La Révolution Roosevelt
Georges Boris – 1934
Chapitre III : La réforme monétaire et financière
1 : L'abandon de l'étalon-or
L'importance du fait monétaire échappa longtemps à M. Roosevelt. D'autres sujets apparemment le préoccupaient bien davantage. Dans ses discours de candidature à la présidence, on ne trouve que des références imprécises à la question, et fort différentes, en esprit, de ce que sera ultérieurement sa politique. Jusqu'au mois de juin, ses paroles et ses écrits s'inspirent des thèses, généralement admises, sur la nécessité d'équilibrer le budget et de conserver une « monnaie saine » ; tout au plus, de temps à autre, fait-il quelques concessions verbales aux partisans d'une politique monétaire de hausse des prix.
On a fait observer que, de par ses origines sociales, ce grand bourgeois, ce rentier, ne pouvait qu'incliner vers les conceptions hostiles à la dévaluation du dollar et aux « manipulations monétaires ». Si en dépit de ses propres répugnances, aussi bien que des résistances de la majorité de ses conseillers, le président a fini par adopter une attitude toute contraire, c'est sans doute que les événements l'y ont contraint.
Dès son accession au pouvoir, survenue au lendemain d'un run général sur les banques, d'un exode fantastique de capitaux et d'or, quelques heures après la déclaration d'un moratoire général, de graves et immédiates décisions s'imposaient à lui.
Le premier choix de la nouvelle administration fut nettement orienté dans le sens de la déflation. Sans doute l'embargo sur les exportations d'or équivalait-il à un abandon de l'étalon-or, mais la mesure était qualifiée de provisoire, et nul doute que le président et ses amis ne la considérassent comme telle. Tout au plus envisageaient-ils de renoncer à la convertibilité intérieure de la monnaie ; mais, dans leur esprit, la convertibilité extérieure devait être rétablie à très bref délai.
Même encore quelques mois plus tard, lorsque les membres de la délégation américaine à Londres s'expliquaient au sujet de l'embargo, ils ne manquaient pas de s'en excuser, insistant sur le fait — d'ailleurs rigoureusement exact — que la mesure avait été rendue nécessaire par l'importance colossale des sorties d'or pendant les derniers jours de février.
Durant tout le mois de mars et une partie du mois d'avril, le Président crut pouvoir persister dans son attitude déflationniste. L'émission de nouveaux billets, bien qu'autorisée par une loi qu'il avait lui-même proposée, lui faisait visiblement horreur. Pour n'avoir pas à y recourir, il préférait laisser clos les guichets d'environ 5.000 banques, et congelés quelques 5 milliards de dollars de dépôts. En même temps il sacrifiait à la mystique de l'équilibre budgétaire l'intégrité du traitement des fonctionnaires, et n'hésitait pas à réduire les pensions, il est vrai en partie abusives, des vétérans.
Le résultat ne se fit pas attendre.
En dépit d'une première impression de confiance donnée par le sang-froid et l'énergie du Président, la crise, loin de s'atténuer, s'accentuait.
En même temps que les banques, nombre d'usines avaient dû fermer leurs portes. De nouveaux bataillons de chômeurs étaient venus rejoindre les anciens. Les titulaires des dépôts gelés avaient grossi la foule des miséreux. Les fermiers menaçaient de se soulever. Au Congrès, les représentants des Etats agricoles manifestaient une opposition qui, sourde d'abord, devenait bientôt ouverte et se traduisait soit par des manoeuvres d'obstruction aux lois proposées par la Maison Blanche, soit par le vote d'amendements inflationnistes.
Dans la seconde semaine d’avril, la tension était devenue extrême. On parlait d'une révolte imminente du Sénat. Les milieux financiers, naturellement informés de la situation politique, jouaient la baisse du change, et la fuite des capitaux, un moment ralentie, reprenait de plus belle. Le dollar s'inscrivait en baisse.
C'est alors que les grandes banques de New-York, sollicitèrent et obtinrent de la Trésorerie l'autorisation d'exporter de l'or afin d'arrêter la chute du dollar. Mais dans l'espace de quelques jours, les demandes de métal, se mirent à croître suivant une progression géométrique, évoquant le danger imminent d'un exode comparable à celui de fin février. Avertissement dont M. Roosevelt ne put manquer de comprendre la signification. Il convoqua quelques sénateurs influents, et, à l'issue de l'entretien qu'il eut avec eux, annonça sa résolution d'abandonner officiellement l'étalon-or, par l'abrogation de la clause-or de la loi monétaire.
Ainsi fut prise la décision historique du 19 avril 1933.
