achats massifs et immédiats, un démarrage rapide de toute l'éco-nomie.
On expliquait que le retour à la prospérité dépendait entièrement du succès de la N.R.A. L'augmentation des feuilles de salaires allait développer le pouvoir d'achat global. Chacun devait « acheter maintenant », avant la hausse.
L'augmentation de la consommation permettrait bientôt aux entrepreneurs d'augmenter la production et de compenser par la fabrication en masse, qui tend à faire baisser les prix de revient, la hausse résultant de l'augmentation des feuilles de salaires. En attendant, il leur était demandé de faire l'avance nécessaire à cette augmentation.
Construction fragile, puisque privée de son plus solide soutien, à savoir les dépenses de l'Etat, auxquelles on substituait les ressources hypothétiques d'entrepreneurs appauvris ou même ruinés par la crise ; puisque aussi l'équilibre dépendait de l'ordre et de la vitesse d'intervention de facteurs incontrôlables.
Le général Johnson et son état-major n'en prophétisaient pas moins le retour au travail de 6 millions de chômeurs avant l'automne, par la seule vertu de la N.R.A.
La campagne de propagande souleva dans le pays un élan d'enthousiasme. Le terrain était d'ailleurs préparé par les heureux effets de l'abandon de l'étalon-or. Sous la pression de l'opinion publique, la contagion de la confiance aidant, au début et dans l'ensemble, chacun coopéra de son mieux à l'expérience. La plupart des intéressés recevaient d'ailleurs quelque satisfaction spéciale.
Du point de vue du redressement économique, les résultats sont difficiles à apprécier. En tous cas, comparés aux prévisions officielles, ils sont décevants, puisque le nombre des chômeurs n'a diminué jusqu'à l'automne que du tiers du chiffre annoncé par le général Johnson. Encore, est-il malaisé d'apprécier ce qui est dû à la N.R.A. et ce qui est l'effet de la dévaluation.
Néanmoins, on ne saurait contester que la réduction des heures de travail a obligé beaucoup de patrons à engager de nouveaux ouvriers et employés ; que le relèvement des salaires minima a amélioré les conditions d'existence de la partie la plus malheureuse de la classe ouvrière.
Il est moins sûr que les employeurs ne se soient pas rattrapés de l'augmentation des salaires les plus bas en en diminuant d'autres ; certaines statistiques tendent à l'indiquer, qui montrent que le salaire moyen de l'ouvrier américain n'a que peu varié. Les chiffres sont, il faut le dire, incertains, et, à l'encontre de ce qui précède, le rapport de l'U.S. Steel déclare que la moyenne des salaires a augmenté de 24% depuis l'entrée en vigueur du Code de l'acier. Mais la grosse métallurgie, en l'absence de commandes pour les travaux publics, n'a dû à la N.R.A. proprement dite aucun regain d'activité. Elle s'en plaint très vivement.
Certaines industries, par contre, ont retiré de la N.R.A. de grands avantages : celles du pétrole, par exemple, où la réglementation de la production et des prix a mis fin à un état de choses intolérable.
Dans le textile, la transformation a été radicale. Le sweating system y sévissait dans toute son horreur. On cite le cas des usines de Knoxville, dans le Tennessee, où les ouvriers étaient payés 4,91 dollars pour 55 heures de travail ; le code a porté le salaire minimum à 12 dollars pour 40 heures. La concurrence des sweatshops du Sud-Est avait ruiné les usines de la Nouvelle-Angleterre. La N.R.A. a rétabli leur situation. Le nombre des ouvriers employés dans le textile a considérablement augmenté, ainsi que le montant global des salaires. Naturellement, les prix de revient et les prix de vente s'en sont ressentis, et c'est le consommateur qui a finalement payé les frais. Mais il est plus exact de dire qu'il a cessé de bénéficier de l'exploitation éhontée de la main-d'oeuvre.
La N.R.A. a fait faire un pas décisif à la législation sociale aux Etats-Unis. Toute l'Amérique libérale a salué avec joie la suppression du travail des enfants, pour laquelle elle avait vainement lutté durant de longues années : à plusieurs reprises dans l'histoire, le Congrès et le Président avaient essayé d'imposer cette mesure aux Etats qui ne l'avaient pas encore inscrite dans leur propre législation : chaque fois, cette intervention fédérale avait été jugée inconstitutionnelle par la Cour suprême. La N.R.A. et les codes ont triomphé de la difficulté ; de même, ils ont imposé la réduction de la période d'apprentissage ainsi que l'interdiction du travail à domicile dans un grand nombre d'industries.
