PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XIX :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 3. — Phénomènes sociaux qui se manifestent dans les histoires de la Grèce, de l'talie, de l'Angleterre, de la Turquie, du Portugal et des colonies anglaises.
Si nous portons nos regards vers la Grèce au temps de Solon, nous y observons la première catégorie de phénomènes que nous avons décrits plus haut, à savoir : une rapide circulation dans le mouvement de la société, accompagnée de la division de la terre, de la création de centres locaux, d'un accroissement constant de la puissance d'association, d'un développement prodigieux de la puissance intellectuelle et de l'affranchissement de l'individu. Si nous la considérons ensuite à l'époque de Périclès et de ses successeurs, nous voyons la circulation devenir plus languissante, la terre s'immobiliser, les centres locaux diminuer d'importance, en même temps qu'une grande ville centrale s'élève sur leurs ruines, que la demande des facultés intellectuelles diminue, que le paupérisme s'accroit d'année en année, entraînant la nécessité de la colonisation, et réduit de nouveau à l'asservissement les citoyens libres.
Puis, jetant encore les yeux sur l'Italie, à l'époque où la Campanie nourrissait les habitants de ses nombreuses cités, nous voyons se reproduire les faits qui ont eu lieu dans l'ancienne Grèce. Si nous étudions l'Italie à l'époque de Pompée et de César, nous constatons que la propriété de la terre s'est partout immobilisée, et que ses possesseurs sont devenus des propriétaires absents (1), fixant leur résidence dans une grande ville remplie de pauvres et possédée par des individus trafiquant sur les hommes et l'argent ; nous constatons encore que l'importance des centres locaux a diminué à tel point, qu'ils deviennent presque inconnus dans l'histoire ; que le mouvement de la circulation de la société a cessé ; que la demande des facultés intellectuelles a été remplacée par celle de la simple force brutale pour être employée à étendre la sphère d'opérations, remplaçant ainsi l'Italie et la Sicile, déjà épuisées, par les champs, jusqu'à ce jour intacts, qu'offrent au pillage l'Asie et l'Afrique.
Si nous considérons ensuite les îles Britanniques, nous voyons pendant une longue suite de siècles des faits semblables à ceux que nous avons observés dans la Grèce et l'Italie anciennes, le mouvement de la circulation de la société augmentant avec l'accroissement progressif dans la variété des travaux, les centres locaux croissant en nombre et en importance, la terre se partageant de plus en plus, la puissance d'association augmentant constamment et l'homme devenant partout plus libre.
Si de là nous portons nos regards sur l'empire britannique de nos jours, nous voyons la propriété foncière s'immobilisant de plus en plus, ses possesseurs s'adonnant de plus en plus, pour ainsi dire, à l'absentéisme, et ses villes de plus en plus encombrées de pauvres et devenant la propriété des trafiquants d'hommes et d'argent, en même temps que partout, diminue l'importance des centres locaux, que partout le mouvement de circulation de la société devient plus languissant ; que partout on demande ces additions à la population, qui consistent dans la simple force brutale nécessaire pour servir les desseins des individus qui vivent de l'application de leur pouvoir d'appropriation ; et que chaque jour révèle une nécessité croissante de conquérir de nouveaux champs d'opération pour remplacer le Portugal ruiné, la Turquie presque anéantie, l'Irlande épuisée, et les Indes-Orientales et l'Amérique aujourd'hui agonisantes.
Dans tous les cas de civilisation en progrès, que nous avons déjà livrés à l'examen du lecteur, les faits ont été identiques. Dans tous ceux de civilisation en déclin les preuves de ce déclin même sont exactement semblables. Dans tous, on voit l'absentéisme et l'excès de population croissant dans une proportion exacte et réciproque. Dans tous, les accumulations du passé acquièrent un empire plus considérable sur les travaux du présent (2). Dans tous, la proportion des membres de la société engagés dans l'oeuvre de simple appropriation, est constamment croissante. Dans tous, on voit la société, quittant la forme magnifique et indestructible de la véritable pyramide pour celle de la pyramide renversée. S'en suivra-t-il que dans tous les cas le résultat aura été le même? Notre seule réponse à cette question sera, que la prospérité d'une société basée sur le trafic, s'est toujours trouvée instable ; qu'on a toujours constaté que ses fondements ne reposaient « que sur la poussière d'or et sur le sable, » et qu'il n'existe aucun motif pour croire que ce qui a été toujours vrai, dans le passé, puisse ne pas être vrai dans le présent, ou se trouver faux dans l'avenir.