PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE VI :
DE LA VALEUR.
§ 1. — Origine de l'idée de valeur. Mesure de la valeur. Elle est limitée par le prix de reproduction.
En même temps que la population se développe et que la puissance d'association augmente, on voit partout l'homme abandonner la culture des terrains ingrats pour celle des terrains plus fertiles ; d'esclave de la nature il devient son souverain absolu et la force d'obéir à ses ordres ; on le voit de l'état d'individu faible passer à celui d'homme fort ; l'être qui n'était qu'une simple créature nécessaire devient un être puissant : de la pauvreté il arrive à la richesse, et maintenant il possède une foule d'objets auxquels il attache l'idée de valeur. Nous pouvons alors examiner pourquoi il agit ainsi, et de quelle manière il est habitué à la mesurer.
Notre Robinson, sur son île, trouvait autour de lui des fruits, des fleurs et des animaux de diverses espèces, plus ou moins appropriés à la satisfaction de ses besoins, mais dont la plupart restaient hors de sa portée en l'absence d'auxiliaires. Le lièvre et la chèvre le surpassaient tellement en vitesse qu'il ne pouvait espérer aucun succès en les poursuivant à la chasse, tant qu'il n'aurait à compter que sur ses jambes. L'oiseau pouvait prendre son essor dans les airs, tandis que lui-même restait enchaîné à la terre. Le poisson pouvait se plonger dans la profondeur des eaux, où l'homme était sûr de périr, en tentant de l'y suivre. Il pouvait mourir de faim, ayant sous les yeux des quantités illimitées de substances alimentaires, tandis que la mouche et la fourmi consommaient joyeusement des provisions surabondantes. L'arbre lui aurait fourni les matériaux d'une habitation, s'il eût possédé une hache pour l'abattre, ou une scie pour en faire des planches. Privé de ces instruments, il se trouve contraint à se creuser dans la terre un trou toujours humide et toujours exposé au vent, tandis que le mâle de l'abeille peut se construire l'habitation la plus parfaite.
Inférieur à tous les êtres de la création, sous le rapport des qualités physiques nécessaires à la conservation de l'individu, et de l'instinct qui pousse ceux-ci à faire usage des facultés dont ils ont été doués, l'homme est de beaucoup leur supérieur, par ce fait, qu'il a reçu en don l'intelligence, pour apprécier les forces naturelles dont il est entouré, et des bras qui lui permettent de mettre à exécution les idées que lui suggère son cerveau. S'il peut façonner un caillou pour frapper l'oiseau, il s'aperçoit que la loi de gravitation mettra celui-ci à sa portée. Après des efforts répétés, l'élasticité du bois lui permet de détacher une branche de l'arbre, et bientôt il met en activité les propriétés de pesanteur et de dureté de celui-ci, en faisant tomber sous ses coups des animaux sauvages d'une force bien supérieure à la sienne. Connaissant donc ainsi l'existence de l'élasticité, il courbe un morceau de bois, et bientôt il utilise la ténacité de la fibre animale qu'il convertit en une corde, et celle-ci sert à compléter un arc. Il construit un canot, et, grâce à lui, il peut naviguer et se transporter d'un point à un autre à la poursuite du gibier ; et c'est ainsi que, par degrés, on le voit arriver à dominer les diverses forces qui existent toujours dans la nature, et qui n'attendent que son appel pour s'enrôler à son service. A chaque pas qu'il fait, il constate une diminution dans le travail nécessaire pour le mettre à même de se procurer la nourriture, les vêtements et l'abri dont il a besoin pour soutenir et fortifier ses facultés physiques, en même temps que ses facultés intellectuelles se développent de plus en plus.
