PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XVII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 5. — Il est également préjudiciable au peuple anglais et aux peuples des autres pays.
On prétend que l'état de guerre retracé ci-dessus est avantageux pour le peuple anglais. S'il en était ainsi, il en résulterait l'établissement de ce déplorable fait, que la guerre pourrait être profitable ; que les nations et les individus pourraient constamment s'enrichir en commettant des actes d'injustice, et que, telle étant la loi divine, les sociétés seraient autorisées à exercer leur puissance de manière à empêcher le développement de la civilisation dans les pays où elle n'existerait pas encore, et à l'anéantir dans ceux où elle existerait. Il n'y a, heureusement, aucune loi pareille. Les nations ne peuvent prospérer d'une façon permanente qu'en obéissant à la loi excellente du christianisme ; et lorsqu'elles manquent de l'observer, Némésis ne manque jamais de réclamer ses droits. Le lecteur se convaincra peut-être que celle-ci l'a fait en cette circonstance, et que le paupérisme de l'Angleterre doit être attribué à la faute commise à cet égard, lorsqu'il aura quelque peu examiné le résultat du système sur ses propres ouvriers voués au travail manufacturier et au travail agricole.
Les manufactures de l'Irlande tombèrent peu à peu en décadence à partir de l'Union, en 1801. Lorsqu'elles cessèrent de réclamer les services des hommes, des femmes et des enfants, ceux-ci furent contraints de chercher du travail dans les champs ; et c'est ainsi que la production des subsistances augmenta, tandis que la consommation à l'intérieur diminuait. Les exportations, conséquemment, s'élevèrent, de 300 000 quarters, dans les premières années du siècle, à 2 500 000, trente ans plus tard ; ce qui fit tomber le prix en Angleterre, du chiffre moyen de 4 liv. par quarter, dans les années comprises entre 1816 et 1820, à celui de 2 liv. 12 schell. dans celles comprises entre 1821 et 1835. Au premier coup d'oeil, cette réduction du prix des subsistances peut paraître un avantage ; mais, malheureusement et nécessairement, elle fut accompagnée d'un abaissement encore plus considérable dans le prix du travail ; un des traits caractéristiques du système qui vise à faire baisser le prix des matières premières, étant de diminuer la demande des services de l'individu. Au moment où le blé était à si bon marché, des millions d'Irlandais étaient complètement sans ouvrage et cherchaient avec ardeur, mais vainement, du travail, à raison de six pence par jour, sans être vêtus ni même nourris. Comme conséquence d'un pareil fait, l'Angleterre, ainsi que le disait un journal anglais (5), « fut inondée de multitudes de Celtes, demi-vêtus, demi-civilisés, abaissant l'étalon de l'existence » parmi les ouvriers anglais, et fournissant « cette quantité abondante de travail à bon marché, » à laquelle, dit le Times, l'Angleterre est redevable de toutes « ses grandes usines. » « L'individu, pour citer encore les paroles de ce journal, dut passer ainsi à l'état de poison, et la population devenir une calamité ; » et les choses durent arriver ainsi par suite de l'anéantissement du commerce au sein de la population irlandaise. Le travail, autre matière première de l'industrie, ayant donc baissé plus rapidement que les subsistances, le paupérisme de l'Angleterre s'était accru si rapidement, qu'il n'y avait pas moins d'un neuvième de la population aidé par la bourse publique, et que la taxe des pauvres s'était élevée, en trente ans, de 5, à près de 9 millions de liv. sterl., tandis que le prix du blé avait baissé d'environ 40 %. Les subsistances étaient à bas prix, mais le salaire était si bas, que l'ouvrier ne pouvait les acheter. Le travail était à bas prix, mais les subsistances étaient à si bon marché que le fermier ne pouvait payer le fermage et le salaire. C'est ainsi que le propriétaire de la terre et l'ouvrier anglais souffraient à la fois de l'absence de la circulation des individus et des denrées en Irlande, circulation qui serait résultée de l'établissement, en ce dernier pays, d'un système sous l'empire duquel tout homme aurait pu vendre son travail et acheter celui de ses voisins, de leurs femmes et de leurs enfants ; d'un système grâce auquel le commerce irlandais se serait développé.
On pourrait supposer, cependant, que la population manufacturière avait profité du meilleur marché des subsistances. Au contraire, elle en souffrit, parce que l'abaissement du salaire attribué à d'autres travaux, fut accompagné d'une diminution dans le pouvoir d'acheter des vêtements ; et avec l'abaissement dans le prix des subsistances, le fermier fut mis hors d'état d'acheter les instruments de culture. Tous souffrirent pareillement. L'anéantissement du marché intérieur pour les subsistances et le travail en Irlande, résultant de l'anéantissement de son commerce, avait produit le même effet en Angleterre. Le grand manufacturier en aura peut-être profité. Au contraire, son marché en Angleterre avait été amoindri, en même temps que celui de l'Irlande avait presque complément cessé d'exister ; et c'est ainsi qu'une nation avait été presque entièrement réduite â néant, sans aucun profit pour ceux qui avaient accompli cette oeuvre, mais en amenant pour tous la perte la plus grave, résultant de ce fait, que le niveau moyen de la vie et de la moralité avait été réduit dans une proportion considérable ; que le mal de l'excès de population avait fait des progrès bien plus étendus, et que l'abîme qui sépare les classes supérieures des classes inférieures de la société anglaise s'était agrandi considérablement. Nulle part au monde on ne trouvera une preuve plus forte de l'avantage à recueillir, pour le maniement des affaires publiques, de la mise en pratique et de l'observance la plus rigoureuse de la grande loi fondamentale du christianisme, que celle qui s'offre à nous dans l'histoire de l'Union entre l'Angleterre et l'Irlande au siècle actuel.