PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XVI :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 3. — Situation de l'Angleterre, besoins de sa population, tels que nous les montre André Yarranton.
Pendant plusieurs siècles, toutefois, l'Angleterre continua à importer de la toile, du fer, et autres produits manufacturés, et à exporter des matières premières, système qui conduit nécessairement à l'épuisement du sol et à une déperdition considérable de force intellectuelle et physique. Cette force représentait le capital consommé sous la forme de subsistances, dont la quantité nécessaire pour nourrir convenablement la population était tout juste aussi considérable qu'elle l'eût été, si tout le temps eût été employé d'une manière profitable ; mais elle ne pouvait l'être, à défaut du pouvoir d'entretenir le commerce, dont la condition d'existence consiste dans la rapidité de circulation résultant de la diversité dans les modes d'emploi. La masse de la force produite étant dépensée en pure perte, le peuple demeura pauvre ; il fallut édicter des lois afin de pourvoir à son entretien obligatoire, sur le produit de la terre ; et de là vint la nécessité d'établir une circulation forcée au moyen des lois sur les pauvres, dont l'origine remonte à l'acte de la 43e année du règne d'Élisabeth.
La société continua de rester pauvre et faible, si on la compare aux autres sociétés établies au-delà du détroit, on les travaux étaient plus diversifiés ; aussi voyons-nous les Hollandais accaparant presque entièrement, à leur profit, la direction du commerce de l'Angleterre avec les pays étrangers. La période du protectorat amena avec elle un effort heureux pour établir un commerce direct avec les pays éloignés, à l'aide des lois sur la navigation qui jetèrent le fondement de la domination actuelle de l'Angleterre sur l'Océan. Il était réservé à une époque plus récente d'assister à un effort analogue pour encourager le commerce, en établissant des relations directes entre les producteurs de subsistances, d'une part, et, de l'autre, les consommateurs de souliers et de bas, de chapeaux, de casquettes et de bonnets ; entre les individus qui avaient du travail à vendre, et ceux qui pouvaient l'acheter avec du blé ou de la laine, de la toile ou du fer. L'honneur particulier, d'avoir été le premier à suggérer les mesures qui depuis ont donné naissance à la grandeur industrielle de l'Angleterre, a été réclamé tout récemment pour André Yarranton ; quelques extraits de son ouvrage (4) mettront le lecteur à même de voir quelle était alors la position du fermier anglais, et pourquoi le système protecteur était considéré comme nécessaire (5).
« On a importé de France des canevas, des locrenans et des quantités considérables de toiles grossières, qui ont presque entièrement anéanti la fabrication de la toile de lin en Angleterre. On a également importé de la ficelle et du fil pour fabriquer de la toile à voile et des cordages ; ce qui a ôté le travail à des multitudes d'individus dans le comté de Suffolk et aux environs, et a tellement diminué le commerce qu'il est presque perdu. On a importé des toiles grossières et étroites du nord de l'Allemagne, dont le bon marché a fait tomber complètement le commerce de toile de lin qui se faisait autrefois, dans le comté de Lancastre, celui de Chester, et les comtés environnants, et qui était très considérable, il y a quarante ans. On a importé également des toiles à matelas qui ont presque entièrement détruit cette industrie dans le duché de Dorset et le comté de Sommerset ; aussi les fileurs sont sans ouvrage et le prix des terres baisse. On a importé des fils de l'Allemagne. Autrefois les drapiers faisaient usage de fil de lin filé dans ce pays (dans le voisinage de Kidderminster) pour fabriquer leurs tiretaines, mais aujourd'hui le bon marché des fils étrangers les a forcés de faire usage du fil allemand. On emploie aussi des quantités considérables de fil, à Manchester, à Maidstone, ainsi qu'en d'autres parties de l'Angleterre, que l'on mélange avec des fils de laine, il en est de même d'un nombre infini d'autres denrées ; et tout le profit du travail appliqué à ces fils revient aux étrangers. »
Le remède à cet état de choses, suivant Yarranton, consistait à importer le talent ; c'est dans ce but qu'il donnait le conseil suivant :
— « Faites venir, disait-il, un ouvrier de Fribourg qui vous mettra dans la véritable voie, vous enseignera le véritable procédé pour fabriquer les rubans, et importera chez vous, deux machines, l'une pour tisser les rubans étroits et l'autre les rubans larges avec des rouets pour filer. » (Les rouets allemands étaient très-supérieurs aux rouets anglais.)