Progrès également, en ce qui concerne les droits syndicaux qui n'étaient pas reconnus partout, et auxquels des procédures juridiques, comme celle de l'injunction faisaient obstacle. Désormais, les salariés ont le droit de s'organiser et de négocier collectivement. La loi et les codes laissent subsister toutes les anciennes possibilités de conflit sur les principes du closed shop (obligation pour les patrons de n'employer que des ouvriers syndiqués) et des Company Unions (droit pour le patron de traiter avec des syndicats d'entreprises). De même la « clause de mérite », qui existe dans certains codes et qui permet aux patrons de favoriser des ouvriers à leur gré, reste une source de difficultés.
Mais l'administration de la N.R.A. et le National Labor Board, créé le 5 août 1933 et composé d'un nombre égal de représentants des ouvriers et des patrons et d'un président désigné par M. Roosevelt, veillent du moins à ce que les ouvriers puissent constituer les associations de leur choix.
D'ailleurs, l'augmentation des effectifs syndicaux, qui a suivi l'institution de la N.R.A. témoigne de ses effets. D'août à octobre, l'American Federation of Labor a gagné, près de 2 millions d'adhérents. L'United Mine Workers en compte 600.000, alors que le recensement de 1930 indiquait un maximum de 627.000 membres possibles. Chez les ouvriers de la confection, l'affiliation au syndicat a passé de 35.000 à 150.000. Une nouvelle association ouvrière dans l'industrie du cuir a groupé d'emblée 75.000 membres.
Cependant même au sein de la classe ouvrière, certaines catégories de travailleurs ont été lésées par la N.R.A.
Les employeurs, dans l'obligation de relever les salaires minima, ont renvoyé le personnel dont le rendement était plus faible et qui, pour ce motif, était moins payé, pour le remplacer par des ouvriers et des employés plus habiles et plus actifs. A un homme âgé, qu'on payait 8 ou 10 dollars par semaine, et dont le salaire devait être porté à 12 ou 15 dollars on a préféré substituer un homme plus jeune, engagé au nouveau tarif (6).
De même pour la main-d'oeuvre noire. On cite l'exemple de l'industrie du bois dans le Sud-Est, où le salaire horaire n'était que 5 à 6 cents. Il a été porté par le code à 20 cents. Les patrons ont aussitôt renvoyé les nègres et engagé des blancs.
Ici, la N.R.A. ne fait peut-être que découvrir une plaie ancienne. Le problème noir était et demeure la plus grave menace qui plane sur l'avenir des Etats-Unis. La coexistence sur le même territoire de deux races, aux besoins à ce poilu inégaux, pose à tout moment des questions angoissantes.
N.R.A. a suscité d'autres plaintes encore.
On a entendu celles de l'industrie lourde. Mais il suffira d'une accentuation de la reprise générale des affaires pour que leur objet disparaisse.
Les doléances des fermiers sont plus sérieuses. Généralement parlant, ils ont vu dans la N.R.A. un facteur de hausse des prix industriels, donc des objets qu'ils achètent, sans hausse correspondante des denrées qu'ils vendent. Forme nouvelle de l'éternelle dispute entre ruraux et urbains. On pouvait répondre — et on n'a pas manqué de le faire — qu'à l'A.A.A., ensemble des mesures prises en faveur des agriculteurs, il était juste d'adjoindre la N.R.A. pour relever parallèlement la condition des citadins.
Mais revenant à la charge, les fermiers ont montré que la hausse des salaires, dans les petites villes, avait une répercussion sur la main-d'oeuvre agricole ; or, dans les conditions présentes, il est impossible de payer davantage les ouvriers des champs.
Satisfaction a été donnée aux fermiers en exemptant des règles N.R.A. les petites agglomérations.
Plaintes encore, et non moins vives, de la part des très petites entreprises, de celles qui n'ayant qu'un capital insignifiant, un faible chiffre d'affaires et point de liquidités, ne peuvent augmenter la feuille de paye à la fin de la semaine.
Là aussi des concessions ont été faites. Les règles de la N.R.A. sont par définition élastiques. Les cas particuliers sont réputés toujours susceptibles de révision et de réadaptation.
Mais l'Administration, tout en se déclarant prête à admettre les exceptions justifiées, n'en maintient pas moins le principe qu'une entreprise, incapable de payer à ses employés des salaires « décents », est condamnée et doit disparaître.