Bien que commandé par les événements, l'abandon du gold standard ne fut pas moins sévèrement critiqué en Amérique qu'en Europe. Économistes et financiers l'accueillirent par une tempête de protestations. Dans l'entourage même du Président, on le déplora ouvertement : « C'est la fin du monde occidental », alla jusqu'à dire M. Douglas, directeur du budget.
M. Roosevelt lui-même ne s'était résigné à la dévaluation qu'à contre-coeur. Il demeurait foncièrement hostile à l'inflation monétaire et même à l'inflation de crédit.
Si, quelques semaines plus tard, il accepte que dans la loi de réadaptation agricole soit inséré l'amendement Thomas qui prévoit l'émission de 3 milliards de dollars de billets, c'est uniquement pour apaiser les inflationnistes du Congrès et avec la ferme intention de ne pas user de cette autorisation.
Si les divers textes législatifs qu'il propose engagent plusieurs milliards de dépenses à couvrir par l'emprunt, il n'entend pas que, pour y souscrire, les banques fassent de nouveaux crédits, mais seulement qu'elles mobilisent les capitaux existants.
Il ne croit pas à l'efficacité de l'arme monétaire et l'idée de diriger la monnaie, soit par des interventions sur le marché des changes, soit au moyen d'une politique de crédit, n'est même pas envisagée. On abandonne le dollar à la spéculation dans l'espoir qu'il trouve de lui-même un niveau d'équilibre auquel on pourra le stabiliser.
Les événements cependant vont se charger d'instruire M. Roosevelt et prépareront l'évolution de son esprit.
En effet l'abandon officiel de l'étalon-or a déclenché la hausse générale des prix des matières premières, cette hausse si ardemment souhaitée par les fermiers, par les producteurs, par les débiteurs de toute catégorie et par l'administration elle-même. L'économie américaine est brusquement soulagée du poids qui l'écrase.
Renversement d'origine essentiellement psychologique et qu'il est facile d'expliquer.
Aussi longtemps que l'emportait la doctrine de la « saine monnaie » et de son lien indissoluble avec l'or, la monnaie métallique, fiduciaire ou scripturale apparaissait aux Américains comme le meilleur et même l'unique refuge contre la crise. Par suite de la baisse persistante des prix, tout investissement, tout placement, tout achat aboutissaient à des pertes ruineuses. Seul le thésauriseur avait raison, qui, retirant la monnaie de la circulation, accélérait encore la baisse, et trouvait dans les effets mêmes de son action une justification et une récompense. Fuir les biens réels, être « liquide », ne rien acquérir, ne rien stocker, ne rien entreprendre, tel était le fin mot de la sagesse.
Mais dès l'abandon de l'étalon-or la confiance se détourna de la monnaie pour se reporter sur les biens réels ; on y découvrit à nouveau des garanties de sécurité et des possibilités de profit. C'est donc vers eux qu'on se mit à fuir. La hausse commencée, le thésauriseur se trouva pénalisé. Se débarrasser de l'argent liquide, acheter, stocker, entreprendre redevint conforme à la ligne de conduite raisonnable.
Mouvement spéculatif à la hausse évidemment, mais qui succédait à une attitude tout aussi spéculative à la baisse, suivant un rythme bien connu du système capitaliste.
Le gouvernement Roosevelt y assista tout d'abord avec un mélange de satisfaction et de crainte, sans en saisir exactement les causes et la signification. S'il les avait comprises, il eût profité du démarrage psychologique pour procéder le plus vite possible à une expansion monétaire, rendue indispensable par la longue et terrible période de déflation que l'Amérique venait de traverser. Il l'eût fait en accélérant les dépenses extrabudgétaires, en procédant à des émissions massives d'emprunts, en obligeant les banques de créer de nouveaux crédits pour y souscrire, bref en répandant l'argent à flots dans le pays. En tout cas, il n'eût pas risqué d'arrêter net la reprise, vers la mi-juin, en engageant prématurément à la Conférence de Londres des pourparlers en vue de la stabilisation du dollar.
On n'a pas oublié les fausses manoeuvres auxquelles se livra, dès son arrivée en Angleterre, la délégation américaine, laquelle n'était d'ailleurs composée — à l'exception du sénateur Pittman — que de partisans du retour immédiat à l'étalon-or. Le 16 juin, on annonça qu'un accord de stabilisation était en vue ; aussitôt les cours des matières premières s'écroulèrent sur les marchés de Chicago, de la Nouvelle-Orléans et de New-York.