— « Faites venir un ouvrier de Dort, en Hollande, afin de vous mettre sur la vraie voie pour disposer les fils de belle qualité. »
— « Faites venir d'Allemagne une maîtresse fileuse, pour diriger les petites filles et les instruire dans l'art de filer. »
— « Faites venir un ouvrier de Harlem en Hollande, pour blanchir vos rubans et vos fils. »
L'auteur regardant la fabrication du fer comme la première en importance, après celle de la toile, s'exprime en ces termes : « Considérez combien de forges sont abandonnées dans le comté de Kent, le Sussex et le Surrey ; et combien un plus grand nombre doit l'être encore. La raison en est que le fer qui vient de Suède et d'Espagne arrive à si bas prix qu'on ne peut, ici, en tirer aucun bénéfice. »
« Je vous ai démontré maintenant que les deux fabriques de toile et de fer, avec leur produit, ainsi que toutes les matières premières, sont chez nous en voie d'accroissement, et ces deux fabriques, si elles sont protégées par la loi, feront travailler tous les pauvres d'Angleterre, enrichiront considérablement le pays, et feront rester le peuple dans le royaume, qu'ils abandonnent aujourd'hui (oui, honnête André, et aujourd'hui encore ils l'abandonnent) et dépouilleront ainsi les Hollandais de ces deux grandes fabrications du fer et de la toile. Je veux parler du fer, fabriqué, sous la forme de produits de toute espèce et dont on apporte des quantités si considérables en Hollande, en descendant le Rhin, de Liège, de Gluke et Soley et de Cologne, répandues et expédiées par les Hollandais dans le monde entier. Et ces deux industries étant fixées ici aideront à vaincre ce peuple sans combat. Considérez, je vous prie, la charge que les pauvres imposent aujourd'hui à l'Angleterre, et observez ce qu'ils coûtent aujourd'hui à la nation ; mais si on les emploie dans ces deux manufactures, quelle augmentation de revenu pourrait en résulter pour elle ! Admettez qu'il y ait, en Angleterre et dans le pays de Galles, huit cent mille individus sans ouvrage, et que chacun d'eux coûte à la nation quatre pence par jour pour sa nourriture ; s'ils étaient occupés, ils gagneraient, quotidiennement, huit pence ; de cette façon le public, en considérant ce qui peut être gagné et épargné, avancera douze pence, chaque jour, pour chaque individu pauvre, aujourd'hui sans ouvrage. Ainsi huit cent mille individus produiront un bénéfice au public, si on les occupe, d'un million et demi, chaque année, dans ces deux fabriques de fer et de toile. Et de la manière dont ces deux industries sont aujourd'hui organisées en Saxe, elles font travailler tous les pauvres de ce pays. En parcourant la Saxe dans tous les sens, je n'y ai pas aperçu un seul mendiant, et ces deux manufactures entretenues et encouragées avec prudence et par de bonnes lois, forment les deux tiers du revenu et des profits du duc de Saxe ; en ce moment même leurs produits sont expédiés en Angleterre en quantités considérables, tous acquittant des droits de douane en dix endroits différents avant d'arriver ici. »
— « Mais quelque chose encore peut entraîner des conséquences plus funestes que d'ordinaire, si la manufacture de fer n'est pas encouragée. Aujourd'hui un grand nombre d'usines dans le Sussex et le Surrey sont abandonnées, et d'autres non moins nombreuses dans le nord de l'Angleterre et d'autres portions du pays doivent l'être bientôt, si on ne l'empêche, en entourant de clôtures les biens communaux, pour fournir à ces usines du bois. Et lorsque la plupart des forges sont dans l'inaction, si l'on avait besoin de quantités considérables de canons et de boulets (toujours des canons et des boulets, comme si les métaux n'étaient destinés à aucun autre usage qu'à foudroyer des hommes) et d'autres produits de fer, pour une guerre instantanée et imprévue, que le Sund fût fermé, et qu'ainsi le fer ne pût nous arriver, en vérité nous serions alors dans une belle situation !