Dans les premiers temps de son séjour sur l'île, travaillant avec le seul secours de ses bras, Robinson était forcé de ne compter que sur les fruits que la terre produit spontanément, et pour s'en procurer une quantité suffisante, il lui fallait déployer une activité presque incessante, et parcourir des étendues immenses de terrain. Si parfois il se procurait une petite provision de nourriture animale, il y attachait une valeur très-élevée, sachant bien quels obstacles considérables il avait constamment rencontrés sur son chemin pour arriver à ce résultat ; et c'est ici que nous trouvons la cause de l'existence, dans l'esprit humain, de cette idée de valeur, qui n'est tout simplement que l'appréciation faite par nous de la résistance qu'il nous faudra vaincre, avant de pouvoir entrer en possession de l'objet désiré. Cette résistance diminue avec tout accroissement dans la puissance qu'acquiert l'homme de disposer des services toujours gratuits de la nature : aussi voyons-nous, dans toutes les sociétés en progrès, une augmentation constante dans la valeur du travail lorsqu'on l'évalue en denrées, et une diminution dans celle des denrées lorsqu'on les évalue d'après le travail.
Au début, il pouvait obtenir la nourriture végétale, au prix d'un travail moindre qu'il ne lui en fallait pour se procurer une nourriture animale ; mais maintenant qu'il possède un arc, il peut obtenir un surcroît de viande avec moins d'efforts que n'exigerait la possession d'un fruit. Immédiatement il s'opère un changement de valeur ; celle des oiseaux et des lapins baisse, comparée à celle des fruits, et la valeur de ceux-ci hausse, comparée à celle des premiers. Cependant il ne peut encore atteindre le poisson, quoiqu'il abonde dans la mer, et tout près de lui ; il donnerait peut-être volontiers une douzaine de lapins pour une seule perche. Ses facultés inventives sont maintenant mises en éveil par le désir de changer de régime, en même temps que la facilité plus grande qu'il possède de se procurer des provisions de nourriture lui permet de consacrer plus de temps, au perfectionnement des instruments à l'aide desquels il disposera des services de la nature. Il convertit un os en hameçon, et l'attache à une corde semblable à celle dont il a déjà fait usage dans le confection de son arc, et il peut alors se procurer du poisson, même avec moins de peine qu'il ne lui en faudrait pour se procurer des quantités semblables d'autres espèces d'aliments Immédiatement, le poisson diminue de valeur, comparé avec celles-ci, et celles-ci, à leur tour, augmentent, comparées avec le poisson ; mais la valeur de l'homme augmente par rapport à toutes choses, à raison de l'empire qu'il a conquis sur les diverses forces naturelles. Dans le principe, toute sa journée suffisait à peine pour lui fournir des quantités médiocres des aliments les moins substantiels ; mais maintenant, aidé par la nature, il se les procure en abondance, et il lui en coûte moitié moins de temps ; ce qui lui en reste, il peut l'appliquer à se confectionner des vêtements, à rendre son habitation plus confortable, à préparer les instruments nécessaires pour accroître encore sa puissance.
A chaque pas fait dans cette direction, il y a diminution dans la valeur de tous les instruments accumulés antérieurement, à raison de la diminution constante dans le prix de reproduction, à mesure que la nature est forcée, de plus en plus, à travailler au profit de l'homme. Au début, ce n'était qu'avec peine qu'il pouvait se procurer une corde pour son arc ; mais aujourd'hui cet arc même lui permet de se procurer, facilement, des oiseaux et des lapins qui lui fournissent des cordes dans une proportion supérieure à ses besoins ; et c'est ainsi que l'arc lui-même devient une cause de dépréciation de sa valeur personnelle. Il en est de même partout. La houille nous permet d'obtenir plus facilement des quantités de minerai de fer, avec une diminution dans la valeur du fer ; et le fer permet, à son tour, de se procurer des quantités plus considérables de houille, en même temps qu'il se manifeste une diminution constante dans la valeur du combustible et une augmentation dans celle de l'homme.