On aurait pu le prévoir. Toute déclaration officielle en faveur d'un rattachement du dollar à l'or restituait en effet, son prestige et son attrait au refuge monétaire. La reprise était encore trop récente, trop fragile, les facteurs purement psychologiques trop importants, pour que la thésaurisation ne prît pas aussitôt sa revanche.
C'est alors que M. Roosevelt commença de voir clair. Il refusa de souscrire à l'accord élaboré à Londres par les experts américains, anglais et français. Quelques jours plus tard, néanmoins, la délégation américaine, tenace dans son incompréhension, reprenait les négociations sur une base à peine différente. Cette fois le président se fâcha. Il lança le 30 juin le fameux message où il posait les principes d'une réforme monétaire et proclamait sa volonté de diriger le dollar.
Répudiant les « vieux fétiches » il précisait en effet que les « Etats-Unis recherchent un dollars tel que, passée une génération, il ait le même pouvoir d'achat et la même valeur que celui que nous voulons assurer dans un avenir prochain ». Ainsi définissait-il sa future politique monétaire comme devant tendre d’abord à relever les prix jusqu'au niveau de 1926, puis à l'y maintenir.
Par quelles « manipulations monétaires » M. Roosevelt comptait-il atteindre ce résultat ? Ni son message à la Conférence de Londres, ni ses autres déclarations de la même époque ne permettaient de le dire.
On assure que quelques jours avant sa retentissante proclamation, étant seul sur son yacht, il avait lu un récent livre de sir Basil Blackett, administrateur de la Banque d'Angleterre, grand partisan de la monnaie dirigée, et que cette lecture avait produit sur lui une impression profonde. Sir Basil Blackett estime avec M. Keynes que c'est par l'inflation ou la déflation de crédit que la monnaie doit être dirigée.
D'autres indices semblent prouver au contraire que c'est à la théorie du dollar-marchandise (commodity dollar) des professeurs Irving Fisher et Warren que sont d'abord allées les faveurs du Président des Etats-Unis : ces économistes, comme on sait, préconisent de faire varier le prix d'achat de l'or, c'est-à-dire le contenu-or du dollar pour agir sur le niveau général des prix.
Quoi qu'il en soit, après avoir lancé sa profession de foi monétaire, le président Roosevelt, pendant près de quatre mois, ne fera rien pour la mettre en pratique. Il ne tentera de diriger la monnaie ni par l'inflation de crédit, ni par des achats d'or, ni même par des interventions sur le marché des changes. Il se bornera à renouveler son refus de stabilisation, et à maintenir sur le dollar une menace permanente de dévaluation destinée à effrayer et à décourager les thésauriseurs.
Mais ce geste purement négatif ne saurait tenir lieu d'une politique monétaire active ; il n'empêchera pas l'élan spéculatif, déterminé par l'abandon de l'étalon-or, de se briser vers la mi-juillet, les cours de baisser et l'activité économique de marquer un recul.
Il est vrai que le gouvernement de Washington ne se souciera guère de cet accident. Hanté par le souvenir des booms précédents et de leurs suites, il se réjouira au contraire de l'échec subi par la spéculation. Il continuera de négliger le levier monétaire, ou de le considérer comme accessoire.
C'est qu'à ce moment son attention et ses espoirs sont exclusivement concentrés sur la réforme industrielle (N.R.A.). L'application des codes, la réduction des heures de travail et le relèvement des salaires doivent assurer le redressement économique et permettre d'occuper d'ici l'automne cinq ou six millions de chômeurs. Le général Johnson et son état-major l'affirment. Le peuple américain en est convaincu, et le président aussi.
On verra plus loin les raisons pour lesquelles les résultats de la N.R.A. ont déçu cette attente.
Retenons ici qu'au début d'octobre la situation apparaissait sérieuse, voire menaçante. Non seulement le nombre des chômeurs demeurait considérable, mais, à la campagne, les fermiers, rendus furieux par la faiblesse persistante des cours de leurs produits, reprenaient leurs manifestations violentes et s'opposaient par la force au ravitaillement des villes. De nouveau, le problème des prix des denrées agricoles revenait au premier plan des préoccupations de l'administration.
M. Roosevelt se souvint alors qu'en avril et mai, il avait pu mesurer la puissance de l'arme monétaire. Une dévaluation avait alors déterminé une hausse générale des cours. Une nouvelle dévaluation — voulue et méthodiquement conduite, celle-là — obtiendrait sans doute le même résultat. Le professeur Warren, disciple lui-même du professeur Irving Fisher qui soutenait cette thèse, devint le conseiller écouté de la Maison Blanche.