PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XVII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 7. — Le rapprochement dans les prix des matières premières et ceux des produits terminés est le seul caractère essentiel de la civilisation. Le système anglais tend à empêcher ce rapprochement. Il tend à réduire les autres agglomérations sociales à l'état de barbarie.
Dans l'ordre naturel des choses, les prix de tous les produits bruts de la terre tendent à hausser, et cela par la raison que, à mesure que la population augmente, à mesure que la puissance d'association devient plus complète, que l'individualité se développe de plus en plus et que la circulation devient plus rapide, les individus occupés de développer les ressources que nous offre la terre peuvent plus facilement entretenir des relations commerciales réciproques. En certain pays, on exploite des mines d'argent ou d'or ; dans un autre, on produit du blé ou du coton ; dans un troisième, enfin, on extrait des entrailles de la terre de la houille, du fer et d'autres minerais ; mais aucun de ces produits ne peut être transporté facilement à son état primitif. Celui qui exploite la mine d'or a besoin de vêtements, de papier, de livres et d'instruments de fer ; mais il n'a pas l'emploi de la laine, des chiffons ou du minerai de fer ; et, à moins que les producteurs de ces derniers articles ne parviennent à en diminuer le volume en réduisant les chiffons et les substances alimentaires en papier, la laine et les substances alimentaires en drap, ou les substances alimentaires et le minerai en instruments utiles au mineur, il ne peut se former entre eux de relations directes.
Pour que ces relations existent, il est donc indispensable que les travaux arrivent à se diversifier par le rapprochement réciproque du producteur et du consommateur, conformément à l'idée si bien exprimée par Smith. A mesure que cette idée est de plus en plus mise en pratique, le commerce entre le producteur de blé et de laine, d'une part, et les producteurs d'or, d'antre part, devient de plus en plus direct ; résultat nécessaire d'une constante diminution dans la quantité de travail nécessaire pour faire subir des changements de lieu, ou de forme, aux produits grossiers de la terre.
A chaque amoindrissement ainsi produit des obstacles qui s'opposent au commerce direct, le prix des matières premières et des articles achevés se rapprochent davantage, le prix des premiers tendant constamment à hausser, tandis que celui des seconds tend aussi constamment à baisser ; et, de cette manière, tandis que l'un des individus obtient plus de drap en échange de son or, un autre obtient plus d'or en échange de ses substances alimentaires et de sa laine ; tous profitant, en conséquence, de cet accroissement dans le pouvoir de commander les services de la nature qui constitue la richesse.
Que les choses se passent ainsi, c'est ce que constatent facilement ceux qui étudient l'augmentation graduelle des prix du froment, du blé et de l'avoine dans nos États de l'ouest, ou les changements encore plus manifestes résultant de la création de centres locaux, dans lesquels les fourrages, les pommes de terre, les navets, ou quelque autre denrée des plus encombrantes, sont convertis en drap ou en fer, le prix des premières s'élevant aussi régulièrement que baisse celui des dernières ; ainsi que le démontre ce fait que nous avons déjà cité, à savoir que, tandis qu'il y a trente ans, il fallait quinze tonnes de froment dans l'État de l'Ohio pour payer une tonne de fer, on peut se procurer aujourd'hui la même quantité de celui-ci en échange de deux ou trois tonnes, au plus, de ce même froment ! En Angleterre, dans la période des dix années expirant en 1750, la faculté de se procurer de l'or en échange d'un quarter de froment, n'équivalait, ainsi qu'on l'a vu, qu'à 21 schell. 3 pence ; tandis que, vingt ans plus tard, cette faculté était devenue deux fois aussi considérable, à raison de la facilité croissante des relations avec les pays qui produisent de l'or, résultant d'un empire croissant sur les forces puissantes de la nature, dans les diverses opérations indispensables pour faire subir à la matière des changements de lieu ou de forme. La valeur de l'homme augmenta constamment ; car il put se procurer une plus grande quantité d'or, de subsistances et de vêtements, en retour d'une somme donnée d'efforts. La valeur de l'or, en Angleterre, baissa, parce qu'elle ne permit d'obtenir qu'une quantité moindre des matières premières de l'industrie, — les subsistances, la laine et le travail. Pour le producteur d'or, l'utilité de sa denrée augmenta, parce qu'il put l'échanger contre une quantité plus considérable de vêtements et d'autres articles nécessaires à sa consommation.