« Il est évident à mes yeux, répétait encore le général Johnson, le 18 janvier dernier, qu'aucune entreprise, dont l'existence n'est possible qu'à condition de payer des salaires inférieurs à ceux qui sont nécessaires pour vivre (less than living wages) n'a de droit à continuer d'exister dans ce pays. »
Principe dont la justesse est partout reconnue, mais qui, au milieu d'une tourmente économique, ne peut évidemment être appliqué qu’avec des tempéraments.
Mais les administrateurs de la N.R.A. prétendent que les difficultés du « little man», du petit entrepreneur ont été exagérées, et qu'en tous cas les soulagements qu'on lui a accordés sont suffisants. Ils produisent, à l'appui de cette affirmation, la statistique comparée des faillites de 1928 à 1933 ; elles indiquent que c'est dans la catégorie des petites entreprises que l'amélioration a été la plus accusée depuis le New Deal.
Cependant quoi qu'on puisse faire dire aux chiffres, c'est l'évidence même que les codes sont plus faciles à observer par les entreprises financièrement les plus fortes, les mieux outillées et employant relativement moins de main-d'oeuvre. La N.R.A. les favorise ; son action s'exerce donc dans le sens de la concentration industrielle.
Mais le problème le plus délicat, peut-être, est celui des fraudes et des infractions. Tout le système repose, en réalité, sur la bonne foi des contractants, bien plutôt que sur la crainte des pénalités. De toutes les sanctions, la meilleure, celle de l'opinion, perd graduellement de son efficacité, parce que l'intérêt et la vigilance du public s'émoussent.
Reste le contrôle des associations ouvrières. L'administration Roosevelt fait tout ce qui est en son pouvoir pour fortifier le syndicalisme américain.
Mais que faire si des patrons brisent la résistance ouvrière et refusent de se soumettre à l'autorité fédérale?
Le retrait des licences, bien que prévu par le N.I.R.A., soulèverait des difficultés légales telles qu'on n'ose même pas les aborder. Sans doute, il semble exister à la Cour suprême une majorité d'une voix pour reconnaître le caractère constitutionnel des mesures incluses dans le New Deal. Mais l'épreuve n'a été tentée qu'à propos de litiges d'ordre mineur. Qu'adviendrait-il si la question de la souveraineté des Etats était posée devant la Cour suprême le jour où le pouvoir central aurait interdit à un citoyen l'exercice de sa profession?
Au sein de la N.R.A. on hésite à prendre un pareil risque. D'aucuns suggèrent de tourner la difficulté et d'amener chacun des Etats individuels à promulguer une législation copiée sur le N. I. R. A. Mais quelle probabilité y a-t-il que les quarante-huit Etats y consentent? Et même que les quarante-huit lois qu'ils feraient voter constituent un ensemble qui ne soit pas discordant?
Et si cette solution est reconnue impraticable, est-il vraisemblable que les règles de la N.R.A. puissent continuer longtemps d'être appliquées, ou de nouvelles règles être établies simplement en comptant sur la bonne volonté, le désir d'entente, l'esprit de conciliation des parties, et même sur la puissance des syndicats? Une autorité supérieure, munie de pouvoirs réels ne devra-t-elle pas intervenir? Pourra-t-on la créer sans une véritable révolution politique, sans le bouleversement, voire la destruction du système fédératif, éternel obstacle aux grandes réformes?
Ce sont là des questions que ne manquent pas de se poser les auteurs et les dirigeants de la N.R.A. L'avenir les préoccupe d'autant plus qu'ils croient fermement — et une grande partie du peuple américain le croit avec eux — qu'ils ne font pas oeuvre purement temporaire, et qu'une direction, une coordination de l'économie industrielle demeureront des nécessités permanentes.
Ils voient les fissures d'une construction hâtive. Les cas de violation des codes sont innombrables. Non seulement la lecture des journaux, mais la vie quotidienne les révèle à l'observateur : il suffit, par exemple, d'interroger un garçon de café à New-York pour apprendre que la règle du salaire minimum n'est pas observée dans sa corporation.
Pourtant ce serait une erreur de croire que la N. R. A. soit en voie de disparition, ni même en décadence. La souplesse de l'institution, encore qu'elle réduise sa force et ses pouvoirs lui confère une vitalité toute spéciale. Elle est toujours prête à s'adapter à des conditions mouvantes. En ce moment, la révision générale des codes, peut-être accompagnée même d'une nouvelle réduction des heures de travail, est à l'ordre du jour.