La seconde branche d'industrie sur laquelle André appela l’attention de ses compatriotes fut celle des étoffes de laine ; et il propose de la perfectionner en adoptant les procédés qui permettaient à l'étranger de faire de plus belles étoffes que celles qu'on faisait en Angleterre. En ce cas, il conseillait l'importation des machines. Deux pièces de drap du même tissu peuvent être apprêtées d'une façon si différente que l'une d'elles sera grossière, rude au toucher, désagréable à porter, déplaisante à et relativement peu convenable pour le marché. L'autre pièce, bien que confectionnée avec la même laine et tissée au même métier, peut être traitée par des procédés assez bien entendus pour lui donner des qualités d'une nature complètement différente. En réalité, l'apprêt est l'éducation du drap ; l'étoffe de laine, comme l'individu qui la porte, peut mettre en relief un paysan ou un gentleman. André apprend donc à ses compatriotes comment ils peuvent parer leurs draps et les fabriquer d'une qualité supérieure, et il le fait dans un dialogue qui ferait bonheur à Isaac Walton. Avant de considérer sa méthode, nous devons, cependant, remarquer l'une de ses assertions, si contraire à la supposition ordinairement admise, que les manufacturiers accouraient en foule en Angleterre. Ils y étaient accourus un siècle auparavant ; mais André nous assure que de son temps ils émigraient véritablement en Allemagne, en Irlande et en Hollande. Ses affirmations sur ce chapitre, bien qu'exprimées en termes concis, sont tout à fait explicites. Nous n'en citerons qu'une seule, en prévenant le lecteur qu'il parle de ces manoeuvres, dont le but était de porter préjudice à l'industrie de l'Angleterre :
« Un autre bon tour consiste à transporter de la terre à foulon de Woborne à Lynn, dans le comté de Norfolk, à ce qu'ils prétendent, et là d'embarquer cette terre pour l'apporter aux drapiers dans l'Ouest ; et lorsque l'on est en mer, un vent d'ouest pousse le navire à Flessingue, en Zélande. Et nous aurons beaucoup plus de terre à foulon apportée d'Arundel dans le Sussex, à Portsmouth ou à Chichester, et embarquée là pour rassurer les drapiers dans le nord de l'Angleterre ; et lorsque ce navire se trouve vis à vis de Hull, un vent d'ouest le poussera vers Brill, ou dans le Texel, en Hollande. Et ces deux chargements de terre, avec une petite quantité qui sera embarquée en sus pour servir de lest aux navires, causeront assez de préjudice ; car l'industrie ira où elle se trouve le plus encouragée, et dans les lieux où le marchand et le drapier peuvent en tirer le meilleur parti.
