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1 décembre 2004 3 01 /12 /décembre /2004 00:21


La-Revolution-Roosevelt.jpg


La Révolution Roosevelt
Georges Boris – 1934

 


Chapitre VII : Pronostics

 

La nouvelle idéologie américaine

 

 

 

 

 

    Il n'est pas exclu, certes, qu'un jour les Etats-Unis poursuivent leur évolution jusqu'à l'Étatisme intégral, puis jusqu'au socialisme proprement dit. A l'heure présente, ces systèmes ne comptent qu'une poignée de partisans.

    Au gouvernement, Mr. Rex Tugwell, secrétaire adjoint à l'Agriculture, est le seul à faire du capitalisme une critique destructive et à ne pas croire qu'une forme intermédiaire puisse être viable.

    Quelque ébranlement qu'aient subi depuis la crise ses idées traditionnelles, l'Amérique reste encore fermement attachée aux principes individualistes. Elle n'en admettra le sacrifice, même partiel, que dans la mesure où la nécessité lui en sera prouvée par les faits.

    La doctrine américaine de l'effort individuel et de la récompense qu'il doit recevoir sous la forme du profit matériel a sa source historique dans l'épopée de ces pionniers qui, au XIXe siècle, ont achevé la conquête d'un immense territoire. Un grand peuple colonisateur y a puisé, cent cinquante ans durant, des leçons d'énergie consacrées par de prodigieux succès. Sa conception de la vie en était imprégnée. Et les mots, dont un Théodore Roosevelt s'est servi pour l'exalter, gardent encore leur résonance ; les désillusions et les humiliations de la crise ne l'ont pas étouffée.

    D'aucuns vont jusqu'à penser que le tempérament américain ne saurait s'accommoder d'une autre doctrine ; ils en déduisent que le retour à l'individualisme intégral est inéluctable. On entend souvent dire aux Etats-Unis que, si la prospérité est rétablie, toute la construction étatiste sera balayée en un instant. On cite en exemple toutes ces organisations du temps de guerre qui, après la conclusion de la paix, furent anéanties de quelques traits de plume. On ajoute que l'esprit particulariste des Etats est si puissant qu'aussitôt le péril conjuré, il fera table rase des règles et des institutions fédérales nées de la crise.

    La force de ces facteurs traditionnels est certaine : elle est suffisante pour empêcher la révolution, si faire se peut, d'aller jusqu'au socialisme. Mais comment croire qu'elle puisse déterminer une réaction totale? On n'imagine pas d'ailleurs un retour si complet à la prospérité que la réglementation qui l'aurait fait renaître puisse être abolie impunément. Si, par hasard, dans l'élan d'un optimisme inconsidéré, l'Amérique rétablissait purement et simplement les conditions anciennes, on verrait vite réapparaître les mêmes déséquilibres qui causèrent la crise. Il faudrait recommencer à pied d'oeuvre, et c'est alors que les solutions les plus radicales s'imposeraient sous le coup de la déception et de la colère.

    Mais il existe dès maintenant, dans la mentalité américaine, des freins assez puissants pour rendre improbable une revanche, même momentanée, de l'individualisme intégral.

    Le meilleur baromètre de l'opinion aux Etats-Unis c'est sans doute le président Roosevelt. Son prestige et son succès tiennent pour une large part, à sa connaissance exacte des pensées de la nation, à la concordance intime et presque instantanée de ses paroles et de ses actes avec les aspirations et les désirs du peuple. Or, M. Roosevelt nous a montré comment ont pu se transposer, au cours des dernières années, les tendances et même les traditions de l'Amérique.

    Le parti démocrate, comme on sait, professe l'idéal jeffersonien, celui de la liberté des individus et des Etats, par opposition aux empiétements de l'autorité fédérale. N'est-ce pas une chose singulière que l'auteur du New Deal, qui a poussé dans toutes les directions, en étendue et en profondeur, les tentacules du pouvoir central, se réclame de la doctrine de Jefferson?

