PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XIII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 3. — Anéantissement des manufactures indiennes. Ses effets désastreux.
Le coton était abondant, et, il y a cinquante ans, il faisait travailler dans une telle proportion les hommes, les femmes et les enfants, employés à le convertir en étoffes, que même, avec leurs machines imparfaites, non-seulement ils satisfaisaient les demandes à l'intérieur, pour les beaux tissus de Dacca et les produits grossiers de l'Inde occidentale, mais qu'ils exportaient dans les autres parties du monde jusqu'à 200 000 000 de livres de toile par an. Les changes avec toutes les parties du globe étaient tellement en leur faveur, qu'une roupie, qui, aujourd'hui ne vaudrait que 1 schell. 10 pence, ou 44 cents, valait alors 2 schell. 8 pence, ou 64 cents. La Compagnie avait le monopole de la perception des impôts dans l'Inde ; mais, en retour, conséquemment, elle conservait à la population l'empire de son marché national, à l'aide duquel elle pouvait convertir son riz, son sel et son coton en étoffes qui pouvaient être exportées à bas prix dans les pays les plus éloignés. Cette protection était nécessaire, parce qu'en même temps que l'Angleterre prohibait l'exportation même d'un simple bouilleur, qui pût apprendre aux Indiens la manière d'extraire la houille, ou d'une machine à vapeur propre à pomper l'eau, ou à extraire du charbon de terre, ou d'un ouvrier qui pût fabriquer cette machine, d'un ouvrier en fer capable de fondre le minerai, dont il existe des quantités si considérables, l'exportation d'un métier à filer en gros, ou d'un métier à tisser, ou d'un artisan qui pût donner des instructions relatives à l'usage de ces machines ; et que, par ce moyen, elle les empêchait systématiquement de conquérir la domination sur les grandes forces de la nature, elle frappait, en même temps, de droits onéreux le produit des métiers indiens reçu en Angleterre. Le jour n'était pas éloigné où cette protection devait disparaître. La Compagnie, disait-on, n'exportait pas, dans des proportions assez considérables, les produits et de l'industrie britannique ; et, en 1813, le trafic pour l'Inde, fut laissé libre, mais les mesures restrictives sur l'exportation des machines et des artisans furent maintenues en pleine vigueur ; et c'est ainsi que la population pauvre et ignorante de ce pays se trouva soumise à la concurrence d'une société possédant des machines bien plus puissantes que les siennes, tandis que la loi lui enlevait non-seulement la faculté d'acheter des machines, mais encore le pouvoir de lutter sur le marché anglais avec les métiers anglais. Et, de plus, tout métier à tisser dans l'Inde, et toute machine que l'on calculait pouvoir aider le travailleur, étaient sujets à une taxe dont le taux augmentait avec chaque accroissement dans l'industrie de leur possesseur, et qui, généralement, absorbait tous les profits résultant de leur usage (15). Telles étaient les circonstances au milieu desquelles le pauvre Hindou était appelé à lutter sans protection contre la concurrence illimitée des étrangers sur son propre marché. Quatre ans après, l'exportation des cotons du Bengale s'élevait encore à une valeur de 1 659 994 liv. sterl. ; mais, dix ans plus tard, elle était tombée à 285 121 liv. sterl. ; dans une période de vingt ans, nous trouvons qu'il s'est écoulé une année entière sans qu'on ait exporté de ce pays une seule pièce de coton ; et c'est ainsi que le commerce périt sous l'influence des demandes oppressives du trafic.
Lorsque l'on prohiba l'exportation des machines propres à fabriquer les étoffes de coton et de laine, des machines à vapeur et de toutes les autres, on prit cette mesure dans le but d'amener forcément en Angleterre toute la laine de l'univers pour y être filée et tissée, et la réexpédier ensuite pour être usée par ceux qui l'avaient produite, privant ainsi toutes les nations du pouvoir d'appliquer leur travail à un objet quelconque, autre que celui d'enlever à la terre le coton, la canne à sucre, l'indigo et antres denrées pour l'approvisionnement « du grand atelier de l'univers. » On verra par les faits suivants avec quelle efficacité ce but a été atteint dans l'Inde. Depuis l'époque de la liberté du trafic, en 1813, la fabrication nationale et l'exportation des toiles ont décliné graduellement, jusqu'à l'heure où cette dernière a cessé définitivement ; et l'exportation du coton brut pour l'Angleterre a haussé graduellement jusqu'au moment où, il y a six ans, elle a atteint le chiffre élevé de soixante millions de livres (16), tandis que l'importation du coton en tresse, venant d'Angleterre, s'était élevée jusqu'à vingt-cinq millions de livres, et celle de la toile à deux cent soixante millions de yards, pesant probablement cinquante millions de livres, qui, ajoutés au coton en tresse, forment soixante-quinze millions, exigeant pour leur production un peu plus de quatre-vingts millions de coton brut. Nous constatons ainsi que chaque livre de matière première, expédiée en Angleterre, revient dans le pays. Le cultivateur reçoit en échange de celle-ci un penny, et la paye de un à deux schellings lorsqu'elle lui revient sous forme de tissu, toute la différence se trouvant absorbée par le payement de la classe nombreuse des courtiers, des individus chargés du transport et ouvriers de toute sorte, qui se sont ainsi interposés entre le producteur et le consommateur.