« Le drapier. — Il est vrai, mon vieil ami, ce sont là de bons tours, et il y a des individus assez pervers pour être disposés à quitter la terre où ils sont nés ; mais avisons aux moyens d'empêcher cela, car si vous êtes un de ces individus, tous les pauvres de ce pays seront forcés de vous maudire, et les riches le feront aussi ; en effet, nous avons dans notre industrie des individus assez pervers (mais il ne me conviendrait pas de les nommer), qui ont provoqué un grand nombre de drapiers à vendre leurs biens, et à se transporter dans le Bas-Palatinat et d'autres parties de l'Allemagne, et à y établir l'industrie de la fabrication du drap, qui s'est déjà emparée de notre commerce de gros draps dans l'Orient, ainsi que de notre commerce avec Hambourg ; car si leur industrie est perdue en Angleterre, il faut qu'ils essaient de la pratiquer quelqu'autre part, comme, par exemple, en Irlande, en Hollande et en Allemagne, etc. »
La folie de l'Angleterre, se bornant d'une façon si exclusive à l'agriculture, était, à cette époque, devenue proverbiale sur le continent. « L'étranger, disait-on, achète à un Anglais la peau du renard pour un farthing et lui vend la queue pour 1 schelling. » Voyant que le système alors existant tendait à faire baisser le prix de toutes les matières premières de l'industrie manufacturière, y compris le travail, Yarranton n'eut pas de peine à arriver à cette conclusion, qu'une population vouée exclusivement à l'agriculture doit rester pauvre, à raison de la déperdition de travail résultant du défaut de l'association d'efforts qui constitue le commerce. Il poussa donc ses compatriotes à adopter les mesures protectrices, à l'aide desquelles ils pussent immédiatement supporter la dépense nécessaire pour importer aux matières premières les machines et l'habileté, et s'affranchir ainsi pour toujours de la nécessité d'importer le blé et la laine, matières encombrantes, là où se trouvaient les machines et le talent. Dans ce cas, cela devait amener, ainsi qu'il le leur assurait hardiment, de telles améliorations dans les communications intérieures et dans le commerce, en général, que les subsistances pourraient être fournies, à bon marché, à toutes les parties du pays, — que les rentes hausseraient, — que le capital s'accroîtrait au point de faire baisser considérablement le taux de l'intérêt ; et que la terre se vendrait plus facilement, au prix d'une rente plus considérable au bout de 30 ans, que celle qu'on pouvait obtenir maintenant, au prix d'une rente plus faible au bout de 16 ans. C'étaient là des prédictions remarquables ; mais elles étaient faites par un homme qui paraît avoir apprécié complètement les avantages résultant de cette rapidité de circulation qui constitue le commerce ; et leur parfaite exactitude se trouva vérifiée par l'accroissement considérable, et dans la valeur de la terre, et dans celle du travail, qui suivit leur affranchissement du plus lourd de tous les impôts, celui qui résulte de la nécessité d'effectuer les changements de lieu et qui forme le grand obstacle au progrès.
Dans les conseils adressés par Yarranton relativement à une question importante de la science sociale, cet homme éminent n'a fait qu'indiquer des mesures semblables à celles que nous voyons adoptées partout aujourd'hui. Lorsque le chimiste veut diminuer la force centralisatrice à l'aide de laquelle les molécules de la matière sont maintenues en état de cohésion, — et produire ainsi l'individualité, et la puissance d'association qui en résulte entre ces molécules, — il atteint ce but en établissant une attraction contraire dans une autre direction ; comme dans le cas où il plonge le zinc et le cuivre dans des acides et développe ainsi l'électricité. Il en est de même à l'égard du possesseur de nos prairies de l'Ouest, qui combat toujours le feu par le feu même, établissant des centres locaux d'attraction, au moyen desquels la gravitation vers le grand incendie central est tellement diminuée que celui-ci s'éteint promptement. Les Flandres, la Hollande et l'Allemagne avaient atteint déjà un tel degré de perfection dans l'industrie manufacturière, que la force attractive de la centralisation entraînait dans cette direction, non-seulement toutes les matières premières de l'Angleterre, mais un grand nombre des plus précieuses pour sa population ; et Yarranton vit clairement que cette dernière ne pourrait jamais prospérer, à moins qu'elle n'établit un système de contre-attraction, suffisante non-seulement pour lui permettre de conserver l'habileté industrielle qu'elle possédait déjà mais encore pour attirer celle dont elle avait besoin et qu'elle ne possédait pas encore. Ses conseils furent suivis ; et depuis cette époque, le registre des statuts de l'Angleterre se remplît, d'année en année, de lois ayant pour objet de rapprocher le fermier de l'artisan, dans le but de produire l'association et la combinaison des efforts, et de diminuer ainsi la nécessité d'épuiser la terre par l'exportation de ses produits à leur état le plus grossier.