La vérité, c'est que la N.R.A. est vivante parce qu'elle répond à des besoins réels. Elle les a en partie satisfaits, ou elle tend à le faire.
En même temps, elle imprime à l'économie américaine des directions que personne n'avait peut-être prévues à l'origine. Essayons d'esquisser à grands traits les résultats acquis et les répercussions plus lointaines.
Il y a l'action psychologique du début, l'impression de confiance donnée à une collectivité en plein désarroi économique, et qui s'est tout à coup senti reprise en mains et dirigée. Il y a le progrès énorme réalisé soudain dans le domaine de la législation du travail et de l'organisation des syndicats. La classe ouvrière a reçu des armes grâce auxquelles elle pourra revendiquer une part de plus en plus importante du revenu national.
Il y a le soutien immédiat donné à quantité d'entreprises chancelantes, et que la concurrence à couteaux tirés menaçait de mort prochaine. La N.R.A. a déclaré une sorte de trêve sur un champ de bataille que la crise avait jonché de cadavres.
Mais, à longue échéance les industries les plus fortement organisées, les mieux outillées, celles où le machinisme est le plus développé sont naturellement favorisées par la réduction des heures de travail et l'institution du salaire minimum. Ainsi la N.R.A. tend à restituer au marché de la main-d'oeuvre sa rigidité ancienne, donc à encourager la recherche des labor saving devices (méthodes économisant le travail humain) et à réorienter l'économie américaine dans sa direction traditionnelle, définie par les trois termes : cherté de la main-d'oeuvre, perfectionnement de l'outillage, production massive.
Dans le même ordre d'idées, et malgré les tempéraments apportés dans l'application des codes, la N.R.A. pousse à la concentration industrielle qu'elle favorise, d'autre part, par la suspension du Sherman Act. On note déjà des tendances très nettes à la cartellisation et le gouvernement s'inquiète à juste titre des progrès du monopolisme dans certaines industries.
La limitation des profits, l'augmentation des salaires et du pouvoir d'achat des masses ne peuvent que favoriser le développement des industries produisant des biens de consommation, aux dépens des industries de capital. Les investissements sont ralentis, l'importance relative de l'industrie lourde réduite.
Enfin, la N.R.A. cherche à égaliser les conditions de travail et d'existence sur un immense territoire aux climats divers et qu'occupe un extraordinaire mélange de peuples et de races.
Elle fait donc oeuvre d'unification nationale. En quoi elle répond à une nécessité historique.
Pour le comprendre, qu'on imagine un continent, d'Europe, par exemple, à l'intérieur duquel n'existerait aucune barrière douanière. Entre la France et les Balkans le commerce serait libre, sans tarif, sans contingents ; survient une crise ; l'usine de Sofia ou de Tirana aux très bas salaires, ruine celle de Lyon : l'ouvrier bulgare ou albanais impose à l'ouvrier français son standard de vie.
Toutes choses égales il existait une situation de ce genre aux Etats-Unis. Si la N.R.A. parvient à y mettre fin sans création de cordons douaniers intérieurs, au moyen d'un nivellement des conditions d'existence par le haut et non par le bas, ce ne sera pas la moindre des révolutions que Roosevelt aura accomplie.
1 - Op. cit.
2 - Usines qui pressurent (l’ouvrier).
3 - Chiffres donnés par le Commitee on recent economic changes et cités dans le rapport du Directeur du B.I.T. de 1932.
4 - La Section 7 de la loi stipule que : 1° les salariés auront le droit de s'organiser et de négocier collectivement par l'intermédiaire de représentants de leur choix et seront exempts de toute immixtion, entrave ou coercition de la part des employeurs ou des agents de ceux-ci dans la désignation de leurs représentants, dans l'organisation qu'ils se donneront, et dans toutes les autres activités concertées aux fins de négociations collectives ou d'autre aide ou protection mutuelles ; 2° aucun salarié ou aucune personne en quête d'emploi ne pourra être requis comme condition d'engagement, de s'affilier à un syndicat d'entreprise (Company Union) ou de s'abstenir de s'affilier à une organisation ouvrière de son choix, de l'organiser ou de l'assister.
5 - V. Chapitre IV.
6 - Pour la même raison, dès qu'a été acceptée la régle du salaire minimum, la question du travail des enfants s'est trouvée ipso facto résolue ; l'abolition en a été obtenue sans peine.