PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE X :
DES CHANGEMENTS DE LIEU DE LA MATIÈRE.
§ 4. — La première et la plus lourde taxe que doivent acquitter la terre et le travail est celle du transport. Le fermier placé près d'un marché, fabrique constamment une machine, tandis que le fermier éloigné d'un marché la détruit sans cesse.
La première et la plus lourde taxe que la terre et le travail doivent acquitter est celle du transport ; et c'est la seule à laquelle les droits de l'État lui-même sont forcés de céder la priorité. Cette taxe augmente dans une proportion géométrique, la distance du marché augmentant dans une proportion arithmétique ; et c'est pourquoi l'on voit que, suivant des tableaux récemment publiés, le blé qui, au marché, produirait 24 dollars 75 par tonne, n'a aucune valeur à la distance seulement de 160 milles, lorsque les communications ont lieu par la route que parcourent ordinairement les voitures de transport, le prix du transport étant égal au prix de vente. Par le chemin de fer, dans les circonstances ordinaires, ce prix n'est que de 2 dollars 40, ce qui laisse au fermier 22 dollars 35, montant de la taxe qu'il épargne par suite de la construction du chemin ; et si maintenant nous prenons le produit d'une acre de terre comme donnant en moyenne une tonne, la différence en moins est égale à l'intérêt à 6%, sur une valeur de 370 dollars par acre. Supposant que le produit d'une acre de froment est de 20 boisseaux, la différence en moins est égale à l'intérêt de 200 dollars ; mais si nous prenons les produits les plus encombrants, tels que le fourrage, les pommes de terre et les navets, on verra que cette différence s'élève jusqu'à trois fois cette somme. De là vient qu'une acre de terre, dans le voisinage de Londres, se vend mille dollars, tandis qu'une acre d'une qualité exactement identique peut s'acheter dans l'Iowa ou le Wisconsin pour un peu plus d'un dollar. Le propriétaire du premier terrain jouit de l'immense avantage du mouvement illimité de ses produits ; il tire de ce terrain plusieurs récoltes dans l'année, et il lui restitue immédiatement une quantité d'engrais égale à tout ce qu'il lui avait enlevé ; et c'est ainsi que chaque année il améliore sa terre. Il fabrique une machine, tandis que son concurrent de l'Ouest, forcé de perdre l'engrais, en détruit une. N'ayant point de transport à payer, le premier peut faire naître ces produits que la terre fournit libéralement, tels que les pommes de terre, les carottes ou les navets, ou ceux dont la nature délicate empêche qu'on ne les transporte à un marché éloigné ; et c'est ainsi qu'il obtient une ample récompense pour cette continuelle application de ses facultés qui résulte du pouvoir de s'associer avec ses semblables.
A l'égard du second, tout se passe bien différemment. Ayant à payer de lourds frais de transport, il ne peut faire pousser des pommes de terre, des navets ou du fourrage, parce que la terre fournit ces produits par tonnes, et que, conséquemment, ils se trouveraient presque complètement, sinon tout à fait absorbés dans le parcours de la route qui conduit au marché, Il peut produire du blé que la terre donne par boisseaux, ou du coton qu'elle donne par livres ; mais s'il produit même du maïs, il doit, de ce maïs, faire un porc, avant que les frais de transport soient diminués dans une assez notable proportion, pour lui permettre d'obtenir une rémunération suffisante en échange de son travail. Les cultures successives étant donc pour lui chose inconnue, il ne peut y avoir continuité de mouvement, soit en ce qui le concerne lui-même, soit à l'égard de sa terre. Son blé n'occupe celle-ci qu'une partie de l'année, en même temps que la nécessité de renouveler le sol au moyen de jachères, fait qu'une portion considérable de sa ferme reste complètement improductive, bien que les frais nécessaires pour entretenir les routes et les haies soient exactement les mêmes que si toutes les portions étaient complètement employées.
L'emploi de son temps n'étant également nécessaire que pendant certaines parties de l'année, une part considérable de ce temps se trouve complètement perdue, comme celui pendant lequel il emploie son chariot et ses chevaux ; la consommation que font ces derniers est exactement aussi considérable que s'ils travaillaient continuellement. Lui et eux se trouvent dans la condition des machines à vapeur, constamment alimentées par du combustible ; tandis que le mécanicien perd aussi régulièrement la vapeur qui se produit, manière d'opérer qui entraîne une lourde perte de capital. D'autres temps d'arrêt, qui ont lieu dans son mouvement individuel et dans celui de sa terre, résultant de changements dans la température, découlent de cette limitation dans la variété des cultures réalisables. Sa récolte a besoin peut-être de pluie, et la pluie ne vient pas, et son blé et son coton meurent de sécheresse. Une fois poussés, ils ont besoin de lumière et de chaleur ; mais à leur place surviennent des nuages et de la pluie, et ces denrées, ainsi que lui-même, sont presque complètement ruinées. Le fermier, dans le voisinage de Londres ou de Paris, est dans la condition d'un souscripteur d'assurance, qui court mille risques, dont quelques-uns sont près d'échoir chaque jour, tandis que le risque éloigné est pour l'individu qui a exposé toute sa fortune sur un seul navire. Après avoir accompli son voyage, ce navire arrive à l'entrée du port de destination ; à ce moment, il touche sur un rocher, se perd, et son propriétaire est ruiné. Telle est exactement la position du fermier, qui, ayant exposé tout ce qu'il possède sur son unique récolte, voit celle-ci détruite, par la nielle ou la rouille, au moment même où il croyait récolter. Pour les hommes isolés, toutes les occupations sont pleines de hasards ; mais, à mesure qu'ils peuvent se rapprocher les uns des autres et combiner leurs efforts, les risques diminuent jusqu'à ce qu'enfin ils disparaissent presque complètement, L'association des efforts actifs fait ainsi, de la Société, une immense compagnie d'assurance, grâce à laquelle tous et chacun de ses membres peuvent se garantir réciproquement contre presque tous les risques imaginables.
Quelque considérables que soient cependant ces différences, elles deviennent, pour ainsi dire, insignifiantes, si on les compare à celle qui existe par rapport à l'entretien de la puissance productive de la terre. Le fermier éloigné du marché vend sans cesse le sol qui constitue son capital, tandis que le fermier placé dans le voisinage de Londres, non-seulement restitue à sa terre le rebut de ses produits, mais lui ajoute l'engrais résultant de la consommation de l'énorme quantité de blé importée de la Russie et de l'Amérique, du coton importé de la Caroline et de l'Inde, du sucre, du café, du riz et des autres denrées que donnent les régions tropicales, du bois de charpente et de la laine, produits du Canada et de l'Australie, et non-seulement il entretient l'activité de sa terre, mais il l'augmente d'année en année.