    Ouvrons le livre de M. Roosevelt, Regards en avant : dès le premier chapitre qui porte le titre significatif de « Réestimation des valeurs », nous le verrons résoudre la contradiction :

    « Jefferson, écrit-il, avait craint les empiétements du pouvoir sur les individus. Pour

    Wilson, la puissance financière constituait le nouveau danger. Il comprit que le système économique de grandes concentrations était le despote du XXe siècle, dont dépendait la sécurité des individus et dont l'irresponsabilité et l'avidité — si on n'exerçait sur elles aucun contrôle — pourraient réduire les masses à la misère et à la famine. En 1912, la concentration de la puissance financière n'était pas encore ce qu'elle est devenue de nos jours... »

    Ainsi l'ennemi, pour le disciple moderne de Jefferson, ce n'est plus l'Etat central, c'est l'oligarchie financière. Voilà une transposition doctrinale qui répond aux sentiments les plus profonds de la nation. Jadis, objets d'une vénération mêlée d'envie, les magnats de Wall Street n'ont pas seulement perdu tout prestige depuis 1929. Le krach les a fait apparaître comme des illusionnistes ignorants et dangereux ; la révélation des scandales Mitchell et Wiggin les a couverts d'opprobre ; elle a soulevé contre eux la haine et le mépris.

    Tout cela ne tombera pas dans l'oubli. La mémoire en sera perpétuée par les traces et le souvenir des souffrances endurées, par la survivance d'une littérature, par toutes sortes de manifestations dans l'ordre spirituel, par l'enseignement donné par des maîtres qui, depuis cinq ans, sont penchés sur l'étude des faits économiques et sociaux. L'idée de rendre pleine liberté aux gens de finance, ferait bondir d'indignation l'immense majorité des Américains.

    Il n'est pas jusqu'à la vieille ambition de faire fortune qui ne rencontre des limitations, qu'exprime le mot d'ordre populaire : « plus de millionnaires ». Nul sans doute ne l'entend pour lui-même, mais il suffit que chacun l'applique à son voisin.

    On raconte qu'au début de la N. R. A., comme M. Roosevelt discutait le code des mines avec les grands patrons, M. Schwab, de la Bethlehem Steel, argua de ses devoirs envers les actionnaires de la compagnie. Le président l'interrompit : « Est-ce à vos actionnaires que vous pensiez lorsque vous payiez des millions de dollars de gratification à votre président, mon ami Gene Grace ». Et à la fin de l'entretien, M. Roosevelt revenait à la charge « Mes meilleurs souvenirs à mon ami Gene Grace, mais dites-lui bien de ma part qu'il ne lui arrivera plus jamais de gagner un million par an. »

    Cette hostilité foncière au gain facile se retrouve dans les manifestations de « l'esprit punitif » du gouvernement. En poursuivant avec ostentation les fauteurs de malversations, les corrupteurs, en annulant brutalement des marchés onéreux, il entretient dans l'opinion l'idée qu'il y a une limite au profit honnête, limite au delà de laquelle le modeste citoyen, « l'homme oublié », est frustré de son dû.

    C'est ainsi qu'au nom même de l'individualisme, le New Deal inculque au peuple américain la notion du contrôle des grands intérêts privés par l'Etat.

    Autrefois, explique encore le président Roosevelt, dans ses Regards en Avant, l'individu pouvait échapper aux rigueurs d'un système trop dur pour les petits : « au moment le plus critique, on avait toujours la ressource de s'embarquer pour l'Ouest, où des prairies incultes accueillaient les hommes auxquels l'Est n'avait pu procurer un gagne-pain ». Mais aujourd'hui, on peut appliquer aux Etats-Unis, le mot de Paul Valéry. Ils sont devenus un monde fini. Il n'y a plus, pour les pionniers, de terres à défricher. Et voici que M. Roosevelt transpose aussi l'esprit du pionnier, et l'applique à l'exploration du monde social, à la recherche de règles meilleures et plus harmonieuses.

    Ici encore la tradition sert l'esprit nouveau et s'adapte à lui.

    Quant à la vieille opposition des Etats et du pouvoir central, elle demeurera un facteur important dans l'évolution de l'Amérique. Mais dans cette lutte déjà plus que séculaire, une loi historique veut que l'autorité fédérale étende graduellement son empire. Cette fois, d'ailleurs, un fait nouveau s'est produit, d'une portée incalculable : la crise a ruiné les finances des Etats. Il a fallu que le gouvernement de Washington vînt au secours de leurs chômeurs, payât leurs fonctionnaires, assurât le service de leurs emprunts. Les dettes des Etats envers l'Union sont énormes. La situation de débiteurs à créancier les met en condition d'infériorité. Ils ne peuvent pas récupérer tout ce qu'ils ont perdu de leur souveraineté.


***



    Un pas a été franchi sur lequel il n'y a plus de retour possible. Si l'on hésite encore à le croire, qu'on écoute seulement les adversaires politiques de M. Roosevelt.