Le rapprochement qui s'établit entre le prix des matières premières et celui des articles achevés forme le caractère essentiel de la civilisation, ce dernier étant la manifestation d'un amoindrissement des obstacles qui entravent l'association et qui s'opposent au développement du commerce. A mesure que le moulin se rapproche de la ferme, il y a un accroissement constant dans la proportion qui s'établit entre le prix d'un boisseau de froment et celui d'un baril de farine ; et cette proportion s'accroît encore davantage à mesure que des perfectionnements ont lieu dans le mécanisme du moulin même. A mesure que se perfectionnent les procédés employés pour transformer les peaux, les prix du cuir et de tous les articles nécessaires à sa fabrication tendent constamment à baisser ; mais celui des peaux s'élève si constamment que, tandis qu'au moment où certaines espèces de cuir se vendaient 20 cents, les peaux ne valaient que 5 cents la livre ; aujourd'hui, lorsque le même cuir se vend pour 14 cents, le prix de la matière première est de 7. En vingt-cinq ans, le prix des chiffons n'a pas augmenté de moins de 50 %, tandis que le papier a baissé de 30 ou 40 ; et tandis qu'il fallait alors six livres de chiffons pour payer une livre de papier, on peut maintenant obtenir cette même livre de papier pour moins de trois livres de chiffons. Il y a vingt-cinq ans, le prix de la soie grège était bas, et celui des étoffes de soie était élevé ; mais, depuis cette époque, le premier a haussé de 50 %, tandis que le dernier a baissé dans une proportion si considérable, que les soies remplissent, dans une large proportion, la place qu'occupait autrefois le coton. Le moulin à scier abaisse le prix des planches, et la machine à raboter exerce la même influence sur celui des portes et des châssis de fenêtres ; mais tous ces instruments d'industrie augmentent le prix du bois de construction, et le fermier de l'Ouest peut ainsi vendre les arbres qu'auparavant il eût détruits volontiers. De quelque côté que le lecteur porte ses regards, il verra que, dans le cours naturel des choses, le prix de la matière première de toute espèce, de la terre, du travail, du coton, de la laine ou du blé, tend à augmenter, à chaque accroissement dans la facilité des relations avec les individus qui s'occupent de produire l'or et l'argent. Partout autour de lui, il constatera combien est évidente la vérité de cette proposition, à savoir, qu'à mesure que la population augmente, que la puissance d'association s'accroît, que les facultés de l'individu prennent plus de développement et que la richesse s'accroît, les produits primitifs de la terre tendent à devenir plus susceptibles de s'échanger contre les métaux précieux, tandis que les articles achevés tendent, aussi invariablement, à baisser, permettant ainsi à tous, qu'ils produisent du blé ou de l'or, de la laine ou de l'argent, de profiter et de se féliciter du pouvoir constamment croissant de leurs semblables, de commander les services de la nature. Parmi les sociétés, comme parmi les individus, il y a parfaite harmonie entre tous les intérêts réels et permanents.
Le système anglais cherche à se mouvoir dans une direction complètement opposée à celle-ci, puisqu'il est basé sur l'idée d'obtenir à bas prix toutes les matières premières de l'industrie, en y comprenant le travail. Examinez-le partout où vous voudrez, vous le trouverez encourageant le développement de la culture du coton, de la production de la laine, de la canne à sucre et du blé, en même temps qu'il restreint le commerce entre les producteurs de ces denrées et les consommateurs de drap et de fer, exigeant que la totalité de ces denrées circule à travers l'étroit passage que fournissent ses navires et des usines lointaines, augmentant ainsi les obstacles placés entre les producteurs de blé et de coton et les individus qui exploitent les mines d'argent et d'or. Tant que le peuple indien convertit en toile son coton, son riz et sa canne à sucre, il put entretenir un commerce direct avec les producteurs des métaux précieux ; il en résulta des échanges en sa faveur avec toutes les parties du monde, en même temps qu'il y eut tendance constante à l'élévation dans le prix des matières premières de toute espèce. Depuis l'anéantissement des manufactures d'étoffes de coton, les métaux précieux se sont dirigés au dehors au lieu de se diriger à l'intérieur, le coton est tombé à trois sols la livre ; en même temps que la difficulté de se procurer les tissus de coton a augmenté à tel point que sa consommation ne dépasse pas probablement une livre par tète. Il en a été de même en Irlande, à la Jamaïque, en Portugal et en Turquie ; dans tous ces pays, les obstacles apportés au commerce ont augmenté, avec une diminution correspondante dans le prix du travail et des matières premières de toute espèce ; et cette diminution a été en raison directe de l'augmentation dans les facilités existantes pour arriver sur le grand marché central. Il y a un quart de siècle, la cassonade de l'Inde pouvait se vendre sur le marché anglais, de 20 à 30 schell. par quintal, tandis qu'aujourd'hui elle ne s'échangerait que pour 15 ou 20 schell. Il y a quarante ans, le coton de la Caroline pouvait s'échanger en Angleterre contre de l'argent, à raison de 20 pence par livre, tandis qu'aujourd'hui il oscille entre quatre et sept pence ; et cela, par la raison que les obstacles aux relations directes avec le globe entier augmentent, lorsqu'elles devraient diminuer aussi régulièrement. Il y a quarante ans, la farine était exportée, de l'Amérique du Nord, à raison de 8 dollars par baril, tandis que, dans les années qui précédèrent immédiatement l'explosion de la guerre de Crimée, elle était tombée à peu près à la moitié de ce prix ; et cela encore malgré l'augmentation prodigieuse dans la quantité d'or, résultat de la découverte des mines de la Californie.