PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XIII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 4. — Nécessité croissante du transport et déperdition des fruits du travail, qui en résulte.
Le pauvre ryot paie, ainsi que nous l'avons vu, 12, 15 ou 20 pence pour la livre de coton qui ne lui a rapporté qu'un penny ; et toute cette différence sert à rétribuer les services d'autres individus, tandis que lui-même n'a point de travail. « Une grande partie du temps de la population ouvrière dans l'Inde, dit M. Chapman, se passe dans l'inaction. Je ne dis pas cela, ajoute-t-il, pour les blâmer le moins du monde. Privés des moyens d'exporter le surplus encombrant et grossier de leurs produits agricoles, ne possédant que de minces ressources en capital, en science, ou en habileté manuelle, pour élaborer sur les lieux les articles propres à introduire dans la masse du peuple le besoin de jouissances et d'une industrie plus élevées, ils n'ont réellement aucun motif qui les engage à déployer leur activité, au-delà de ce qui est nécessaire pour satisfaire leurs désirs immédiats et très-restreints ; ces désirs sont humbles à un point qui n'est pas naturel, d'autant plus qu'ils ne fournissent pas le stimulant nécessaire à l'exercice indispensable pour le progrès intellectuel et moral ; et il est évident qu'il n'y a à cela d'autre remède que le développement des relations. Quoi qu'il en soit, il est probable que, dans l'Inde, la moitié du temps et de l'énergie de l'homme se dissipe en pure perte. Assurément nous ne devons pas nous étonner de la pauvreté du pays (18). »
« La moitié du temps et de l'énergie de l'homme, » nous dit-on, « se dissipe en pure perte. » Mais l'auteur de ce passage aurait pu en dire encore bien davantage, et cependant il serait resté bien en deçà de la vérité. Là où il n'existe point de commerce, et où les hommes sont forcés, conséquemment, de ne compter que sur le trafic avec les pays éloignés, les neuf dixièmes des efforts physiques et intellectuels d'une société « sont dissipés en pure perte» ; et c'est ainsi qu'il arrive, non-seulement que le capital ne s'accumule pas, mais que les accumulations du passé sont alors en voie de diminution journalière. Avec la diminution dans le pouvoir d'entretenir le commerce, il y a chaque jour accroissement dans la nécessité de s'adresser à un marché éloigné ; mais, à chaque accroissement de cette nature, les denrées qui ont besoin d'être transportées augmentent de volume et diminuent de valeur : et c'est ainsi qu'il arrive que le trafiquant, et l'individu chargé du transport, peuvent prélever pour eux-mêmes une part proportionnelle constamment croissante sur un produit moindre, abandonnant au cultivateur une part constamment moins considérable. Le coton et les substances alimentaires produites par les colons voyageaient facilement dans toutes les parties du monde sous la forme de toile, et ils consommaient alors des vêtements dans une large proportion ; mais maintenant que leur coton brut, leur riz et leur sucre, doivent être exportés sous leurs formes les plus grossières, la quantité de produits achevés qu'ils ont la faculté d'acheter est tellement faible, que le prix payé pour le transport de ces produits forme à peine une compensation pour les hommes, les boeufs, les chariots et les navires indispensables à l'accomplissement de cette oeuvre. Presque tout le fardeau du double voyage est donc supporté par la matière première ; et de même qu'en Turquie, en Portugal, en Irlande et dans tous les autres pays agricoles, la difficulté de créer de nouvelles routes, ou d'entretenir les anciennes, augmente d'année en année.
Le transport des provenances des districts importants pour la culture du coton s'effectue à raison de sept milles par journée, et ce transport exige plus de cent journées. « Et si le troupeau de boeufs est surpris par la pluie, le coton, saturé d'humidité, devient lourd, et le terrain noir argileux, qui constitue le parcours de toute la route, s'enfonce sous les pieds de l'homme, au-dessus de la cheville, et sous les pieds du boeuf chargé, jusqu'aux genoux. Dans une pareille situation, le chargement de coton reste quelquefois des semaines entières sur le sol, et le négociant se trouve ruiné (19). »
Les moyens de communication existants avec l'intérieur, dit un autre écrivain, sont tellement pitoyables « qu'on laisse souvent se perdre un grand nombre d'articles de produit, faute de moyens de transport et d'un marché, tandis que le prix de ceux qui ont pu parvenir jusqu'au port a haussé d'une façon exorbitante ; mais la quantité ne s'est pas élevée à plus de 20 % de la totalité du produit, le reste des articles ayant constamment subi une détérioration considérable. »
Avec de tels modes de transport, on peut comprendre sans peine comment il se fait que le coton ne rapporte au cultivateur qu'un penny par livre, et comment aussi le producteur de substances plus encombrantes se trouve dans une situation qui empire même encore, aujourd'hui que le consommateur placé près de lui a disparu. Lorsque la récolte est abondante, on peut à peine trouver un prix quelconque pour le blé (20), et lorsqu'elle est faible, la population meurt de faim par milliers, par ce motif que, dans l'état actuel des routes, il n'y a que peu ou point d'échange des produits de la terre.