Profitant de son loisir, Robinson met à profit, maintenant, les services que lui rend son canot, pour étendre sa connaissance de la côte ; et, dans une de ses excursions nautiques, il découvre, sur une partie éloignée de l'île, un autre individu dans une situation analogue à la sienne, si ce n'est que, sur certains points, il a conquis une puissance plus grande, et, sur certains autres, une puissance moindre à l'égard de la nature. Cet individu n'a point de barque, mais ses flèches sont meilleures, parce qu'il a pu mettre à profit la pesanteur et la dureté du caillou dont il les arme ; il peut, conséquemment, tuer plus d'oiseaux et de lapins, en un jour, que Robinson ne pourrait le faire en une semaine. Leur valeur, à ses yeux, est donc moindre ; mais celle du poisson est bien plus considérable, à raison des obstacles plus grands qu'il faut vaincre avant de pouvoir s'en procurer. Nous trouvons ici les circonstances qui précèdent l'établissement d'un système d'échanges. Le premier des deux individus pouvait se procurer plus de nourriture, en un jour, par le moyen indirect de la pêche du poisson qu'il devait échanger avec son voisin, qu'il ne l'eût fait en une semaine avec son arc et ses flèches impuissants ; et le second pouvait se procurer plus de poisson, en consacrant un jour entier à tuer des oiseaux, qu'il ne l'eût fait en un mois, privé de hameçon et de ligne. Par l'opération de l'échange, le travail de tous deux peut devenir plus productif. Chacun, cependant, cherchant à ne donner que le travail d'un jour en échange du travail d'un autre jour, se refuse à laisser son semblable obtenir une somme de service plus considérable que celle qu'il donne en retour. Le premier possède des poissons de diverses espèces, dont la capture a exigé plus ou moins de temps, et il évalue chacun de ces poissons par rapport à la résistance qu'il a eue à vaincre pour se les procurer ; et, pour cette raison, il regarde un seul comme l'équivalent d'une douzaine de perches. Le second possède des substances alimentaires animales de plusieurs sortes, et, pareillement, il regarde un dindon comme l'équivalent d'une douzaine de lapins. La valeur échangeable est donc déterminée exactement par les mêmes règles qui ont guidé chacun des individus, lorsqu'il travaillait pour lui-même.
Quelle est maintenant leur position, comparée à celle où ils se trouvaient antérieurement? Tous deux ont recueilli un profit, en appelant à leur aide certaines forces naturelles, grâce au secours desquelles leur travail a été allégé, en même temps que les résultats de celui-ci ont augmenté considérablement ; et cette augmentation, ils l'ont gardée tout entière pour eux, la nature ne réclamant pour ses services aucune compensation. En outre, tous deux ayant recueilli un profit, par suite du pouvoir de combiner leurs efforts pour l'amélioration de leur sort commun, chacun maintenant peut se consacrer, avec moins d'interruption, aux travaux particuliers pour lesquels il se trouve le plus apte, en même temps qu'il y a tendance constante à l'accroissement dans la rémunération que donne le travail, à mesure que l'individualité se développe de plus en plus. Pour tous deux, il y a plus de temps à consacrer au perfectionnement des instruments à employer comme auxiliaires d'une nouvelle production ; et c'est ainsi que chaque pas fait en avant, pour conquérir l'empire de la nature, se trouve n'être que le précurseur d'un progrès nouveau et plus considérable. Si notre insulaire, au lieu de trouver un voisin, eût été assez heureux pour trouver une femme, il se serait établi un semblable système d'échanges. Il poursuivrait le gibier, tandis qu'elle ferait cuire les aliments et transformerait les peaux en vêtements. Il produirait le lin et elle le convertirait en un tissu. La famille devenant nombreuse, l'un de ses membres cultiverait la terre, tandis qu'un second procurerait la nourriture animale nécessaire à son entretien, et qu'un troisième s'occuperait de la direction du ménage, de la préparation des aliments et de la confection des vêtements ; on verrait alors un système d'échanges, aussi complet dans sa succession que celui de la ville la plus considérable.