    L'Université de Columbia est dirigée par un républicain, M. Nicholas Murray Butler. Il a présidé à la rédaction d'un rapport qui porte la signature des plus éminents économistes, et où on lit textuellement que la politique du laissez-faire est morte. Il a, avec ses collègues, approuvé, sous certaines réserves, le principe des codes et celui du contrôle des salaires et des profits ; il s'est prononcé en faveur de la surveillance des grandes corporations industrielles, pour une politique de travaux publics et pour une monnaie-or, mais dirigée.

    Quant au leader du parti républicain, l'ancien secrétaire d'Etat, Ogden Mills, s'il ne manque pas bien entendu, d'attaquer l'administration, il concède que le principe de la N. R. A. est bon ; tout en déclarant excessives les dépenses du gouvernement, il admet qu'elles sont peut-être nécessaires pour remettre l'économie en marche. Enfin, il se dit partisan de l'assurance contre le chômage.

    Ainsi parle le chef des conservateurs sociaux. On juge par là de l'évolution de l'esprit public.

    Où mène cette évolution? Quel idéal de vie proposent au citoyen américain ceux qui ont sa confiance? Reportons-nous aux textes. Nous n'y verrons tracé ni l'ancien idéal du capitalisme individualiste, ni l'idéal socialiste, mais bien celui d'une forme intermédiaire qui emprunte à gauche et à droite ses principes directeurs.

    « Chaque homme a le droit de vivre, dit M. Roosevelt, c'est-à-dire qu'il a le droit de se constituer une vie agréable. Il peut, par paresse, ou à l'encontre de tout devoir moral, renoncer à ce droit, mais ce droit ne peut lui être refusé. Notre gouvernement, sous une forme officielle ou non, par des mesures économiques ou politiques, doit ouvrir à chaque individu une voie qui le conduise, s'il travaille, vers la possession de ce qui est nécessaire à ses besoins. Chaque homme a en outre un droit sur ce qu'il possède individuellement, autrement dit un droit qui lui garantit dans la plus large mesure la sécurité de ses gains. Sans ce droit, il ne pourrait traverser les périodes difficiles de la vie, durant lesquelles, pour des raisons naturelles, il lui est impossible de travailler : l'enfance, la maladie, la vieillesse. Dans toute idée de propriété ce droit est considérable, il domine tous les autres. Si, par respect pour ce droit, nous devons imposer des restrictions aux opérations du spéculateur, du manieur d'argent et même du financier, j'estime que nous devons admettre ces restrictions comme indispensables pour protéger l'individualisme et non pour l'entraver ».

    Autrement dit, c'est pour assurer la sécurité de l'existence et de la propriété qu'il est devenu nécessaire d'abolir d'anciens privilèges, et par conséquent de faire une révolution :

    « Les vieux jours sont passés, s'écrie M. Ickes, un des membres les plus influents du cabinet, les vieux jours du gouvernement du riche et du puissant, pour le riche et le puissant, aux dépens de la grande masse du peuple.

    « Ils sont passés pour toujours, espérons-le. Je crois que nous sommes à l'aurore d'une ère où l'homme, la femme, l'enfant moyen auront la possibilité d'une vie plus riche, et plus heureuse. Il est juste et désirable qu'il en soit ainsi. Après tout, nous ne sommes pas dans ce monde pour travailler comme des galériens durant de longues heures à des tâches pénibles pour accumuler aux mains de deux pour cent de la population les quatre-vingts pour cent de la fortune nationale. »

    Un journaliste américain, dont les sympathies pour l'oeuvre de M. Roosevelt s'accompagnent de réserves, a tenté de figurer le régime social vers lequel tend le New Deal. Commentant la promesse, faite par le président, d'une « vie plus abondante », M. Arthur Krock peint le tableau que voici :

    « Le citoyen aura plus de sécurité dans son emploi. Il consacrera moins de temps au travail et gagnera un salaire suffisant pour vivre. Il sera à l'abri de l'exploitation des professionnels de la finance. Et si, sans qu'il y ait de sa faute, il perd sa situation, le gouvernement lui donnera du travail ; il n'aura donc pas à recourir à la charité privée. Il ne connaîtra pas les années de boom, mais non plus celles de crise. Il aura droit à une pension après un certain nombre d'années de services qu'il aura fidèlement donnés à ses patrons ou à l'Etat.

    « Le confort de la vie lui sera offert à des prix équitables, sous la surveillance du gouvernement, y compris les services modernes de lumière, de force et de transport.