La faculté de consommer est, conséquemment, faible ; et les grands centres nationaux de fabrication, au sein desquels les hommes, les femmes et les enfants avaient été accoutumés à associer leurs travaux, ont disparu. Dacca, l'un des principaux sièges de la fabrication des étoffes de coton, renfermait dans son enceinte 90 000 maisons ; mais ses magnifiques édifices, ses manufactures et ses églises, ne sont plus aujourd'hui qu'une masse de ruines recouvertes par les jungles. On a été forcé d'expédier en Angleterre le coton du district même, pour y être filé et réexpédié, lui faisant ainsi accomplir un voyage de vingt milliers de milles, à la recherche du petit fuseau ; car il entrait dans la politique anglaise de ne pas permettre que le fuseau, quelque part que ce fût, prit place à côté du cultivateur de coton.
Des documents officiels démontrent que le changement ainsi opéré a été suivi d'une ruine et d'une détresse « dont on ne trouverait pas un second exemple dans les annales du commerce. » La nature des moyens employés pour l'opérer se révèle dans ce fait, qu'à l'époque où il s'accomplit, sir Robert Peel établit que, dans le comté de Lancastre, des enfants étaient employés dans la semaine pendant 15 et 17 heures par jour, et, dans la matinée du dimanche, de 6 heures à midi, à nettoyer les machines ; et parmi ceux qu'on occupait, un grand nombre ne recevaient que 2 schell. 9 pence (66 cents), comme salaire hebdomadaire. Le but qu'on voulait atteindre, était de faire travailler à plus bas prix que le pauvre Hindou, et de lui interdire le marché du monde, puis de lui interdire son propre marché. La manière d'atteindre ce but consistait à diminuer la valeur du travail, le travailleur, suivant les doctrines modernes, n'étant qu'un instrument dont le trafic doit faire usage.
Avec la décadence des manufactures de l'Inde, la demande des services des femmes et des enfants a cessé, et ils sont forcés ou de rester inactifs, ou de chercher du travail dans les champs ; et c'est ici que nous avons un des symptômes caractéristiques de la rétrogradation vers la servitude et la barbarie. Les hommes qui avaient été accoutumés à remplir les intervalles d'autres travaux, par des occupations se rattachant à la fabrication des tissus de coton, furent également contraints de se transporter aux champs, toute demande de travail physique et intellectuel ayant cessé, si ce n'est autant qu'il était indispensable pour la production de l'indigo, de la canne à sucre, du coton ou du riz. Il ne leur était pas même permis de trier cette dernière substance ; on le leur avait interdit par un droit deux fois plus considérable que celui qu'on acquittait sur le riz en grain, lors de son importation en Angleterre. Le cultivateur de coton, après avoir payé au gouvernement (17) 78 % sur le produit de son travail, se voyait enlever la faculté de trafiquer directement avec le tisserand, et forcé de soutenir « une Concurrence illimitée » contre les machines mieux fabriquées et le travail presque complètement libre d'impôts de nos États du Sud, se trouvant ainsi soumis « aux variations mystérieuses des marchés étrangers, » où la fièvre de la spéculation était suivie du refroidissement de la réaction, et cela avec une rapidité si fréquente qu'elle mettait tout calcul à néant. Si les récoltes américaines étaient faibles, les acheteurs enlevaient le coton ; mais si elles étaient abondantes, l'article indien n'était plus que de la drogue sur le marché. Et cela était vrai à un tel point, qu'en certaine circonstance, ainsi que cela a été affirmé à la Chambre des Communes, un certain M. Turner, ne pouvant trouver d'acheteur, jeta sur le fumier une quantité de coton qui lui avait coûté 7,000 liv. sterl.
A chaque accroissement de la nécessité d'opérer les changements de lieu, le mouvement de la société, c'est-à-dire le commerce, — diminue ; et plus ce mouvement se ralentit, plus doit être considérable la quantité du travail et de ses produits qui envahissent le marché, au bénéfice des individus vivant de l'appropriation, et qui amènent l'anéantissement de la valeur de la terre et du travail. Le système que nous avons retracé plus haut, ayant eu pour effets directs d'anéantir le commerce et de diminuer la demande des services de l'ouvrier, ces effets, à leur tour, ont été suivis d'une diminution dans la faculté de celui-ci de faire des demandes de tissus, suivies inévitablement d'une augmentation dans la quantité de coton pour laquelle un marché étranger était nécessaire. Plus ces effets se sont produits avec intensité, plus le prix du coton a baissé ; et c'est ainsi qu'a été réalisé le résultat suivant : anéantissement presque complet de la valeur du travail agricole, comme conséquence des mesures adoptées dans le but de contraindre toute la population à n'envisager comme unique moyen d'existence que l'agriculture. En outre, tandis que le prix du coton est arrivé à dépendre ainsi complètement du marché anglais, c'est ,là qu'on fixe également le prix de la toile ; et l'on en aperçoit les conséquences dans ces faits, que toute cette population est devenue un pur instrument entre les mains du trafic, et que, dans l'Inde, aussi bien qu'en Irlande, en Portugal, en Turquie et aux Antilles, on peut trouver surabondamment les données sur lesquelles s'appuie la doctrine de l'excès de population.