    « Le citoyen du New Deal ne se verra sans doute pas garantir le luxe de chemises de soie ni la possession de deux automobiles par famille. Mais il aura toujours à manger, encore que la poule au pot ne doive pas nécessairement figurer au menu de chacun de ses repas. Il y aura beaucoup moins de pauvreté, mais, en contrepartie, le gouvernement ne pourra admettre qu'un petit nombre d'individus fassent d'énormes profits et se transmettent de vastes fortunes. En d'autres termes, la loi contrôlera la distribution de la richesse et de la propriété.

    « Si le citoyen à la vie plus abondante est un fermier, il sera placé sur un plan d'égalité économique avec ceux auxquels il achète et auxquels il vend. Si c'est un habitant de la ville, on s'efforcera de lui garantir la propriété de la maison qu'il aura acquise et la conservation de l'emploi auquel il se consacrera avec ardeur...

    « Mais comment se traduira la vie plus abondante pour l'employeur, l'homme d'affaires, l'homme riche? La seule restriction qui lui sera imposée sera la limitation de son revenu à un niveau compatible avec la sécurité du corps social tout entier. Il sera protégé contre les risques de boom, d'expansion excessive et par conséquent contre le danger de voir disparaître son entreprise et son capital en temps de crise profonde, car il n'y en aura plus. La nouvelle structure sociale le garantira contre la violence politique, lui et ses enfants. Il sera entouré de travailleurs heureux, bien payés, aux loisirs assurés. Dans ses affaires, grâce à des ententes raisonnables avec ses rivaux, il n'aura pas à redouter la concurrence aveugle, cause de gaspillage et de ruine.

    « Il aura sa part légitime dans l’activité économique ; part qu'il pourra développer en raison de ses capacités et de sa bonne fortune, dans toute la mesure où l'admettra le plan général. »

    Idéal de vie trop statique, trop sédatif sans doute pour représenter exactement les tendances d'un peuple ardent et brutal à qui répugne la monotonie. Le tableau de M. Krock est à dessein trop poussé ; il vise à provoquer la réaction des vieux instincts individualistes.

    Cependant quelques-uns des nouveaux principes semblent bien avoir conquis leur droit de cité définitif.

    Dominant tout le reste il y a la conception que le progrès technique ne doit pas se traduire par des restrictions ou des privations mais par une augmentation générale du bien-être.

    En découle immédiatement la notion d'une distribution équitable des revenus et d'un contrôle permanent de cette distribution. Elle est déjà incluse dans le nom donné à l'expérience Roosevelt : le New Deal, c'est la Nouvelle Donne, et par ces mots, il ne faut pas seulement entendre que l'Etat procédera à une nouvelle répartition, mais qu'il veillera à ce que les jetons ne puissent plus être accaparés dans les mêmes mains.

    La réforme monétaire qui est intervenue en faveur des débiteurs, la révision des hypothèques qui a secouru les petits propriétaires, la réadaptation de l'agriculture qui revient à un prélèvement au profit des fermiers, les codes qui augmentent la part de la classe ouvrière ont rendu cette notion familière et populaire à la fois. Elle entraîne d'une part, celle de la limitation des profits, d'autre part la réduction des heures de travail et le droit à un minimum de salaire qui permettent de vivre une existence « décente » ; et enfin, l'extension du droit syndical, moyen de contrôle et d'exécution. Toutes idées que la politique de la N. R. A. et sa propagande ont fait pénétrer profondément dans l'esprit de chacun.

    Du même principe, procède encore le droit au travail dont l'institution de la C. W. A. fut une première application et qui s'est à ce point imposé, que le président le place maintenant à la base de ses projets d'assurance contre le chômage. Si dans l'avenir, la crise une fois résolue, l'Etat continue d'embaucher les chômeurs et les emploie à des travaux d'intérêt collectif, tout en leur payant des salaires normaux, il devra pour couvrir cette dépense, effectuer un prélèvement sur les revenus de la communauté par la voie de l'impôt (1).




1 - Sur la base de l'expérience de la C.W.A. on peut calculer que pour deux millions de chômeurs — évaluation raisonnable pour une période normale — la dépense s'élèverait à environ 1.500 millions de dollars par an. Ce chiffre représente 3 % du revenu national pendant l'année 1932 qui fut une année de crise, donc sensiblement moins, si la situation économique est rétablie. Rappelons que le budget de la France représente à peu près 20 % du revenu national.

 

 

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